Fils du seigneur des chemins

Chapitre 4 : Enfant des érables - Partie 3

1776 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/10/2020 14:40

VII


Le printemps arrivait chargé de terreur.


Satori fêterait bientôt ses quinze ans et Yûtarô comptait bien qu’il passe son genpuku au plus vite. Il deviendrait alors un homme adulte mais surtout, un véritable samouraï. Tous les jeunes hommes du village rêvaient de passer enfin cette étape décisive de leur vie, pour n’être plus des petits garçons. Satori, lui, freinait des quatre fers pour retarder le plus possible l’échéance ; car avec son entrée dans le grand monde, il devrait dire au revoir à son paradis.


Wakatoshi vit un soir, accroché à une branche de l’érable dans le jardin de la famille de Satori, un morceau d’étoffe écarlate. J’aimerais venir te voir, lui disait-il. Wakatoshi s’en étonna. D’ordinaire, Satori ne se risquait pas à se glisser en dehors de chez lui quand son père était rentré car, s’il les trouvait tous les deux, il savait pertinemment qu’ils ne pourraient plus jamais se revoir.


Il devait se passer quelque chose de grave. Aussi, sans hésiter et au diable les risques, il noua à son tour une étoffe rouge autour d’une branche du cerisier de son jardin. Puisque leurs deux domaines n’étaient séparés que par celui du vieux Washijô, qui n’avait plus d’aigle que le nom, puisqu’il était désormais presque aussi aveugle que sourd, il était aisé pour Satori de voir ce signal et parcourir discrètement la distance qui les séparait.


Une fois ceci fait, Wakatoshi s’en retourna dans la maison, pour échapper au froid qui lui mordait la peau. On disait que les hivers rudes promettaient de magnifiques printemps. Si c’était vrai, alors on n’en aurait jamais vu de plus beau. Il ordonna à une servante de lui apporter une théière ainsi que deux tasses et de ne plus le déranger jusqu’au matin. La jeune femme s’inclina et s’attela tout de suite à la tâche. Elle lui apporta ce qu’il avait demandé et referma derrière elle le shôji quelques secondes avant que Wakatoshi entende un petit pas familier sur la coursive. Il laissa Satori entrer, sans se tourner vers lui, s’attendant à ce que le jeune homme le gratifie d’une des sardoniques plaisanteries dont il avait le secret. Mais cette fois, il n’eut pas le droit à un trait d’esprit mais à un sanglot. Il eut à peine le temps de se retourner que l’adolescent lui tomba dans les bras et fondit en larmes.


— Que se passe-t-il, petit incendie ?


Il prit son visage entre ses mains, essuya du bout du pouce les grosses gouttes qui maculaient les joues de l’adolescent. Satori lui expliqua, hoquetant, qu’on l’avait envoyé en patrouille avec Ichigo pour la journée. Les temps étaient durs, les hommes manquaient et il arrivait que l’on envoie de jeunes recrues effectuer de petites missions de routine comme celle-ci. Elles avaient d’autant plus l’avantage de les former à leur futur rôle de samouraï. Et puis, on s’arrangeait toujours pour les mettre le moins possible face à un véritable danger.


Seulement voilà, les garçons avaient surpris deux voleurs, occupés à dépouiller un voyageur qui traversait les terres du clan. Ichigo s’était lancé sans hésitation dans le combat, et Satori l’avait suivi, sinon pour protéger leur pauvre victime, au moins pour faire bonne figure. S’il ne participait pas à la mêlée, il savait qu’Ichigo ne manquerait pas de crier sa lâcheté sur tous les toits. Armé de son bokken, Satori avait tenté de mettre l’homme en fuite mais, dans le feu de l’action, était parvenu à lui subtiliser la courte faux qu’il tenait en main. Au coup suivant, le sang avait jailli et le voleur s’était effondré dans un gargouillis humide. Son compagnon en avait profité pour s’enfuir à toutes jambes. Évidemment, de retour au dojo pour l’après-midi, Ichigo s’était attribué tout le mérite de cette victoire. Satori n’avait pas vu l’utilité de le contredire.


Wakatoshi serra Satori encore un peu plus contre lui, le laissant pleurer de tout son soûl. Il savait à quel point le garçon haïssait la violence, le sang et la mort. Sans doute aurait-il dû le rassurer, lui dire qu’il n’avait fait que son devoir et qu’il avait même fait preuve de courage. Mais à quoi bon ?


Satori plongea sa main dans sa poche et en sortit une poupée. Elle ressemblait aux princesses qu’on offrait aux filles pour le Hina Matsuri, mais elle était bien plus petite, à peine la taille d’une paume d’homme adulte et la facture en était grossière, approximative. La coiffure penchait d’un côté et se dressait, hirsute de l’autre. On avait peint le visage un peu de travers, si bien que cela donnait l’impression qu’elle louchait. Elle ressemblait bien plus à un esprit malin ou à une vagabonde démente qu’à un membre de la famille impériale.


— C’est tombé de sa manche quand je l’ai frappé, expliqua Satori. Je ne crois pas qu’Ichigo m’ait vu la prendre.


Il renifla bruyamment et essuya son nez du dos de sa main.


— Je n’arrête pas de me dire que j’ai condamné cette pauvre petite fille à la même vie que moi. C’est terrible de grandir dans une famille amputée…


Il remit la poupée dans sa poche et se lova au creux du cou de Wakatoshi.


— Est-ce que ce sera ça, ma vie, une fois que j’aurais passé mon genpuku ? Une vie où je n’aurai plus le droit de t’aimer et où je devrai passer ma vie à saigner de pauvres gens simplement parce qu’on me l’a ordonné ?


Wakatoshi songea à mentir, à le rassurer. Il pourrait toujours lui dire que non, tout n’était pas si noir qu’il le dépeignait et qu’il existait aussi beaucoup de moments de joie, qu’il y trouverait forcément son compte. Mais à quoi cela servirait-il à part le bercer d’illusions ? De toute manière, son propre bonheur comptait peu. La seule chose qui devait revêtir de l’importance à ses yeux était le clan et ses intérêts. La meilleure chose qu’il pouvait lui souhaiter était d’arriver un jour à se contenter de ce que la vie lui offrait, sans rien demander de plus.


— Oui, ce sera comme ça.



VIII



Malgré l’arrivée imminente du printemps, les journées demeuraient froides et les nuits plus encore. Wakatoshi avait proposé à Yujo de l’accompagner dans son voyage vers le clan voisin. Les routes étaient peu sûres ces derniers temps et lui-même avait à faire dans ces contrées. Mais, s’il se montrait tout à fait honnête avec lui-même, ces affaires pouvaient attendre et ce qu’il voulait vraiment, c’était partir le plus loin possible le temps que Satori passe son genpuku. Ils étaient à la veille de la cérémonie et plus l’heure avançait, plus il comprenait qu’il serait incapable d’y faire face. La fuite n’était pas la solution la plus honorable, mais ce n’était pas comme si la situation dans laquelle ils se trouvaient l’était non plus, de toute manière.


Il se réveilla et sentit contre lui le corps endormi de Satori. Il arrivait que son jeune amant passe la nuit à ses côtés, mais il était toujours de retour chez lui avant l’aube, afin que son père ne se doute de rien. Cette fois, il ne s’en était pas donné la peine ; sans doute inventerait-il un des ces blancs mensonges dont il avait le secret. Comme d’habitude, Yôjirô lui flanquerait une raclée pour avoir découché sans prévenir mais ne songerait pas à vérifier les dires de son fils.


Satori s’éveilla quelques minutes plus tard et attira Wakatoshi vers lui. Ils ne quittèrent pas le lit de toute la matinée.


Midi arriva, viendrait bientôt l’heure de se séparer. Ni l’un ni l’autre ne prononcèrent un mot. Satori fit quelques pas dans la pièce, le corps couvert de chair de poule. Il s’habilla sans se presser, comme il le faisait toujours, pour laisser à Wakatoshi le temps de l’observer. Jamais il ne se lavait après leurs ébats, encore plus en plein milieu de la journée, prétendant que cela éveillerait les soupçons des serviteurs. Wakatoshi, lui, se doutait qu’il s’agissait plus d’une bravade, d’un jeu auquel il s’adonnait pour le simple plaisir de promener son secret au vu et au su de tous. Cependant, cette fois-ci, Wakatoshi songea qu’il s’agissait moins de fanfaronner que de garder le plus longtemps possible un bonheur auquel il n’aurait bientôt plus le droit. Son odeur partout sur la peau et sa semance entre les cuisses, Satori se dirigea vers le dôjô pour son entraînement de l’après-midi.


À son retour, Wakatoshi le croisa sur le chemin du dôjô. Leurs regards se rencontrèrent, se détournèrent immédiatement.


Wakatoshi passa de longues soirées à contempler le morceau d’étoffe rouge, symbole de leurs rendez-vous, qui ne leur servirait plus désormais. Il le tint au-dessus du brasero, sans jamais l’y lâcher, jusqu’à s’en brûler la peau. Finalement, alors que la neige avait enfin quitté le jardin, Wakatoshi résolut d’enterrer le morceau de tissu au pied de l’arbre où il l’accrochait jadis. Il s’arrêta à son pied, posa sa main sur le tronc, pensif. Il tourna la tête vers le jardin de la famille de Satori.


Autour de la branche d’un cerisier était noué un ruban écarlate.


Wakatoshi sourit. C’était de la bêtise, de la pure folie. Satori ne se rendait pas compte de ce qu’il lui demandait. Tant qu’il était mineur, ils pouvaient encore s’en sortir si on les surprenait ensemble. Même s’ils n’avaient rien fait dans les règles, l’usage pouvait encore leur donner raison. Mais désormais, rien ne viendrait les sauver. Le bon sens et la raison lui dictaient de laisser cet appel sans réponse.


Il se hissa sur la pointe des pieds et noua autour de la branche du cerisier son propre morceau d’étoffe.


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