Les oubliés de l'Hyposcole

Chapitre 1 : Une Altmer en Bordeciel

7283 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 24/06/2019 19:50

La vue était magnifique. Depuis qu'elle avait quitté Falinesti, la majestueuse ville-chêne de Valboisé, le paysage n'avait cessé de changer. Après les denses forêts des Bosmer et les vastes plaines fertiles de Cyrodiil, Katarina avait enfin découvert les montagnes de Bordeciel. Bordeciel, terre de tant de rêves et d’espoirs ! La curiosité de la jeune Altmer ne connaissait pas de limites, et longtemps elle s'était imaginée voyageant à travers tout Tamriel, à la recherche de paysages fabuleux, d'antiques cités disparues, de villes grouillantes d'activité ou de hauts sommets enneigés... C'est après de très longues négociations avec sa famille qu'ils l'avaient finalement laissée partir étudier la magie à Fortdhiver, au nord-est de Bordeciel. L'archipel de l'Automne, dont elle venait, était pourtant connu pour abriter plusieurs hautes écoles de magie, mais depuis le début de la Quatrième ère et la migration des Dunmer en Bordeciel, nulle d'entre elles ne surpassait la prestigieuse Académie de Fortdhiver.

Sa soif de voyages et de connaissances était peu commune, parmi ses pairs. La rumeur présentant les Hauts-Elfes comme un peuple fermé et arrogant n'était pas très éloignée de la vérité. Dans sa ville d'origine, Lillandril, nombreux étaient ceux qui considéraient les autres races comme inférieures, et d'aucuns n'hésitaient pas à proclamer que Tamriel devrait être exclusivement gouverné par le Thalmor, le parti qui régnait, notamment, sur l'archipel. Si la famille de Katarina était moins radicale, elle n'était pas ouverte au point de vouloir explorer les contrées sauvages du continent. Ils l'avaient donc accompagnée jusqu'aux côtes occidentales de Valboisé, puis l'avaient laissée avec un cheval et de l'or pour poursuivre sa route, et sa volonté en acier pour parcourir le monde. C'était un long voyage jusqu'à Fortdhiver, long et dangereux, mais Katarina savait se défendre. Armée de sa lame de lune et de ses aptitudes déjà bonnes en magie de combat, ils ne craignaient pas pour elle. Elle avait par ailleurs minutieusement étudié sa carte et jusqu'a présent, elle ne s'était ni perdue, ni retrouvée dans des situations difficiles. Les quelques bandits, au nord de Skingrad, qui avaient cru voir en elle une cible facile, s'en mordraient encore les doigts s'ils le pouvaient.

Et maintenant, elle était arrivée à la frontière : Cyrodiil s'arrêtait pour laisser place aux paysages idylliques de Bordeciel. Elle avait franchi le col de Griseau il y a une heure et le soir commençait à tomber, illuminant les vallées lointaines de lumières orangées. La jeune elfe n'avait pas imaginé de paysage plus beau dans ses rêves : les montagnes enneigées, le ciel se nappant de volutes d'or, au loin, et la vieille route tortueuse qui descendait dans de vertes prairies, vous transmettaient un profond sentiment de liberté. L'air frais et pur vivifiait le corps et l'esprit, et donnait à Katarina l'envie de courir vers ce monde qu'elle ne connaissait pas, mais qui semblait l'avoir attendue depuis si longtemps...

La pancarte devant laquelle elle venait de passer indiquait sa prochaine étape : le village d'Helgen. Rabattant un pan de cape sur son épaule, elle pressa sa monture. Il commençait à faire assez froid, et elle se promit d'acheter des vêtements chauds pour la suite de son voyage. On était seulement au début du mois de Soufflegivre, mais le climat nordique était bien sûr différent de celui qu'elle connaissait. Quelques minutes après, les murailles d'Helgen apparaissaient. Adossée aux montagnes, Helgen était une petite bourgade assez isolée : la route principale passait par la ville d'Épervine, plus à l'ouest, mais Katarina tenait à arriver par ce chemin moins conventionnel. Les épaisses murailles témoignaient d'un passé militaire, et la tour principale était relativement haute. Les autres bâtiments étaient faits de bois, de pierre, et d'un toit en chaume. L'architecture était, il fallait bien l'admettre, loin du raffinement des cités Altmer. Rien à voir avec les dorures, les dentelles, les colonnades, les tourelles et les échauguettes, les jardins suspendus, les cascades, les fontaines et les sculptures elfiques... Mais ce n'était là qu'un petit village, pensa Katarina.

Des gardes patrouillaient à l'entrée. La cavalière ralentit l'allure et adressa un sourire courtois à celui qui avançait vers elle. Ce dernier, grand gaillard chauve et vêtu d'une armure de fer, ne le lui rendit pas :

« Z'êtes ici pour quoi ? »

Son accent, bien que compréhensible, surprit Katarina. Son tamrielien était beaucoup plus rude et guttural que celui de Cyrodiil, qu'elle avait déjà trouvé bien moins doux que celui de l'Archipel.

« Je suis en route vers Fortdhiver, l'académie. J'espérais pouvoir faire halte ici, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

- Mh. Pas beaucoup de voyageurs dans le coin. L'auberge du smilodon est dans la rue principale, sur vot' gauche. Bienvenue à Helgen. » Et il s'écarta pour la laisser entrer.

Katarina le remercia poliment, tout en se demandant ce que pouvait bien être un smilodon. Elle laissa son cheval dans une petite écurie derrière l'entrée. Il paraissait immense comparé aux deux bourrins déjà installés, mais ceux-ci avaient l'air bien plus robustes et endurants que toutes les bêtes que Katarina avait vues. Elle lança une pièce au palefrenier qui lui répondit par un sourire charmeur. On l'avait prévenue que les humains étaient prompts à la séduction et l'attachement, et ce changement de culture ne lui déplaisait pas. Mais si elle était curieuse et sensible aux beaux garçons, elle n'en demeurait pas moins elfe et donc naturellement pudique et réservée. Et ce jeune paysan rougeaud et touffu n'allait pas le lui faire oublier.

A en juger par le regard étonné des habitants, les visiteurs ne devaient effectivement pas être abondants. Ou peut-être était-ce à cause de l'accoutrement de la jeune elfe. Sa tunique de voyage en cuir bleuté et sa cape de soie noire et or faisaient probablement sensation. La rue principale descendait en pente douce, avec des bâtisses de chaque côté. La place centrale, au pied de la tour, était le seul endroit un peu animé : plusieurs badauds, chope à la main, discutaient de leurs exploits de chasse, apparemment. L'un d'eux leva un œil méfiant vers Katarina, puis replongea nonchalamment son attention et son museau dans son hydromel.

Une bourrasque glacée la fit frissonner. Se retournant, elle aperçut une masure un peu plus grande que les autres, d'où semblaient venir les buveurs. L'un d'eux fumait une longue pipe à l'entrée. L'écriteau lui confirma que c'était bien l'auberge du smilodon, et elle se décida à entrer. A son passage, l'individu leva la tête pour lâcher une bouffée de fumée et révéla une horrible cicatrice qui barrait toute sa joue droite. Dans quel repère de brigands était-elle donc tombée ? Elle poussa la porte.

L'air, qui empestait l'alcool et la sueur, suffoqua la jeune Altmer. Un grand feu brûlait dans un âtre de pierre, au centre de la pièce, et deux grandes tables siégeaient de part et d'autre. L'endroit était bien rempli et elle se faufila entre les badauds, trop saouls pour la remarquer, jusqu'au comptoir. Celui-ci était tenu par une femme blonde et robuste, aux traits plutôt grossiers, mais dont la poitrine, visiblement trop conséquente pour sa tunique, attirait de nombreux regards de convoitise. Elle ne sembla pas remarquer Katarina s'approcher, occupée par deux admirateurs un peu trop insistants. L'elfe apprit par eux que cette dernière se nommait Gerlud et était la sœur du tenancier de l'auberge, qui était vraisemblablement en train de boire avec les autres clients.

La serveuse se tourna finalement vers elle :

« Qu'est-ce qu'elle veut boire, la p'tite ?

- Rien, merci. Mais peut être auriez-vous une chambre pour la nuit ?

- Peut-être, répliqua-t-elle. 15 septims. »

Katarina sortit son or en s'étonnant une fois de plus sur l'accent rude des locaux.

« Première à droite en haut de l'escalier », dit-elle, après avoir recompté minutieusement ses pièces.

Libérée de l'ambiance poisseuse de la grande salle, Katarina monta le petit escalier en bois qui s'ouvrait sur trois portes, et poussa celle de droite.

C'était petit. La moitié de l'espace était inaccessible, le toit étant trop bas. Le reste était occupé par un frêle lit de paille avec des peaux en guise de couvertures, un vieux coffre en bois, et un tabouret moisi sur lequel une bougie éteinte était posée. L'apprentie magicienne se concentra et tendit sa main droite comme pour tenir une pomme. Elle ne tarda pas à sentir la chaleur de son sort de flammes sur sa paume, ainsi que l'afflux de mana caractéristique. C'était un sentiment étrange, déplaisant au début, mais auquel on prenait goût assez vite. Cela ressemblait à une colonie de fourmis qui descendait votre bras à un rythme régulier. Pour un sort de flammes basique, cette impression était relativement faible, mais elle croissait en fonction de la complexité de l'incantation.

Elle retourna sa main et laissa la magie s'écouler. Le feu qui dansait au-dessus de sa paume se matérialisa en un souffle ardent canalisé sur la mèche de la bougie, qui s'alluma immédiatement. Katarina referma sa main et sourit. Elle avait appris les bases de la magie avec une étonnante rapidité, et maintenant elle avait hâte de maîtriser plus de sorts, et surtout de pouvoir invoquer des Atronachs, des créatures magiques qui peuvent combattre pour vous.

Fatiguée de sa chevauchée, elle déposa ses affaires et son sac de voyage et s'affala sur le lit. Celui-ci émit un craquement sonore. Katarina soupira. Si les paysages de Bordeciel l'avaient enchantée dès son arrivée, elle ne pouvait pour l'instant pas en dire autant de ses autochtones ni de leur hospitalité.

Elle réalisa tout à coup qu'elle n'avait pas mangé depuis ce matin, et qu'elle avait assez faim. L'auberge ne devait surement pas servir qu'à boire, mais l'idée de redescendre dans la cohue d'ivrognes ne la tentait que très peu. Elle se décida donc à finir le pain de voyage acheté quelques jours plus tôt, tout rassis qu'il était. C'était frugal, mais même parmi ses pairs, qui ne sont pas connus pour leur grand appétit, Katarina mangeait peu. En témoignaient sa carrure très fine et sa taille d'à peine cinq pieds et demi, ce qui est petit pour une Altmer.

Elle grignota donc sans grande conviction ce qui restait de ses provisions, puis rangea ses affaires à côté du lit. Il n'était pas tard, mais, fatiguée et n'ayant rien d'autre à faire, elle enleva ses bottes, se défit de sa cape et de sa tunique, et, frissonnante, s'allongea sous les peaux. Le vacarme l'empêcha de dormir, mais elle somnola, jusqu'à ce que la voix rauque de Gerlud fasse sortir les derniers clients. Elle en aurait presque béni la serveuse, si cette dernière n'avait pas pris le relai. A en juger par ses exclamations et ses grognements sourds, elle devait passer du bon temps. Juste sous la chambre de Katarina. Refoulant difficilement une envie d'aller démontrer ses talents de pyromancienne un étage plus bas, la jeune elfe se retourna avec un grand soupir, ferma les yeux, et pensa aux vastes étendues enneigées qui l'avaient émerveillée tout à l'heure. Demain, elle quitterait Helgen.


Le beuglement d'une vache l'éveilla. Il faisait encore assez sombre dans la pièce, mais la fenêtre était petite et donnait sur un mur rocheux. On n'entendait pas de voix ni de quelconque signe d'une présence, hormis bovine, aux alentours. Katarina s'étira, se sentant peu reposée de sa nuit. Jugeant qu'elle ferait mieux de ne pas s'attarder à Helgen, elle repoussa les semblants de couvertures et se leva. Il faisait plus froid que la veille et elle s'habilla hâtivement en grelottant. Le contact froid du pommeau de son épée acheva de la glacer. Elle la fixa derrière sa tunique, puis s'emmitoufla avec bonheur dans sa cape de voyage.

L'atmosphère, une fois sortie de la chambre, était bien moins glaciale. Quelques braises rougeoyaient encore dans le grand foyer central. Pas âme qui vive, autour. Elle aurait bien grignoté un morceau, mais elle n'était pas pour autant disposée à attendre le réveil de Gerlud.

Elle traversa donc la pièce, dont les tables étaient jonchées de chopes et de bouteilles vides, et poussa la porte de l'auberge.

Il faisait assez jour, finalement. Peut-être 7 ou 8 heures. Le ciel était nuageux mais se dégageait, au nord. Vers sa destination.

Katarina respira un grand bol d'air frais, et se dirigea vers les écuries, bien décidée à poursuivre rapidement sa route. Un petit homme, d'âge mûr, y était affairé, il semblait nourrir les chevaux. D'une certaine manière, Katarina se sentit soulagée de croiser enfin quelqu'un dans cet endroit qui prenait des allures de village fantôme. L'individu semblait, par ailleurs, de nature assez affable, et salua l'elfe quand il l'aperçut :

"Pas habituel, de croiser du monde de si tôt!" Il avait l'œil vif, et, ne laissant pas Katarina répondre, poursuivit en désignant sa monture : "Votre cheval, je suppose ? Belle bête, que voilà ! Bien nourrie, faites-moi confiance."

Elle remercia et répondit poliment aux questions dont il la pressa. Non, elle ne venait pas de Cyrodiil mais de l'Archipel, oui c'était une longue route jusqu'à l'Académie, oui elle était magicienne (il sembla impressionné), et oui elle allait reprendre son chemin dès ce matin. A ces mots, elle crut déceler une légère déception dans les yeux du vieux, avant qu'il ne s'exclame :

"Dans ce cas, juste un instant, je reviens !"

Il disparut dans la maison qui longeait l'écurie et Katarina en profita pour seller son cheval. Ne le voyant pas revenir, elle se décida à monter, quand celui-ci revint, les bras chargés d'une tourte fumante.

"Une spécialité du coin ! Pouviez pas partir l'estomac vide."

Une délicieuse odeur de pain chaud titilla les narines de l'elfe, et elle remercia aussi chaleureusement qu'elle put ce brave homme.

Elle attendit d'être assez éloignée pour croquer avidement une bouchée. Sans doute son meilleur souvenir d'Helgen, se dit-elle en passant la porte, surveillée par deux gardes somnolents qui ne se soucièrent pas d'elle.

La route descendait en pente douce, mais était happée à quelques pieds par une épaisse brume, de sorte qu'on ne distinguait que les arbres de part en part. Une forte odeur d'humus et de plantes suintantes de rosée pesait dans l'atmosphère. Katarina avançait lentement, un peu impressionnée par cette ambiance lourde et ce silence oppressant.

Après ce qui lui sembla être de longues heures, la brume se leva enfin, lui offrant un champ de vision plus large. Elle repéra ainsi deux formes noires à quelques pas de la route, qui à l'approche du clac-clac du cheval, se levèrent en montrant les crocs. Lançant sa monture, elle dégaina sa lame et, au contact des loups, se pencha pour asséner un coup sec au plus fort des deux, qui s'affala avec un glapissement. Faisant volte-face, elle se concentra pour faire apparaître des flammes dans sa main gauche, et les propulsa vers la deuxième bête avec violence. Le feu roussit le pelage, mais ne fit qu'enrager le loup qui tenta de lui arracher sa botte. Il fut stoppé par une lame tranchante qui s'empala rageusement dans son gosier, et le fit rejoindre son sanguinolent compagnon. Katarina releva son épée et entreprit de l'essuyer sur un arbre feuillu. Elle considéra le résultat de la bataille et éprouva un certain agacement de n'avoir pu régler l'affaire avec sa magie. Si elle n'était pas capable de vaincre de simples loups avec ses sorts, à quoi servaient-ils ? Elle rengaina, laissant derrière elle les charognes.

Elle aperçut bientôt un panorama des plus larges et impressionnants qu'elle eût jamais pu observer : un vallon s'étalait à perte de vue sur les côtés, et une grande chaîne de montagnes lui faisait face. Moins hautes que celles dont Katarina venait, celles-ci ne marquaient plus la frontière de Bordeciel mais étaient bien situées à l'intérieur du continent. Ce qui signifiait que dans ce vallon devait normalement se trouver sa prochaine étape, la petite ville de Rivebois. Elle plissa les yeux pour tenter de repérer une trace humaine dans la vallée, mais ne distingua qu'un cours d'eau qui la traversait, avant d'être caché par un pan de montagnes. Rivebois devait se situer en aval.

Du reste, la vallée paraissait luxuriante : de grands arbres d'un vert profond entouraient un immense lac où se reflétaient les rayons matinaux du soleil. On devinait une espèce de sillage dans la forêt, trahissant une route qui ondulait tel un serpent, d'ouest en est. En montant le regard vers les montagnes, au nord, de vastes prairies d'un vert tendre contrastaient avec le blanc de la neige, qui occupait la moitié supérieure du massif.

Mais ce qui frappait le plus les yeux, c'étaient les ruines de pierre, au sommet de la chaîne montagneuse. D'aspect menaçant, elles présentaient une demi-douzaine d'arcs boutants, certains effondrés à moitié sur eux-mêmes, et que la neige recouvrait, presque pudiquement. Le dernier, fixé à la paroi de la montagne, laissait présager une porte incrustée dans la roche, mais pour aller où ?

Une charpente avait dû exister, il y a bien longtemps, au-dessus de ce squelette décharné, mais quel type de bâtiment fût-ce, Katarina n'aurait su le dire. Qui, en effet, construirait un si imposant édifice dans un endroit aussi inaccessible, et dans quel but ? Un coup d'œil sur sa carte lui apprit qu'elle contemplait le tertre des chutes tourmentées. Peut-être un genre de tombeau nordique ? Il devait en ce cas héberger une armée entière, au bas mot.

L'elfe fit claquer sa langue et reprit sa chevauchée.

Le chemin sinuait à flanc de colline, et la pente était raide. Cela n'empêchait pas la faune locale d'y prospérer : plusieurs lapins et un renard détalèrent au passage de la cavalière, et celle-ci crut même apercevoir les grands bois d'un cerf à travers le feuillage d'un pin. Parfois, elle croisait les vestiges de quelque foyer, l'un d'eux fumant encore de quelques braises rougeoyantes, mais c'est à peu près les seules traces de civilisation qu'elle rencontra, si l'on exclut la charrette d'un marchand itinérant, qui en la croisant la toisa avec une hostilité à peine masquée.

Au détour d'un tournant, elle aperçut trois étranges monolithes, polis et gravés, et disposés en cercle sur un promontoire de pierre. Intriguée, elle démonta et s’approcha. Une étrange énergie semblait émaner de la structure.

Elle observa la pierre de gauche. Entourée de deux arceaux de fer, et percée d’un trou de la taille d’un doigt, elle présentait le schéma gravé - il y a une éternité, d’après la mousse qui s’y était installée - d’un personnage encapuchonné et armé d’une dague. Les suivantes étaient semblables en tous points hormis les gravures : l’une représentait un homme en armure, doté d’une longue hache et d’un bouclier. Sur celle du milieu, enfin, Katarina reconnut un sorcier, vêtu d’une longue robe aux manches larges, un bâton à la main, les bras écartés, comme pour invoquer un pouvoir ou une créature légendaire. Très intriguée, l’elfe tendit ses doigts vers la pierre du mage, et sentit un étonnant bourdonnement s’amplifier à mesure que sa main s’approchait. Elle se sentait comme appelée, destinée à embrasser le pouvoir dont rayonnait la pierre. Au contact, le bourdonnement cessa, remplacé par la sensation presque brutale de la pierre froide. Katarina, un peu déçue tout d’abord, n’en fût que plus encore intriguée quand un étrange tintillement se fit entendre. Il sortait de la pierre elle-même, elle en était sûre. Celle-ci se mit aussi à luire très légèrement, d’un halo bleu azur, que le trou percé sur la partie haute de la pierre adopta également.

Elle se sentait profondément apaisée et ferma les yeux un instant. Lorsqu’elle les rouvrit, elle crut même apercevoir un rayon très fin qui sortait du sommet du monolithe et montait jusqu’au ciel, mais il s’estompa rapidement. Elle battit des paupières, reprenant ses esprits. La pierre était inerte. Elle se releva, emplie d’une sérénité nouvelle, et tourna le dos aux pierres gardiennes.

Un son clair d’eau qui clapotait lui chatouilla bientôt les oreilles : la route rejoignait la rivière. En suivant son cours, on devait arriver à Rivebois.

Une fumée blanche lui confirma bientôt cette supposition. Des toits de chaume émergeaient peu à peu à travers les sapins.

A droite du sentier, des enclos à vaches et à chèvres et de petites cabanes se succédaient, tandis que le côté gauche était bordé par le cours d’eau. Enfin, Katarina aperçut le portail de pierre qui délimitait l’entrée du village. Sur le côté, un grand moulin à aubes tournait lentement. Deux gardes semblaient surveiller l’entrée, depuis le rempart, dont la taille n’excédait pas les quinze pieds. A mesure qu’elle se rapprochait, elle distinguait de mieux en mieux l’entrée de Rivebois. Le portail, qui s’étendait de la rivière jusqu’au pan de la montagne, ne semblait pas entourer la ville, mais gardait simplement l’entrée ouest. Au-delà, une allée pavée avec ces maisons nordiques de part et d’autre.

Les gardes levèrent à peine la tête à son approche. Nonchalamment accoudés à la barrière, ils avaient l’air absent et las.

Elle démonta, et ne trouvant personne pour s’occuper du cheval, l’attacha à la clôture d’une petite ferme où paissaient tranquillement plusieurs vaches. Celles-ci étaient plus grasses que celles de Cyrodiil, et bien plus touffues, ce qui devait surement leur permettre de résister aux plus rigoureux hivers.

Avançant dans le bourg, elle finit par apercevoir un paysan, confortablement assis, pieds sur la barrière de son enclos, et qui sifflotait gaiement. Il leva gaillardement son chapeau au passage de l’étrangère. Après cette ferme, les bâtisses devenaient plus hautes, et elle croisa quelques autres fermiers portant des brouettes bien chargées. Les potagers étaient encore bien garnis, et l’on devait s’affairer à remplir les greniers en vue de la saison rude.

De bonnes odeurs de pain chaud attirèrent Katarina vers une échoppe solidement bâtie, et sobrement dénommée « marché de Rivebois ». Exactement ce qu’il fallait. Elle poussa la porte et entra.

Derrière le comptoir, de nombreuses étagères dévoilaient des ressources aussi profuses que variées. Face à un grand four, affairée à la confection de ce dont les effluves semblaient provenir, une jeune femme, à la chevelure brune soigneusement bouclée, sourit chaleureusement à l’elfe. Elle avait un beau visage, très fin, qui ne laissait aucun doute sur son origine impériale.

Une fois toutes les pâtisseries sorties du four, s’essuyant les mains sur son tablier, la jeune cuisinière s’avança :

« En quoi puis-je vous aider ? » Son accent était bien de Cyrodiil.

« Je suis à la recherche de vêtements chauds, et pourquoi pas de quelque chose à manger aussi » sourit-elle en direction des bonnes odeurs.

La jeune fille émit un petit rire fluet, presque enfantin. Peut-être était-elle vraiment jeune, Katarina n’aurait su le dire. Elle avait beaucoup de mal à juger de l’âge des humains en général, chez qui l’existence est bien plus courte que chez les Altmer.

« Claudio ! Une cliente ! » cria-t-elle en direction de l’escalier qui montait à l’étage.

Un petit homme replet et moustachu en descendit. Plus vieux qu’elle, c’était sûr. Peut-être son père.

« Oui ?

-Je cherche des vêtements chauds. Je suis en route pour Fortdhiver »

A ces mots, les yeux de la fille brillèrent d’intérêt. L’homme considéra quant à lui rapidement l’elfe de pied en cap, puis ouvrit une porte derrière lui.

« Lucia, va chercher une paire de bottes de marche pour Madame. Et des gants chauds. Je m’occupe de la tunique. Par ici, je vous prie »

Katarina posa son équipement et le suivit dans un couloir rempli de vêtements en tout genre, certains richement brodés, d’autres très simples, mais tous avaient l’air capables de résister au froid glacial de l’hiver.

Il lui tendit bientôt un habit gris foncé, doublé de fourrure marron, et décoré de peau de chèvre sur l’extérieur. Assez lourd, il était en revanche très doux et confortable. Et bien sûr, chaud.

« Je prends. » Sans hésitation. Les gants et les longues bottes en cuir bien rembourré parfaisaient l’équipement. La moitié de ses septims restants y passa, mais c’était un investissement nécessaire.

Lucia, qui s’en était retournée à ses gâteaux, lui tendit une brochette composée de trois boules graisseuses couvertes de graines. Un peu réticente, l’elfe en goûta prudemment une, qui se révéla être excellente. La cuisine nordique, bien qu’à priori pas très légère, n’était pas décevante.

Lucia sourit : « et alors, vous n’aviez pas encore mangé de friandise au miel ? » Elle attrapa un plateau chargé de gourmandises. « Je vais livrer ça à Torvi, au géant endormi. » Sans doute l’auberge locale. « Si vous me donnez un coup de main, il y en aura sans doute d’autres à la clé » ajouta-t-elle malicieusement.

Quelque peu interloquée par autant de spontanéité, Katarina attrapa tout de même le deuxième plateau, rempli de tartes et d’autres victuailles fumantes, et suivit la jeune effrontée.

L’auberge du géant endormi se trouvait juste en face, derrière une terrasse surélevée. Lucia poussa énergiquement la porte de son épaule. La salle, peu remplie, ressemblait fort à celle de l’auberge d’Helgen. Un grand âtre, des tables avec des bancs de chaque côté. Les buveurs ne firent pas attention aux deux jeunes filles, qui traversèrent la salle pour poser leurs plateaux sur une étagère près du comptoir. Personne pour le tenir, mais Lucia attrapa au passage une petite bourse dissimulée derrière un plat. Puis, la fourrant dans la poche de son tablier, elle prit plusieurs gâteaux dans ses mains et enjoignit Katarina à en faire de même, après quoi elles sortirent de l’auberge.

Lucia la conduisit jusqu’à un ponton au bord de la rivière. Elle se déchaussa, et s’assit au bout, laissant ses jambes pendre nonchalamment dans l’eau fraîche. Après un moment d’hésitation, Katarina l’imita.

Ainsi étaient-elles, pieds dans la rivière, côte à côte, telles de vieilles amies, grignotant leurs provisions. Le soleil se reflétait dans l’eau pure et les éblouissait presque, tandis que ses rayons réchauffaient leurs corps et les invitaient à une douce torpeur.

Katarina apprit que Claudio était en réalité l’oncle de Lucia, dont la famille tenait le marché de père en fils. Elle l’avait rejoint cet été, après la mort de sa femme, celui-ci ayant besoin d’une assistante. Les parents de Lucia tenaient également une échoppe, dans la ville de Chorrol, en Cyrodiil (Katarina n’y était pas passée). Leur famille, les Valerius, étaient d’importants négociants, prospères et assez respectés. Lucia avait été volontaire pour partir à Rivebois, car elle désirait voyager et les contrées nordiques l’attiraient beaucoup. Certes, le village n’était pas très animé, mais son oncle lui permettait de se rendre à Blancherive tous les Sundas, quand la boutique était fermée. A ses mots, la ville semblait pleine de richesses et d’animation. Elle voyagerait volontiers plus, mais pour l’heure elle semblait tout de même heureuse de cette vie, si simple fût-elle. Katarina apprit aussi que la jeune fille avait 16 ans. A 16 ans, pour sa part, elle n’était pas sûre d’avoir déjà vu le monde extérieur.

Son déjeuner fini, Lucia s’étira. Puis, considérant l’eau qui tourbillonnait sous elle, elle remonta sur le ponton et entreprit de se déshabiller sous les yeux médusés de l’elfe. Après son tablier, une tunique jaune un peu rapiécée vint choir à son tour, laissant apparaître un corps mince et une poitrine à peine dessinée. Avec un grand rire, elle sauta dans l’eau.

A vue d’orteils, sa température ne devait pas excéder les 10 degrés. L’elfe posa sa brochette et se releva. Le soleil était au zénith. Pas un nuage, et à peine une légère brise. Avec une eau plus chaude, aucun doute qu’elle aurait sauté aussi. Lucia avait atteint l’autre côté, où il y avait moins de courant, et lui faisait de grands signes. Katarina voulut répondre « non » de la tête, mais le bois du ponton se déroba tout à coup sous ses pieds, et elle plongea, bien malgré elle, entièrement dans la rivière glaciale. Transie et les nerfs à vif, elle sortit sa tête de l’eau...pour entendre Lucia totalement hilare et visiblement peu inquiète de son état. Alors qu’elle aurait dû être encore plus furieuse, sa colère disparut curieusement au son des éclats de rire, et elle surprit à rire elle aussi, dans une naïve et soudaine joie de vivre, entremêlée de frissons. L’eau était froide, certes, mais elle s’y habituait déjà. Bénissant ses vêtements de rechange, laissés bien au sec chez Claudio, elle nagea souplement jusqu’à Lucia - qui se tenait toujours les côtes - et lui lança allègrement des gerbes d’eau.

Un observateur extérieur aurait sans nul doute cru voir deux gamines que leurs parents auraient laissé jouer dans la rivière. Mais, personne n’ayant justement l’air de les observer, Katarina enleva vite ses bottes et ses habits trempés et les déposa dans l’herbe de l’autre rive, au soleil. Sa pudeur lui fit tout de même garder ses dessous. Elles passèrent un bon moment à s’asperger avant de sortir, grelottantes, se sécher au soleil. Lucia lui tendit son tablier en guise de serviette, et renfila sa tunique jaune. Devinant la gêne de l’elfe à rester dans son plus simple appareil, à l’extérieur, elle courut lui chercher ses nouveaux habits. La doublure de fourrure du manteau pouvait heureusement s’enlever, sans quoi elle aurait cuit au soleil.

Les deux compagnes s’assirent donc face à la rivière, rapprochées par ce moment de convivialité passé dans l’eau. Depuis le début de son voyage, c’était la première fois qu’elle avait un véritable échange avec quelqu’un, se disait Katarina. Lucia semblait, pour sa part, ravie de l’avoir rencontrée, et la pressait encore de questions sur ses origines, sa route et ce qu’elle avait croisé sur le chemin, et sur la magie. A Rivebois, seul le vieux Hrolf arrivait tout juste à faire danser une flammèche dans sa paume, ce qui suffisait à émerveiller le village.

Cependant, malgré les multiples demandes de la jeune fille, l’elfe n’avait pas envie de lancer le moindre sort. Cela demandait une certaine dose d’énergie, et elle voulait profiter de ce moment de détente avant de reprendre la route. Et puis surtout, on lui avait enseigné de ne pas prendre la magie à la légère, ce qui incluait ne pas faire une démonstration à chaque curieux.

Lucia sembla un peu boudeuse un instant, avant de lancer soudain avec des étoiles dans les yeux :

« Emmène-moi avec toi !

-Quoi ? Mais tu n’es même pas mage...

-Quelle importance ? Hrolf dit que tout le monde peut le devenir, à force de volonté et d’entraînement. A l’Académie, peut-être qu’il y en a d’autres comme moi.

-Je ne pense pas, Lucia » Elle lui sourit. « Mais ça ne t’empêche pas de voyager, peut-être qu’on pourra se revoir si tu passes à Fortdhiver un jour »

Ça ne sembla pas la réconforter beaucoup, mais l’elfe n’y prit pas garde car elle se rendit compte que le soleil était déjà bas dans le ciel et qu’elle aurait dû repartir depuis longtemps. Elle se leva.

« Ou vas-tu ? » s’enquit Lucia

« A Blancherive. Je veux passer une journée là-bas avant de partir pour l’Académie.

-A cette heure-ci ? Tu risques d’arriver bien tard. Et tu ne connais pas le chemin. C’est dangereux !

-Ne t’en fais pas. Je suis à cheval et je sais me défendre »

Lucia la regarda, l’air triste.

« Tu pourrais dormir à la maison et repartir demain matin. On te ferait un bon repas »

Katarina marchait déjà vers le pont de pierre.

« Ça va aller, je te dis. Mais merci à toi, pour cette belle journée. »

La mine renfrognée, la jeune fille se tut jusqu’à ce qu’elles arrivent en face du marché.

« Tu pourras m’écrire, si tu veux. Le messager passe tous les Tirdas.

-D’accord » sourit l’elfe. « Au revoir Lucia, et merci à vous deux pour votre accueil !

-A bientôt peut-être, Kat. » répondit-elle, alors que l’elfe, dans le bruit feutré de sa cape de voyage noire et or, tournait les talons. Lucia la regarda s’éloigner un moment dans la lumière orangée du soir avant de rentrer chez elle.

D’un pas vif, en esquivant les brouettes chargées de légumes que les paysans poussaient péniblement, Katarina se réprimanda d’avoir trainé aussi longtemps à Rivebois. Blancherive était encore loin, et présentait bien plus d’intérêt que cette bourgade. Elle n’aurait pas dû se livrer à ces enfantillages.

Détachant son cheval de la barrière où elle l’avait laissé, elle monta en selle, ajusta son paquetage, et se remit en route.

Elle n’avait pas parcouru beaucoup de chemin que déjà l’obscurité rendait les contours flous et les obstacles difficiles à discerner. La nature semblait se figer dans une attente de la nuit plus profonde, où nombre de bêtes rampantes, hululantes, ou d’autres créatures nocturnes se réveilleraient. Le sentier, après avoir enjambé la rivière par un large pont de pierre, semblait se rétrécir en un vague sillon terreux qui grimpait abruptement le flanc de la montagne. Katarina hésita un moment à poursuivre, mais alors qu’elle tournait la tête vers les fumées de Rivebois, encore bien visibles, un rayon de lune lui révéla, à côté du pont, une pancarte qu’elle n’avait pas vue, où était gravées les lettres de Blancherive. Elle s’engagea sur le sentier.

Il serpentait entre pierres coupantes et maigres arbustes, mais restait relativement facile à suivre. A force de monter, elle finit par arriver à une sorte de petit col entouré de grands arbres qui rendaient le passage à cheval difficile. Repérant un promontoire pierreux sur la gauche, l’elfe démonta et s’y hissa, pour se retrouver à nouveau face à un impressionnant panorama. Les lueurs blafardes de Masser et Secunda, les deux lunes, révélaient une descente, plus pentue que sur l’autre flanc, vers une immense vallée, où scintillaient une myriade de lumières blanches et orangées. Les premières venaient des rayons lunaires, réfléchis par le fleuve et par plusieurs lacs, lisses comme autant de miroirs. Les secondes donnaient forme à ce qui ressemblait à une gigantesque forteresse, dont les murs épais et les multiples toits rassemblés autour d’un seul, haut de plusieurs centaines de pieds, ne laissaient pas de doute quant à l’identité de l’endroit : la grande ville de Blancherive. Si l’architecture ne changeait pas de ce que Katarina avait déjà vu, une grande force, et une indicible majesté, se dégageaient de cette cité nordique. Dressée dans le ciel pur de l’hiver approchant, elle dominait la nature environnante d’un air de défi. Le palais central, dont seules la taille imposante et la toiture peut être plus généreusement ornée le différenciait des demeures plus classiques, était somptueusement illuminé. La maison du jarl, pensa-t-elle. Katarina savait que les jarls, les autorités locales en Bordeciel, gouvernaient chacun une des neuf châtelleries de Bordeciel. Blancherive en faisait partie, et c’est à elle qu’était notamment soumis le village de Rivebois. Chaque jarl avait une grande autorité dans sa propre châtellerie, mais tous étaient soumis au haut-roi de Bordeciel, Halkir, qui siégeait pour sa part à la capitale, Fortdhiver. La jeune elfe se demanda si elle aurait l’occasion de le rencontrer, mais alors qu’elle y songeait, elle entendit un grognement étrange, qui venait de son dos, et qui était trop sauvage pour avoir été émis par son cheval. Elle tourna la tête et sentit une odeur désagréable, entre le chien mouillé et la putréfaction animale. Elle chercha fébrilement sa lame dans son dos, mais à peine l’avait-elle trouvée qu’une énorme main, apparue tout d’un coup, s’abattit sur elle et l’assomma.


Katarina revint à elle avec, en plus du choc reçu sur sa tête, une douleur lancinante dans le dos. Elle était affalée sur le côté, sans son épée et son paquetage, dans une humide pénombre. Il lui fallut une seconde pour se souvenir des derniers évènements, après quoi elle se redressa, les sens en alerte. Elle retomba aussitôt, avec une exclamation étouffée. Inutile d’espérer se lever, son dos la faisait bien trop souffrir. Elle se jucha donc tant bien que mal sur ses avant-bras et tourna la tête vers la maigre source de lumière, qui émergeait de derrière un pilier de pierre. Une grotte, elle était dans une grotte ! L’humidité et l’odeur de renfermé le lui confirmaient. Mais qu’y faisait-elle ? On avait dû l’y traîner sans ménagement, vu l’état de ses vertèbres.

Prenant soudain conscience de sa situation, l’elfe céda un instant à la panique en retombant violemment sur le sol froid. Elle était seule, prisonnière, en proie à quelqu’un de visiblement puissant, elle n’avait plus son équipement, et était même incapable de se mettre debout. Le visage triste de Lucia lui proposant le gîte passa devant ses yeux et elle ne put contenir une larme qui tomba par terre en un « plic » navrant. Elle aurait tant donné pour revenir sur sa décision, pour retourner sur le bord de la rivière dans laquelle elles s’ébattaient gaiement il y a quelques heures...

Une lumière vacillante, caractéristique d’un feu de camp, projetait sur les parois de grandes ombres rapides. L’elfe reprit son sang-froid et plissa les yeux vers la source lumineuse, mais ne distingua rien. Il lui sembla entendre, en revanche, dans cette direction, des bruits sourds, peut-être humains.

Elle se décida à ramper en silence, toute transie qu’elle était, vers le probable danger mortel dont les sons émanaient.

Les sons devenaient plus nets à mesure qu’elle avançait, et elle finit par déterminer des bruits de mastication entrecoupés des crépitements du feu. Le sol de la grotte était inégal, et elle devait parfois grimper légèrement, mais cet effort lui arrachait une douleur si intense qu’elle devait se mordre la lèvre pour ne pas hurler. Elle arriva finalement à un tournant, après lequel la grotte semblait s’élargir. En se collant à la paroi, elle risqua un œil à gauche, dans le prolongement, et ce qu’elle vit faillit la faire vomir.

Une créature humanoïde, intégralement poilue, gigantesque (elle ne pensait pas avoir déjà vu quoi que ce soit de vivant d’aussi grand) était assise sur un rondin de bois, et dévorait à vives dents un jarret de cheval. De ce grand cheval noir qui gisait, déchiqueté, le ventre ouvert, à côté du feu. Celui de Katarina. La broche que le monstre faisait tourner par moments était chargée d’organes non identifiés. Et il croquait avidement dans sa jambe, arrachant des tendons au passage, qui claquaient comme des fouets en projetant des gerbes rouges à travers la caverne. L’elfe crut défaillir et son brusque mouvement de recul projeta une pierre à travers le couloir, qui roula bruyamment quelques pieds plus loin. La bête releva la tête, aux aguets, et Katarina sentit son sang se glacer quand elle vit trois yeux, le troisième étant placé au-dessus des deux autres, se tourner dans sa direction. Elle fut figée un instant avant que ses réflexes de survie ne reprennent le dessus en la faisant précipitamment reculer à l’abri derrière la paroi rocheuse. Mais trop tard. Elle entendit un os tomber, elle l’entendit se relever et grogner, et venir vers sa cachette à grands pas. Paniquée, elle recula fébrilement le long du mur, mais il apparut tout à coup face à elle, à quelques pas seulement. Son museau, couvert de poils, laissait apparaître, outre les trois yeux noirs et cruels, des traits tirés en une expression carnassière qui ne laissait aucun doute quant à ses intentions. Manger.

L’elfe hurla en se retournant pour fuir, sachant qu’il n’y avait pas d’issue de ce côté, et pourtant sans autre choix que celui-ci, mais sa jambe et son dos la trahirent et elle trébucha vite à plat ventre sur le sol avec une douleur aiguë. Se retournant et levant un bras par réflexe pour se protéger, elle vit la bête se rapprocher jusqu’à être à son niveau (elle ne remarqua pas la puanteur infecte, transie par l’idée de sa mort certaine et imminente) et, tout son être bouillonnant dans l’attente du coup fatal, elle ferma les yeux.

*Shling*

Elle les rouvrit une seconde pour apercevoir une lame qui sortait de l’abdomen du monstre. Celui-ci considéra bêtement le bout de fer qui l’avait tué puis s’effondra. A demi consciente, Katarina eut le temps de voir un petit personnage, une lame dans la main droite et une boule lumineuse qui semblait flotter dans la paume de sa main gauche. « Un mage ! » pensa-t-elle avant de sombrer dans les limbes.

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