Elevation
Chapitre 1 : Don't go to my head
4411 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 10/11/2025 13:07
Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum de fanfictions.fr de Novembre - Décembre 2025 : « Ça tombe à pic ».
Jonathan sentit son estomac sombrer. Voilà quelques minutes qu’un inexplicable mais vertigineux sentiment de panique montait doucement en lui, comprimant ses côtes et rendant chaque pas difficile.
Quelque chose clochait.
Il tourna machinalement la tête vers Nancy – une fraction de seconde – pour s’intimer au calme, hésitant à partager le trouble indéfini qui remuait ses entrailles. Il renonça, se forçant à poursuivre silencieusement son chemin, malgré le funeste pressentiment qui l’étreignait.
L’atmosphère pesante du Monde à l’Envers lui collait à la peau. Glacée, poisseuse et saturée de spores en suspension. Respirer lui laissait un goût de rouille et de cendres à l’arrière de la gorge : la moindre bouffée d’air lui donnait la lancinante certitude qu’ils étaient en train de s’empoisonner. S’ils s’en sortaient, ils risquaient de ne pas vivre vieux. S’ils s’en sortaient… ce qui bien sûr, en l’état actuel, paraissait toujours un pari des plus osés.
Le paysage délavé autour d’eux se perdait jusqu’à l’horizon en un camaïeu de couleurs maladives. Le ciel se confondait avec le sol en un nuancier de vert-de-gris tirant par endroits sur le bleu pétrole. Brisant la pénombre plus que la lampe torche qu’il tenait lâchement dans sa main droite, un halo de lumière blafarde planait au-dessus d’eux, semblant émerger du néant pour les engloutir. Jonathan avait beau chercher, il ne pouvait trouver de source aux lueurs glauques et vacillantes qui avalaient les contours du décor ; nul ersatz d’astre pour les surplomber. Pas de lune, ni d’étoiles, encore moins de soleil dans ce que son frère et Dustin se plaisaient parfois à appeler le Plan de l’Ombre.
À ses yeux, l’Envers ressemblait à un cyanotope raté d’Hawkins. Il avait l’impression d’observer sa ville de naissance au travers d’une série de négatifs abîmés : trop longtemps exposés à la lumière ou trempés – juste quelques minutes superflues – dans le bain d’arrêt.
Voilà près de deux heures qu’ils traversaient l’univers moribond. Jonathan laissa passer une expiration chuintante et bougea résolument son corps, tentant de se ressaisir et de lutter contre les sueurs froides coulant le long de sa colonne vertébrale. Certes, les lieux dégageaient un climat aussi inhospitalier que possible – inquiétant, oppressant et macabre au dernier degré – mais la terreur sourde qui l’avait fugitivement traversé lorsqu’ils s’étaient volontairement glissés à travers la faille, avait immédiatement reflué face à l'absolue nécessité de la chose. Ils s’y aventuraient pour sauver leurs proches. Ils n’avaient pas le choix en la matière : Will et Holly avaient besoin d’eux. Ils les attendaient ; ils ne pouvaient pas se permettre de reculer ou d’hésiter. Pas une minute. Jonathan peinait donc à comprendre ce qui ébranlait sa détermination et lui causait ce brusque regain d’angoisse.
Pourquoi maintenant, alors qu’aucun danger immédiat n’était en vue ? Il tendit l’oreille tout en scrutant fébrilement les environs. Rien.
Nancy se tenait à moins d’une dizaine de centimètres de lui. Elle progressait à un rythme régulier, la bouche pincée et un pli barrant son front. Le fusil qu’elle portait en bandoulière oscillait au fil de ses mouvements. Ses pas produisaient un léger écho visqueux lorsqu’ils écrasaient les filaments de la végétation gluante qui courrait partout à la surface du sol, la couvrant. La silhouette de sa petite amie – frêle en apparence – restait droite, inflexible face au danger. Seules ses épaules maigres frissonnaient de manière presque imperceptible. Si elle ressentait la même sombre agitation que lui, elle le cachait bien ; la plus infime marque de tension décelable résidait dans la crispation de ses mâchoires. Jonathan suivait son rythme, le poids de la batte cloutée pesait faiblement dans la main non occupée à tenir la torche : celle-ci constituait un piètre moyen de défense… Risible. Nul doute que s’ils tombaient sur un nouveau danger, l’arme improvisée se révélerait d’un secours dérisoire face aux habitants cauchemardesques de la zone. Nancy avait choisi d’abandonner son lance-flammes – devenu inutile et encombrant – quelques minutes plus tôt, après avoir vidé les réserves de gaz et d’huile sur une troupe de monstres. Les faisant, au passage, carboniser. Comme d’habitude, son côté féroce et implacable, les avait sauvés d’une situation, à première vue, inextricable.
Il l’observa de manière oblique, comme pour puiser un peu de courage dans sa simple présence. Les particules blanches s’accrochaient de manière éparse à ses cheveux bouclés, formant çà et là une pâle constellation d’étoiles mouvantes. Les fragments tremblaient et tombaient à chaque secousse, vite remplacés par de nouveaux éclats. Dans tout autre lieu et dans des circonstances différentes, Jonathan aurait songé qu’elle était miraculeusement jolie avec son maquillage défait et ces quelques flocons factices égayant ses mèches. Si la chose avait été possible, il aurait saisi son appareil, capturant l’instant, désireux de le figer à jamais sur cliché argentique.
Même dans ce lieu et ces circonstances, elle était effroyablement jolie. La pensée futile le frappa avec force : ce n’était qu’un détail dans le grand dessein du chaos dans lequel ils étaient piégés, mais c’était vrai ; perdue dans un univers morbide dépourvu de soleil, elle parvenait à irradier quelque chose de chaleureux. Quelque chose de beau.
Face à ce constat, tout à fait hors de propos, une idée parasite s’imposa à Jonathan. Il ne lui avait jamais vraiment dit ce qu’il ressentait pour elle. Pas tout à fait.
Bien sûr, elle le savait sans qu’il eût besoin de le formuler, mais le fait est qu’il n’avait jamais énoncé les mots à haute voix.
Pas une seule fois.
Ils étaient ensemble depuis plus de trois ans et il ne lui avait jamais dit à quel point elle comptait à ses yeux. Il avait longuement réfléchi à la possibilité. Avait, des mois durant, joué avec l’idée de prononcer les mots ; les sons roulant presque sur sa langue. À chaque fois, il s’était tu.
En vérité, c’étaient des mots auxquels il peinait à accorder de la valeur. Des mots que son père lançait à sa mère, une poignée d’heures après l’avoir insultée. Des mots que Nancy avait murmurés à Steve, durant près d’un an, sans y croire. Des mots que tout le monde déclamait sans prendre la pleine mesure de ce qu’ils signifiaient.
Une part de lui les trouvait mièvres. Creux et usés : si souvent employés à tort, qu’à force, ils ne voulaient plus rien dire. Il lui semblait qu’ils auraient, de toute façon, été terriblement insuffisants pour exprimer ce qu’il éprouvait.
Pourtant, il avait été profondément ému quand elle les lui avait adressés… à plusieurs reprises. Il n’avait jamais correctement su rendre la pareille.
Ils étaient restés coincés dans sa gorge, le brûlant – avides de franchir la barrière de ses lèvres. Il avait toujours reculé, laissant le silence les engloutir avant qu’ils ne sortent, les dispersant dans un baiser, dans un geste ou dans un regard qu’il espérait éloquent.
Nancy n’avait jamais paru lui tenir rigueur de cette forme de mutisme sélectif, se contenant de sourire un peu plus quand il la dévorait des yeux ou caressait la cicatrice sur sa paume avant de porter sa main à ses lèvres pour en embrasser les phalanges.
Jonathan, lui, s’en voulait de ces silences.
Peut-être parce que – contrairement à ce qu’il prétendait – il y accordait bien trop d’importance. À chaque fois qu’il avait envisagé de lui dire, il s’était senti au bord de la noyade, à la lisière d’un gouffre sans fond. Comme si se hasarder à énoncer les choses ainsi, les rendrait trop réelles et risquerait de lui faire perdre pied si leur histoire se finissait mal. Comme si quelques mots avaient le pouvoir de le mettre définitivement à terre. Et de le briser en mille morceaux.
Sans doute – encore – une résultante de son fameux manque de confiance.
Il secoua la tête et eut un sourire secret de dérision : il avait été lâche, comme d’habitude. Nancy méritait qu’il lui offre ça et il s’y était refusé. Il aurait voulu lui dire maintenant… il ne le ferait pas. Certainement pas dans ce monde. Encore moins dans un moment qui pourrait lui faire croire que ce n’était que parce qu’il jugeait leur situation désespérée qu’il se laissait aller à des confessions grandiloquentes.
Jonathan essaya de repousser la vague de remords inédits dans un coin de son esprit. Elle continua à flotter en surface, persistante épine mentale dont il ignorait l’importance jusqu’à ce qu’elle l’aiguille violemment.
C’était stupide : Nancy le savait. Il se le répéta et se promit de prononcer les fichus mots dès qu’ils s’en seraient tirés. S’ils s’en tiraient… toujours un conditionnel paraissant largement hors de portée.
Tout en se déplaçant, Jonathan continuait à tendre vainement l’oreille, aux aguets. Quelque chose clochait réellement, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
Ils suivaient une fissure qui serpentait dans le sol, un sillon noir d’à peine quelques mètres de large, quand Jonathan sentit soudain une étrange vibration provenir du terrain sous les semelles élimées de ses chaussures. La matière organique se contracta brutalement. À quelques pas devant lui, Nancy sursauta et s’immobilisa, crispant sa main contre la carabine qui pendait à son côté, en relevant vivement le canon. Elle lui jeta un regard, avant de froncer profondément les sourcils et de se mettre à balayer des yeux les ombres alentours, à l’affût d’un potentiel danger.
De nouveau, une curieuse alarme retentit dans son esprit, les poils de sa nuque se dressèrent. C’était comme si son cerveau cherchait à lui hurler quelque chose d’évident, mais qu’il ne parvenait pas à appréhender.
Il se focalisait toujours sur les bruits environnants. Il ne captait rien d’inquiétant. Maintenant qu’ils ne marchaient plus, le silence des lieux paraissait absolu. Seulement troublé par leurs respirations haletantes.
Jonathan releva vivement la tête à la réalisation, laissant la batte cloutée tomber sur le sol. L’arme de fortune produisit un claquement sourd. Il laissa également tomber la lampe – de toute manière inutile –, le manche métallique heurta violemment la terre. Le son sec se répercuta longuement dans un calme ouaté qui le remplissait subitement d’effroi.
Depuis qu’ils avaient débarqué dans le Monde à l’Envers, un infime bourdonnement continu semblait s’élever de l’endroit, une sorte de grésillement perpétuel. Voilà plusieurs minutes qu’il ne pouvait plus percevoir le moindre souffle. Plus le moindre écho.
Une nouvelle vibration, plus puissante que la précédente, secoua le sol sous ses pieds. Un fracas abrupt, ressemblant à s’y méprendre à la déflagration d’un coup de tonnerre, brisa le silence. Il y eut un curieux halo rouge qui clignota brièvement, s’étendant au-dessus d’eux, puis une onde de choc. Celle-ci se propagea faisant frémir la terre et frissonner l’air.
Jonathan chancela rudement. Il parvint de justesse à garder l’équilibre et rejoignit Nancy – qui luttait visiblement pour rester debout – en une grande enjambée. Il eut le réflexe de la devancer d’un pas, jetant machinalement un bras devant elle – geste purement instinctif qui ne la protégerait en rien – avant que le ciel bleuâtre se déchire au loin. La faille béante laissa apparaître une masse rouge, informe et crépitante. La masse paraissait enfler à chaque seconde. C’était comme une lumière incandescente qui aurait tout dévoré sur son passage : des langues de feu grignotaient au loin l’horizon, le consumant progressivement sous leurs yeux horrifiés. Ils restèrent un instant interdits, cloués sur place, face au spectacle terrifiant. Si ce n’était pas l’Enfer, ça y ressemblait à s’y méprendre.
Le moment de flottement passé, le temps reprit ses droits et l’adrénaline fit son reste, envahissant brutalement leurs organismes respectifs. Le sentiment d’urgence atteignit un niveau stratosphérique.
Il fallait partir de là. Maintenant.
Sans échanger une parole, ils se mirent à courir comme des dératés, revenant sur leurs pas et essayant de s’éloigner le plus vite possible de la fissure flamboyante qui crevait le ciel, le défigurant comme une plaie ouverte. Une plaie en train de s’élargir. Jonathan tournait fréquemment la tête dans la direction de Nancy pour s’assurer qu’elle le suivait toujours ; adaptant son pas pour ne pas la devancer. Du coin de l’œil, il jetait périodiquement des regards affolés à la lumière mouvante. Celle-ci semblait se rapprocher en dépit de leur fuite acharnée. Et ce n’était pas l’unique problème.
Le Monde à l’Envers se disloquait. Ce n’était pas seulement l’air qui s’embrasait : la terre s’enfonçait peu à peu, des fissures apparaissaient partout à la surface du sol, le fracturant de multiples stries avant que des lopins entiers ne soient aspirés vers le bas. Des pans entiers du paysage derrière eux s’effondraient. Les morceaux de la copie macabre de la ville d’Hawkins – les arbres, les commerces, les maisons – disparaissaient un à un. Tout sombrait.
Une nouvelle embardée fit trébucher violemment Jonathan, le stoppant dans sa course. Il tomba à genoux. Ses mains, qu’il avait mécaniquement jetées en avant pour se retenir, heurtèrent violemment les minces lianes à l’apparence visqueuse qui couvraient le limon de l’Envers. La texture n’avait plus rien de collante : les plantes, autrefois menaçantes, étaient complètement sèches. Mortes, elles s’effritèrent entre ses doigts, tombant en poussière.
Le sol continuait à s’agiter, Jonathan se redressa hâtivement, cherchant Nancy du regard tout en avalant une grande goulée d’air vicié. Elle se tenait à quelques pas de lui, le corps tremblant. Elle tenait à peine sur ses jambes. L’expression de panique sur son visage était immanquable. Jonathan déglutit, comprenant ce qui provoquait l’effroi qu’il lisait sur son visage : les fissures se formaient sans un bruit, sans l’ombre d’un craquement, de plus en plus proches et nombreuses. Elles s’accumulaient. Tout autour d’eux, la terre s’était désagrégée, se fracturant de part en part, rendant tous les chemins les entourant impraticables.
Ils étaient foutus. Il n’y avait plus nulle part où fuir.
Jonathan manqua de s’effondrer à nouveau sous la force d’un brusque soubresaut du sol. Si Nancy cria, il ne l’entendit pas. L'éclat de terreur qui traversa ses yeux, l’instant avant qu’elle bascule, lui glaça le sang. Jonathan vit le sol se dérober sous son corps, presque au ralenti. Il eut juste le temps de s’agripper à son poignet ; la force de traction menaça de lui faire se démettre l’épaule, la gravité le poussant à lâcher prise ou voulant l’entraîner dans la chute. Il parvint in extremis à résister, la tirant de toutes ses forces.
L’ultime effort pour la ramener vers lui, le culbuta vers l’arrière ; son dos heurta le sol et le corps de Nancy atterrit lourdement sur le sien dans un étroit enchevêtrement de membres.
C’était presque comme la nuit où ils avaient commencé à traquer les monstres ensembles et qu’il avait, par pure chance, de justesse réussi à l’extirper d’une fissure du Monde à L’Envers avant que celle-ci ne se referme. Ce soir-là, il avait eu la sensation que le drame les avait frôlés de très près… tandis qu’il avait les bras enroulés autour d’elle, son instinct lui soufflait que le fait que Nancy soit encore vivante relevait du miracle.
Présentement, Jonathan la serrait à nouveau désespérément contre lui. Comme cette fois-là, il voulut lui murmurer n’importe quoi de réconfortant pour la rassurer et éteindre sa propre panique. Il n’en eut pas le temps. La ferme couche de terre sur laquelle il était étalé – Nancy dans ses bras – céda à son tour. Elle se délita brutalement sous eux. Il put juste s’accrocher un peu plus farouchement à Nancy, puis ils tombèrent tous les deux. Aspirés par le vide.
Il ferma les yeux et entendit l’air siffler à ses oreilles, le monde agonisant vibrant autour d’eux. La chute fut de courte durée, une brusque oscillation venue de nulle part les projeta dans les airs et les fit atterrir brutalement sur un amas de ferraille rouillé en contrebas. Le choc lui coupa le souffle, une douleur irradiant de ses vertèbres et remontant jusque dans sa cage thoracique. Il espérait avoir un peu amorti le choc pour Nancy, celle-ci se redressait déjà, une expression incrédule flottant sur son beau visage. Jonathan peina à l’imiter, se relevant avec son aide, saisissant la main tendue et se laissant tirer sur ses pieds. Il titubait, prit de vertiges, il se força à se stabiliser et jeta un œil au chaos environnant : il nota qu’ils étaient installés à même le toit cabossé de sa vieille Ford Galaxy*. Son esprit était bien trop embrumé par la panique pour qu’il tente d’envisager ce que le véhicule faisait là. Il se contenta de secouer la tête, évacuant le phénomène étrange pour retourner son attention sur Nancy. Elle se tenait debout, ses jambes légèrement fléchies, prête à la fuite ou au combat. Mais il n’y avait rien à combattre et il n’existait plus d’endroit vers lequel fuir. Autour de leur planche de salut, le sol continuait de se fendre, les matériaux organiques le composant s’étiolant en copeaux cendrés avant de se transformer en volutes noirâtres.
Le cerveau de Jonathan sauta subitement à une assez bonne conclusion sur ce qui était en train de se passer. Le Monde à l’Envers retournait à son état naturel. Eleven avait dit qu’avant qu’elle n’y expédie Henry Creel, il s’agissait d’un espace vide. La dimension de l’Ombre reprenait visiblement son apparence première : ce qui n’aurait jamais dû en faire partie se voyait réduit à néant.
La meilleure explication qui lui venait à l’esprit était que Vecna soit mort. Avec sa disparition, ses pouvoirs s’étaient dissipés. Et avec eux l’illusion que constituait la copie cyanosée de la ville d’Hawkins.
Ils avaient gagné.
Hawkins n’était pas tombée. Vecna l’avait fait.
Malencontreusement, il entraînait tous les imprudents encore coincés dans l’Envers dans son sillage.
Ils avaient gagné, mais ils avaient échoué. Lui et Nancy allaient mourir dans cet endroit.
En y songeant, ils ne seraient peut-être pas les seuls : est-ce que quelqu’un avait atteint Will et Holly à temps ? Était-ce Eleven qui avait vaincu Creel ? Avait-elle survécu à la bataille ? Et tous les autres…
Jonathan déglutit et ferma brièvement les yeux, arrêtant le train de ses pensées agitées. Quitte à ne jamais rien savoir de ce qu’il s’était passé, il pouvait se persuader qu’ils avaient tous survécu. Que Will et les autres s’en étaient sortis indemnes. Il préférait mourir dans cette illusion-là.
C’était la fin de tout. Le pire moment et la pire manière de faire ça, mais il n’en aurait plus d’autre : alors, il n’avait plus le choix en la matière. Il ne savait pas quand la voiture et le maigre lopin de terre intact sur lequel elle était plantée, s’effondreraient à leur tour ou se disloqueraient ; les embarquant dans une chute, cette fois, définitive.
Il avait peur de mourir, mais plus que tout, il était terrassé à l’idée de ne rien pouvoir faire pour sauver Nancy. S’il ne pouvait rien lui offrir d’autre, il s’assurerait au moins qu’elle sache exactement qu’il ressentait pour elle.
Elle se tourna vers lui. Ses joues maculées de suie, ses yeux plus immenses que jamais et remplis de larmes, ses cheveux toujours couverts de spores blanches. Dans la lumière agonisante, elle était la seule chose ayant encore une existence tangible. Bien trop vivante pour un univers s’effondrant sur lui-même.
Il ouvrit la bouche, mais les mots moururent dans sa gorge. Littéralement.
Cette fois ce n’était pas par indécision qu’il reculait : ses cordes vocales ne vibraient plus, elles semblaient incapables d’émettre le moindre son. Soit les lois physiques régissant le monde avaient changées, soit il ne devait plus rester assez de matières organiques encore viables dans cet univers pour que les longueurs d’ondes se répercutent de façon à faire résonner le moindre mot.
Il était loin d’être un expert en sciences, contrairement à son frère et à Dustin, mais est-ce que ça ne signifiait pas – aussi – qu’ils allaient très bientôt manquer d’oxygène ? Jusqu'où les règles du monde réel s'appliquaient à cette dimension aberrante ?
Nancy le fixa d’un air effaré. Elle essaya de parler et se heurta à la même impossibilité que lui. Elle secoua la tête, faisant s’agiter ses boucles en tous sens. Elle plongea ses yeux dans les siens, quelque chose se relâcha en lui. Elle paraissait aussi terrorisée que lui, mais il y avait toujours dans son expression la pointe d’une résolution de fer. Cette expression, il la lui connaissait bien : celle qu’elle arborait quand elle refusait de céder à la peur, quand bien même tout autour d’elle menaçait d’exploser.
Elle avait tant perdu et – alors même qu’il n’y avait plus la moindre miette d’espoir à l’horizon et qu’ils se tenaient tous les deux au bord du précipice – elle parvenait à afficher cette expression.
Alors, il lui sourit. Leurs regards continuaient à s’accrocher, Jonathan se noyait dans le bleu. Le monde autour d’eux n’était plus qu’un décor qui s’effritait. C’était sans importance. Il saisit sa main et la tint contre la sienne, paume vers le ciel. Dans la pénombre bleutée, il était difficile d’examiner en détail la trace de ce qui restait de leurs cicatrices jumelles ; il caressa néanmoins délicatement la marque formant une aspérité sur la peau, avant de la porter à ses lèvres.
Après tout, il avait eu raison. Ils n’avaient pas besoin de mots.
Nancy lui adressa un large sourire, celui-ci fana instantanément. Les larmes débordèrent de ses yeux.
La tôle de la voiture frémit brusquement sous eux. Le sol qui la retenait encore sur un reste de terre se fragmenta. Ils basculèrent dans le vide.
Nancy ferma les yeux et se rapprocha encore plus près de lui, il hocha imperceptiblement la tête et fit de même, posant son front contre le sien. Entrelaçant leurs doigts, leurs mains jointes gelées. Ils frissonnèrent.
Un sentiment vertigineux remua les entrailles de Jonathan, tandis que la Ford Galaxy chutait ; glissant à travers ce qui devait s’apparenter à un gouffre sans fond.
L’air siffla autour de lui et son corps sembla se transformer en gélatine : son cœur rata un battement, son pouls accélérant encore. Il avait l’impression de l’entendre bruyamment résonner contre ses tempes. Il plissa plus étroitement les paupières, attendant l’impact.
Rien ne vint.
Il avait l’impression de flotter.
Lui et Nancy rouvrirent – presque au même moment – des yeux stupéfaits. La voiture ne chutait pas, elle volait. Elle poursuivait sa route à vive allure, se frayant un chemin à travers les dédales d’un Monde en décomposition ; évitant les lueurs rouges, consumant tout sur leur passage, aussi bien que les certains débris qui tombaient en pluie avant de s’étioler.
Soudain, Jonathan comprit. Sa sœur adoptive leur offrait une élévation… ainsi qu’une évasion express.
Eleven.
La Ford s’éleva dans les hauteurs se dirigeant résolument vers une faille lumineuse qui ouvrait un passage dans le ciel.
L’atmosphère s’allégea. Jonathan prit une inspiration.
Le Monde à l’Endroit.
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Notes : je vais faire très court (ça me changera xD) mais le titre était à la fois un jeu de mots un peu foireux avec « Eleven » (d’où le fait que je n’ai – exceptionnellement – pas utilisé son nom/surnom français) dont l’intervention tombe à pic, mais aussi une vague référence à la chanson « Elevation » du groupe Television… qui, dans ma tête, serait – évidemment – l’une des chansons préférées de Jonathan.
*Concernant la présence de la Ford Galaxy et le fait que contrairement au reste des éléments entourant Nancy et Jonathan, elle ne se désagrège pas ; je me suis basée sur la théorie selon laquelle Le Monde à l’Envers serait figé dans sa version de 1983 à cause de l’influence de Will. Même Vecna disparu, je me suis, bien commodément, dit que le lien entre Will et l’Envers pouvait faire que certains éléments ayant une importance pour Will (la voiture de son frère, sa maison et le Château Byers, par exemple) continuent à exister de manière tangible, indépendamment du vide qui reprend ses droits.