La croisée des chemins

Chapitre 1 : La croisée des chemins

Chapitre final

13248 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/01/2020 22:34

Ce texte a été écrit pour l'atelier "Secret Santa" (décembre 2019 - janvier 2020). Il s'agit d'un cadeau pour OldGirl : un crossover un peu délirant entre quatre fandoms. Je n'ai pas eu le courage de mettre des notes de bas de page (il aurait fallu en mettre beaucoup trop)... Mais je tiens à remercier OldGirl elle-même à qui j'ai piqué la fausse identité des Winchester, car je n'ai pas trouvé mieux.



La croisée des chemins



PROLOGUE


Londres, Avril 2010


Deux jours. Cela faisait deux jours qu’il s’était subitement retrouvé propulsé directeur du MI6 sans avoir rien demandé à personne, et voilà que le Fouineur venait déjà mettre son nez (qu’il avait fort grand) dans ses affaires. Il était là, debout, au milieu du bureau lambrissé de chêne, impeccablement vêtu de noir, cravate rouge parfaitement perpendiculaire au sol, son immense parapluie à la main (il semblait ne jamais se séparer de cet objet encombrant, ce qui faisait se demander à bon nombre de ses collaborateurs ce qu’il dissimulait à l’intérieur de la poignée ou dans les replis du tissu imperméabilisé), et regardait son vis-à-vis comme s’il était en train de lui ouvrir métaphoriquement le crâne pour comprendre ce qui se passait à l’intérieur.

Nul doute, d’ailleurs, qu’il y réussissait fort bien. Après tout, c’était la raison pour laquelle il était consulté par le MI5, le MI6 et probablement bien d’autres organisations moins officielles dont le tout nouveau chef des services secrets britanniques n’avait aucune envie d’entendre parler de si bon matin.

– Ne vous étonnez pas de ma présence ici, déclara le nouveau venu avec un sourire mi-figue mi-raisin. Si vous consultez l’agenda de votre prédécesseure, vous pourrez constater que mon nom figure sur la liste des choses pénibles dont il faut se débarrasser chaque matin avant de commencer une vraie journée de travail. Rassurez-vous, je ne vous retiendrai pas longtemps aujourd’hui, je n’ai besoin de vous parler que de l’affaire Westwood.

Mallory se redressa légèrement et fit signe à son interlocuteur de s’asseoir en face de lui. L’affaire Westwood l’inquiétait et il se sentait soulagé que quelqu’un d’aussi subtil et intelligent que le Fouineur ait également repéré l’importance et l’urgence de ce problème.

– Je vous en prie, monsieur Holmes. Je vous écoute.

Un sourire un peu moins crispé se dessina sur les lèvres fines de Mycroft Holmes, qui s’assit, toujours hiératique, son parapluie fermement tenu entre ses deux mains, sur le fauteuil qui faisait face à celui du nouveau M.

– Tout changement de comportement de la part d’un membre de nos services est à considérer sérieusement et je suis ravi de voir que vous ne semblez pas prendre cette affaire à la légère.

– Non seulement je ne la prends pas à la légère, mais elle m’inquiète. Un de nos hackers les plus doués qui semble subitement perdre la raison, il y a de quoi se poser des questions, vous en conviendrez.

Mycroft Holmes hocha la tête d’un air entendu.

– Je sais que vous n’êtes arrivé que récemment à la tête du service et que vous devez avoir beaucoup à faire, mais peut-être serez-vous intéressé d’apprendre qu’un éminent neuroscientifique présente des symptômes similaires à ceux d’Alex Westwood ?

– Puis-je vous demander comment vous êtes au courant ? s’enquit Mallory sans rien laisser paraître de son trouble.

– Une heureuse… coïncidence a amené l’épouse du professeur Rackman à consulter discrètement mon frère au moment où je lui rendais visite.

De nouveau, Mallory se contenta d’un signe de tête et choisit prudemment de ne pas épiloguer sur le caractère « heureux » de cette « coïncidence ». C’était bien le genre du Fouineur de faire espionner son frère afin de connaître l’identité de ses clients et de récolter des informations croustillantes.

– A mon tour de vous faire des confidences. Un homme qui, semble-t-il, travaillait de manière irrégulière pour M… –  je veux dire l’ancienne M –  nous a contactés hier soir pour nous faire part d’un autre cas semblable.

L’aîné des Holmes haussa les sourcils, signe chez lui d’une intense perplexité et, peut-être, d’une certaine irritation –  peut-être en raison de son ignorance sur ce point précis.

– Un cas semblable ?

– Oui, un ancien routier qui travaille à présent comme gardien de cimetière dans le nord de l’Ecosse.

– Trois hommes que rien ne semble a priori relier, murmura Mycroft Holmes. Je n’ai en tout cas trouvé aucune connexion entre Westwood et lord Rackman. Comment s’appelle ce gardien de cimetière ?

– Harry Potter.

Nouveau haussement de sourcil, peu amusé.

– Je vous demande pardon ?

– Il s’agit d’un nom assez commun, répondit M en haussant les épaules.

Lui aussi avait tiqué lorsque son informateur lui avait révélé l’identité du personnage en question, mais après tout, ce n’était pas de la faute de ce pauvre homme si J.K. Rowling avait rendu son banal patronyme si célèbre…

– Et le nom de cet homme qui « travaillait de manière irrégulière pour M » ? J’ai beau chercher, je ne vois pas de qui vous voulez parler –  et je m’étonne qu’elle ne l’ait jamais mentionné devant moi.

Mallory ne put retenir un soupir. La façon dont cet homme au visage glabre, rond et presque poupin, n’eût été la lueur froide et calculatrice qui luisait au fond de ses yeux, était entré dans son bureau, comme s’il en avait été le légitime propriétaire, l’avait presque scandalisé la veille au soir. Mais sans se démonter le moins du monde, l’intrus avait présenté au nouveau chef des services secrets une lettre signée Olivia Mansfield, dans laquelle l’ancienne M expliquait à demi-mot qu’elle était largement redevable au porteur de la présente et demandait à son successeur de ne pas sous-estimer ce « précieux informateur ». Dans quel sens entendait-elle « sous-estimer », bien évidemment, elle ne le précisait pas. Et Mallory ne pouvait s’empêcher de se dire que, sous ses allures de dandy grassouillet tout de noir vêtu, avec ses chaussures immaculées, ses vêtements de luxe et son manteau impeccablement coupé, cet homme aurait probablement fait un formidable adversaire.

– Il s’appelle Fergus… Fergus MacLeod.


.


Le vieil homme tira de la large poche de sa vareuse usée jusqu’à la trame une cisaille à l’aide de laquelle il entreprit de couper, d’un mouvement net et précis, le fil de fer du grillage hexagonal qui séparait l’enceinte de la centrale électrique de l’étroit sentier bordant les eaux grises et sales de la Tamise. Puis, remettant l’outil dans sa poche, il resta immobile, les bras raides le long du corps, le regard fixe, comme au garde-à-vous, et leva la tête vers le ciel où roulaient d’épais nuages noirs, annonciateurs d’orage. Il semblait écouter dans le vent un murmure compréhensible de lui seul tandis que ses cils papillonnaient comme le cœur d’un oiseau pris au piège.

– Qu’est-ce qu’il fout ? Pourquoi il n’entre pas ?

Deux formes sombres, accroupies derrière un muret lézardé sur lequel de rares plantes rabougries avaient trouvé refuge, risquèrent un coup d’œil vers le vieillard immobile avant de se baisser de nouveau, probablement par crainte d’être repérés.

– Je n’en sais pas plus que toi. Peut-être est-il sous l’effet d’un sort.

– Je n’aime pas cette histoire, marmonna le plus petit des deux hommes. Pourquoi ce type serait-il important au point de nous téléporter directement en Angleterre pour le surveiller ? Ce n’est qu’un ancien routier sans aucune ambition, je ne vois pas en quoi il peut intéresser un démon, et encore moins un démon aussi snob que Crowley.

Haussement d’épaules de la part du plus grand.

– Je ne sais pas et je m’en fiche. Tout ce que je veux, c’est mettre la main sur le colt et m’en servir pour réparer ce que j’ai fait. Je me fiche de ce que Crowley veut à ce type. Tout ce qui m’intéresse, c’est qu’il respecte sa part du marché.

– Justement, je ne trouve pas très judicieux de faire confiance à un démon. Tu l’as déjà fait et…

La réponse claqua, sèche et froide.

– Je suis au courant, merci. Je n’ai jamais dit que je faisais confiance à Crowley. Mais nous savons qu’il a le colt, nous l’avons vu de nos yeux. Si le prix à payer pour l’obtenir est de récupérer des informations sur un vieil Ecossais qui a perdu la boule du jour au lendemain, je trouve que nous nous en sortons plutôt bien.

– Tu ne te demandes pas pour quelle raison il nous a envoyés ici ? Pourquoi il s’intéresse à cet… à cet Harry Potter ?

Un bruit de moteur interrompit leur conversation : une moto arrivait à vive allure par la route qui, à l’ouest du bâtiment, menait à l’entrée principale de la centrale. Le conducteur effectua un dérapage mal contrôlé, manqua entrer violemment en contact avec le grillage, se rétablit tant bien que mal et laissa tomber à terre son véhicule, qui émit un râle de protestation avant de se taire définitivement. Le bruit sembla décider le vieil homme en vareuse à passer par le trou qu’il venait de dessiner dans le fil de fer ; puis il se dirigea sans une hésitation vers le conducteur de la moto et commença à cisailler de nouveau le grillage, à son niveau, pour lui permettre de passer à son tour à l’intérieur.

– On y va ?


.


Une deuxième moto, feux éteints, moteur extrêmement silencieux, s’arrêta de manière bien plus contrôlée que la précédente à une trentaine de mètres de la centrale, sur la route qui menait aux plus proches habitations. Le conducteur, visiblement aguerri, posa pied à terre et se tourna vers son passager, un jeune homme mince aux cheveux bruns qui auraient mérité un passage chez le coiffeur. Il paraissait particulièrement décalé sur cette moto, avec sa chemise blanche froissée, sa cravate noire mal nouée, ses lunettes et la sacoche qu’il tenait contre son cœur comme si elle recelait un trésor fabuleux.

– Je me demande vraiment pour quelle raison j’ai accepté de vous emmener avec moi, déclara le plus vieux des deux hommes, dont la coupe quasi militaire n’avait pas bougé d’un cheveu malgré les probables accélérations du véhicule. Vous n’êtes clairement pas fait pour le travail de terrain.

Le jeune homme, aussi blanc que sa chemise, avala sa salive et fit deux pas chancelants dans l’herbe rare qui poussait au bord de la route.

– Nous devons consulter l’ordinateur de Westwood, répondit-il dans un murmure étranglé qui indiquait qu’il se serait lui-même volontiers retiré de l’opération en cours. Il est possible qu’il ait récupéré certains dossiers du MI5 pour les vendre, les donner ou les faire disparaître.

– Et je ne suffisais pas à la tâche ?

– L’idéal serait non pas de voler l’ordinateur mais d’y jeter un coup d’œil sans qu’il s’en rende compte afin de connaître ses motivations, répondit le jeune homme en se passant machinalement une main dans les cheveux, ce qui ne contribua pas à les coiffer le moins du monde. Nous ne pouvions pas deviner que ce type allait nous conduire jusqu’ici.

Le conducteur déplia la béquille de son véhicule et tira légèrement sur sa veste noire et réajusta sa cravate avant de jeter un regard circulaire aux environs. Ses yeux d’un bleu glacé s’arrêtèrent sur leur cible, qui extirpait maladroitement de son sac une cisaille et entreprenait non sans mal de pratiquer une ouverture dans le grillage.

– Non, en effet. J’ai l’impression de suivre votre double, avec trente kilos de plus. Pas vraiment le genre de type à se précipiter sur une moto qui ne lui appartient pas puis à conduire à tombeau ouvert jusqu’à une centrale électrique perdue dans la campagne londonienne.

– Mon double… ? commença le plus jeune avec indignation.

– La vingtaine bien tassée, répliqua l’autre du tac au tac, geek jusqu’au bout des ongles, au point de ne jamais se séparer de son ordinateur, d’une politesse surannée, célibataire, et bien certainement incapable, dans son état normal, de faire démarrer la moindre moto. Rappelez-moi, vous avez eu le permis ou bien… ?

Haussement d’épaules vexé de la part du principal intéressé.

– En tout cas, il s’est précipité ici comme s’il avait le diable aux trousses. A quoi pensez-vous ? Chantage ?

– A ce stade, impossible d’en savoir plus.

– Regardez, il n’est pas seul, quelqu’un le rejoint derrière le grillage pour l’aider à le découper.

– Je ne suis pas aveugle. Et il semblerait même qu’un troisième larron soit en route.

Le plus âgé des deux hommes désigna une forme sombre qui se glissait au même moment dans un interstice du grillage, au niveau de l’entrée sud de la centrale. Il se retourna, tout sourire, vers son partenaire réticent :

– On y va ?


.


L’homme, grand et mince, vêtu d’un costume qui avait dû coûter plusieurs centaines de livres, n’hésita pas à s’agenouiller dans la boue pour essayer, sans succès, de passer sous le grillage, avant de se redresser et d’arracher le fil de fer qui était rivé au mur. Puis il se coula entre le barbelé et le béton, déchirant au passage une manche et le bas de son pantalon.

– Ce type a dû être drogué, chuchota le plus petit des deux hommes qui s’étaient dissimulés derrière la voiture, ce n’est pas possible autrement.

– Souviens-toi de ce que nous a dit sa femme, rétorqua son compagnon en remontant le col de son long manteau. Son comportement a brusquement changé : d’extraverti, il est devenu timide ; incapable de s’éloigner de Londres plus de deux jours, il est parti à plusieurs reprises à la campagne ; et, enfin, de soigneux qu’il était, il est devenu…

– Complètement négligé, oui, j’ai retenu ce qu’elle nous a dit. Mais enfin, tu connais beaucoup de gens dont le passe-temps favori est d’aller se rouler dans la boue pour entrer par effraction dans une centrale électrique ?

– Assez peu, je le reconnais.

De l’autre côté du maillage de fil de fer, l’intrus se redressa, tituba un instant et marcha à grandes enjambées vers l’entrée de la centrale.

– Il y a deux autres hommes qui viennent vers lui. Un homme assez corpulent et un autre plus petit et plus âgé si l’on en croit la manière dont il se déplace, en boitant légèrement.

– Il avait donc rendez-vous ici avec eux ? Mais pourquoi ? Ça n’a pas de sens !

– Je sais. C’est ce qui rend la chose si intéressante.

– Tu as l’intention de les suivre dans cette centrale, n’est-ce-pas ? s’exclama le plus petit en croisant les bras sur sa poitrine.

L’autre se retourna vers lui, l’air passablement surpris.

– Ne me dis pas que tu ne t’y attendais pas. Nous sommes venus jusqu’ici…

– Dans la remorque traînée par la voiture du professeur Rackman, ajouta le plus petit des deux hommes en levant les yeux au ciel. Il n’y avait pas d’autre moyen ?

L’homme au manteau haussa les épaules d’un air de dire « que signifie l’inconfort lorsque le danger est de la partie ? ».

– Il s’est décidé si brusquement à partir, j’ai dû… improviser.

– Et comme d’habitude, ça a été particulièrement confortable et agréable. Ecoute, cet endroit est gardé et sous alarme. A l’instant où ils vont entrer, l’équipe de sécurité va être prévenue. On ne laisse pas un bâtiment de cette taille et de cette importance sans surveillance la nuit. Sans compter qu’il faut nécessairement une équipe pour faire fonctionner les installations électriques.

Son interlocuteur hocha distraitement la tête sans quitter les trois intrus des yeux.

– Oh, tu m’écoutes des fois ?

– C’est rare. Alors, on y va ?


.


Généralement, Dean Winchester n’était pas le genre d’homme à hésiter devant l’action. Il agissait bien souvent avant de réfléchir, caractéristique qui lui avait jusqu’ici plutôt réussi, si tant est que l’occupation de chasseur de démons et autres créatures peu ragoûtantes pût être considéré comme une réussite. Mais dans le cas présent, la situation exigeait une analyse un peu plus poussée que l’habituel « on fonce dans le tas et on voit ce qui se passe ».

– Dean, ils entrent !

L’aîné des Winchester releva la tête par-dessus le muret qui les dissimulait efficacement. En effet, « Harry Potter » (il ne s’y faisait toujours pas) et les deux hommes qui l’avaient rejoint étaient en train de pousser la porte de la centrale électrique avec un naturel étonnant, comme s’ils rentraient tout simplement chez eux après une dure journée de travail.

– Ils entrent ? Comme ça ? Sans forcer la porte ? s’étonna-t-il.

Un regard échangé avec son frère lui suffit. Si ces types pouvaient pénétrer dans ce qui était sans conteste un des bâtiments les mieux gardés du coin, sans déclencher aucune son, aucun remue-ménage, c’était parce que quelqu’un, de l’intérieur, leur avait ouvert la porte, probablement après avoir neutralisé l’alarme et l’éventuelle équipe de sécurité…

Généralement donc, Dean Winchester était celui qui, dans le duo bien rôdé de leur fratrie, agissait avant de penser. Sam, lui, réfléchissait des plombes, se posait tout un tas de questions existentielles, effectuait d’interminables recherches avant de se lancer –  bref, il était l’intello, alors que Dean, lui, avait hérité du rôle du mec cool qui ne se prend pas la tête.

C’est pourquoi il ne s’attendait absolument pas à ce que son crétin de petit frère se lasse brusquement de leur indécision et, déployant ses longues jambes avec une rapidité fulgurante, passe d’un bond aussi agile qu’inattendu de l’autre côté du muret derrière lequel ils s’étaient dissimulés avant de commencer à courir vers leur cible potentielle. Et comme il ne s’y attendait pas, lorsque Sam passa à l’action sans crier ni gare ni quoi que ce soit, il fut lent à réagir.

– Bordel de…

Les jurons précédèrent l’action d’une demi-seconde, puis Dean se jeta à la poursuite de son frère, l’arme à la main et maudissant la chaîne d’événements qui les avait menés tous deux ici, à espionner pour le compte d’un démon des croisement pas très net un vieux routier qui avait lui-même perdu la boule, et qui en prime portait le nom ridicule d’Harry Potter. Son frère avait déjà franchi le grillage par l’ouverture pratiquée par leur cible et avalait l’espace à grandes enjambées. L’aîné des Winchester déchira la manche gauche de sa veste sur un fil de fer, lança un nouveau « bordel » et entreprit de ne pas se faire distancer par son frangin.

C’est alors qu’il vit distinctement deux hommes, qui arrivaient sur leur gauche, courir en direction de la porte de la centrale.

Et deux autres hommes qui, arrivant de l’ouest, leur faisaient face.

Décidément, cette centrale électrique pourrie attirait bien du monde.

Sam se rendit brusquement compte de la présence des quatre autres individus et freina avant de s’emparer de son revolver dans un geste machinal. Pendant ce temps, les autres types s’étaient également aperçu de leur présence. Sur leur gauche comme en face d’eux, le plus petit des deux tira une arme. Dean ne put s’empêcher de penser qu’un septième larron, bien tranquillement planqué dans un coin, ne pourrait manquer de trouver la situation comique. Castiel, s’il les voyait de là où il était (quelque part en train de voleter de droite et de gauche, peut-être : Dean n’avait jamais vraiment pigé ce que trafiquaient les anges quand ils ne venaient pas sur Terre dans le but spécifique et avoué de leur pourrir la vie), devait bien se marrer, s’il était capable de rire, ce dont les Winchester commençaient sérieusement à douter.

Il y eut deux secondes d’un silence un peu consterné, puis le plus grand des deux hommes qui leur faisait face, levant les mains en signe d’apaisement, prit la parole :

– Sherlock Holmes et John Watson, en mission pour Scotland Yard.

Le cerveau de Dean passa en une seconde en mode professionnel :

– Dean Stone et Sam Charden, FBI.

Les regards (et les flingues) convergèrent vers les deux hommes qui avaient visiblement suivi le type à moto.

– Bond. James Bond.

Un nouveau silence. L’homme qui le suivait (et qui semblait vouloir se cacher derrière lui) ajouta d’une voix légèrement tremblante :

– En mission aussi. MI6.

Le dénommé James Bond se retourna vers son acolyte et le foudroya du regard :

– Donnez-leur votre numéro de matricule tant que vous y êtes !

– Désolé, mais je n’ai pas vraiment l’habitude des missions sur le terrain. Alors, si ça peut m’éviter de me faire tirer dessus…

Trois possibilités étaient envisageables : ou bien leurs interlocuteurs disaient la vérité (dans ce cas, pas de problème), ou bien ils mentaient comme les Winchester le faisaient pour régler une affaire quelconque (pas de problème non plus), ou bien ils mentaient car ils étaient de mèche avec les trois types qui avaient pénétré à l’intérieur de la centrale –  et dans ce cas, la situation risquait de se gâter rapidement.

Mais comme ils devaient obtenir des réponses le plus rapidement possible…

– Bon, on entre ? suggéra Dean d’un ton dégagé. Si nous sommes là, c’est que nous soupçonnons un coup foireux, non ?


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« Foireuse », ainsi que l’avait indiqué le petit Américain, la situation l’était certainement. James avait un sixième sens pour détecter les emmerdes, et le premier pas qu’il fit à l’intérieur de la centrale lui confirma immédiatement que quelque chose ne tournait pas rond.

D’abord, le silence était presque palpable. Pas une voix, pas un bruit de pas. Les machines s’étaient tues, les moteurs ne tournaient pas, les immenses générateurs semblaient morts. Une lumière rouge, du genre de celle qui s’allume lorsque le reste ne fonctionne pas, rajoutait à l’impression de fin du monde.

Ensuite, il y avait l’odeur légèrement âcre qui flottait dans l’air.

– Vous ne sentez rien ? demanda à voix basse le grand Américain, qui se trouvait à sa droite.

Que Sherlock Holmes, bien connu du MI6 essentiellement en raison de son fouineur de frère, se fasse passer pour un policier du Yard pour suivre un neurologue au comportement douteux n’étonnait pas Bond outre mesure, et il ne se préoccupait guère de sa présence sur les lieux. En revanche, celle des deux prétendus membres du FBI (qui étaient aussi membres du FBI que Q un agent tout terrain : comment pouvait-on prétendre une telle chose et arborer des chemises à carreaux d’une propreté douteuse et des jeans élimés jusqu’à l’os ?) l’intriguait, sans l’inquiéter outre mesure. S’ils avaient voulu les tuer, ils s’y seraient pris autrement, en restant planqués derrière leur muret et en les arrosant comme au tir à pipes dans les fêtes foraines.

Savoir ce qu’ils faisaient là, cependant, était une tout autre affaire, mais là n’était pas la priorité. La priorité était d’identifier cette odeur à la fois fade et déplaisante qui lui montait à la gorge.

– Un gaz soporifique quelconque ? suggéra Q en montrant de son doigt légèrement tremblant une forme étendue à terre non loin d’eux.

Ou mortel, ajouta immédiatement Bond pour lui-même. Inutile, cependant, d’affoler le coéquipier qu’on lui avait bien malgré lui collé dans les pattes en lui expliquant qu’aucun gaz aérosol n’avait assez de puissance pour endormir qui que ce soit dans un espace aussi immense que celui-ci. Il aurait fallu larguer des tonnes de chloroforme pour parvenir à étourdir quelqu’un dans une pièce de plus de trois mètres de hauteur. Ce qui signifiait que l’on ( qui que fût ce on) n’avait peut-être pas pris tant de précautions et que l’on s’était contenté d’utiliser une arme chimique létale.

Le plus petit des deux « agents du FBI » –  Dean –  s’agenouilla à côté de l’homme étendu à terre et posa deux doigts sur sa gorge.

– Il n’est pas mort, murmura-t-il.

– Il y en a un autre ici, dit John Watson en se penchant à son tour vers le corps qu’il venait de découvrir.

– John, en tant que médecin, quel est ton avis ?

– Ces hommes sont plongés dans un profond sommeil. Ils ont été drogués, pas assommés. Ce qui signifie…

– … que l’intervention de nos trois amis était prévue de longue date, compléta le détective. Et qu’ils ont un complice à l’intérieur de ces murs, qui a neutralisé le personnel ainsi que l’alarme.

James Bond nota qu’à ces mots, les deux Américains raffermirent, peut-être inconsciemment, leur prise sur leur arme. Lui-même avait crispé les doigts sur son revolver.

– Un sort ? murmura le plus petit des deux. Un sac de sorcières planqué quelque part ?

James fronça les sourcils, essayant de comprendre le code secret qu’utilisaient les deux hommes.

Derrière lui, Q blêmit.

– C’est à une attaque terroriste que vous pensez ? Faire sauter la centrale, priver les environs d’électricité ?

– Pas seulement les environs, répondit Sherlock Holmes. La centrale de Littlebrook alimente Londres en électricité lorsque les plus petites stations voisines ne fonctionnent pas.

– Et… c’est le cas en ce moment ? demanda John Watson.

– Oui.

– Pardon, intervint le dénommé Sam, l’air dubitatif, mais comment le savez-vous ? Vous connaissez le planning de toutes les centrales d’électricité de votre pays ?

Le détective haussa les épaules.

– J’ai consulté Internet sur mon téléphone lorsque j’ai vu que l’homme que nous suivions se dirigeait vers Littlebrook Station. Les quatre centrales londoniennes ont été exceptionnellement fermées pour quelques jours. Pour quelle raison, Internet ne le précise pas.

Bond ne put s’empêcher de hocher la tête de manière presque admirative.

– Donc, résumons-nous : nous venons d’entrer dans une centrale électrique que trois terroristes ou plus s’apprêtent à saboter d’une manière ou d’une autre, et nous n’avons donc que peu de temps pour les empêcher de plonger Londres dans le noir complet.

Encore une journée ordinaire au sein du MI6, songea-t-il en tapotant, pour le réconforter, l’épaule de Q qui arborait un rictus figé entre l’incrédulité et l’horreur.

Visiblement, il s’agissait également d’une journée ordinaire pour ses quatre compagnons impromptus, car pas un ne s’enfuit en courant, ni même ne parut vaguement angoissé. Si quelque chose se peignit sur leurs traits, il s’agissait plutôt d’un mélange de résignation et d’excitation –  probablement le même que celui qu’il s’efforçait de ne pas laisser paraître sur son visage.

Il était presque réconfortant de savoir qu’il existait sur Terre des types aussi étranges que lui, qui considéraient que risquer quotidiennement sa vie était encore le meilleur moyen –  peut-être le seul –  pour se sentir pleinement exister.


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Sherlock Holmes était aux anges.

L’affaire, pourtant, ne lui avait pas parue prometteuse de prime abord. Lorsqu’il avait vu entrer au 221B cette femme en tailleur et escarpins et qu’elle avait commencé à lui parler de son mari, il avait failli la mettre dehors. Si John n’avait pas insisté pour qu’il prenne le temps de l’écouter, il l’aurait d’ailleurs fait. Les faits s’étaient révélés curieux –  un 6 ou 7 sur l’échelle de l’intérêt des affaires, suffisamment pour que Sherlock se décidé à écouter pleinement. Jeremy Rackman, neurologue réputé, avait brusquement, du jour au lendemain, cessé de s’intéresser à sa carrière et décidé que de longues promenades dans les forêts qui bordaient la capitale étaient bien plus passionnantes que les mystères du cerveau qu’il s’efforçait de percer depuis plus de vingt ans.

Après trois jours, durant lesquels il avait « égaré » leur chien durant une de ces balades, modifié son régime alimentaire (il n’avait mangé que de la viande crue et du sucre) et manqué inonder leur appartement londonien, sa femme, excédée, était allée trouver Sherlock Holmes, conseillée par le jeune Stanley Hopkins, fervent admirateur du détective, sur lequel Mrs Rackman avait eu la chance de tomber au commissariat de son quartier.

Un tel changement d’attitude était pour le moins intrigant. Sherlock avait donc accepté l’affaire et, embarquant John avec lui malgré ses molles protestations, commencé à filer le neurologue, se cachant dans la remorque de sa voiture pour voir ce qu’il allait faire au plus profond de la forêt.

La réponse, peu attendue, était la suivante : il allait nourrir un essaim de guêpes. Sur la banquette arrière de sa voiture, il avait entassé divers aliments sucrés ainsi que de la viande, et avait déposé le tout sous le nid, puis il s’était brutalement figé et avait couru vers sa voiture, qu’il avait conduite à toute vitesse jusqu’à Littlebrook Station.

Bref, les événements étaient suffisamment embrouillés pour que Sherlock soit ravi. Pour l’instant, il n’avait aucune explication à fournir concernant le brusque changement d’attitude du professeur d’université, mais il avait bien l’intention de la découvrir ici même. Le fait que deux agents du MI6 se soient joints à eux était une bonne nouvelle : cela signifiait que Sherlock Holmes pourrait se concentrer, pour sa part, à relier les faits entre eux pendant que John et Bond s’occuperaient des terroristes. Le spécialiste en informatique qui les accompagnait pourrait peut-être se rendre utile dans une moindre mesure.

Les deux hommes qui prétendaient être du FBI, en revanche, déconcertaient quelque peu le détective. Il était évident qu’ils n’étaient pas ce qu’ils prétendaient être, mais qu’étaient-ils réellement ? Frères, cela sautait aux yeux. Experts dans le maniement des armes, accoutumés à la violence. Dans une fiction fantastique quelconque, Sherlock les aurait qualifiés de chasseurs de démons ou quelque chose du genre, mais dans la vie réelle, il n’avait aucune idée de leurs motivations.

Mais il avait plus important à penser. Que les deux hommes ne fussent pas un danger pour John et lui-même lui suffisait pour l’instant.

– Vous, s’écria-t-il en désignant de la main le jeune homme qui accompagnait l’agent secret (ce dernier posa la main sur sa poitrine et roula comiquement des yeux). Oui, vous, allez donc au poste de sécurité qui se trouve juste derrière vous et visionnez les caméras pour trouver où sont passés nos trois terroristes. Qui sait, vous pourrez peut-être vous rendre utile.

Le jeune homme en question prit un air offensé mais ne protesta pas lorsque John l’accompagna jusqu’à la salle en question pour sécuriser éventuellement l’endroit.

– Que fait-il avec vous ? demanda l’aîné des frères en se tournant vers Bond.

Ce dernier haussa les épaules.

– Mon chef me l’a collé dans les pattes au dernier moment…

– De toute évidence, c’est un excellent hackeur. D’où ma décision de l’envoyer dans la salle où il sera le plus utile.

– Un excellent hackeur ? répéta l’Américain en fronçant les sourcils. Comment vous savez ça ?

John intervint à ce moment.

– Pas maintenant, s’il-vous-plaît. Sherlock, tu pourras frimer plus tard, mais pour l’instant, il y a urgence, vous ne pensez pas ?

Le détective n’eut pas le temps de répondre : trois voix avaient répondu à l’unisson.

– On y va !

– Tu bouderas plus tard, murmura le médecin à l’oreille de son colocataire.

Sherlock haussa les épaules. Bien évidemment, il ne boudait pas. Et, surtout, il ne frimait pas.

Mais il aurait bien aimé expliquer comment l’épaule droite du jeune informaticien du MI6 lui avait fourni les informations nécessaires concernant son métier. En ajoutant peut-être qu’il avait deux chats, qu’il buvait beaucoup de thé et qu’il était probablement germophobe.

Mais les autres avaient raison : il y avait urgence.


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Sam jeta un rapide coup d’œil derrière le fouillis de tuyaux gros comme la cuisse qui acheminait les combustibles d’une salle à l’autre et aperçut une nouvelle forme allongée à terre. La manière dont les employés et les gardiens avaient été neutralisés le rendait perplexe. Mais là où leurs compagnons improvisés, de Scotland Yard et du MI6, penchaient pour une drogue, lui-même et son frère étaient certains qu’un sortilège puissant était à l’œuvre.

Il avait un peu de mal à comprendre comment la simple mission que Crowley leur avait confiée –  suivre un vieux gardien de cimetière et comprendre pour quelle raison il avait soudainement pété les plombs –  s’était soudain métamorphosée en une course-poursuite absurde au beau milieu d’une centrale électrique. On eût dit que les trois intrus et leur(s) probable(s) complice(s) s’étai(en)t volatilisé(s) sitôt la porte franchie. La salle du générateur principal, probable cible des terroristes, était aussi vide que les autres. Ils erraient dans un dédale de tuyaux et de machines étranges qui n’était pas sans rappeler le labyrinthe du Minotaure.

Mais où était la Bête ? se demanda Sam, qui s’attendait à tout moment à devoir faire face à une horde de démons déchaînés.

A ce moment, le dénommé John Watson, qui venait d’ouvrir une lourde porte de métal située à l’extrémité de la pièce, fit de grands gestes pour les appeler.

La porte donnait sur une coursive qui bordait tout le long de la pièce, à une hauteur que Sam évalua à quatre ou cinq mètres, surplombant deux immenses cuves emplies d’eau, prélevées à la Tamise et servant au refroidissement des tuyaux en circuit fermé.  Au milieu de la grande pièce, quatre personnes se tenaient immobiles, les yeux clos, formant un cercle étroit. Il y avait Harry Potter, l’homme qui avait rampé dans la boue, le jeune type qui s’était planté en moto, et une femme très mince, aux cheveux gris, vêtue d’un tailleur strict et de chaussures à talons hauts.

– Deborah Levy, murmura Sherlock Holmes.

– Comment la connaissez-vous ? s’enquit James Bond, légèrement incrédule.

– Il s’agit d’une entomologiste assez réputée.

– Une entomologiste ? répéta Dean, faisant au passage honte à son petit frère.

– Une femme qui étudie les insectes, expliqua rapidement ce dernier.

– Oui, merci, je sais, répondit rapidement l’aîné des Winchester (mensonge, pensa Sam). Vous vous intéressez aux insectes ?

Sherlock Holmes haussa les épaules, mais Sam nota qu’une légère rougeur colorait ses joues. Ils avancèrent de quelques pas sur la coursive, refermant la lourde porte de métal sans un bruit.

– Qu’est-ce qu’on fait ? intervint Bond, à qui le manque d’action semblait peser.

– Qu’est-ce que vous voulez faire ? On ne va quand même pas leur tirer dessus ! protesta Watson dans un chuchotement énervé.

Dean fit une petite moue qui signifiait qu’il n’aurait, pour sa part, que peu de scrupules à leur envoyer une balle bien sentie.

– Mais qu’est-ce qu’ils font ? demanda Sam.

Les quatre « terroristes » ne bougeaient toujours pas. Ils ne parlaient pas, ils ne se regardaient pas. Ils ne faisaient rien. Comme s’ils communiquaient autrement, comme si…

Un crissement désagréable se fit entendre et une sorte de vague noire apparut alors au sol, grignotant du terrain depuis le dessous de la porte et s’avançant, dans une progression lente mais inexorable, vers les quatre individus immobiles.

– Mais qu’est-ce que…

– Des fourmis, répondit Dean d’une voix fatiguée. Ce sont des fourmis. Des putains d’insectes. Tu m’expliques comment on se retrouve avec une malédiction indienne sur les bras à 7000 kilomètres d’Oklahoma City ?


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Une malédiction indienne ? se demanda John, revolver braqué vers les quatre terroristes présumés qui venaient d’endormir de manière incompréhensible l’intégralité des employés d’une centrale électrique dans le but de se mettre en cercle et de rester immobile au pied des cuves de refroidissement.

Tout, dans cette histoire, était étrange, depuis les suspects jusqu’aux membres du FBI qui étaient également sur le coup. L’ancien médecin avait d’ailleurs tendance à penser que les deux Américains étaient du FBI comme sa sœur était sobre. Autant dire qu’il n’accordait que peu de crédit à leurs bobards. Et maintenant, ils se mettaient à parler malédiction. Déjà, tout à l’heure, John avait cru percevoir les termes « sort » et « sorcière ».

Bref, ces types n’étaient pas normaux.

Cela dit, il partageait depuis trois mois un appartement avec un homme qui plantait son courrier sur la cheminée à l’aide d’un couteau à cran d’arrêt, stockait des yeux et des pouces humains dans le bac à légume de leur réfrigérateur, et de manière plus générale paraissait incapable de comprendre les moindres rudiments de la vie en collectivité. Pour ce qui concernait la normalité, il n’avait pas de remontrances à faire à qui que ce soit.

Le nuage de fourmis au sol était à présent tellement dense que les pieds des quatre intrus disparaissait sous un enchevêtrement de pattes, d’antennes et de pinces. Soudain, le crissement exaspérant qui avait accompagné l’arrivée des fourmis cessa. Tout s’immobilisa et retomba dans un silence lourd et menaçant.

Ce n’est pas possible, répétait en boucle le cerveau de John tandis qu’il clignait désespérément des yeux dans l’espoir de faire disparaître la scène irréelle qui se déroulait à leurs pieds, à quelques mètres en contrebas.

Les quatre « terroristes » demeuraient toujours immobiles, au milieu de cette marée d’insectes qui leur arrivait à mi-mollets.

Puis la femme, qui leur faisait face, ouvrit les yeux –  des yeux d’un blanc vitreux, sans pupilles, sans iris, sans regard, mais qui, l’ancien médecin le sentait, lui permettait malgré tout de les voir. Une légère contraction –  surprise, dégoût, colère ? –  crispa le visage mince et lisse, et presque aussitôt, les trois hommes ouvrirent à leur tour les paupières et tournèrent la tête dans un geste mécanique pour fixer de leur regard de poisson mort ceux qui se trouvaient sur la coursive.

A ce moment, les fourmis recommencèrent à bouger. Rapidement. Et dans leur direction.

– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda James Bond en sortant son arme.

– Les fourmis peuvent être dangereuses, répondit le grand Américain, un rien d’hystérie dans la voix. Nous devons nous mettre à l’abri.

– Où ? s’écria John à son tour. Elles peuvent grimper partout !

Les premiers insectes commençaient à envahir les piliers et l’escalier menant à la coursive tandis qu’un crissement de mauvais augure provenait de la pièce d’où ils étaient arrivés.

– Ils les commandent, murmura Sherlock. Ils commandent les fourmis à distance.

John jeta un coup d’œil au petit groupe qui restait toujours parfaitement immobile au centre de la pièce, entre les deux immenses cuves remplies d’eau.

– Je me demande comment ils font, reprit le détective. C’est fascinant.

– Vous croyez vraiment que c’est le moment de se poser ce genre de questions ? s’énerva l’agent secret en secouant la jambe droite pour en faire tomber les insectes.

Les fourmis commençaient à donner l’assaut lorsque le dénommé Dean cria :

– Sautez dans la cuve ! Vite !

Joignant le geste à la parole, il prit appui sur la balustrade, écrasant une cinquantaine de fourmis au passage, et plongea dans l’eau froide. Son coéquipier le suivit une fraction de seconde plus tard.

John, pour sa part, hésitait, mais il se sentit tiré vers le sol par la force conjuguée de milliers de petites pattes –  une force qui, il le savait, dépasserait bientôt la sienne : plusieurs centaines d’insectes montaient à l’assaut de son pantalon. Il sauta à la suite des deux « agents du FBI », qui avaient l’air d’en savoir long sur ce genre d’événements surnaturels (peut-être avaient-ils été formés par Mulder et Scully ? s’interrogea le médecin, qui avait toujours été fan d’X-Files) et d’avoir d’excellents réflexes de survie. James Bond l’imita sans plus attendre.

L’eau était glacée, et lorsque John remonta à la surface, toussant et crachant, il réalisa avec horreur que Sherlock n’avait pas sauté.

– Bon sang, qu’est-ce que tu fous ? Viens ! Elles vont te bouffer !

Mais le détective, qui semblait fasciné par les créatures qui rampaient le long de ses jambes et arrivaient à présent au niveau de sa taille, n’esquissa pas un geste pour rejoindre ses compagnons d’infortune.


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Bien évidemment, Q savait qu’il n’avait rien, mais alors absolument rien à faire aux côtés de 007 dans une affaire comme celle-là, mais cela ne l’avait pas empêché de se sentir vexé lorsque Sherlock Holmes l’avait mis au coin dans la salle de sécurité. Son esprit hésitait entre le soulagement de ne pas avoir à se retrouver au cœur probable de la bataille, et l’humiliation de demeurer en arrière.

Il s’était immédiatement installé au poste de surveillance, passant d’une caméra à l’autre pour essayer de repérer les terroristes et de comprendre comment ils cherchaient à saboter la centrale. Partout, il voyait des employés étendus à terre, profondément endormis, ce qui ne manquait pas de l’étonner à chaque fois. Lui qui se vantait de connaître le fonctionnement de tous les moyens inventés par l’homme pour attaquer, se défendre, mettre hors d’état de nuire ou simplement réduire au silence, n’avait jamais entendu parler d’un gaz capable d’endormir une si grande quantité de gens dans un espace aussi vaste. Il aurait fallu des litres et des litres de chloroforme pour arriver à ce résultat.

Quelque chose lui échappait et il n’aimait pas cela. Comme si les forces à l’œuvre ici n’étaient pas humaines…

Ridicule. Ce n’était pas parce que les deux Américains avaient mentionné un « sort » et des « sorcières » qu’il devait se laisser contaminer par des craintes irrationnelles. Ces deux types n’étaient pas nets, et s’ils voulaient imaginer que les sorcières existaient, libre à eux et grand bien leur fasse. Mais Q était un scientifique, un esprit rigoureux et méthodique. Il devait y avoir une autre explication…

Son raisonnement fut interrompu par l’image d’une des caméras situées dans la salle où l’on stockait l’eau servant à refroidir les tuyaux de la centrale. Entre les deux cuves, les trois hommes avaient rejoint une femme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux tirés en arrière. Les terroristes s’arrêtèrent non loin d’elle, en un carré parfait, mais n’ouvrirent pas la bouche et ne prononcèrent pas un mot.

C’est alors que Q remarqua, non sans angoisse, que les yeux de ces quatre personnages devenaient entièrement blancs. Puis ils fermèrent les paupières et restèrent dans cette position hiératique, telles des statues de marbre figées pour l’éternité.

Le jeune homme déglutit (la piste d’une hypothèse surnaturelle amorcée par les Américains lui semblait de moins en moins improbable) et sortit son téléphone portable pour envoyer un message à Bond, avant de constater que l’appareil ne captait aucun réseau. Il avait pourtant vérifié en arrivant dans la centrale sans rien déceler d’anormal.

Le niveau d’angoisse de Q monta d’un cran.

Les minutes qui suivirent furent un véritable cauchemar. Sorties de nulle part, des milliers de fourmis avaient soudain fait irruption dans la pièce (à peu près en même temps que ses coéquipiers, sur la coursive qui longeait la pièce à quatre mètres de hauteur) puis s’étaient tournées contre Bond et les autres, lesquels avaient dû sauter dans la cuve de refroidissement la plus proche.

Seul Sherlock Holmes, comme pétrifié, était resté sur le bord, les yeux rivés sur les insectes. Q ne pouvait pas vraiment lui jeter la pierre : il était certain que lui-même n’aurait pas réussi à plonger. Il sentit son cœur s’accélérer. Regarder un homme se faire étouffer, dévorer, réduire en miettes par des fourmis ne faisait pas partie de ses projets pour la journée. Mais que pouvait-il faire ? Dans un film, se dit-il en regardant frénétiquement autour de lui, il aurait accès aux commandes permettant de manipuler à distance l’immense crochet qu’il apercevait au plafond de la salle, il pourrait sauver le détective d’une mort atroce… Mais rien, dans la salle de sécurité où il se trouvait, ne pouvait lui être d’une aide quelconque. En un mot, il ne servait à rien.

Ses yeux se posèrent sur un petit bouton rouge, à l’extrémité du bureau. Alarme.

Après tout, se dit-il en tendant la main, qui ne tente rien n’a rien, comme disent les Français.

Le son suraigu de l’alarme déchira le silence et Q porta machinalement les mains à ses oreilles, immédiatement imité par les quatre conspirateurs que le sifflement strident perturbait visiblement. Les fourmis, qui d’une part arrivaient presque aux épaules de Sherlock, et d’autre part avaient commencé à se jeter dans la cuve pour attaquer Bond et les autres, s’immobilisèrent brusquement. Durant une fraction de seconde, la scène demeura figée, puis les insectes, comme pris de panique, se mirent à courir en tous sens. Le tas grouillant et informe sous lequel le détective avant failli être enseveli se décomposa et retomba à terre, le laissant provisoirement libre de ses mouvements. Il prit appui sur la rambarde de la coursive et sauta non pas dans la cuve, mais (non sans brutalité) sur les épaules d’Alex Westwood. Ce dernier, malgré sa corpulence, s’effondra au sol.

Les deux autres hommes et la femme, mains plaquées sur les oreilles, se redressèrent pendant que Bond, ruisselant d’eau, se hissait à l’extérieur de la cuve, suivi par John Watson et les deux Américains, écrasant au passage quelques centaines d’insectes qui s’égaillaient sans logique dans toutes les directions. Ils s’apprêtaient à prêter main-forte à Sherlock Holmes lorsque la femme se raidit et ouvrit la bouche.

Q ne pouvait pas entendre les sons qui sortaient de sa gorge, mais les mouvements de Bond et des autres se firent immédiatement plus lents, leurs yeux se fermèrent, et en l’espace de cinq secondes, ils s’effondrèrent à terre dans une masse grouillante de fourmis.


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– Non mais sérieusement, qu’est-ce qui s’est passé ?

Dean se frotta l’épaule droite, qui avait porté contre le sol lorsqu’il s’était évanoui, probablement en raison de ce qui était sorti des lèvres de Deborah Lévy –  une sorte de mince brume qui s’était rapidement dissipée mais qui, visiblement, avait sur les humains un puissant effet soporifique. L’aîné des Winchester n’avait pas réussi à lutter plus de quelques secondes avant de sentir une force irrépressible lui fermer les yeux et lui ôter toute conscience de son environnement.

Il s’était réveillé quelques minutes plus tard, encore secoué et nauséeux, sans comprendre ce qui lui était arrivé. Les fourmis avaient disparu et, sur le sol, à côté de ses compagnons d’infortune qui émergeaient lentement de leur évanouissement induit par la brume, Harry Potter et les trois autres « terroristes » gisaient, inanimés. L’alarme avait cessé de sonner.

James Bond hocha la tête de gauche à droite d’un air incrédule, tandis que John Watson, dans un réflexe de médecin, allait vérifier le pouls du plus proche des conspirateurs. Sam et Sherlock Holmes, quant à eux, paraissaient plongés dans une profonde réflexion.

– Oh ! Je vous parle ! Qu’est-ce qui s’est passé, à votre avis ? Où sont toutes les fourmis ?

Sherlock Holmes haussa les épaules et tira de sa poche un téléphone portable, puis il se mit à pianoter à toute vitesse sur l’écran.

– Une invasion inexpliquée de fourmis a eu lieu il y a quelques jours non loin de Sheffield, là où vit Deborah Lévy. Elles ont méthodiquement coupé plusieurs câbles électriques non loin sur une ligne de chemin de fer.. Et non loin de Londres, dans la forêt où le professeur Rackman allait se promener quotidiennement depuis une semaine, des guêpes ont inexplicablement attaqué un chenil. Tous les chiens sont morts. Donnez-moi le nom de vos suspects, intima le détective en se tournant vers les Winchester.

– Harry Potter, répondit Sam, faisant naître un sourire sur les lèvres de James Bond.

– Et vous ?

– Alex Westwood.

Nouveau pianotage fébrile.

– Un autre cas dans un cimetière écossais où travaillait votre Harry Potter… des termites qui ont dévoré tous les cercueils. Et encore un autre dans les Downs, près de chez la mère d’Alex Westwood : un nid de frelons a attaqué un petit village. Il y a eu trois morts.

Un silence légèrement abasourdi lui répondit.

– Je peux savoir comment vous avez eu toutes ces informations en aussi peu de temps ? s’enquit Dean.

Il se vantait d’être lui-même assez bon pour les recherches sur Internet, mais là…

– J’ai l’habitude, répondit Sherlock Holmes de manière relativement elliptique. Deborah Levy est une grande entomologiste, elle a dû percer le mystère de la communication entre insectes et utiliser ces fourmis pour saboter la centrale.

– Les fils ? demanda James Bond, un sourcil froncé.

Sherlock acquiesça.

– Les fourmis se faufilent partout. Elles étaient extrêmement nombreuses –  probablement plusieurs fourmilières, réunies ici par ces quatre individus.

– Attendez, attendez, vous voulez dire que ces gens savent… savent « parler fourmi » ?

Le détective ne daigna même pas répondre. Bond reprit :

– Pour moi, il s’agissait de robots miniaturisés extrêmement mobiles, télécommandés à distance.

Sherlock haussa les épaules et son interlocuteur se tourna vers les Winchester :

– Qu’est-ce que vous en pensez ?

– Si je vous réponds que je suis à peu près certain qu’il s’agit d’un sort ou d’une malédiction, vous allez me prendre pour un grand malade, non ?

Les trois hommes levèrent un sourcil qui indiquait qu’en effet, ils se poseraient des questions sur son état mental. Dean soupira.

– Bon, dans ce cas, je n’en sais rien. Mais à la limite, ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus.

– Moi non plus, enchaîna Sam. La vraie question, c’est : que s’est-il passé une fois que nous nous sommes évanouis ?


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La réponse à la question que venait de poser le plus grand des Américains fut fournie par un Q à la limite de l’hystérie, qui fit irruption dans la pièce en gesticulant comme un damné. Bond, qui ne connaissait le quartier-maître que depuis quelques semaines, se demanda s’il s’agissait de son état normal. Le jeune homme lui avait pourtant paru parfaitement calme, posé et maître de lui. L’autre hypothèse était que ce dont il avait été témoin lui avait totalement retourné l’esprit –  hypothèse bientôt corroborée par le « Vous avez vu ? Vous avez vu ? » frénétique qui franchit ses lèvres.

– Vu quoi ? demanda, plutôt agressivement, Sherlock Holmes.

Visiblement, le grand détective n’avait pas apprécié de perdre le contrôle, ne serait-ce que pour cinq petites minutes (la montre de James indiquait 20h42).

Q se tourna vers un coin de la pièce –  totalement vide –  et resta bouche bée.

– Mais… mais… balbutia-t-il. Mais elle était là lorsque j’ai quitté la salle de surveillance !

– Calmez-vous, intima John Watson en posant sur l’épaule du jeune homme une main réconfortante. Vous allez prendre un peu de temps pour reprendre vos esprits, et ensuite, vous nous expliquerez ce qui s’est passé pendant que nous étions inconscients. Avant toute chose, je suppose que c’est vous que nous devons remercier pour l’alarme qui s’est déclenchée de façon particulièrement opportune ?

Q acquiesça machinalement, le regard fixe, halluciné, rivé sur le coin de la pièce où « quelque chose » aurait visiblement dû se trouver. Bond était d’avis de ne pas trop brusquer le jeune homme, aussi fut-il reconnaissant lorsque John Watson écrasa douloureusement le pied de Sherlock Holmes qui s’apprêtait à dire quelque chose de probablement peu amène. Que cet homme eût été capable de se faire un ami dépassait toute logique.

– Bravo, enchaîna le dénommé Sam. Vous avez réagi avec beaucoup de sang-froid et d’à-propos.

Q tourna enfin la tête vers son nouvel interlocuteur. Il était visiblement stupéfait de recevoir des compliments lors d’une mission sur le terrain.

– Oh, je… quand j’ai vu que les choses tournaient mal, je me suis demandé si je ne pouvais pas faire quelque chose, et… et… et j’ai tenté, voilà.

– Bon, assez de félicitations comme ça : qu’avez-vous vu ?

Tous, sauf le quartier-maître, levèrent vers Sherlock un sourcil incrédule, et John écrasa lourdement le second pied de son collègue.

– Sherlock, on a déjà parlé ensemble du timing !

Le détective ouvrit la bouche, considéra les huit yeux réprobateurs qui le fixaient, et referma prudemment la mâchoire.

– Pas le bon moment ? finit-il par murmurer.

– Non, pas vraiment.

– Ça va, ça va, protesta Q, je vais vous expliquer, c’est bon. J’ai eu un choc en voyant qu’elle avait disparu, mais après tout, elle est apparue de manière totalement inexplicable, alors…

– De quoi parlez-vous ? demanda James avec toute la patience dont il était capable (sa curiosité devait aisément rivaliser avec celle de Sherlock, mais M. lui avait demandé de faire des efforts avec Q, et il s’était pris d’affection pour le jeune homme, dont il avait pressenti le potentiel dès leur première entrevue).

– De la cabine de police ! s’exclama le quartier-maître.


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– De la… cabine de police ? répéta John, non sans une certaine méfiance.

Sherlock jugea prudent de se taire, mais il n’en pensait pas moins. Le jeune homme l’avait peut-être sauvé, mais –  ses propos décousus le prouvaient –  il semblait sortir d’un asile psychiatrique.

– La femme qui se trouvait là a ouvert la bouche et je vous ai vus vous effondrer les uns après les autres, expliqua-t-il rapidement.

Le détective ne put retenir une légère grimace, imité par les quatre autres. Pour des hommes à ce point habitués à maintenir sur eux-mêmes un contrôle absolu, cet épisode n’avait pas manqué d’être douloureux. Sherlock avait pourtant essayé de lutter, et il avait vu les autres lutter également, lorsqu’une odeur presque imperceptible mais écœurante avait soudainement empli l’air autour d’eux. Il avait senti sa tête se vider, une étrange torpeur s’emparer de lui. A sa gauche, John, les dents serrées, les poings crispés, faisait appel à toute sa volonté de soldat pour ne pas se laisser aller au sommeil, mais ses paupières s’alourdissaient de seconde en seconde.

James Bond, de son côté, avait retenu sa respiration et essayé de faire usage de son arme contre la femme, mais ses bras devenus trop lourds pendaient, inertes, à ses côtés. Quant aux deux frères, ils s’étaient mis à marmonner une incantation sans queue ni tête –  mais en vain. Tous s’étaient lentement mis à genoux, Sherlock comme les autres, au milieu des fourmis qui grouillaient à leurs pieds.

Le détective s’était alors réfugié dans son palais mental, dans la chambre forte qu’il avait installée au cœur de son esprit. Il avait tenu un peu plus longtemps que les autres, le temps d’entendre, au-dessus de la sonnerie stridente de l’alarme, un bruit étrange provenant –  il s’en souvenait à présent –  du coin que venait de désigner le jeune homme du MI6. Puis une voix avait retenti, une voix qui n’appartenait à aucune des personnes présentes, celle d’un homme jeune, pleine d’entrain –  elle avait ordonné quelque chose comme « sortez immédiatement, vous avez désobéi à la loi galactique »… et puis plus rien. Le vide avait aspiré l’esprit de Sherlock, tout comme il avait déjà entraîné celui de ses compagnons dans le néant.

– Je m’apprêtais à appeler des renforts, poursuivit le jeune homme, lorsque soudain, une cabine téléphonique de police bleue, vous savez, comme celles que l’on voyait dans les rues de Londres dans les années 60-70, s’est matérialisée dans un coin de la pièce, et deux personnes, un homme et une femme, en sont sorties. Je sais, ce n’est absolument pas logique ni cohérent, mais je les au distinctement vus. L’homme était décoiffé…

– Plus que vous ? demanda le dénommé Dean.

Le jeune informaticien le foudroya du regard.

– … il portait un costume marron et il tenait à la main une espèce d’outil étrange qui brillait d’un éclat bleuté. La jeune femme était blonde, vêtue d’un haut de survêtement rose et d’un pantalon noir, elle portait des baskets et elle tenait un bocal dans la main…

– Un bocal ? répéta John, exprimant la surprise de tout leur petit groupe.

– Je n’ai jamais prétendu que c’était logique. Je vous dis juste ce que j’ai vu. Bref, l’homme a pointé sur la tête de cette femme (il désigna Deborah Levy qui n’avait toujours pas repris connaissance) son outil étrange ; les traits de son visage se sont contractés. L’homme a dit quelque chose, mais il n’y a pas le son sur la caméra, et les yeux de la femme se sont révulsés. Elle est tombée à la renverse et… et j’ai cru voir quelque chose sortir de sa bouche, une chose que la jeune femme en rose a enfermée dans le bocal. Ils ont répété l’opération sur les trois autres hommes, Westwood et les deux autres, puis ils se sont penchés vers vous, pour s’assurer que vous alliez bien, j’imagine.

– Et les fourmis ?

– A partir du moment où la femme s’est écroulée, elles se sont dispersées dans toutes les directions, comme si elles étaient ivres ou désorientées.


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– C’est une véritable histoire de fous, conclut John Watson en se passant la main dans les cheveux.

Le jeune homme –  surnommé Q –  acquiesça tout en haussant les épaules, mais Sherlock Holmes et James Bond échangèrent un regard de connivence qui n’échappa pas à Sam…

– Quoi ? Vous savez de qui il s’agit ?

… ni à Dean.

L’agent du MI6 fit une petite grimace.

– Il s’agit d’une légende, déclara-t-il lentement. Une légende qui court dans les services secrets… J’imagine que votre frère vous en aura parlé ? ajouta-t-il en regardant le détective.

Ce dernier acquiesça.

– Mycroft répugnait à y croire, et moi aussi, mais le témoignage de votre coéquipier est pour le moins troublant.

– Pourriez-vous nous expliquer ? demanda Sam poliment, devançant son frère qui s’apprêtait à formuler une requête probablement moins courtoise.

– Disons que cette cabine a déjà été aperçue à plusieurs reprises par nos services, répondit Bond. Elle apparaît dans d’étranges circonstances, et ses… « passagers », faute d’un meilleur terme, ne sont pas toujours les mêmes.

– Plusieurs témoignages vont également dans ce sens, ajouta Holmes. Mais peut-être, reprit-il en se tournant vers le jeune homme qui sursauta devant son ton accusateur, peut-être l’avez-vous justement imaginée parce que vous aviez entendu parler de cette histoire. Vous aurez eu une hallucination, peut-être provoquée par un gaz, disséminé dans toute la centrale…

– Et les autres éléments pour le moins troublants ? intervint Dean. Le silence de nos suspects, leurs yeux blancs, révulsés, l’apparition des fourmis, le fait qu’elles se soient tournées contre nous ?

– Une hallucination collective, peut-être, répondit Sherlock Holmes d’un ton hautain. Mais peut-être préférez-vous croire qu’il s’agit d’une malédiction indienne ?

Sam poussa un soupir. Comment convaincre des hommes aussi rationnels de ce qui existait là, dehors, non loin d’eux ?

– Je pense que les fourmis étaient des robots miniaturisés, dit Q pensivement. Et je donnerais cher pour comprendre comment ils fonctionnaient et par quel moyen cette femme les commandait à distance.

– C’étaient de vraies fourmis, contra sèchement le détective. Deborah Levy a trouvé un moyen de communiquer avec elles et de les convaincre de s’en prendre aux humains et à leurs installations électriques. Dès qu’elle sera réveillée, je me ferai un plaisir de lui poser la question.

Les deux hommes entrèrent alors dans un débat virulent, dont Sam se détourna rapidement. Il s’agissait évidemment d’un sort ou d’une malédiction, mais personne ne l’accepterait. Dean s’approcha de son frère.

– Qu’est-ce qu’on dit à Crowley ?

– On attend qu’Harry Potter se réveille et on lui pose des questions, répondit le cadet des Winchester avec un nouveau soupir.

– A ton avis, pourquoi est-ce qu’un démon des croisements s’intéresse à ce type ? Tu crois que ça a à voir avec le cimetière dont il est le gardien en Ecosse et que les fourmis ont attaqué ?

– Je n’en sais rien.

– Tu ne crois pas que ce serait une bonne idée d’aller y faire un tour ?

– Non, Dean, je crois que ce serait une bonne idée de finir cette foutue mission et de récupérer le colt.


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– Ils ont tout oublié. Ils ne se souviennent de rien.

– Comment ça, de rien ?

John haussa les épaules. Lui aussi trouvait la pilule un peu grosse à avaler, mais il savait reconnaître une véritable amnésie lorsqu’il en voyait une. Les quatre « terroristes » n’avaient repris connaissance que le lendemain de leur aventure, à l’hôpital, et bien évidemment Sherlock avait voulu s’y rendre, accompagné d’un James Bond de très bonne humeur, d’un Q relativement neurasthénique (apparemment, il supportait mal l’alcool) et des deux Américains, qui leur avaient avoué, la veille au soir, être frères et ne pas appartenir au FBI. Ce qu’ils venaient faire à Londres demeurait nettement plus flou, de même que leur véritable travail aux Etats-Unis. Ils avaient prononcé de nouveau des mots absurdes tels que « sortilège », « malédiction », « démon des croisements » et autres choses du même acabit, mais avec quelques verres d’alcool dans le sang et après avoir subi un assaut de fourmis vindicatives dirigées à distance par des humains muets, rien n’avait semblé vraiment impossible, et personne n’avait réagi devant de pareilles absurdités.

Car ils avaient passé la soirée ensemble. Une fois la police, le MI5, le MI6 et les urgences médicales dûment prévenus, après avoir essuyé les commentaires désobligeants de Mycroft lorsque ce dernier avait constaté que les enregistrements vidéo des caméras de surveillance avaient mystérieusement disparu, après avoir compati avec Mallory, le nouveau chef des services secrets, qui devait effectuer le voyage du retour avec l’aîné des Holmes, ils s’étaient retrouvé tous les six un peu désœuvrés, et avaient décidé d’aller prendre un verre avant de se séparer. Puis, une chose en entraînant une autre, un deuxième verre avait suivi le premier. Les langues s’étaient déliées (John prenait note de ne faire boire Sherlock que dans les cas désespérés : il devenait beaucoup moins agaçant, mais également beaucoup moins cohérent), chacun y était allé de sa petite histoire, et pour finir, ils avaient passé la nuit dans un pub et avaient eu la brillante idée, au petit matin, d’aller rendre visite à leurs « terroristes ».

Deborah Levy était particulièrement affectée par les événements. Elle se souvenait avoir donné au British Museum une conférence sur le rôle des individus oisifs dans les fourmilières, puis être rentrés chez elle, quatre jours auparavant… et plus rien, le trou noir. La même chose était arrivée à ses trois compagnons d’infortune. Alex Westwood tremblait à l’idée qu’il ait pu divulguer sans le vouloir les secrets du MI5 ; le professeur Rackman, assailli de hauts-le-cœur quasi permanents à l’idée qu’il n’avait mangé que de la viande crue et du sucre pendant près d’une semaine, essayait vainement de trouver un sens à son amnésie. Enfin, le dénommé Harry Potter semblait s’inquiéter d’avoir laissé son cimetière sans surveillance (« déjà que des termites ont failli me boulotter mes cadavres la semaine dernière », avait-il expliqué, un tremblement dans la voix ; « ça serait pas du goût de M. MacLeod, ça, non, voyez-vous, il faut que je rentre pour le rassurer »). John avait renoncé à comprendre ce dernier point et était sorti de la chambre où il avait été admis en tant qu’ancien médecin, pour faire un compte-rendu à ses coéquipiers.

– Donc, on ne peut rien en tirer ? résuma Dean. On ne saura jamais ce qui s’est passé ?

– Non, probablement pas. Mais l’essentiel est que tout soit rentré dans l’ordre.

Le regard noir que lui jeta Sherlock lui fit comprendre à quel point ce qu’il venait de dire était absurde pour ces hommes dont l’unique but dans la vie semblait précisément de comprendre ce qui se passait.


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Ils se séparèrent sur le trottoir, devant l’hôpital. Q sentait qu’un marteau-piqueur s’efforçait de lui perforer le crâne à chaque mouvement un peu brusque qu’il faisait. Il avait bu la veille au soir, pour essayer d’oublier les choses terriblement incohérentes et impossibles qu’il avait vues –  mais rien n’y faisait : les moindres détails de la boite bleue et de ses occupants demeuraient gravés dans sa mémoire.

Il avait distinctement vu l’homme s’agenouiller auprès de Deborah Levy et passer au-dessus de sa tête une sorte d’outil étrange. Le genre de gadget qu’il rêverait de pouvoir examiner de près si on lui en laissait l’occasion, car il l’avait levé en l’air quelques secondes, et l’alarme s’était immédiatement tue. Quel inventeur ne rêverait pas d’une télécommande universelle, capable de régenter machines et humains ?

Il revint à lui lorsque Sam lui serra la main.

– Bonne continuation à vous. J’espère que votre prochaine mission sera plus calme.

– Je l’espère aussi, avoua le quartier-maître avec un sourire un peu piteux. Je ne suis pas vraiment un homme de terrain. Et vous, quand repartez-vous aux Etats-Unis ?

L’aîné des Winchester (ils leur avaient avoué leur véritable nom la veille au soir, après six ou sept verres, et Q l’avait miraculeusement retenu) ouvrit la bouche pour leur répondre, mais une voix à l’accent indubitablement anglais le devança :

– Je dirais… dans cinq petites minutes, si cela convient à tout le monde.

Q, comme tous les autres, leva les yeux vers l’homme qui venait d’apparaître derrière Sherlock Holmes. Apparaître, bien sûr, n’était pas le mot, il s’était tout simplement montré extrêmement discret et glissé derrière eux sans un bruit… n’est-ce-pas ? Bond fronça les sourcils, comme s’il s’étonnait de le voir là. Les deux frères eurent, quant à eux, l’air exaspéré.

– Crowley, quelle bonne surprise ! ironisa Dean.

– Alors, les garçons, avez-vous réglé mon petit problème ? s’enquit l’homme sans paraître remarquer le ton sarcastique de son interlocuteur.

Sam acquiesça, mâchoires serrées.

– Votre précieux Harry Potter n’a aucun souvenir de ce qui lui est arrivé durant la semaine dernière, mais il a retrouvé sa charmante personnalité. Demain, il sortira de l’hôpital et reprendra son travail.

– Et bien, dans ce cas, il ne me reste qu’à honorer ma part du marché…

Au beau milieu de la rue, le dénommé Crowley tira de sa poche un magnifique revolver à la crosse patinée par le temps et ornée d’une étoile à cinq branches, et le tendit aux deux frères. Sam s’en empara le premier, l’air avide.

– Faites-en bon usage, susurra l’homme en noir.

Le temps que Q cligne des yeux, il avait disparu.

– Je rêve, il est parti ? s’écria Dean.

– On a le colt ! répondit Sam d’un air triomphant.

– Ouais, mais on va devoir rentrer en avion… En avion, Sam, tu te rends compte ?

Q renonça à essayer de comprendre de quelle autre manière ils auraient bien pu retourner aux Etats-Unis de toute façon. Il avait eu sa dose d’événements étranges pour le restant de ses jours.


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EPILOGUE


Quelque part dans l’univers, entre deux failles temporelles


Le TARDIS se dirigeait sans se presser (si tant est que cette expression veuille véritablement dire quelque chose pour un vaisseau qui pouvait remonter le cours du temps) vers la planète Ydrania. A demi assise sur la console de navigation, Rose examinait avec une curiosité non dissimulée le bocal dans lequel on pouvait voir quatre insectes noirs rayés de jaune, immobiles, qui semblaient la fixer du regard.

– On dirait un mélange entre des guêpes et des fourmis, fit-elle remarquer.

Le Docteur hocha la tête, ravi de voir que la jeune femme lui adressait la parole spontanément. Le changement de corps était toujours quelque chose d’extrêmement perturbant, non seulement pour le Seigneur du Temps concerné, mais également pour ceux et celles qui l’entouraient. Rose le regardait parfois avec une incrédulité qui lui faisait mal, comme si elle espérait le voir se métamorphoser de nouveau en celui qu’il avait été naguère.

– C’est exactement le cas. Il s’agit d’une race très ancienne, et en voie de disparition. Ils essayent d’essaimer un peu partout dans la galaxie en investissant le corps d’un hôte –  généralement l’espèce la plus intelligente ou développée de la planète –  et, avec l’aide des insectes locaux, ils colonisent les lieux. Puis ils abandonnent la planète entre les mains des insectes, qui en échange leur fournissent un certain nombre de denrées rares, qu’ils commercialisent de manière totalement illégale.

Rose fit la moue.

– Pas très sympa, conclut-elle.

– Non, en effet.

– Comment prennent-ils possession du corps humain ?

– Rien de plus simple : il s’agit d’un contrôle mental extrêmement puissant. Une fois à l’intérieur du corps…

– Berk, je ne veux pas savoir comment ils sont rentrés !

– Par un orifice naturel, je ne vois que cette possibilité, répondit le Docteur avec simplicité.

Rose lui lança un nouveau regard dégoûté.

– J’ai dit que je ne voulais pas savoir. Et ensuite ?

– Une fois à l’intérieur du corps, il leur suffit de se connecter au système nerveux et de prendre le contrôle du cerveau. La conscience de l’humain est alors mise hors-circuit. Aucune des personnes victimes des Ydraniens ne se souviendra de quoi que ce soit.

Il y eut un silence, que le Docteur mit à profit pour examiner la jeune femme à la dérobée. Elle semblait avoir grandi, mûri, depuis la réincarnation de son compagnon. Il ne savait pas s’il devait s’en réjouir –  elle ne lui plaisait que davantage ainsi –  ou s’en attrister. Lui qui disposait quasiment de l’éternité n’aimait pas l’idée qu’il pouvait contribuer à faire « vieillir » les gens qu’il aimait. Mais enfin, si Rose était devenue plus sérieuse, plus réfléchie, peut-être également plus triste, c’était bel et bien à cause de lui…

– Pourquoi avoir visé une centrale électrique ?

– Les Ydraniens détestent la lumière. Après avoir fait chacun de leur côté quelques tests sur divers insectes, ils ont porté leur dévolu sur les fourmis et ont commencé à s’attaquer aux petites centrales proches de Londres…

– C’est pour ça qu’elles étaient fermées !

– Eh oui. Il ne leur restait plus qu’à se rendre à Littlebrook pour porter le coup de grâce. Ensuite, ils auraient probablement fait appel aux termites pour détruire les habitations, aux frelons et guêpes pour harceler les humains…

– Bref, ça se serait mal terminé, sans vous.

Le Docteur prit un petit air modeste qui, il le savait, ne lui allait pas du tout. Les compliments de Rose lui réchauffaient les cœurs mais le mettaient également mal à l’aise. Il ne savait tout simplement pas quelle contenance adopter (ce qui, à neuf cents ans passés, était tout de même un peu ridicule).

– Pourquoi avoir choisi ces humains-là précisément ? poursuivit la jeune femme en secouant légèrement le bocal.

Les Ydraniens vacillèrent sur leurs six pattes.

– A cause d’une certaine analogie dans leur mentalité : un entomologiste, un spécialiste du cerveau, un informaticien et un ancien routier. Autant d’activités qui traitent des réseaux et des communications, un sujet particulièrement important pour les Ydraniens. C’est d’ailleurs ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Sans mauvais jeu de mots.

Rose sourit.

– Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

Le Docteur ouvrit la bouche pour répondre, mais la jeune femme reposa le bocal non sans brusquerie et se leva d’un bond.

– Attendez, attendez, laissez-moi deviner : on va discuter avec les Ydraniens et leur expliquer que ce qu’ils font c’est mal et que selon la loi galactique, ils doivent arrêter immédiatement ?

Une petite lueur d’amusement brilla dans les yeux de l’homme que la jeune femme apprenait tout juste à connaître. Peut-être allait-elle finalement s’habituer à lui, finir par lui porter les mêmes sentiments que ceux qu’elle éprouvait pour… pour l’autre.

Il lui lança un sourire éclatant.

Allons-y !

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