Terres de Légende

Chapitre 1 : Karadan

3213 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 24/12/2022 18:02

Les bourrasques qui de jour comme de nuit balayaient la lande portait des odeurs de sel et de marée. En mer, une tempête faisait rage. Le parfum caractéristique du vent d’ouest attestaient des caprice d’un ciel qui ne se manifestaient au dessus de Karadan que sous la forme d’un uniforme plafond gris sombre. La butte se dressait pourtant à bien des lieux de l’océan, loin à l’intérieur des terres d’Eustrie. 

Dans la cour du château, les poiriers se cabraient furieusement. Les feuilles arrachées tourbillonnaient à ne plus pouvoir retomber. Un instant, le calme retomba.  Puis les rafales reprirent de plus belle, emportèrent une branche feuillue qui alla se coincer dans la chaume du toit du cellier. 

Valindra abaissa son épée de bois pour mieux contempler le ciel. Face au vent qui séchait la sueur de son visage aussitôt qu’elle s'échappait de ses pores, l’odeur d’iode pénétrait ses narines aussi nettement que si elle eût été à la proue d’un navire. 

Sa poitrine se serra à l’idée de ce que cela représentait pour tant d’inconnus, en mer et sur la côte. Ses lèvres muettes adressèrent une prière à Dagon, qui régnait depuis les profondeurs de son palais sous-marin et à Habonde, la dame de la bonne fortune. Puisse-t-elle porter chance aux marins perdus. Valindra conclut son intention d’un signe de croix solennel.


« Aieuh ! » s'exclama-t-elle, soudainement rapellée à la réalité par une cuisante douleur aux doigts. Elle lâcha l'épée de bois et secoua ses phalanges endolories.


« J'ai gagné ! » s'écria Lysandra, triomphante. Elle tambourina bruyamment son épée de bois contre le rebord de son écu. 


Sa soeur et elle avaient le même sourire, disaient-ont. Celui de Lysandra, qui  fendait toute la largeur de sob visage, derrière le nasal du heaume cabossé un peu trop grand grand pour sa tête était troué par la chute tardive de ses dents de laits. Et celles définitives poussaient de manière anarchique, toute travioles. Valindra avait connu ce soucis, en son temps. Elle avait, pendant une bonne partie de son adolescence, passé ses journées à mastiquer une racine que sa mère lui avait prescrite et laquelle Lysandra n'echaperait certainement pas à son tour. Et cela avait payé. A l'âge de dix-sept ans, le sourire de Valindra était à présent aussi régulier et resplendissant que possible. 

Dentition mise à part, les deux soeur se ressemblaient autant que le jour et la nuit. Lysandra tenait de leur père, le rude Cléon de Karadan : les cheveux châtains, les yeux gris, une ossature forte. Son aînée Valindra la dépassait encore d'une bonne tête mais au rythme de sa croissance, elle ne tarderait pas à la dépasser. Elle, tenait de leur mère, la belle Cisante de Karadan : Grands yeux bleus et cheveux blonds, lisses et soyeux, une silhouette svelte et athlétique. Même spirituellement chacune d'elles tenaient de l'un de leur parents : Lysandra n'aimait rien tant que les longues chasses dans la lande et se tenir aux côtés de père lorsqu'il rendait justice. Valindra pouvait passer des heures enfermé avec mère dans son cabinet, à apprendre à concocter charmes et sortilèges, penchés sur d'obscures grimoires. 


« C'est pas du jeu, le vent m'a distrait ! Il y a une tempête, on dirait. »


Lysandra huma l'air à son tour.


« Oui, ça se sent… N'empêche que. J'ai. Gagné .»


Valindra soupira. Jamais sa sœur ne la laisserait en paix pour ça.


« Reconnais-le ! »


« Si ça peut te faire plaisir de triompher sans gloire… tu as gagné. Pour cette fois. »


Le choc chaotique de l'épée contre son écu redoubla d'intensité. Dès qu'elle en eut assez de lui briser les tympans, Lysandra réclamma : 


« Une autre ! Je vais te mettre la misère et à la loyale ! Tu  ne pourras plus protester. »


Valindra obtempéra. Elle leva son épées de bois, en garde, prête pour une nouvelle série de passes. Il fallait en profiter. Un jour, Lysandra serait peut-être meilleure qu'elle. 


« Valindra, viens me voir s'il te plait. »


Valindra leva la tête vers l'encadrement de la porte depuis lequel l'appelait son père. Son visage, impénétrable, ne respirait d'aucune émotion. Et le ton de sa voix ne souffrait d'aucune contradiction.


Ce n'était plus l'heure de jouer. Valindra retira sans mot dire son heaume et sa cuirasses, rangea dans une caisse l'épée de bois et l'écu peint du même blason que celui brodé sur pourpoint de son père : un parti d'azur et d'hermine, portant au premier un chouette essorante d'argent, animée, onglées et becquée d'or. Les armes des de Karadan. 


Valindra posa un dernier regard sur le ciel tourmenté et emboita le pas de son père dans la grande salle commune du château.


Le feu qui se consumait dans l'âtre nimbait d'éclats rouges les tapisseries tendues sur les murs. Des chandelles de suif pendaient au plafond, plantées sur un lustre, mais il était encore trop tôt pour que Cléa les eut allumées. La servante avait néanmoins dressé la table sur ses trétaux. A l'autre bout de la pièce, un homme au visage brun et ridé comme une vieille pomme y dévorait goulûment un bol de gruau, assis sur l'un des coffres de la garde-robe. Il était vêtu d'une cotte de laine grisâtre. Le besace, le manteau rapiecé et la coule effilochée que Valindra aperçu accrochés au clou d'un poteau lui appartenait sans doute aussi.


L'étranger se leva en la voyant entrer et esquissa une révérence surprenamment bien effectuée.


« Madame, enchanté… »


Il parlait la langue teintée d'un accent pâteux. 


« L'homme que voilà est un colporteur », expliqua le seigneur Cléon. Il ajouta, s'adressant à lui : 


« Raconte-lui ce que tu m'as dit. » 


« Bien, messire. Mon nom est Lucien Godille. Je vais et viens à ma guise pour vendre des colifichets, des rubans et des joujous. Il m'arrive de conter et chanter, quand l'envie m'en prend et carême venu, je loue mes services de guides aux pèlerins sur les routes. Je suis en route pour le monastère de Saint Valdère, afin d'y admirer les reliques qui, dit-ont, y ont été rapatriées. Je viens d'Albonie, à l'est. Le mois dernier, j'étais au Pont-Saint-Ile, capitale des ducs de Lyns. La ville y est toute en émois, car Philibert de Lyns organise un grand tournois à l'occasion du jubilé de son règne. La fine fleur de la chevalerie albonienne ne manquera pas d'y participer. Le dauphin, paraît-il, fera le déplacement à la tête d'une délégation de cents de ses meilleurs bannerets. »


« Valindra, je compte t'envoyer à ce tournois. Tu y représentera notre famille. Il est temps pour toi de faire tes preuves, d'apporter l'honneur sur notre nom. »


« Le duc de Lyns a vu les choses en grand : le vainqueur de la joute et de la grande mêlées se verront tout deux dotés de 500 as d'or. Les seconds remporteront 250 as, les troisièmes, 100. Il y a aussi respectivement 100 et 50 as de dotation pour le vainqueur et le finaliste de l'épreuve de tir à l'arc et 1000, 600 et 400 as pour les équipes sur le podium de la mêlée en équipe, à se partager entre les membres. Sans oublier, bien sûr, la valeur des rançons et le montant des paris. »


Valindra écarquilla les yeux. Cela représentait tant d'or qu'elle peinait à l'imaginer. Karadan n'était riche que de laine. Le métal doré ne circulait que trop rarement dans la région. 


« J'obéirais, père. Mais je n'ai jamais jouté, je n'ai jamais pris part à un tournois. Comment pourrais-je égaler les grands noms de la chevalerie, moi qui n'ai jamais connu l'expérience d’un combat véritable ? »


D'une part, l'excitation. Valindra aurait eu vent de cet événement avant que son père ne lui en parle, elle aurait prit l'initiative de lui réclamer l'honneur d'y prendre part. Elle n'avait que trop rarement voyagé au delà des frontières du domaine de Karadan. L'enceinte de bois, le manoir exiguë, les landes décharnées à perte de vue lui pesaient. Un jour, par droit d'aînesse, tout cela serait sien. Elle passerait alors ses journée à rendre justice aux bergers et compter les boisseaux de laine que rapportaient les taxes. Mais en attendant l'appel du devoir, elle se prenait à rêver d'aventure, à montrer au monde ce dont elle était capable.

D'autre part, la terreur.  Cette aventure, Valindra ne pouvait se permettre d'y échouer.  Maintenant que son père avait très clairement exprimé ce qu'il attendait d'elle, ce n'était plus une promenade folklorique à la découverte de l'inconnu. C'était un défi qu'il lui fallait relever, dont les enjeux dépassaient sa simple soif d'autres cieux. Il ne s'agissait pas de satisfaire le propre égo de Valindra, bien au contraire : mais de prouver sa légitimité à porter un jour le titre de dame de Karadan, à faire briller le nom de cette humble seigneurie au delà de ses frontières… et à remplir les caisses désespérément vides du château. 

En cas d'échec… Si elle se montrait indigne de la confiance de son père, indigne de porter son blason…Non, Valindra préférait ne pas l'imaginer. 


« Je sais comment tu te bats car c'est moi qui t'ai formé. Tu est forte. Tu as un instinct que ta mère n'a eu de cesse d'aiguiser. À la mêlée, tu aurais toutes tes chances. Tu ne compteras peut-être pas parmi les derniers debout, mais il suffirait que tu te montre assez vaillante pour honorer aux yeux du monde le nom de notre famille, que tu désarçonnes une poignée d'adversaires pour t'enrichir de leur rançon. Je n'exige pas de toi la victoire. Juste le meilleur de ce dont je sais que tu es capable. »


Valindra se mordit la lèvre. Elle hocha gravement la tête, sans oser répondre de vive voix. Autrefois, le seigneur de Karadan s'en serait acquitté en personne. Mais aujourd'hui plus que jamais auparavant, elle le vit tel qu'il était vraiment : un homme fatigué, dont la force s'émoussait chaque jour un peu plus sous le poids de ses responsabilités. Un noble qui vivait à peine plus confortablement qu'un paysan, hanté par l'idée qu'un simple coup du sort puisse faire retomber son nom dans l'oubli de la roture. 


« Le tournois commencera à la fin du mois, » dit Lucien Godille. « Sauf votre respect, messire, madame, mais il faudra vous hâter pour ne point manquer l'ouverture. Le duc donnera un grand bal pour l'occasion. »


«  Valindra partira demain à l'aube. Je te remercie, voyageur. Ce toit est tiens, aussi longtemps que tu souhaiteras te restaurer avant de reprendre ta toute. Il y a une paillasse sous les combles, Cléa t'y conduira lorsque tu auras fini de manger. »


« Messire est trop bon. Que Dieu vous garde, puissiez-vous remporter le tournois. »


Demain à l'aube ? Tout s'enchainait si vite… Voilà moins d'une heure, Valindra jouait à la guéguerre avec sa petite sœur. Et d'ici quelques semaines, elle risquerait sa fortune, sa réputation, sa vie, même, dans une terre lointaine et étrangère. Lysandra n'en reviendrait pas lorsqu'elle l'apprendrait. Elle allait en mourir de jalousie. A moins que…


« Père, est-ce que Lysandra…»


« Non, c'est hors de question, » assena-t-il brutalement avec autant de certitude que s'il eut lu dans ses pensées. Valindra sursauta. « Elle restera ici. Elle est trop jeune pour ça. »


Elle prit note de la décision avec un douloureux pincement au cœur. De ses deux filles, Lysandra était sa favorite. Elle s'était habitué à vivre avec cette réalité que la réaction de son père lui jetait au visage. Lysandra était celle qu'il protégeait, qu'il voulait garder à ses côtés. Et c'était Valindra qu'il envoyait en sacrifice sur l'autel de l'honneur. S'en allait-elle tout risquer pour se prouver digne de son nom, ou digne de son amour ?


« En réalité… tu partiras seule. » La gorge du seigneur de Karadan se noua. Il lui peinait d'avouer à haute voix la faiblesse de sa famille. « Je n'ai aucun homme à t'accorder. La saison des corvées va commencer, j'ai besoin de tout les bras. Et de toutes les épées… Pomenh, Lygfanum, de tout côté les relations se détériorent, de tout côté Karadan est de plus isolé. Nous avons besoin d'alliés. J'ai besoin que tu en trouve à Pont-Sainte-Ile. »


Ca ressemblait de plus en plus à une mission suicide. C'était la première fois qu'il se confiait à elle sur les dangers qui pesaient sur leur terres. Par les dieux,  pourquoi son père ne l'avait-il mis plus tôt dans la confidence ? Son héritière n'avait donc  à ses yeux pas les épaules pour partager ce fardeaux ? Valindra n'y connaissait pas grand-chose en politique, mais elle aurait pu apprendre. Elle aurait pu aider. Elle ne demandait que ça. Et aujourd'hui, la bulle d'insouciance dans laquelle elle avait vécu jusqu'à présent volait en éclat. 


Un gouffre enflait sous ses pieds, de plus en plus vertigineux. 


Il fallait qu'elle en parle à sa mère. Elle seule trouverait les mots pour la réconforter.


« Ton armure fera l'affaire pour le tournois, mais il faudra te trouver un casque fermé. On devrait avoir ça qui traine, dans l'armurerie. Cléa est déjà de te préparer des provisions pour la route. Tu prendra Fléau. Il est vieux, mais c'est le meilleur cheval que je puisse t'offrir. Je t'envois peut-être seule, mais le dieu Christ m'en soit témoins, qu'on ne dise pas que je ne souhaite pas te voir réussir. 


« Je vais aller me préparer tout de suite.


Mère n'allait pas en croire ses oreilles lorsqu'elle lui raconterait. Valindra ne doutait pas que père devrait batailler pour la résoudre à la laisser s'en aller. C'était si soudain, elle aurait à peine le temps de s'habituer à l'idée du départ. 


« Je ne veux pas que tu prévienne ta mère, tu m'entends ? Promet le moi, Valindra. Je veux que tu sois déjà loin lorsqu'elle l'apprendra. Je saurais calmer sa peine et sa fureur, mais au moins, elle ne compliquera pas ton départ. Le temps presse, je refuse de le perdre par la faute de son obstination. »


Valindra resta coise, immobilisée par la voix de son père sur le chemin qui aurait dû la conduire à l'étude de sa mère. Partir comme une voleuse ? Sans entendre ses mots de réconforts, ses encouragements ? Sans pouvoir apaiser les peurs qui rongeraient son coeur maternel ? Sans écouter de précieux conseils qu'elle pourrait lui donner. C'était sa mère ! Elle n'osait quitter Karadan sans partager avec elle le fardeau de leurs peines. Il lui faudrait supporter ce vide tout le long de son absence.


« Mais, père … »


« Promet-le moi, Valindra. C'est important. Je sais combien vous êtes proches toute les deux, combien son avis compte pour toi. Mais je connais ta mère. Elle a le cœur d'une lionne. Elle t'enfermerait dans le donjon si elle croyait que tu cours le moindre danger en Albonie. Et pour être honnêtes, ils ne manque. Valindra, je sais que c'est difficile mais tu es maintenant une adulte : Pars à ce tournois et laisse moi affronter le courroux de ta mère, où reste ici, à ses côtés. »


D'une toute petite voix qui ne s'efforçait même pas de se montrer ferme, Valindra promit.


Ce n'était pas comme ça qu'elle a imaginer ses adieux. Elle voulait tant que sa mère soit fière d'elle ! Comment oser revenir ensuite après lui avoir infligé cette peine ? 


Le seigneur Cléon tendit la main à Valindra.


« Viens. Je veux t'offrir quelque chose.»


Valindra la prit dans la sienne. La grosse patte rugueuse la rassura. Un peu. Son père la guida jusqu'à l'étage du manoir, où se trouvait ses appartements. Il les traversa, selectionna l'une des clés de son trousseau et ouvrit la porte du petit cabinet où il rangeait ses documents et biens les plus précieux. 


Il tira une cassette, la deverouilla à l'aide d'un second jeu de clé. De par dessus son épaule, elle y vit l'argent luir à la lumière du candélabre. Le seigneur de Karadan y prevela quelques pièces dont il empli une bourse qu'il déposa au creux de la paume de Valindra. Sa main fléchit sous le poids, surprenamment lourd. 


«Voilà qui devrait couvrir les dépenses du voyage, les frais d'inscriptions et l'achat sur place de lances de tournois. Prends-en soin, c'est un investissement considérable que je te confie. Je sais que tu ne me decevra pas.»


Valindra hocha la tête sans qu'aucun mot ne lui vienne à l'esprit. Elle n'osait ouvrir la bourse pour en compter les pièces. Pas plus qu'elle n'osait affronter le regard de son père. Jamais auparavant elle n'avait tenu une telle fortune entre ses mains.


« Je t'offre aussi ceci, » lui dit solennellement le seigneur de Karadan. Il souleva précautionneusement la grande épée pendue au mur, et la lui présenta en la tenant par la lame de manière à ce qu'elle puisse s'en saisir par la poignée. Valindra posa les doigts sur le bois fuselé. Elle raffermi sa prise et la brandit, quoique gênée par l'espace étroit qu'offrait le cabinet.


« Bien sûr, le tournois se jouera à lame émoussée. Mais la route est dangereuse, je préfère te savoir bien armée s'il te faut faire couler le sang. Porte cette arme avec honneur et soit-en digne.

Mon grand-père l'a fait forgé en son temps. Il s'est battu avec contre les croisades Alboniennes, lorsque Karadan se dressait en rempart contre la nouvelle foi. C'est un symbole de notre famille. Que tous, là-bas, reconnaisse celle qui la porte comme la digne héritière des farouches guerriers de jadis. »


A vue de nez, Lysandra devait avoir la même taille que cette épée, ou peu s'en fallait. La lame ondulait à la semblance d'une flamme sous le vent. Deux gros dépassait à un cinquième environ de la garde en feuille de trèfle, dessinant un espace au dessus de la poignée laissé émoussé pour en faciliter la prise en demi-épée. 


Valindra avait auparavant manié assez de grandes épées similaires, quoique plus grossières, pour ne pas se laisser surprendre le poid étonnement léger de celle-ci. Doublée d'un équilibre milimètré, elle n'aurait aucune à la faire tournoyer une fois sortie du manoir.


« Merci, père. J'en serai digne. C'est promis. »

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