Admission

Chapitre 1 : Admission

Chapitre final

4187 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 08:21

Dans son dossier Sherlock, Magnussen a agrafé les portraits de Mark Gatiss, Steven Moffat et Sue Vertue à quelques pages autographes d’Arthur Conan Doyle. Sherlock leur appartient et tout usurpateur tomberait entre ses moites griffes…

 

Admission

 

Mary grimace au contact de l’eau trop froide et tourne vivement le robinet, avant d’attraper la brosse, bien rangée dans le pot à ustensiles – John est passé par là –, pour gratter les pommes de terre. Les joies du bio… Elle sourit, comme à chaque fois qu’une menue préoccupation lui rappelle qu’elle s’est faite aux coutumes de la vie civile et domestique, à la vie avec lui. Elle recompte les patates, en rajoute vite fait quelques-unes. John a préparé un flan pour ce soir, au citron parce qu’il croit que c’est son préféré, mais il n’est pas doué avec les proportions et ils risquent de se disputer les miettes à la petite cuillère, encore une fois.

 

Elle espère juste qu’il rentrera avant six heures ; elle a promis à Mlle Cushing qu’elle ferait tout pour passer et outre sa parole, elle a très envie de la revoir, elle et ses reptiles. Elle n’avait pas l’intention de reprendre les soins à domicile avant la semaine prochaine (Demain, déjà !), mais la baroudeuse chenue est plus qu’une patiente. Davantage qu’une distraction. En vérité, même si elle parvient à lui rendre visite, la vieille femme – non, elle n’a pas pensé folle – sera certainement déçue de ne pas voir « le petit orvet ». Il reste hors de question que Mary emmène sa fille dans une maison pleine de serpents, fussent-ils entraînés à prévoir les effondrements de terrain autour des puits de gaz de schiste.

 

 Et elle n’imagine même pas la tête que ferait John à cette idée, lui qui chercherait déjà à l’empêcher d’y aller s’il savait pour l’anaconda qui a élu domicile le long de la rampe d’escalier… Plus exactement, il chercherait à l’empêcher d’y aller seule. Mais il ne résisterait sûrement pas à la tentation de l’accompagner – il ferait même sans doute son possible pour devenir le médecin traitant de la vieille dame et avoir ainsi une excuse pour revenir.

 

Elle est en train de rincer l’économe quand une voiture fait gicler l’eau dans l’allée. Pas le moteur de la leur. Elle relève la tête. Même dans la pénombre du déluge, qui assaille Londres depuis le début de ce mois de février et semble décidé à effectuer ce week-end la percée décisive en vue de laquelle il déchaîne maintenant l’énergie du désespoir, il est impossible de ne pas reconnaître un véhicule banalisé de Scotland Yard. Ses épaules frétillent, le coin de ses lèvres se redresse. Peut-être pas besoin de serpents pour animer ce dimanche ?

 

Mary scrute attentivement la grisaille – aucun mouvement. Ils doivent espérer limiter la saucée en attendant le dernier moment pour sortir. Ce n’est pas elle qui les blâmera. La portière droite s’ouvre et une silhouette trapue s’extrait au-dehors. Elle fait le tour de la voiture, sans doute pour ouvrir la portière passager, puisqu’après un temps, une longue perche sombre se déplie et culmine au-dessus de la masse plus claire de la voiture. Il semble à Mary qu’elle connaît ce manteau – oui, c’est bien la démarche de Sherlock, qui s’avance sur les nouveaux pas japonais. Sa manche gauche disparaît dans le poing de son compagnon, en qui elle identifie maintenant Greg, l’inspecteur auquel sa patience seule devrait valoir un fauteuil ouaté au coin du feu céleste que garde l’ange des flics. « Si tant est qu’il ne se dissolve pas avant », songe Mary. Elle s’essuie précipitamment les mains et s’engage dans le couloir au moment où la sonnette résonne.

 

« Elle nous a vus, Lestrade, inutile de…

 

 — Mary ! » s’exclame Greg avec l’enthousiasme d’un homme qui se noie dans plus qu’un caniveau.

 

Il se tient trop voûté et la fatigue lui crispe le menton, mais (comme d’habitude) c’est Sherlock qui produit la plus forte impression – et pas seulement parce qu’il cherche très ostensiblement, sourcils dramatiquement froncés vers la barrière du jardin et col jusqu’au menton, à faire sentir qu’il boude. Son visage pourrait rivaliser de blêmeur avec l’écran de son smartphone, luminescence en moins, et Mary se doute qu’il ne s’est pas appuyé contre le mur juste pour avoir l’air ennuyé. Surtout si près de la fuite dans la gouttière. Elle se dépêche de les faire entrer.

 

« On est vraiment… »

 

Grognement du détective.

 

« Je suis vraiment désolé de te déranger, mais Sherlock n’est pas bien… »

 

Icelui pince les lèvres :

 

« A décrété l’homme qui ne sait pas différencier un homicide par étouffement d’une crise d’asthme fatale.

 

— Et comme il ne veut pas aller chez un médecin, poursuit Greg en haussant la voix, je me suis dit que John pourrait peut-être… »

 

Mary évalue l’état de Sherlock d’un coup d’œil appréhensif :

 

« Il est chez Mike, mais je peux l’appeler.

 

— Absolument inutile », tranche Sherlock en se retournant vers la porte.

 

Son manteau, alourdi par la pluie et incapable d’effectuer sa virevolte coutumière, se contente de battre spongieusement contre ses mollets.

 

Mary croise le regard de Greg au moment où celui-ci se passe une main lasse et rougie sur le visage :

 

« Sherlock, je te jure que je l’appelle si tu ne l’attends pas ici. Ou si tu préfères qu’on téléphone à ton frère, tu peux le dire tout de suite. »

 

Sherlock se fige. Et leur refait face.

 

« Un thé ? », propose Mary, qui à vrai dire apprécie surtout cette passion anglaise parce qu’on peut l’accommoder à toutes les circonstances.

 

Elle se dirige déjà vers la cuisine ; pourtant Greg s’excuse, trop de travail, il a encore deux dossiers à examiner, une disparition et un suicide suspect, puis il faut préparer l’accueil des bleus – et le voilà reparti dans la tourmente. Elle est certaine d’avoir entendu Sherlock marmotter « C’est vraiment un suicide » au moment où la porte a claqué, mais quand elle se retourne il a déjà disparu. Elle le retrouve au salon, assis sur le grand canapé (le moche à carreaux que John avait tenu à rapporter du vide-grenier, peut-être parce qu’il lui rappelait inconsciemment le confort râpeux des fauteuils de Baker Street), occupé à se débarrasser de son manteau. Dans la lumière jaune, ses cernes volent la vedette à ses lèvres trop blanches et il n’échappe pas à Mary que son bras tremble en s’extirpant de l’épaisse manche de laine. Thé, donc.

 

Elle fouille les placards de la cuisine à la recherche de l’essence de lavande, que finalement John ne doit pas trouver si contraire à ses principes médicaux, parce qu’elle est certaine de l’avoir rangée avec le lait en poudre – il n’aurait pas osé la jeter ? Elle se fait l’effet d’une voleuse dans sa propre maison. (Mais bon, c’est pas comme si c’était la première fois.) Son oreille se tend pour évaluer la portée du grincement des gonds, ses gestes se fluidifient. Comme tous les plaisirs, le frisson de la chasse se savoure même lorsqu’il se concentre sur l’objet le plus humble – ce n’est pas Sherlock qui la contredira. Elle fait bien attention à ne pas dissimuler ses mouvements, quoiqu’elle le sache trop bon pour s’y laisser prendre. Elle l’a trompé une fois (et quelle fois), ça lui suffit. Mais elle parvient à verser une dose généreuse d’huile essentielle (John ne l’a donc pas jetée, encore que la ranger avec les couteaux à viande ne soit guère moins radical) dans la théière – elle n’ose pas apporter les tasses déjà prêtes – sans qu’aucune protestation ne s’élève du salon.

 

A son retour, Sherlock est toujours en train d’humidifier le divan et ses cheveux n’ont pas cessé de goutter sur son col bleu canard. Elle hésite à lui proposer un change. Il a trop d’épaules pour les chemises de John mais peut-être qu’un t-shirt… « Inutile d’emprunter à la garde-robe de John. Surtout quand votre lave-linge s’apprête à tomber en panne. » D’ac-cord.

 

Sherlock finit sa tasse. Aucune remarque. Elle s’en inquièterait, mais il n’a pas l’air en danger (pas plus que d’habitude) et John sera de retour dans quelques heures ; alors elle s’éclipse et va jeter un œil sur sa fille, qui dort dans sa chambre. Pour éviter les reproches à retardement, l’excuse a la qualité première de tous les bons alibis : elle est fondée.

 

Lorsqu’elle revient, avec Salome dans les bras, Sherlock a colonisé le sofa de tout son long, ses genoux curieusement pliés autour de l’accoudoir parce qu’il n’a pas pris la peine d’enlever ses chaussures. Il ne bouge pas quand elle s’approche et elle observe un instant le mouvement régulier de sa poitrine. Puis elle se dépêche de sortir : mieux vaut éviter qu’un gazouillement impromptu de la puce…

 

 

Dégrisé à la pluie et dégoulinant d’eau froide, John s’attendait à être accueilli par le sourire amusé de Mary. Beaucoup moins au « Gare au détective sur le divan » qu’elle lui glisse avec l’œil qui pétille en s’emmitouflant contre les éléments, tandis que lui se défait de son armée de lainages en déroute. Et il a bien peur de n’avoir pas imaginé la joie dans sa voix lorsqu’elle a mentionné que : « Ah, au fait, sois délicat avec le lave-linge. Apparemment il va falloir le changer bientôt… »

 

Après un bref détour par la chambre de Sally pour vérifier que le lave-linge soit bien le seul à avoir besoin d’être changé, il peut s’inquiéter tranquillement du silence et se rendre au salon.

 

Qui a effectivement été pris d’assaut par un détective consultant, mais celui-ci a l’air d’avoir dépensé ses dernières forces dans le siège et ne paraît plus vraiment en état de défendre sa conquête. Bras et jambes tendus jusqu’à pendre précairement hors du sofa, il se retrouve dans une position qui augmente considérablement la surface de frappe disponible et sa vigilance ne s’est pas non plus maintenue à son niveau ordinaire. L’entrée de John ne l’a pas réveillé et, avec l’encombrement de sa respiration, c’est ce sommeil de valétudinaire, qu’il n’associe chez Sherlock qu’aux journées mémorables d’un épisode hélas inoubliable, qui convainc John de céder à ses réflexes de médecin.

Teint ? Livide.

Pouls ? Accéléré, mais acceptable.

Ganglions ? Gonfl…

 

Sherlock se réveille brutalement et rétracte son cou. Ils s’observent un instant en silence.

«  Mme Hudson a découvert les intestins sous la baignoire ?

 

— Lestrade, grogne le détective en réponse, avant de reculer pour éviter la main de John contre son front.

 

— Un peu chaud.

 

— Je vais bien », Sherlock râle en s’asseyant.

 

Les sourcils de John se froncent :

 

« Pas mal à la gorge ?

 

— Non.

 

— Ni aux poumons ? Tu ne respires pas très bien. »

 

Apparemment, Sherlock sait aussi toiser d’en bas.

 

« Au ventre ?

 

— Non ! »

 

John prend soin de rester inexpressif :

 

« Sûr que tu n’as aucune douleur ?

 

— Ne sois pas ridicule, John.

 

— Ennuyeux, moi c’est ennuyeux. Ridicule, c’est toi. »

 

Il croise le regard de Sherlock et son sourire s’élargit, puis se mue en rire partagé, qui s’interrompt quand il surprend la brève grimace de son malade. Il s’efforce de ne pas soupirer :

 

« Tu as pris quelque chose contre la migraine ?

 

— Avant d’aller expliquer son métier au superintendant ? Ç’aurait été en pure perte. »

 

Il part donc pêcher du Panadol au fond de sa serviette. Il en garde toujours sous le coude et à vrai dire, autant pour lui que pour les patients.

 

« Tu viendras au cabinet demain, Mary te fera une prise de sang, dit-il à Sherlock en lui tendant le cachet avec un verre d’eau.

 

— Ça ne sera pas nécessaire.

 

— Bien sûr que si. Tu m’as tout l’air d’avoir attrapé une infection et j’ai besoin de savoir ce que c’est.

 

— Pourquoi faire ? D’habitude tu supportes très bien d'être ignorant.

 

— Pour la traiter. Sauf si tu veux… »

 

Tout d’un coup John a froid. Il scrute à nouveau son hôte, ses paupières grises, les veines de ses mains. Evidemment, Sherlock comprend. Et lui crache superbement :

 

« Je n’ai rien pris.

 

— C’est censé être un prérequis, ça, Sherlock, pas un accomplissement. »

 

A moins qu’en l’occurrence ?

 

« Mycroft sera soulagé.

 

— Oh, de grâce, John, réserve ta condescendance à ta progéniture ! »

 

Dehors, il fait déjà nuit.

 

« Comment va-t-il ?

 

— Il va bien.

 

— Et comment vas-tu ?

 

— Tu viens de m’examiner, John, je ne crois pas que la pluie puisse corroder même les neurones des intelligences médiocres.

 

— Médiocre, hein ? Tu la trouvais ordinaire quand tu avais besoin de moi. »

 

Sherlock hausse les épaules :

 

« Défaillance humaine, je te l’ai déjà dit. »

 

Le rire de John glapit désagréablement à ses propres oreilles.

 

« Bien sûr. Une erreur à laquelle on ne prendra jamais Sherlock Holmes. Pas le genre à bosser jusqu’à s’en rendre malade parce que son frère est à l’hôpital. »

 

Sherlock soutient son regard, avant de rétorquer acidement :

 

« Une fois de plus, tu manifestes ta remarquable inaptitude à tirer les justes conclusions. »

 

John aspire une goulée d’air. Chaude. Ou peut-être que c’est juste l’énervement. Il a très envie de rappeler à Sherlock que l’affaire de l’ananas de la caissière ne valait certainement pas plus d’un trois et de lui détailler ce qu’il pense de son numéro de sociopathe, mais le moment serait mal choisi.

 

« Tu es allé le voir ? »

 

Les yeux de son ami, qui s’étaient fixés sur la photo du port de Santorin (cette lune de miel paraît si loin), se plissent brusquement, comme si l’un des innombrables chats qui errent sur le quai avait griffé son pantalon.

 

« Non.

 

— Et tu comptes y aller quand ?

 

— Je n’en ai pas l’intention. »

 

L’étonnement résonne dans sa voix :

 

«  Ma présence n’influera en aucune manière sur le processus de guérison et j’ai une affaire.

 

— Pas sûr que Lestrade te laisse travailler dans cet état.

 

— Une vraie affaire, pas une devinette pour Miss Marple en manque de ragots ! Une cliente dont le mari a été appelé dans la même journée par treize démarcheurs différents, tous assassinés la nuit suivante ! »

 

Dans son enthousiasme, Sherlock s’est déjà levé.

 

« Il n’y a pas un instant à perdre, John ! Il faut aller consulter les archives des opérateurs!

 

— On est dimanche, Sherlock. »

 

Il n’ajoute pas : « Et si c’était vraiment nécessaire, tu serais en train de le faire. » Mais opte pour :

 

« Ne crois pas que tu vas t’échapper comme ça. De toute façon tu n’es pas assez en forme pour être efficace. »

 

Pourvu qu’il n’y voit pas un défi.

 

« Il y a combien de temps que tu n’as pas mangé ? »

 

Sherlock fronce les sourcils.

 

« Tu m’as dit qu’on était dimanche ?

 

— Sherlock, bon sang ! On t’a dit de faire attention ! »

 

John s’arrête là. Aujourd’hui non plus, l’épisode infortuné ne sera pas mentionné.

 

« Reste dîner avec nous ce soir. Demain, si tu veux, après la prise de sang, je t’accompagnerai aux archives. Il n’y a jamais beaucoup de malades le lundi matin.

 

— Je ne mange pas quand je suis sur une affaire, tu le sais.

 

— Tu n’es pas encore sur une affaire. Et je ne t’ai jamais entendu te plaindre de la cuisine de Mary. »

 

Le sourire de Sherlock creuse sa joue gauche :

 

« Si je mange de son gratin, je serai exempté de ton flan ? »

 

 

Il y a juste ce qu’il faut de gratin, mais bizarrement, beaucoup trop de flan.

 

 

Les rossignols, fichus crâneurs, réussissent à se faire entendre par-dessus le grondement des précipitations dans la gouttière. Pourtant, ce n’est pas leur chant qui a réveillé Mary. Du moins, pas directement. Salome, comme tous les matins, s’est mis en tête d’en remontrer aux volatiles. Elle possède certainement plus de coffre qu’eux.

 

Mary se tourne sous la couette pour faire face à son homme. Peut-être qu’il…

 

« John, fais taire ta fille ! On ne s’entendrait pas commettre un meurtre à la tronçonneuse ! »

 

Oui, il est réveillé. (Et le nouveau locataire du sofa aussi, à en croire les indices.) Elle ne lui laisse pas le temps d’ouvrir la bouche :

 

« C’est ton ami. Et ton tour, de toute manière.

 

— C’est toi qui n’a pas voulu le réveiller hier soir !

 

— Parce que tu aurais osé ! »

 

Il y va.

 

Quand Mary sort de la salle de bain, le jour adoucit les halos orange des réverbères, la cafetière gargouille, Sherlock a encore plus mauvaise mine, John est un médecin (plutôt sexy) et Salome rigole.

 

« C’est non négociable, Sherlock.

 

— A l’hôpital, alors. »

 

John lève les yeux au plafonnier. Mary se porte à son secours.

 

« Peur de mes piqûres, Sherlock ?

 

— J’ai parfaitement conscience que ta formation dans ce domaine couvre jusqu’aux circonstances les plus envenimées, Mary. »

 

John les enveloppe d’un regard hésitant. Et suspicieux. Mais heureusement, il ne se laisse pas déconcentrer.

 

« Tu attendras beaucoup plus longtemps à l’hôpital.

 

— Oui, je sais, John. J’ai parfaitement conscience des délais ridicules qu’impose à notre système sanitaire l’incompétence de tes collègues. Mais puisque tu es décidé à me faire perdre mon temps, tu pourrais au moins me permettre d’en profiter pour aller voir mon frère. »

 

Mary privilégie la voie diplomatique : elle échange un grand sourire – avec sa fille.

 

 

 

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