La Kirkissée : Le Cyclope

Chapitre 4 : Moi, Pauly, le dalek humain

3125 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/04/2019 21:56

A la minute où le géant avait refranchi le seuil de sa demeure, les survivants avaient vu le capitaine sortir de l'enclos des moutons. Son assurance galvanisait les autres. Il avait beau n'être pas de taille contre la créature qui leur faisait face, il se disait qu'il pouvait tout de même faire une différence en étant plus malin que Goliath. Donc il était campé là, les jambes écartées, et il héla leur "hôte" avec un geste emphatique du bras, comme pour s'assurer qu'il ne regarderait pas dans la direction des autres. Qu'il ne ferait pas son choix pour en dévorer un autre sous ses yeux.

— Mon ami ! Tu as raison, nous n'avons pas été courtois ! Nous avons pris de ton fromage et de ton raisin, nous avons pris deux belles brebis grasses, mais nous ne t'avons rien donné en échange pour ton dédommagement. Mais nous avons quelque chose de valeur qui pourrait te plaire et que nous avions apportée avec nous. Laisse-moi te l'offrir…

Le géant se pencha soudainement pour se mettre un peu plus à la hauteur du capitaine, et Spock n'y tenant plus bondit par-dessus la barrière pour se rapprocher. C'était le devoir prioritaire d'un premier officier de veiller à la sécurité de son capitaine. Jim bafouait cette règle essentielle de Starfleet plus qu'à son tour, en dirigeant fréquemment des missions de reconnaissance terrestre alors qu'il n'aurait jamais dû, selon le protocole en vigueur pourtant très clair. Le plus discrètement possible, Kirk lui fit un signe temporisateur de la main pour lui dire de ne pas s'approcher.

La grande bouche grimaçante de la créature aurait mérité un bon bain, elle aussi. L'appendice qui lui servait d'œil perché au milieu de son front était manifestement robotique, lui aussi. Jim en voyait le mécanisme tourner et s'ajuster à chaque mouvement qu'il faisait.

— Tu n'es rien qu'une miniature d'homme, mais tu es amusant. Je te mangerai en dernier car tu me divertis.

— Si tel est mon destin, répliqua Jim avec une petite moue fataliste. Mais ça ne retire rien à ce que j'ai dit avant. Puisque tu as l'air d'être un fin gourmet, laisse-moi te faire goûter cette liqueur de fruits qui peut accompagner tes mets.

Kirk claqua des doigts et Ross et McCoy s'approchèrent avec le plus grand bol qu'ils avaient pu trouver. Après l'envoi réalisé par l'Enterprise, ils avaient mélangé tout l'alcool, et la piquette qui lui servait de vin trouvée dans une outre énorme. Le capitaine s'empara d'un dé à coudre et le trempa dans le bol, pour lui faire la démonstration que ce n'était pas empoisonné.

Dix minutes plus tard, et Jim voulait croire que ce n'était pas à cause de sa conversation, le géant commença à dodeliner du chef qu'il avait fort gros et hirsute. Les autres étaient retournés à couvert mais prêts à intervenir.

— Qu'est-ce qui m'arrive ? Je me sens fatigué, balbutia-t-il.

— Mhh, peut-être que mes deux membres d'équipage étaient un peu lourds à digérer ? Mais reprends plutôt ton histoire, elle m'intéresse… Comment t'appelles-tu ?

— Pauly, c'était comme ça que je m'appelais, avant la guerre.

— La guerre ? Tu es un vétéran devenu fermier ?

La créature tendit la main vers le bol qu'il vida à moitié d'un trait. Quand il le reposa son geste était hésitant. Il s'essuya la bouche du revers de la main et reprit d'une voix pâteuse à l'élocution de moins en moins habile. Il s'assit lourdement sur sa paillasse surélevée.

— Non. J'étais bien autre chose. Mais après la guerre, tout a été détruit. Nos ennemis étaient sans nombre… ils ont tout ravagé méthodiquement. Tout. Notre terre n'était plus que ruine. Ils ont fait quelque chose à notre planète car le soleil n'était plus jamais le même. Les plantes étaient mortes, ils voulaient nous affamer… Ils voulaient que nous leur livrions l'étranger qui était venu dans notre village, et nous punissaient de continuer à le protéger. Alors que... c'était lui qui nous protégeait, en fait...

L'expression du capitaine changea subtilement. Il était évident que l'alcool aidant, le charme naturel d'un homme qui savait très bien écouter, commençait à faire son effet. Peut-être. S'il parvenait à amadouer leur garde-chiourme et à les tirer de là à la seule force de sa séduction, McCoy jura qu'il ne lui ferait plus jamais la moindre remarque taquine. Et accessoirement qu'il demanderait pardon à Spock. Ce qui ne l'engageait pas beaucoup, étant donné les œillades bizarres dont Pauly le géant se mettait à le fixer depuis deux minutes.

— Comment es-tu devenu un soldat augmenté ? continua Kirk.

— Augmenté ?

Jim désigna son bras robotique et son front. La créature se mit à rire sans joie et reprit une lampée de "ponch" avec laquelle il faillit s'étrangler.

— C'est arrivé après ma mort, déclara-t-il d'une voix atone, le regard fixé sur ses souvenirs.

— Après ta mort ? Il me semble que tu as l'air très en forme pour un mort… Non ?

Pauly renifla et il tourna son regard insistant vers McCoy.

— Que fait ton compagnon bleu avec cet objet au son bizarre ? Est-ce que c'est sonique ?

— Il vérifie simplement que tu es bien en forme justement. C'est notre docteur.

A ce simple énoncé, le regard du géant changea, comme s'il venait de marcher sur une mine, et se fit inexplicablement encore plus menaçant. La réalité qu'ils étaient en train de découvrir poussait Jim à se demander si des expériences n'avaient pas été faites en temps de guerre sur des soldats d'ici. L'histoire de la Terre était pleine de ces hommes utilisés pour servir leur pays et qui étaient abandonnés avec leurs traumas lorsqu'on n'avait plus besoin d'eux.

— Tout ça c'est de sa faute ! C'est le docteur qui nous a fait ça ! s'emporta-t-il en faisant tanguer son bol vers ses lèvres avant de le vider d'un coup et de l'envoyer valdinguer à travers la pièce en se gagnant un bêlement apeuré des brebis quand ce dernier atterrit dans leur enclos avec un poc sourd.

— Quoi ? Mais je viens juste d'arriver ? Je n'ai rien fait du tout ! protesta le médecin-chef.

D'un seul regard et d'un doigt posé sur ses lèvres, Jim lui fit signe de se taire. Spock s'approchait de plus en plus par la gauche, pendant que l'attention se portait ailleurs.

— Etes-vous vraiment le docteur ? demanda Pauly, dubitatif. Vous avez changé… Les bases de données de nos ennemis disent que vous pouvez changer, dit-il avec difficulté. Et eux deux seraient... vos compagnons ? C'était ce que disait la légende. Elle parlait des compagnons, mais nous n'en avons jamais vu aucun.

— Euh… nous n'avons pas du tout ce type de rapport, répondit McCoy avec un air outré. Je ne suis pas désespéré à ce point !

Jim regarda son ami avec l'intention potache de lui faire ravaler l'idée qu'il n'était pas assez bien pour lui (et ce même s'il n'avait jamais éprouvé autre chose que de la camaraderie), mais ce fut le "pas assez désespéré" qui s'incrusta finalement dans son cerveau. Il n'avait nullement anticipé ou deviné que son officier médical puisse se trouver aussi déprimé…

— C'est bizarre… marmonna Pauly à voix basse, sa tête roulant contre la paroi derrière lui. Vous êtes bavard... comme lui. Vous êtes sûr de vous... même lorsque tout est perdu... comme lui. On a envie de croire à vos belles paroles comme aux siennes… Mais vous êtes minuscule et lui ne l'était pas. Quel est votre nom ?

— Mon nom est… Personne, risqua le capitaine, ce qui lui valut un regard abasourdi de McCoy et de Ross.

— Eh bien... vos parents n'avaient pas... deux ronds d'imagination… Mais... ça ne vous sauvera pas !... Mes semblables sont en route, déjà avertis par notre lien subspatial. Ils viennent pour vous… EXTERMINER !

Il ne put pas en dire plus. Terrassé par les six litres d'alcool qu'il avait ingurgités en moins de quinze minutes, le corps du géant glissa sur le côté et s'étala mollement sur sa paillasse où il commença bientôt à ronfler. Spock qui n'avait rien dit de toute l'opération, se hissa sportivement sur la plateforme et donna un ou deux coups de botte légers sur son bras humain.

— Il est inconscient, capitaine. Quel est votre plan ? Attendre que les autres arrivent et nous échapper quand ils ouvriront ?

— Ça m'étonnerait qu'il reste dans cet état très longtemps et je n'ai pas l'intention d'affronter un nombre indéterminé d'êtres comme lui… Ross, McCoy, venez, montez rejoindre Spock. Nous allons déconnecter sa caméra frontale !

— Vous voulez l'aveugler ? s'étonna Ross.

— Précisément.

— Et ensuite vous n'avez tout de même pas l'intention d'allumer un feu dans la caverne pour qu'il soit obligé d'ouvrir ?

— Précisément.

— Et... nous nous enfuirions accrochés au ventre des moutons ?

— C'est cela, acquiesça Kirk avec un large sourire pour le botaniste.

McCoy fit la moue en se croisant les bras. Un jour, il faudrait qu'il s'occupe du sentiment larvé d'être toujours un peu de trop dans la conversation... Il regarda Spock qui se contentait d'afficher une très subtile circonspection curieuse, mais à peine, alors que lui-même brûlait de savoir comment Ross et le capitaine avaient pu mettre ce plan au point, et sans même se parler !

— Dites, je croyais qu'il n'y avait que lui qui était télépathe. Ça vous dérangerait pas trop de m'expliquer que je suive ?

.


.°.

Même s'il avait des millénaires, le plan était simple. A quelque race que soit supposé appartenir Pauly le cyclope à moitié cyborg, il n'avait jamais eu à subir des heures de colles avec traduction de grec… Apparemment, les botanistes n'y échappaient pas, par contre.

Bien conscients quoiqu'à des stades divers que leur temps était compté, les quatre hommes s'étaient activés. Ross était de corvée pour rassembler tout ce qu'il pourrait trouver d'inflammable et ce n'était pas difficile, car de nombreux ustensiles dans cette caverne étaient en bois. Pour ne pas se retrouver trop vite au milieu des moutons affolés par les flammes, ils avaient ignoré l'enclos et plutôt privilégié des objets du quotidien.

Sur la grande dalle plate couverte de fourrures où reposait le corps du géant, Spock et Kirk étaient à genoux de chaque côté de sa grosse tête. Pendant ce temps, McCoy le monitorait minutieusement en s'assurant qu'il n'était pas en train de s'éveiller. A cette occasion, le docteur leur confirma que c'était physiologiquement parlant un humain normal, si l'on exceptait sa taille extraordinaire et bien sûr les étranges implants cybernétiques. Toutefois, une fois qu'ils eurent réussi à sectionner proprement le gros œil caméra à la base de sa tige frontale, Bones fit la grimace. Cette dernière sortait du crâne comme si elle avait "poussé de l'intérieur" pour se frayer brutalement un chemin sous l'os. Il y avait des esquilles tout autour… Personne ne pouvait survivre à quelque chose comme cela.

Une fois le géant aveuglé, il leur restait un peu de temps pour discuter du plan, mais pas exagérément. Le tas de bois était en place, pas trop près de l'entrée. Les brebis se faisaient de plus en plus nerveuses et poussaient des bêlements pitoyables, influençant involontairement leur humeur. Il ne fallait pas compter sur eux pour le montrer toutefois.

Bientôt, Ils entendirent une rumeur à l'extérieur de la caverne. Un son discordant émis par des voix robotiques qui scandaient de plus en plus fort les mystérieuses syllabes : octo, octoo, OCTOO ! Ce mantra énervant ne prit fin que lorsque Pauly se mit à respirer moins amplement, signe qu'il se réveillait. McCoy sauta à bas de la plateforme pour venir les rejoindre. Tous avaient dégainé leurs phaseurs et firent jaillir quatre beaux rayons qu'ils croisèrent comme les épées de vaillants mousquetaires en direction de la pile d'objets en bois. Ils regardèrent un instant les flammèches démarrer timidement, sans doute un peu trop. Il fallait que le feu soit plus vif et plus fort.

Le capitaine leva le nez vers les étagères simplistes qui se trouvaient non loin d'eux, à la recherche d'un condiment bien précis, guidé par les tâches de graisse odorantes qu'il voyait à ses pieds.

— Et bien, pour l'atteindre j'aurais besoin d'une sorte de plateforme...

Spock se permit l'ombre d'un sourire fugace, et à la surprise des deux autres, il mit un genou à terre et croisa les doigts, paumes ouvertes vers le haut.

— J'en serais honoré, capitaine...

Kirk lui décocha un sourire à mourir.

Cette réplique leur avait déjà servi lorsque tous deux s'étaient trouvés très peu de temps auparavant enfermés dans une prison dont ils espéraient s'échapper. Le capitaine s'était alors proposé de faire office de marchepied pour aider Spock à focaliser un faisceau d'ampoule qui ferait sauter la serrure de leur cellule... Comptez sur un Terrien pour fanfaronner en espérant pouvoir porter un Vulcain adulte…

Ce jour-là, Spock, lui, ne bronchait pas sous son poids (mais pour le voir broncher sur quoi que ce soit, il fallait se lever de bonne heure…). Du haut de son perchoir, Jim balança le cruchon d'huile dans le feu qui poussa soudain un rugissement... pratiquement en même temps que leur hôte ! Tâtant désespérément son front en n'y trouvant rien, il s'était joint au concert effaré des ovins paniqués.

— Ah ! Que m'avez-vous fait, maudits ? Vous êtes des lâches ! (puis s'adressant à ses comparses au dehors) Amis, vengez-moi !

La fumée commençait à se faire épaisse, ils respiraient le nez dans leur coude mais le capitaine poursuivait ses acrobaties et avait besoin d'être libre de ses mouvements. En un tournemain, il se débarrassa de sa tunique qu'il noua autour de son visage en se donnant l'air d'un touareg. Cela ne lui gagnait cependant aucune appréciation de Pauly, mais le capitaine l'appela pour l'attirer loin des autres.

— Je suis ici ! Ici, viens m'attraper !

Les animaux pressaient follement contre leur barrière et Ross qui semblait connaître intuitivement la manœuvre les libéra aussitôt. Avisant un gros mouton au pelage excessivement fourni, il bondit sur son dos. Médusés, Spock et McCoy le virent ensuite glisser sur le côté comme un comanche pour passer en dessous de l'animal, les poings serrés dans les boucles douces de son ventre.

Pauly explorait à tâtons tout ce qui passait à portée, les bêtes, les murs et faisait rouler au passage quelques roches friables. Soucieux de préserver ses hommes, Kirk le relança de plus belle pour l'éloigner de l'ouverture de la caverne à moitié dégagée qui pouvait permettre aux brebis de se faufiler. Puis, encourageant du geste les deux autres, il enfourcha aussi son propre mouton pour sortir sous son couvert laineux.

.

Bien leur en avait pris.

Car une rangée d'êtres, encore plus bizarres et torturés que leur cyclope, avait fait cercle devant la caverne. Tout aussi sommairement vêtus de hardes usées, tous présentant différents niveaux d'assimilation à la machine (qui le tronc, qui les extrémités ou les membres, un autre la tête…), ils toisaient la débandade ovine depuis leur superbe hauteur, mais restaient néanmoins plantés là, ballants et circonspects, comme des piquets.

— Pauly ! Mais qui est-ce qui t'a fait ça ? demanda l'un deux au bout d'un moment en le voyant sortir les bras devant.

— C'est Personne ! [1]

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Le troupeau les avait emmenés assez loin de la menace des géants et ce qui restait de l'expédition "allons chercher des vivres à terre" finit par lâcher ses montures dès l'arrêt complet des animaux. Les bras endoloris à moitié tétanisés par l'effort et la posture des plus incommodes, ils tâchèrent de se remettre debout. Autour d'eux, le temps avait subitement fraîchi et le paysage du lac était bien moins accueillant, sombre comme un matin d'hiver. Kirk remit sa tunique, Spock consulta encore les mesures fantaisistes de son analyseur, McCoy s'assura que tout le monde allait bien et n'avait pas pris de trop mauvais coup de sabot dans la cavalcade, distribuant généreusement quelques hypos antidouleurs.

— Kirk à Entreprise, me recevez-vous ? Ce serait vraiment le bon moment pour nous téléporter !

Oui, capitaine ! Chekov a trouvé un point non loin de vous où les coordonnées acceptent de se verrouiller. Vous devez grimper sur une éminence où il y a une sorte de grande plateforme.

— C'est à 987 mètres d'ici… à peu près, mon capitaine, confirma Spock. Mais nous devrions nous hâter car des formes de vies se dirigent vers nous à vive allure !

— Ok, Scotty, nous y allons ! Kirk terminé.

Des formes de vies ? Même Spock ne se risquait pas à mettre un nom sur ces improbables pèlerins… Puis il ajouta à voix basse, l'humeur moins badine qu'il ne le donnait à voir :

A peu près, Spock ? Je pensais que ces mots ne faisaient pas partie de votre vocabul… Spock ?

Le Vulcain était resté parfaitement statufié, les yeux aux paupières mi-closes un peu fixes comme s'il considérait quelque chose dans le lointain.

— Que se passe-t-il ? Bones, qu'est-ce qu'il a ?

A la surprise de tous, le commandeur répondit calmement presque tout de suite :

— Fascinant... Il y a une entité consciente à proximité de nous. Je l'ai sentie quand je suis arrivé. Elle me donne des instructions. Quand je vous le dirai, courez le plus vite possible en direction de... cette colline.

— Spock, temporisa McCoy, nous ne savons rien du tout de cette "entité". Vous êtes prêt à lui faire confiance sur sa bonne mine mentale ? Est-ce qu'on vous a déjà dit que vous êtes un drôle de zozo ?

Le Vulcain était trop poli pour rétorquer sèchement que tout le monde le pensait tous les jours. Mais son ton fut un peu mordant pour répondre :

— Si vous préférez négocier avec les géants mutants, je vous en prie : ils sont juste derrière vous. Sinon, courez !

.

.


Note

[1] C'est très exactement la ruse d'Ulysse pour bluffer Polyphème (c'est le nom du Cyclope en vrai). Non seulement l'aveugler, mais aussi lui dire qu'il s'appelle « Personne » pour éviter de faire face aux conséquences.

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