Le Portail

Chapitre 2 : Le Jardin Calciné

2970 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/12/2021 13:28

Sombre ferma les yeux un instant. Elle avait connu son lot de catastrophes et autres journées merdiques, mais celle-ci faisait définitivement partie de celles dont elle se souviendrait longtemps. Elle ne pouvait toujours pas bouger, mais elle sentait contre son corps la pression de l’arc et de la bouteille de whiskey. Si elle survivait à l’atterrissage, elle aurait au moins de quoi se remettre de ses émotions.

La seule information à laquelle elle avait accès était l’altitude, que l’ordinateur lui indiquait à intervalles réguliers via les hauts parleurs. Cent kilomètres. Cinquante kilomètres. Vingt-cinq. Elle n’entendit pas les annonces qui suivirent. L’appareil venait de pénétrer dans l’atmosphère de la planète, et elle fut englobée par le rugissement du vent sur les plaques de protection de la capsule. La température augmenta dangereusement dans l’habitacle. Soudain elle réalisa que cela signifiait qu’il y avait une atmosphère sur ce caillou abandonné. Enfin une bonne nouvelle.


Le crash fut rude, mais l’appareil était de bonne constitution et elle n’eut que l’impression d’être écrasée entre un mur et un camion qui lui aurait foncé dessus. Pas si mal pour un atterrissage en urgence. Elle attendit que la mousse absorbante fonde autour d’elle et la libère de son carcan. Le produit, qui n’avait pas dû être renouvelé depuis des lustres, avait rendu ses vêtements poisseux. Mais lorsque la trappe d’accès s’ouvrit au-dessus d’elle, le soulagement qu’elle ressenti en valut la peine. Elle pu s’extirper de l’appareil comme un papillon qui voit le jour pour la première fois après avoir été une chenille toute sa vie. Elle sourit à l’analogie, d’autant que son environnement immédiat lui donnait raison de penser qu’elle n’était qu’un insecte.


Elle avait atterri dans ce qui semblait être un jardin aux proportions immenses. Les racines des arbres autour d’elle faisaient le diamètre de sa capsule de sauvetage, et elle pouvait à peine distinguer leur cîme. On devait être dans l’équivalent de l’automne de cette planète, car le sol était jonché de feuilles oranges, rouges et marrons qui faisaient la taille d’une couverture de lit. Sombre se dit que si elle devait passer la nuit dehors, elle pourrait s’en servir pour s’abriter pour la nuit. Une odeur d’humus flottait dans l’air, comme s’il venait de pleuvoir. 

Sombre se souvint que Bolt lui avait dit que cette planète n’avait pas de nom. Elle craignait que si c’était le cas, la planète ne soit pas habitée. Cependant, dans une civilisation en expansion aussi rapide qu’elle l’était aujourd’hui, on ne prenait plus le temps de nommer chaque rocher sur lequel l’humanité posait le pied.


En observant plus attentivement son entourage, elle vit des signes de civilisation et reprit espoir. Il y avait ça et là des clôtures, des palissades, et même quelques drapeaux longilignes flottant au loin. Sombre fit quelques pas, sentant sous ses pieds le dallage d’une grande plateforme circulaire, dont une passerelle partait et donnait accès à la terre ferme un peu plus loin. Après avoir vérifié que l’air était respirable sur son bracelet de traitement des données personnelles, elle enleva son casque. Sans les filtres de sa visière, elle pouvait profiter des lueurs flamboyantes de la fin d’après midi et des reflets que les rayons de l’étoile locale donnaient aux gigantesques stèles dressées tout autour de la terrasse sur laquelle elle se trouvait. 


Maintenant qu’elle réalisait qu’elle s’était sorti encore une fois vivante d’une situation désespérée, elle se sentit soudainement très faible. Elle s’assit sur un rocher proche de la capsule écrasée, et sortit la bouteille de whiskey du Capitaine de l’habitacle. Dévissant prudemment le récipient, elle réfléchit à ce qu’elle allait dire tout en profitant de l’arôme tourbé mêlé d’une note de miel qui en émanait. Après tout, ses mots seraient probablement le seul éloge funèbre qu’aurait Bolt.

“Capitaine, on a pas eu le temps de bien faire connaissance, mais vous m’aviez l’air d’être quelqu’un de bien au fond. J’imagine que vous ne pensiez pas que cette opération tournerait aussi mal, mais vous êtes parti en faisant ce que vous aimiez, jouer du ukulélé. Et vous m’avez sauvé la vie, alors aujourd’hui je bois seule mais je vous dois un verre pour quand on se verra en Enfer. Salud !” Elle but une longue gorgée à même la bouteille, laissant le liquide lui brûler la gorge sans vraiment l’apprécier. De toute façon, elle n’avait jamais aimé les spiritueux. Mais ce n’était pas l’heure de faire la difficile. 


Elle fut interrompue dans ses pensées par un grondement sourd, qui lui sembla venir de l’autre côté de la colline qui lui faisait face. Le sol trembla légèrement, puis de plus en plus fort. Elle se leva d’un bond, agrippant son arc au passage et le bandant. Elle avait lâché la bouteille, qui se vidait à ses pieds sans qu’elle n’y prête attention. Aux aguets, Sombre observa attentivement son environnement. Un silence pesant s’installa, uniquement troublé par le bruissement du vent dans les hauts feuillages. Fermement campée sur ses deux jambes, tout son corps en tension, Sombre tendit l’oreille. 

Cependant elle n’aurait pu manquer, même si elle l’avait souhaité, le bruit déchirant qui suivit. Un râle strident, imprégné de la douleur et de la rage de la créature qui l’avait émis. Jetant un dernier regard sur la capsule de sauvetage et la bouteille presque vide à ses pieds, Sombre décida qu’il ne lui restait rien à faire ici. Autant aller voir d’où venait ce vacarme.

Elle traversa la passerelle en courant, et gravit rapidement la colline qui lui faisait face. Les cris continuaient, de plus en plus présents. Arrivée au sommet du monticule, elle ralentit et banda à nouveau son arc, prête à l’action. Vérifiant qu’il n’y avait aucun danger pouvant venir de derrière elle, elle s’agenouilla dans la mousse qui recouvrait le sol pour jeter un coup d'œil de l’autre côté du relief.


Elle ne comprit pas immédiatement ce qu’elle avait devant les yeux. Une masse grouillante de formes de vie diverses semblait converger aux pieds d’une immense créature. Cette dernière se distinguait clairement des autres par sa taille, mais aussi par une attitude plus calme, presque lente. Depuis son point d’observation, Sombre avait du mal à distinguer de quoi sa peau sombre était faite, mais elle voyait très nettement les bois qui ornaient sa tête, de même que le disque d’ivoire qui semblait protéger sa face. À moins que ce soit son visage. Sombre n’avait jamais vu une telle apparition. Un détail attira cependant son attention. Sur son dos, la créature portait en bandoulière ce qui semblait être un pot en terre dont un liquide doré s’échappait. En y regardant plus attentivement, Sombre pensait même apercevoir de petits êtres volants en sortir. Et à la base du récipient pendait un objet cylindrique qui lui renvoyait un reflet bleuté.

Penchée en avant, il semblait que la créature guidait la masse grouillante vers un point très proche d’elle. Sombre tenta de comprendre ce qui se déroulait devant elle, mais il lui était impossible d’en apprendre plus depuis sa cachette. Elle décida d’avancer prudemment vers la cohue. 


Accroupie, elle progressa lentement tout en continuant d’observer la scène. Arrivée à quelques dizaines de mètres, elle vit entre les herbes hautes qui l’entouraient un nombre impressionnant de cadavres de bêtes qui lui étaient inconnues. Certaines ressemblaient à des lézards qui devaient faire sa taille, d’autres à des blattes aussi grosses que des chiens adultes, d’autres encore avaient une forme humanoïde, mais possédaient un unique œil rouge planté au milieu de leur poitrine noire comme la nuit. Sombre n’avait jamais rien vu de tel.

Au milieu du vacarme incessant des beuglements, feulements et autres rugissements, elle distingua un son clair, cristallin. Le son net et soudain d’une lame aiguisée à la perfection qui tranche, d’un mouvement qu’elle devinait ample et sûr. Sombre se redressa, tentant d’apercevoir l’origine du son. 


Soudain elle le vit, émergeant de la masse comme un éclair qui monterait du sol vers le ciel, suspendu un instant dans les airs avant de fondre à nouveau dans la masse de ses ennemis. Elle ne l’avait aperçu qu’une fraction de seconde, mais c’était suffisant pour qu’elle comprenne que c’était un autre être humain, et qu’il lui semblait en mauvaise posture. Sombre avait bien l’intention de retourner un jour à la civilisation, et ce compagnon providentiel pourrait a minima lui indiquer le chemin. Elle ne s’interrompit pas pour analyser ce qui avait déclenché cette situation. Elle décochait déjà sa première flèche dans le dos de la créature la plus proche d’elle.

Le combat fut âpre, mais les deux compagnons d’infortune savaient se battre. Sombre envoyait ses flèches à une cadence qui aurait fait pâlir d’envie nombre d’armes automatiques. Lorsque les monstres parvenaient à l’entourer, elle se sortait de leur étreinte en un clin d'œil, avant de faire s’abattre sur eux une pluie de traits mortels. Insaisissable, pourvue d’un carquois de flèches laser sans cesse ravitaillé, elle éclaircit rapidement la foule des créatures qui encadraient l’immense être qui semblait les guider.


Elle pouvait désormais mieux voir celui à qui elle venait en aide. Protégé par une armure bleue couvrant partiellement sa tenue noire, seule la peau claire de son crâne chauve était exposée. Il tenait une épée laser à deux mains, véritable tourbillon éviscérant ses ennemis avec souplesse et détermination. Ses mouvements étaient d’une telle précision et d‘une telle célérité qu’il semblait que c’était non pas la lame, mais le vent qu’elle déplaçait à chaque coup qui fauchait ses adversaires.

Sombre réalisa soudain qu’il ne restait debout dans la clairière que la gigantesque créature, dont elle crut percevoir la peur dans le regard d’ivoire. Cela était-il seulement possible ? Elle se dit qu’elle n’avait plus le temps de se poser la question. Elle avait choisi son camp, il n’y avait plus de retour en arrière possible.


Le guerrier à l’épée faisait face au monstre, Sombre campée quelques mètres en retrait. La tension était palpable, la peur de la créature alourdissait l’air autour d‘eux. Une odeur piquante et acide émanait des cadavres qui les entouraient, mais Sombre percevait aussi des notes plus douces, sucrées, donc elle ne parvenait pas à déterminer l’origine. Du miel peut-être ? Elle n’en avait goûté qu’une fois sur Ganymède, cadeau d’un admirateur qu’elle avait éconduit. Sombre chassa la pensée de son esprit pour se concentrer sur le combat à venir.


La créature se pencha brusquement en avant et projeta vers Sombre et son compagnon une gerbe de chaînes métalliques semblant sortir de nulle part. Sombre parvint à esquiver d’un bond celles qui venaient dans sa direction. À peine avait-elle posé les pieds au sol qu’elle avait déjà une flèche prête à être décochée. Elle expira, attendit quelques instants que sa cible se stabilise. La créature se redressa, tirant les chaînes vers elle. Il y eut une fraction de seconde durant laquelle elle se tint immobile. C’était tout ce dont Sombre eût besoin. Elle en profita pour décocher une flèche directement au centre dans ce qui semblait être l'œil de la bête. Quelle que soit la fonction biologique de ce cercle d’ivoire au milieu de son visage, le trait avait visiblement servi son propos : la créature se cabra, hurlant de douleur. 

L’homme à l’épée saisit l’opportunité pour courir vers les membres inférieurs du monstre, préparant à chaque pas un momentum dont il profita pour s’élancer à hauteur d’une cuisse large comme deux hommes. Il s’élança d’un bond, et d’un coup précis la lame déchira la chair, faisant jaillir une gerbe de sang verdâtre. La créature tomba sur un genou, les poings enfoncés dans le sol. Un liquide doré s’échappa de la jarre qu’il portait sur le dos, et là où la liqueur tombait des fleurs de toutes les couleurs se mirent brusquement à pousser du sol alors que les effluves de miel envahissaient l’air.

Ni Sombre ni son compagnon n’y prêtèrent attention. L’arc déjà bandé, elle décocha une rafale de traits en direction de l’autre jambe de l’animal. Ce dernier tomba de son dernier appui, et elle vit le guerrier en profiter pour atteindre d’un bond fluide son épaule. Campé au niveau de la nuque de la créature, il leva son épée haut vers le ciel, avant de l'abattre d’un geste net sur son cou. Cette dernière n’eut même pas le loisir d’un dernier râle. Brutalement, un silence pesant s’invita dans la clairière.


Sombre s’approcha du guerrier, qui avait sauté de la créature avant qu’elle ne s’effondre. Il s’était immédiatement assis face au cadavre, immobile et droit sur ses jambes repliées sous lui. Ses mains étaient posées sur ses cuisses, et au moment où elle arriva à sa hauteur Sombre réalisa qu’il avait les yeux fermés. Elle faillit lui demander pourquoi, avant de se reprendre. Si elle voulait qu’il lui vienne en aide, autant mettre toutes les chances de son côté. Quel que soit le rituel inconnu et mystérieux auquel elle assistait, elle choisit de lui laisser prendre fin. Elle s’assit donc à une distance respectable, et entreprit de vérifier son équipement silencieusement.

Quelques minutes passèrent avant que l’homme ne se redresse. Il vint à la rencontre de Sombre, qui s’était installée sur une racine proéminente. 

“Merci” commença-t-il, avant de poursuivre “Je m’appelle Kaseishi, et j’ai désormais une dette d’honneur envers vous.”

Sombre ne fût pas surprise par son ton. Il avait l’air de ceux qui ne parlent que lorsque c’est nécessaire. 

“Sombre. J’ai une bonne idée de comment vous pourriez me rendre service. Mon vaisseau a été détruit et je viens d'atterrir sur cette planète. Il y a une ville quelque part ?”

“Le Point de Ralliement Omega. C’est proche.” répondit-il tout en économie de mots.

“Une ville donc ?” demanda Sombre, un brin d’espoir dans la voix. Il inclina légèrement la tête.

“Un bar et quelques habitations.” répliqua-t-il.


Sombre soupira. Cela ferait l’affaire. Si un bar était installé là, elle trouverait forcément à proximité un terminal pour retirer des crédits. Et si elle avait de la chance, quelqu’un qui décollerait bientôt de ce caillou et pourrait, moyennant paiement, la ramener sur Ganymède ou dans un autre hub spatial d’où elle pourrait chercher un nouveau boulot.

“Vous pouvez m’y emmener ?” demanda-t-elle au guerrier.

“Oui.” répondit-il simplement. “Prenons ceci.” Il fit un geste vers le cadavre qui gisait à quelques mètres. Une pièce ronde, aussi large que l’avant bras de Sombre et percée en son centre, pendait des bois de l’animal. Une lueur bleuté en émanait, diffuse et mystérieuse. Pourtant, lorsque Sombre s’en approcha, elle ne ressentit rien de spécial. L’objet visiblement composé d’un matériau métallique, était aussi lourd qu’on pouvait s’y attendre. Kaseishi le saisi. Quelle que soit sa nature, Sombre se dit qu’ils pourraient certainement en tirer un bon prix.

Elle regarda le guerrier attacher la pièce à sa ceinture, et ne put s’empêcher de penser qu’elle pourrait tout aussi bien la lui dérober et garder l’argent pour elle. Après tout, elle avait risqué sa vie pour une opération qui ne lui avait rien rapporté à part quelques contusions liées au crash, et elle ne savait même pas combien de crédit ils allaient retirer de la vente de cet artefact. 

Elle observa à nouveau Kaseishi. Imperturbable, il lui rendit son regard. Elle comprit dans cet échange muet qu’il avait sans problème percé à jour ses intentions. Elle se reprit et éclaircit ses pensées. Il était ici son seul allié, et celui qui connaissait le chemin qu’elle devait emprunter pour le moment. Repoussant ses autres réflexions à plus tard, elle détourna le regard en direction de l’horizon. Une longue marche les attendait, elle aurait tout le temps nécessaire pour considérer la situation une fois qu’elle évoluerait.



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