Premier Coven

Chapitre 1 : Premier Coven

Chapitre final

2048 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 31/10/2022 13:12

Premier Coven



Mardi 24 octobre 1662

(3 jours avant la Pleine Lune la plus proche de début novembre)

1er jour des festivités du Grand Sabbat de Samhuinn (1) 

vers 6 heures du soir



Une petite dizaine de jeunes femmes tout juste sorties de l’adolescence avancent, marchant à la queue-leu-leu et ne portant qu’une aube en tissu d’un blanc-jaunâtre pour tout vêtement. Les jambes nues, elles grelottent toutes. Les yeux bandés, elles trébuchent régulièrement, glissant ou buttant de leurs sabots sur les pierres qui émergent ça et là du creux du chemin, tombant aussi, parfois, malgré la poigne de fer de celles qui, vêtues de tenues plus sombres, les aident dans leur silencieuse avancée. 


Un bruit de chute dans les feuilles devant elle force Rowena à s’arrêter. Une forte odeur d’humus s’élève du sol. La rouquine l’inspire, souriant d’en avoir fini avec la puanteur des peaux encore à tanner de l’atelier de son père. Bientôt, elle ne portera plus ce parfum de mort sur elle, comme un manteau invisible. Bientôt, elle en saura assez pour s’envelopper en permanence d’une senteur de roses sauvages et de lys aux effluves capiteux. Immobile et frissonnante, elle garde la bouche entrouverte pour ne pas claquer bruyamment des dents malgré les mouvements saccadés de sa mâchoire inférieure. Elle en a assez des regards de répulsion et de pitié et compte bien réussir sa vie, devenir la meilleure de toutes les sorcières et oublier son enfance entourée par les peaux de charognes.


Celle qui la guide finit par la pousser à avancer de nouveau dans un silence pesant … À de rares exceptions près, on ne s’adresse pas à celles qui ne sont pas encore initiées, c’est la règle ! La dernière fois que Rowena a entendu quelqu’un lui parler, c’était le samedi précédent, quand on les avait enfermées dans de petites cellules sans fenêtre, seulement une meurtrière très haut au-dessus de leurs têtes dont la présence leur permettait tout juste de distinguer le jour de la nuit.


“Vous n’avez pas le droit de parler. Vous aurez une coupe d’eau et un morceau de pain chaque matin. Mardi, on vous donnera aussi un bandeau. Quand vous entendrez la cloche de l’église du village sonner midi, vous devrez avoir mangé votre pain, bu votre eau et reposé la gamelle près de la trappe. Ensuite vous mettrez le bandeau et vous attendrez qu’on vienne vous chercher. Celles qui ne l’auront pas sur les yeux au moment de notre passage ne seront pas initiées dans notre Coven … ni cette fois, ni jamais !” - leur avait-on dit à ce moment-là.


Apparemment, elles avaient toutes obéi.


On les avait déshabillées sans ménagement, vêtues de leur aube initiatique, puis finalement emmenées dehors. Elles se suivaient les unes les autres depuis plus de deux heures dans ces conditions.


Les oiseaux qui piaillaient dans les environs quand elles étaient sorties s’étaient tus. Rowena estima qu’il faisait sans doute déjà nuit noire. Un bruit soudain fit geindre deux des membres de leur petite troupe mais il ne s’agissait que d’un âne, apparemment nommé Baryton, qui avait brait avant de les dépasser en trottant, suivi par sa propriétaire. La femme, à la voix chevrotante, l’invectivait pour tenter de l’arrêter. Le glapissement d’un renard résonna au loin, en effrayant une autre qui commença à pleurer que les loups ne tarderaient pas à les attaquer. Rowena secoua la tête avec une moue dépitée tandis que les geignardes suppliaient pour qu’on les laisse participer au Coven, en vain. On les renvoyait à leurs chaumières et, sans doute, à la vie de misère que la rouquine a fui. Trois candidates éliminées parce qu’elles avaient eu peur d’un âne et d’un renard … Elles avaient de la chance de pouvoir repartir en vie, certains Covens étant connus pour ne pas laisser de quiconque d’extérieur en capacité de révéler quoi que ce soit sur l’emplacement du lieu sacré. Celui-ci était plus tolérant et les recalées seraient endormies, raccompagnées et déposées à un endroit qu’elles connaissaient déjà.


Les rescapées, dont Rowena, marchèrent encore un bon quart d’heure. Puis on les fit s’arrêter. La jeune fille de dix-sept ans entendit les autres être placées alternativement à sa droite et à sa gauche jusqu’à dernière. Une sensation de douce chaleur sur la peau de ses mains et de ses mollets, accompagnée du craquement familier d’un bon feu et de l’odeur du bois en train de brûler lui permirent de deviner que l’heure allait bientôt venir de leur initiation. Elle inspira l’air réchauffé par les flammes.


Quelqu’un s’approcha de leur groupe et, au rythme de ses pas, toutes purent sentir qu’il s’agissait de quelqu’un de puissant dans le Coven. L’individu les longea toutes par l’arrière, s’arrêta près de Rowena, se rapprocha d’elle et, sans un seul mot, posa sa main, celle d’un homme comprit-elle, sur son épaule, puis il la força à reculer d’un pas avec lui, la fit pivoter sur sa gauche et marcher sur quelques yards à ses côtés avant de la replacer à l’extrémité gauche de leur petit groupe. 


“C’est là qu’est ta place, jolie flamme d’albâtre.” - lui souffle-t-il à l’oreille. 


À l’instant même où Rowena entendit ces mots, elle sentit les cheveux de sa nuque se dresser et sût que personne n’aurait plus d’influence sur sa vie que celui qui les avait prononcés. (2) Un frisson qui ne devait rien à la température ambiante la secoua tandis que l’homme s’éloignait d’elle. Elle entendit que l’on déposait quelque chose à ses pieds puis une autre main, plus fine, la força à s’agenouiller, ne faisant cesser la pression que lorsque Rowena céda. Elle sentit le contact d’un tissu épais, de la laine, sous ses doigts quand elle les posa devant elle pour s'assurer de ne pas avoir une pierre acérée sous les genoux.


Au bout de quelques instants, l’homme reprit, la voix étrangement étouffée, à l’intention de tout le Coven.


“Mes frères et sœurs, nous sommes réunis en ce soir de Grand Sabbat pour accueillir neuf, non pardonnez-moi, six nouvelles sœurs dans notre Coven. Très franchement, je ne suis pas certain que nous parvenions à att…” - un braiment l’interrompit brusquement. - “Ma sœur, si tu ne fais pas taire cet animal, je m’en chargerai personnellement et sa tête trônera sur cet autel avant la fin de notre cérémonie ! Où en étais-je ? Ah, oui, les nouvelles … Donc, six nouvelles sœurs rejoignent notre Coven en ce premier soir de Grand Sabbat … Mes sœurs, c’est à vous que je m’adresse maintenant … Vous pouvez retirer ces bandeaux qui ferment votre regard à la lumière de la magie. Vous le conserverez toujours, en souvenir du jour de votre initiation.”


Rowena desserra le nœud derrière sa tête et laissa glisser le bandeau jusqu’au sol.


Face à elle, un grand feu de joie brûlait, l’aveuglant un instant et repoussant les ombres hors de son cercle. Entre le feu et elle, un autel en pierre était couvert de fruits, de légumes d’automne et de champignons et derrière lui, une ombre gigantesque se détachait sur le fond des flammes. Même si la silhouette générale était celle d’un homme, le crâne d’un cerf à la ramure imposante qui reposait sur son cou lui donnait un aspect animal et puissant. 


Près de la limite du cercle de lumière, sur sa gauche et derrière elle, Rowena remarqua que deux arcs de cercles consécutifs de foyers l'élargissaient. Les yeux écarquillés, elle réalisa que plus de deux cents personnes encapuchonnées, placées en demi-cercle derrière leur petit groupe, les entouraient. Il y a aussi bien des hommes que des femmes présents mais les deux groupes étaient clairement séparés l’un de l’autre. Elle se trouvait visiblement dans une clairière dont les limites se situaient à l’extérieur du second cercle de foyers. Elle n’avait jamais vu un espace aussi dégagé dans une forêt. Elle leva les yeux vers le ciel dégagé et vit que la Lune, gibbeuse, (3) ne tarderait pas à éclairer la clairière par l’ouverture entre les arbres au-dessus d’elle. Elle déglutit. 

Éclairées par les flammes des différents foyers, les feuilles des arbres donnaient à l’air une teinte dorée qui se mêlait à celle, argentée, de la lune.


Patient, l’homme au crâne de cerf leur laissa le temps de découvrir les lieux, même si aucune des nouvelles membres du Coven n’osa bouger de l’endroit où elle se trouvait. Soudain, le claquement de ses mains l’une contre l’autre les rappela à la réalité de leur situation. 


“J’imagine que vous avez toutes chaud, puisque aucune d’entre vous n’a encore ramassé ses vêtements par terre !” - dit-il. Une des voisines de Rowena posa son regard sur le tas de tissus au sol et se précipita pour commencer à se rhabiller tandis qu’il ajoutait. - “Ah, apparemment, j’avais tort ! Mais prends ton temps, princesse, personne ne viendra t’enlever tes frusques … Enfin, pas avant deux ou trois jours !”


Rowena regarda à son tour les vêtements posés devant elle. D’une couleur plus que douteuse, ils étaient tout sauf élégants et représentaient à ses yeux tout ce qu’elle ne voulait plus être. La seule chose qui lui semblait utile était la vieille cape en laine écrue qu’elle avait elle-même confectionnée des années auparavant. Elle leva la main, n’osant pas encore parler sans y être invitée. 


“Nous t’écoutons, ma toute belle !” - lui dit l’homme.


“Je me souviens que, quand j’étais enfant, ma mère brûlait, à cette période de l‘année, tous les vêtements trop usés et troués pour être encore portés. Alors je me demandais si je pouvais …”


Elle baissa les yeux, n’osant pas continuer. Il s’approcha d’elle, regarda le tas de tissus aux pieds de Rowena et se pencha près de son oreille. Tout en lui saisissant le bras droit d’une poigne ferme, il lui dit d’une voix profonde, la faisant frissonner de nouveau.


“Tu as un tempérament de feu, ma petite chandelle ! J’aime ça … Mais laisse-moi te donner un conseil, cependant : ta cape, garde-la pour avoir de quoi te couvrir un peu pour dormir. Le reste, tu peux en faire ce que tu veux, ce sont tes affaires, après tout ! ”


À peine la lâchait-il qu’elle se baissa, se saisit de sa robe usée et se précipita vers le bûcher central pour y projeter le vêtement au parfum de mort. 


De nouveau, irradiant d’une aura de liberté, elle regarda le ciel, le feu purificateur et les arbres à moitié dissimulés par une légère brume et un sentiment d’appartenance l’envahit. Elle était à sa place dans cette forêt, dans ce Coven, dans sa nouvelle vie de sorcière.



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Notes


1 - Il s'agit de l'orthographe en Gaelique écossais du mois de Samhain (novembre).

2 - Au cas où vous vous poseriez question sur l'identité de cet homme : il aura un fils, Fergus, avec Rowena.

3 - La Lune est dite gibbeuse quand elle est “bombée” sans être pleine. Elle est donc gibbeuse durant la semaine avant et la semaine après la Pleine Lune.

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