Perdue

Chapitre 1 : Perdue

Chapitre final

1583 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 28/04/2022 09:24

Aussitôt sortie et assise sur les marches en bois à la peinture craquelée du porche de son ancienne ferme, maintenant laissée à l’abandon, pour la toute première fois, Ellie prit la pleine mesure de son aveuglement et de sa soif de vengeance. Dès qu’elle entendit le grincement du bois sous le poids de son corps, et surtout dès qu’elle retrouva la dureté de ces escaliers sous son séant, Ellie comprit enfin qu’elle s’était égarée dans son désir de rendre la justice. De même, avec sa guitare personnelle posée sur ses cuisses, encore toutes endolories par sa très récente et longue marche, Ellie se rendit aussi soudainement compte de la disparition définitive de Joël. En partant de ce simple constat, Ellie songea alors à sa vie passée, mais également à son futur incertain.


Néanmoins, la jeune femme comprit très vite qu’elle n’aurait pas d’avenir puisque, malgré l’amour qu’elle éprouvait encore envers Dina et JJ, elle ne souhaitait aucunement les rejoindre dans la ville de Jackson pour commencer une nouvelle vie. En effet, elle savait pertinemment que tant qu’Abby serait encore vivante, l’envie d’assouvir sa vengeance ressurgirait un jour ou l’autre. Aussi voulait-elle épargner à Dina et au petit JJ une seconde séparation, qui serait beaucoup plus douloureuse que la précédente.


Et puis, après son terrible périple à travers Santa Barbara, que pouvait-elle encore vraiment espérer ? Sauf ruiner définitivement sa relation avec Dina, car son départ n’avait effectivement fait qu’aggraver les choses. Alors, même si elle décidait d’aller retrouver sa « famille » de Jackson, Ellie comprenait fort bien qu’elle ne pourrait jamais se défaire du souvenir persistant de Joël. Surtout en sachant que là-bas, elle aurait de multiples occasions de croiser Tommy, qui viendrait inévitablement s’enquérir auprès d’elle de ce qu’il était advenu de la femme responsable du décès de son frère.


Ce qui voulait dire que si elle venait à retourner un jour à Jackson, elle se sentirait dès lors obligée de mentir sciemment à Tommy sur le sort d’Abby afin d’étouffer dans l’œuf son propre désir de vengeance. Sans le moindre doute, elle jurerait, en se signant d’une croix sur sa poitrine, qu’Abby était enfin bel et bien morte. En y repensant, et si vraiment, cela devait se produire, ce mensonge deviendrait le tout dernier lien qui l’unissait encore à Joël. Ellie mentirait en effet à Tommy au sujet d’Abby, comme Joël avait jadis menti au sujet des Lucioles. Pourtant, malgré cela, si Joël était encore là, arriverait-il seulement à reconnaître sa fille adoptive ? Pensa Ellie. Sa quête de vengeance l’avait tellement transformée en monstre, pire qu’un Chasseur, qu’elle n’arrivait même plus à regarder son reflet dans un miroir sans se demander qui était cette femme qui la regardait dans la glace.


Meurtrière de sang-froid, tant de morts avaient déjà jonché sa route pour réclamer le sang d’une seule personne… L’antique loi du Talion l’avait guidée. Œil pour œil, dent pour dent, tête pour tête. Ellie avait ainsi brutalement massacré un à un tous ceux qui comptaient aux yeux d’Abby : tous ses camarades, tous ses amis, sans éprouver une once de remords à leur égard. Tous, ceux qui, sans exception, s’étaient dressés en travers de sa route pour l’empêcher d’accomplir sa vengeance en avaient payé le prix fort.


Mais, torturée et n’arrivant plus à trouver le sommeil à cause de ses actes, chaque jour, Ellie tentait d’éviter que ses pensées se tournent vers Abby, avec plus ou moins de succès, car dès lors que cela se produisait et qu’Abby s’infiltrait dans son esprit, la jalousie et la colère s’emparaient d’elle. En effet, elle ne pouvait s’empêcher de penser que, contrairement à elle, Abby avait su prendre sa revanche en mettant un terme à l’existence du bourreau de son père. Mais aujourd’hui, comme tant d’autres fois, Ellie ne parvenait pas à chasser Abby de son esprit.


Comme toujours donc, Ellie réfléchissait concernant Abby et cette fois-ci, bien malgré elle et à force de ruminer le sujet, la jeune femme en vint à lui trouver des points communs avec le défunt Joël. À certains égards, effectivement, Abby était plus proche de Joël qu’Ellie ne l’aurait soupçonné, notamment concernant le rôle de parente adoptive qu’elle jouait envers ce Lev. D’ailleurs en y repensant bien, Ellie imagina un instant ce qui aurait bien pu se passer si elle avait éliminé Abby sur cette plage. Qui sait si ce garçon, Scar, que la Wolf de Seatle s’était efforcée de protéger, ne se serait pas vengé, lui aussi, tôt ou tard sur Ellie ? Et qui sait également si JJ, dans un avenir plus ou moins proche, n’aurait pas fait de même pour remettre les compteurs à zéro ? Aurait-elle vraiment voulu entrer dans ce cycle infernal, qui n’aurait eu d’autres fins que la souffrance ? Mais surtout, désirait-elle encore suivre ce chemin ?


En tout cas, avec Abby en vie, il y aurait toujours un risque pour que cela se produise. Aussi, pour couper court à cette hantise, il n’y avait que son instrument. Lui seul lui permettait de s’échapper de ses pensées moroses. Alors, caressant d’abord mollement les cordes usées de sa guitare, Ellie repensa une toute dernière fois à son ancienne vie heureuse, passée auprès de Dina. Puis, jetant un dernier coup d’œil en direction du portail qui donnait sur la dangereuse forêt – portail qu’elle avait en passant laissé sciemment ouvert dès son arrivée –, elle pinça les cordes de sa guitare de plus en plus fort.


Soudain, une lointaine chorale de Claqueurs se fit entendre en écho, qui semblait répondre à l’appel musical d’Ellie. Bientôt, un orchestre de morts-vivants surgit d’un coup de l’endroit où Ellie disait souvent au petit JJ :


« Attention ! Il y a de mauvaises choses par là. »


Les Infectés, aveugles mais à l’ouïe fine, titubaient comme des personnes saoules. Désordonnée, la vingtaine de Claqueurs se bousculaient, s’attaquant même parfois entre eux, telle une meute de chiens de chasse enragés. Une cacophonie sans nom, due au mélange improbable de la mélodie de la guitare et des chants aigus des têtes de champignons envahit dès lors le champ de blé situé en face de la demeure. Tels des animaux que l’on siffle, telles des bêtes apprivoisées, pour le groupe de Claqueurs, chaque nouvelle note libérée de l’instrument de musique était un nouveau pas en avant vers la guitariste.


Mais devant leur inexorable avancée et constatant qu’ils se rapprochaient rapidement et dangereusement, Ellie, malgré sa volonté, dans un sursaut de survie instinctif, stoppa net son morceau et enleva les doigts des cordes. En réaction à ce brusque silence, les montres se figèrent sur place un court instant et se turent, eux aussi. Profitant de ce temps de répit, qu’elle imaginait ne pas durer bien longtemps, Ellie envisagea rapidement de reprendre les armes pour aller retrouver Abby, et ce, afin de la tuer une bonne fois pour toutes. Toutefois, secouant vivement la tête pour évacuer au plus vite cette mauvaise idée de son esprit, Ellie retravailla les cordes métalliques de Riley, sa guitare acoustique, mais cette fois avec beaucoup plus de conviction dans les doigts.


En voyant les mangeurs de chair humaine reprendre leur marche macabre dès la reprise du son de la guitare, qui les plongeait en transe hypnotique, Ellie décida de fermer ses paupières dans le but d’apaiser un tant soit peu sa compréhensible angoisse. Cela éviterait du même coup que son instinct de survie ne vienne à reprendre le dessus. Ne disposant plus de la vue, Ellie ne put se fier qu’à sa paire d’oreilles pour localiser la horde. Cependant, celle-ci, de plus en plus proche à chaque seconde, criait si épouvantablement qu’elle en vint à faire disparaître ou presque la douce et apaisante « voix » de Riley. Pour pallier ce manque, celle d’Ellie s’éleva dans les airs et elle commença à chanter : « If I ever were to lose you, i’d surely lose myself… ».


Mais telle fut cependant l’ultime phrase que prononça Ellie Williams, puisque l’un des Claqueurs de la bande, arrivé à présent à portée de la jeune fille, vint lui planter ses crocs dans la jugulaire sans prévenir, à l’instar d’un fauve sanguinaire attaquant une proie essoufflée.


Et tandis qu’elle se laissait dévorer vivante par les vingt fantômes, la seule immunisée de l’épidémie condamna ainsi volontairement l’Humanité entière au fléau ravageur du cordiceps, comme si cet acte égoïste pouvait faire ressusciter une toute dernière fois la mémoire de son père Joël, avant qu’elle n’aille se confronter à sa plus grande peur : finir définitivement toute seule.


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