Les Vignes du Silence
Chapitre 1 : Les Vignes du Silence
7976 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 27/11/2025 12:56
La lune était haute dans le ciel de Toussaint, une perle pâle noyée dans un vin d’encre, suspendue comme un œil immobile observant les collines endormies. Sa lueur se répandait en nappes argentées sur les vignobles, où chaque rang de ceps ressemblait à une armée immobile. Le vent glissait dessus avec la délicatesse d’un soupir, faisant tinter les feuilles encore lourdes de rosée. Une brise fraîche portait avec elle des parfums mêlés : la terre retournée, la vigne humide, et le sucré lointain des pressoirs nocturnes. Loin devant, un halo orangé rompait la monotonie de la nuit : un petit village lové au creux de la vallée. De là-bas montaient les braises d’une activité fébrile, comme une promesse de chaleur… ou une annonce de problèmes. Le genre d’embrouilles malodorantes que Geralt attirait comme un aimant. Le sorceleur avançait au pas sur Ablette, son poids faisant crisser les graviers du chemin. Sa main reposait naturellement sur la garde de son épée d’argent, un réflexe plus qu’une précaution. L’air avait cette odeur caractéristique de Toussaint : la douceur du vin mêlée à la rusticité des foyers. Pourtant, sous ces senteurs familières se glissait autre chose, un effluve plus âcre, plus ancien, presque métallique, qui lui chatouillait les narines comme un avertissement qu’il ne pouvait ignorer. Ablette secoua la tête, ses oreilles frémissant.
« Je sais, moi aussi je le sens. » grommela Geralt.
Au bord du chemin, une dissonance attira son regard. Il tira légèrement sur les rênes et mit pied à terre. La boue, tassée par la pluie passée, portait des empreintes profondes, à trois doigts, s’enfonçant comme des encoches. Trop grandes pour un loup. Trop légères pour un troll. Et surtout : trop nettes pour appartenir à une créature naturelle. Un filet de sang séché serpentait à travers les herbes, s’enfonçant dans un fossé où l’eau stagnait, teintée de rouge brun. Geralt s’accroupit, laissant ses doigts glisser près de la trace, sans la toucher. Ses yeux jaunes reflétaient la lumière lunaire comme deux éclats de verre poli. Des poils noir bleuté, rigides et incrustés dans l’herbe. Il en saisit un entre deux doigts. Raide. Spectral. Chargé d’une odeur qui n’était ni bête ni homme.
« Hmmm. »
Il redressa légèrement la tête, humecta l’air et inspira profondément. L’odeur traînait encore. Fétide. Tordue. Une chort ? Non. La forme des empreintes était trop fine, trop dessinée. Un jeune karkain ? Peu probable, pas dans cette région. Une échine bosselée, peut-être. Ou pire : une créature façonnée par la magie locale, par un rituel maladroit ou un désir de vengeance. Geralt se releva, sa cape battant doucement contre sa jambe. Il essuya ses doigts sur sa ceinture et rejoignit Ablette, dont les muscles frémissaient sous sa robe lustrée.
« On va voir ce que ces bons paysans ont à raconter, hein ? » murmura-t-il en caressant l’encolure de la jument.
Ablette souffla, un long bruit nasal, mélange d’agacement et de résignation. Geralt esquissa un sourire discret.
« Je savais que tu serais d’accord. »
Puis il reprit la route, avec dans le dos le poids indéfinissable de la nuit qui semblait, elle aussi, retenir son souffle.
Le village était encerclé de clôtures improvisées, dressées comme les remparts maladroits d’un peuple acculé. Des charrettes renversées, encore chargées de terre et de paniers éclatés, barraient l’entrée principale. Des fagots de bois, hâtivement empilés, formaient une seconde ligne de défense ; des pieds de vigne arrachés, racines encore couvertes de terre fraîche, avaient été tressés et noués pour combler les interstices. L’ensemble ressemblait plus à un appel au secours qu’à une véritable protection. Des lanternes accrochées à des cordes vibraient au moindre souffle, leurs flammes dansant nerveusement. La lumière jaune pâle projetait sur les murs de pierre claire des maisonnettes des silhouettes distordues, semblables à des ombres cherchant à s’échapper. Geralt franchit la barrière de fortune d’un pas mesuré. Immédiatement, les conversations se turent. Des yeux sombres et craintifs se levèrent vers lui, écarquillés sous la surprise. Quelques enfants reculèrent précipitamment, glissant derrière les jupes de leurs mères qui, elles-mêmes, tiraient leurs châles plus étroitement autour de leurs épaules comme si cela pouvait les protéger. Le sorceleur sentit la peur, la vraie, flotter dans l’air, lourde comme une brume d’hiver. Une peur non pas de lui, mais de ce qu’il représentait : un signe que la situation avait dépassé tout ce que des prières, des talismans ou des superstitions pouvaient gérer. Un vieil homme s’avança. Il avait un bonnet en laine tiré jusqu’aux oreilles, un bâton tordu qu’il tenait comme une béquille autant que comme un soutien moral. Ses bottes étaient couvertes de poussière, ses mains tremblaient un peu, mais son regard, malgré sa peur, restait déterminé.
« Vous êtes… un sorceleur, pas vrai ? » demanda-t-il d’une voix qui se voulait ferme mais vacillait.
Geralt le détailla en un instant : pas de pupilles dilatées ni vitreuses, pas de tremblements atypiques, pas d’aura de magie noire, pas d’odeur de possession ou de corruption. Juste la sueur froide d’un homme dépassé par les événements.
« On dirait. » répondit-il d’un ton neutre. « Geralt de Riv. Vous avez un monstre sur les bras. Ou plutôt dans vos vignobles. »
Le vieillard déglutit bruyamment, sa pomme d’Adam remontant et descendant comme si ses mots se bloquaient dans sa gorge.
« Je m’appelle Emile, beau sire. C’est vrai. La bête rôde. Elle… elle attaque la nuit. Des vignerons ont disparu. On ne retrouve que du sang, et… et des morceaux. »
Sa voix se brisa sur le dernier mot. Geralt haussa un sourcil, bras croisés, son air impassible masquant à peine son intérêt accru.
« Je suppose que vous n’avez pas envoyé de lettre au duc. »
Emile secoua la tête si violemment que son bonnet faillit tomber. Ses doigts se crispèrent sur son bâton au point d’en blanchir les jointures.
« On a peur, messire. Une peur… qui ne dit pas son nom. On dit que le monstre est lié à une malédiction. À une fille. Si le duc apprend que… »
Il s’interrompit soudain, mordant sa lèvre inférieure comme s’il venait d’aller trop loin. Geralt ne rata pas ce geste : un aveu silencieux, un fil tiré sur un secret que tout le monde devait ici se renvoyer du regard sans oser le prononcer.
« À une fille ? » demanda Geralt, son ton plus tranchant que le froid de la nuit.
Le vieux homme détourna les yeux, avalant difficilement sa salive. Le murmure des villageois reprit derrière lui, comme une rumeur de culpabilité collective.
« Je… venez à la taverne. » murmura Emile, écrasé par une honte qu’il ne confessait pas encore. « Je vous expliquerai tout. Pas ici. Pas… devant eux. »
Il jeta un regard inquiet aux maisons, aux fenêtres derrière lesquelles des silhouettes furtives se dissimulaient. Geralt sentit la tension se resserrer autour d’eux comme un nœud que personne n’osait délier. Et il savait déjà qu’il venait de mettre le pied dans l’un de ces villages où le monstre n’était qu’une partie de l’histoire.
La taverne sentait le vin chaud, le bois humide… et la peur, cette odeur lourde qui s’insinue dans la gorge avant même qu’on en prenne conscience. Les murs de pierre transpiraient légèrement sous la chaleur de l’âtre, où un feu rougeoyant craquait paresseusement. Autour, les villageois s’entassaient comme des moutons pris dans un orage, parlant à voix basse, les yeux rivés sur leurs chopes ou sur les ombres dansantes. On aurait dit qu’un simple mot trop fort pouvait faire s’effondrer leur fragile calme. Quand Geralt franchit le seuil, la pièce se figea. Les murmures moururent comme si l’air venait d’être aspiré. Le sorceleur retira lentement ses gants en cuir, secoua de ses cheveux blancs la fine bruine qui s’y accrochait encore, puis posa ses deux épées contre le mur. Une démonstration claire, presque rituelle, de sa présence et de son utilité. Quelques hommes détournèrent les yeux, mal à l’aise. Une vieille femme se signa discrètement. Emile désigna une table un peu à l’écart, dans un coin où les ombres étaient plus profondes et où les oreilles curieuses risquaient moins de s’étendre. Une jeune serveuse s’approcha, ses doigts triturant nerveusement son tablier. Son regard oscillait entre fascination, un sorceleur, en chair et en os, et terreur, un sorceleur, qui venait forcément pour quelque chose de grave.
« Du vin. Rouge. » dit Geralt, d’une voix calme mais qui n’invitait pas vraiment à discuter.
« On a que ça, de toute façon, messire. » répondit-elle avec un sourire hésitant, avant de s’éclipser comme si rester trop près de lui risquait de lui attirer des malheurs.
Une fois la serveuse partie, Emile se pencha vers le witcher, sa lanterne intérieure vacillant autant que la flamme de l’âtre.
« La malédiction, c’est sur une fille du village, oui. Elle s’appelle Lysa. »
Geralt plia légèrement le menton.
« Explique. »
Le vieux prit une longue inspiration, comme s’il s’apprêtait à plonger dans un lac glacé.
« Il y a un an… » commença-t-il, et déjà sa voix portait le poids de quelque chose d’ancien et de douloureux. « Le fils du seigneur voisin a voulu forcer un mariage avec elle. Lysa l’a refusé. Il est… devenu violent. Elle s’est enfuie dans les vignes. Il l’a suivie. »
Il déglutit, sa gorge émettant un son rauque.
« On… on ne sait pas exactement ce qui s’est passé cette nuit-là. Mais le lendemain… on a retrouvé le corps du garçon. Déchiré. Et Lysa… couverte de sang. Elle disait ne se souvenir de rien. »
Geralt plissa les yeux. Les non-dits s’amoncelaient comme des nuages chargés d’orage. L’air même de la taverne semblait plus épais, saturé de culpabilité et de secrets rances.
« Et au lieu d’en parler au duc, vous avez… »
« On l’a cachée. » coupa Emile dans un souffle coupable. « Sa mère, c’était ma sœur. Elle est morte l’hiver d’avant. Lysa n’avait plus que moi. J’ai fait ce que… ce que j’ai cru être juste. »
Il se frotta le visage, ses mains marquées par le travail de la vigne.
« Quand on a compris que la bête ne venait que certaines nuits… quand la lune était pleine ou presque… on a cru que… que c’était elle. »
Geralt arqua un sourcil.
« Tu as cru ? »
Emile serra son bâton si fort qu’un craquement sec se fit entendre.
« On l’a enfermée dans la vieille cave à vin, sous le manoir abandonné, là-haut sur la colline. Pour la garder à l’écart du village. Au cas où. Mais… les attaques ont continué. Même quand on était sûr qu’elle n’était pas sortie. »
Il inspira une nouvelle fois, la voix brisée.
« Et parfois, elle se réveille avec du sang sur les mains. Elle dit qu’elle ne se souvient jamais de rien. »
Geralt resta silencieux un instant, son verre de vin suspendu à quelques centimètres de ses lèvres. Le liquide rubis capta la lumière du feu, dessinant sur sa joue un éclat rouge comme une tâche de sang. Autour d’eux, les conversations s’étaient éteintes de nouveau. Le village entier semblait retenir son souffle, suspendu à la réponse du sorceleur.
« Combien de morts ? » demanda-t-il enfin.
Emile blêmit.
« Six. En un an. Les derniers… ces deux derniers mois. C’est pour ça qu’on… qu’on a monté les barricades. Mais ça ne suffira pas, hein ? Pas contre… ce que vous avez vu dans les vignes. »
Geralt posa son verre, toujours plein. Il n’avait pas bu une seule goutte.
« Je dois voir Lysa. »
Emile hocha la tête, soulagé et terrifié tout à la fois. Un mélange familier pour le sorceleur : le mélange de ceux qui veulent une réponse mais redoutent d’en connaître la forme.
« Mais… messire, si la bête est vraiment en elle… vous allez… »
Il n’eut pas besoin de finir. Les mots restèrent en suspens, lourds, acérés comme la lame d’une épée non dégainée. Geralt soupira. Un souffle las, presque fataliste.
« On verra. D’abord, je mène l’enquête. Ensuite… on parle du prix. »
Et dans le silence qui suivit, un frisson passa dans la taverne, comme si les murs eux-mêmes craignaient la suite.
Le manoir sur la colline ressemblait à un palais déchu, avalé lentement par les vignes sauvages qui grimpaient sur ses murs comme des doigts avides. Les pierres, autrefois blanches et lisses, s’étaient fissurées sous le poids des années. Des volets pendaient de travers, grinçant parfois sous une rafale comme des gémissements. Les balustrades, lézardées et mutilées, laissaient entrevoir des trous béants où des morceaux entiers avaient disparu. Autour de l’entrée, les statues de pierre, nymphes, griffons, héros locaux, étaient noyées sous la mousse et les toiles d’araignée. Certaines avaient perdu un bras, un visage, ou semblaient pleurer des larmes de pluie verte. Sous cette façade rongée, l’air vibrait d’un malaise sourd. Emile guidait Geralt le long du chemin envahi par les ronces. La lanterne qu’il tenait oscillait entre ses doigts tremblants, projetant des ombres longues et déformées sur les murs fissurés. Chaque pas résonnait comme dans un lieu déserté depuis un siècle, malgré la proximité du village. Ablette, attachée devant le portail tordu, renâclait et piaffait, secouant la tête comme si elle pressentait que quelque chose d’anormal dormait derrière ces murs.
« Reste là. » murmura Geralt en caressant son encolure.
La jument répondit par un souffle nerveux, presque un reproche. Le sorceleur descendit derrière Emile un escalier étroit, creusé dans la pierre, où l’humidité perlait sur les parois. L’odeur de vin rance et de cave mal ventilée se mêlait à une autre senteur plus subtile… quelque chose d’acide, de presque ferreux, qui réveilla chez Geralt une méfiance instinctive.
« Lysa est là. » murmura Emile, comme s’il craignait d’être entendu par les pierres elles-mêmes. « On lui apporte à manger, mais… on ne la laisse pas sortir. »
Une lourde porte de bois, renforcée de barres de fer, barrait l’accès à la cave principale. La surface était marquée de griffures profondes, certaines anciennes, d’autres plus récentes. Geralt posa la main dessus ; le bois était froid, mais pas glacé. Pas de trace immédiate de magie ouverte. Il frappa deux fois. Aucune réponse. Juste l’écho lourd du bois qui vibra brièvement.
« Ouvre. »
Emile hésita, le cœur battant si fort que Geralt l’entendit presque. Il finit par glisser la clé dans la serrure. Celle-ci cliqueta, grinça, puis céda lentement. La porte s’ouvrit dans un long râle de métal. Une bouffée d’air moisi les submergea, chargée de poussière, d’humidité… et d’isolement. À l’intérieur, la lumière tremblotante de la lanterne dévoila une pièce voûtée aux murs couverts de tâches d’humidité. Entre les barriques éventrées et les tonneaux renversés, une silhouette recroquevillée était posée sur un vieux tonneau intact, enroulée dans une couverture râpée qui n’avait plus vu un lavage depuis des semaines.
« Lysa ? » appela Emile, la voix fragile.
La jeune femme releva lentement la tête. Ses cheveux sombres, emmêlés en mèches lourdes, tombaient autour d’un visage pâle et tiré. Ses yeux clairs, cernés de violet, luisaient dans la pénombre avec une intensité étrange. Geralt nota immédiatement ses poignets marqués de rouges. Traces nettes, infligées par des liens serrés ou par des luttes répétées.
« On m’apporte un autre juge ? » souffla-t-elle d’une voix rauque, presque un murmure cassé. « Ou cette fois, tu as trouvé un bourreau, oncle ? »
Geralt entra, son pas pesant faisant vibrer la pierre sous ses bottes. Il ne répondit pas tout de suite, prenant le temps de la regarder, de sentir sa présence, de percevoir ce qui émanait d’elle.
« Je ne suis ni l’un ni l’autre. » dit-il enfin, calmement. « Sorceleur. Je suis venu pour ta… situation. »
Les yeux de Lysa glissèrent sur lui. Les cheveux blancs, les cicatrices, les pupilles fendues. Elle eut un sourire amer, douloureux.
« Alors oncle Emile est vraiment désespéré. »
Geralt continua de l’observer, sans agressivité mais sans détour. Sa respiration était régulière, ni trop lente ni trop rapide. Son odeur… humaine. Fatiguée, souillée de peur et d’humidité, mais humaine. Pas de trace de nécrose, de magie corruptrice ou de bestialité naturelle. Mais quelque chose vibrait derrière ses yeux, une dissonance subtile, comme une corde trop tendue prête à rompre.
« Raconte-moi ce qui se passe les nuits d’attaque. » dit-il.
Lysa se leva lentement, la couverture traînant derrière elle sur le sol poussiéreux. Elle fit quelques pas hésitants. Elle devait avoir une vingtaine d’années, mais son visage en paraissait cinq de plus. La peau pâle de ses bras était constellée de bleus jaunissants, certains anciens, d’autres récents. Elle croisa les bras sur sa poitrine, comme si elle cherchait à se maintenir en un seul morceau.
« Ça commence par un goût de fer dans la bouche. » dit-elle d’une voix basse. « Puis… plus rien. Le vide. Quand je me réveille, j’ai de la boue sur les pieds, du sang sur les mains… et l’oncle me regarde comme si j’étais un monstre. »
Geralt resta impassible.
« Et tu n’entends jamais de voix ? Pas de murmures ? Pas d’impressions étranges juste avant de perdre connaissance ? »
Elle hésita. Sa mâchoire se contracta. Elle mordit l’intérieur de sa joue.
« Il y a… des chuchotements. Mais je ne comprends pas ce qu’ils disent. C’est comme… des prières renversées. Et une sensation de… soif. Une soif qui brûle. Comme si quelque chose me tirait hors de moi. »
Geralt pencha la tête, les pièces du puzzle commençant à se mettre en place.
« Une malédiction d’origine humaine, alors. » murmura-t-il. « Pas un simple loup-garou. Je dois voir le lieu où tout a commencé. Les vignes. »
Il se tourna vers Emile, qui pâlissait de minute en minute.
« Garde la porte fermée. Si je me trompe, ce n’est pas elle le problème principal. »
« Et si vous ne vous trompez pas ? » demanda Lysa, sa voix se brisant sur les mots.
Geralt plongea un instant son regard dans celui de la jeune femme. Un regard où la peur se mêlait à une résignation abandonnée.
« Alors on trouvera une autre solution que celle à laquelle tout le monde pense. »
Un éclat fragile, presque invisible, passa dans les yeux de Lysa. Une étincelle timide, comme un premier souffle après une longue noyade. Quelque chose qui ressemblait, malgré tout… à de l’espoir.
La nuit avait cessé de pleuvoir, mais le sol restait saturé d’une humidité lourde qui s’accrochait aux bottes et aux odeurs. Chaque pas de Geralt provoquait un léger bruit d’aspiration de la terre détrempée. Les vignes s’étiraient à perte de vue, parfaitement alignées, presque trop ordonnées. Comme une armée silencieuse faisant la garde sous l’œil impassible de la lune. La lumière blanche se reflétait sur les feuilles, créant des éclats argentés, tandis que les ombres s’allongeaient, fines et menaçantes, entre les rangs. Un silence inhabituel régnait. Pas de bruit de chouettes, pas de bruissement de bêtes nocturnes. Comme si la terre elle-même retenait son souffle. Geralt activa un signe d’Aard d’un geste sec. Une impulsion vibrante fendit l’air, faisant voler la poussière et claquer un vieux portail rouillé contre un mur de pierres sèches. Le métal geignit, puis céda, révélant un passage envahi par les mauvaises herbes. L’odeur de sang séché, presque effacée par les pluies récentes, remonta soudain plus clairement à ses narines. Un parfum métallique, lourd, mélangé à la terre humide : la trace d’un cri étouffé, d’une lutte désespérée. Il s’accroupit près d’un rang de vignes, à l’endroit où la terre, plus foncée, formait une tâche irrégulière.
« Ici. » murmura-t-il, la voix basse comme une sentence.
Le lieu du meurtre. Il passa les doigts sur le sol. La boue se sépara, révélant des éclats de tissu, une manche arrachée, et une bague tordue, écrasée par une force brutale. Plus inquiétant encore : une marque gravée dans la pierre d’un piquet. Un symbole archaïque, ressemblant à un œil barré de deux griffes. Un signe qu’on ne traçait pas au hasard. Geralt fronça les sourcils.
« Voilà qui devient intéressant. »
Il fouilla dans sa sacoche et sortit une petite fiole. Lorsqu’il la déboucha, une odeur piquante de plantes amères et de soufre s’en éleva. Il en versa quelques gouttes sur le symbole. Le liquide réagit aussitôt. Un crépitement sec, comme si la pierre brûlait de l’intérieur. Une fumée violacée s’échappa, s’élevant dans l’air pour se tortiller en formes mouvantes. Des silhouettes humaines se dessinèrent un instant avant de se dissiper, remplacées par d’autres, brouillées, changeantes. Puis les murmures commencèrent. Ils tournaient autour de lui, comme murmurés juste derrière son oreille, dans un dialecte oublié mélangeant vieux langage elfique, prière paysanne et menaces murmurées. Les mots semblaient venir de tous les côtés à la fois, impossibles à situer. Geralt sentit une crispation dans sa nuque. Ce n’était pas une simple invocation. C’était le souvenir d’une émotion brute, condensée. Une malédiction née de haine. Et de honte. Pas dirigée contre une bête. Mais contre la peur des hommes. Contre leur silence. La fumée se condensa soudain, révélant une scène plus nette. Un homme, le fils du seigneur, plaquant Lysa contre un piquet de vigne, le visage tordu par la rage et le désir de domination. Sa main serrée autour de sa gorge. Les vignes tremblant autour d’eux comme si elles hésitaient à intervenir. Plus loin, indistincts, des villageois. Figures floues, mais suffisamment précises pour qu’on devine leur posture : immobiles. Voyant. Sachant. Ne faisant rien. Le sang. Les griffures. Le souffle coupé de Lysa. Puis, une voix. Sa voix, mais brisée, tremblante de désespoir et de feu.
« Si personne ne me défend, que les vignes elles-mêmes dévorent tous ceux qui ferment les yeux. Que la terre boive leur sang. Que la nuit prenne leur visage. »
Geralt inspira lentement, la mâchoire serrée. Ce n’était pas une malédiction lancée consciemment. C’était un cri d’âme, assez puissant pour tordre la magie environnante jusqu’à lui donner forme.
« Tu n’as pas maudit le seigneur… » murmura-t-il dans un souffle sombre. « Tu as maudit le village. Et toi avec. »
Les voix se turent d’un coup, comme tranchées. La fumée se résorba lentement, retombant en volutes dans la terre qui l’avait fait naître. Un calme pesant reprit possession des lieux, mais il n’avait plus rien de naturel. Geralt se redressa, essuya sa main tachée de terre humide, et réfléchit, son esprit ajustant les pièces une à une. Une créature née des vignes, nourrie par la rage et la honte. Un esprit prédateur lié au sang versé. Pas un monstre venu d’ailleurs, mais un enfant monstrueux de cette terre et des hommes qui l’avaient souillée. Lysa n’était pas la bête mais son miroir, son ancre. Quand la créature chassait, elle tirait Lysa dans le noir, brouillant les frontières entre leurs consciences, laissant sur la jeune femme les traces d’un crime qu’elle ne commettait pas. Couper le lien ? Une option… mais risquée. Peut-être fatale pour la jeune femme. Rompre la malédiction, en revanche… Cela demanderait quelque chose que les villageois n’avaient pas eu depuis un an. Du courage. De la vérité. Et des aveux. Geralt poussa un long soupir, levant les yeux vers la lune pâle.
« J’aurais préféré un simple noyé. » murmura-t-il.
La nuit, comme pour lui répondre, resta parfaitement muette.
Il attendit au cœur des vignes, parfaitement immobile, droit comme une statue de pierre enveloppée dans du cuir tanné par des années de combats. L’air froid lui mordait les joues, mais sa respiration restait lente, disciplinée. Il avait bu une de ses potions. Un mélange amer qui brûlait la gorge mais aiguisait les sens. Sous sa peau, ses veines pulsaient d’une lueur blafarde, presque spectrale. Ses pupilles s’étaient rétrécies en fentes fines, prêtes à capter le moindre mouvement, la moindre vibration. La nuit avançait, lourde, épaisse, presque tangible. Le vent semblait avoir déserté le ciel ; pas un bruissement ne traversait les feuilles. Même les crissements d’insectes avaient cessé. Le silence n’était plus une simple absence de bruit : c’était une menace. Puis, enfin, il la sentit. Un frémissement léger courut sous ses bottes. Une vibration à peine perceptible, comme si les racines enfouies profondément dans la terre se réveillaient d’un long sommeil. Le sol palpita. Les vignes autour de lui frémirent sans le moindre souffle d’air, comme si elles retenaient un frisson de peur… ou de faim. Une brume fine, presque translucide, se glissa entre les ceps. Elle rampait, serpentait, enveloppait les troncs noueux. Geralt la suivit du regard, sa main se resserrant sur la garde de son épée d’argent.
« Voilà… » murmura-t-il, son souffle se perdant dans la nuit.
Entre deux rangées de vignes, l’ombre s’épaissit. Quelque chose se forma dans le noir : une silhouette haute, anguleuse, comme sculptée dans des sarments brisés et une chair livide. Son corps était un mélange de racines noueuses et de membranes blanchâtres, dégoulinantes d’une sève noire semblable à du sang épaissi. Son visage, si on pouvait l’appeler ainsi, était allongé, sans yeux. À la place, deux creux sombres vibraient légèrement. Sa gueule béante était remplie de crocs irréguliers, semblables à des éclats d’os arrachés à des carcasses. La créature poussa un grognement. Un son qui n’appartenait ni à l’homme ni à l’animal. Un râle humide, déchiré, mêlé à un souffle bestial comme celui d’un taureau qu’on égorge. Geralt dégaina. L’épée d’argent scintilla sous la lune, traçant un trait de lumière nette dans l’obscurité. D’un geste expert, il gravait un signe de Yrden au sol. Les glyphes se mirent à pulser immédiatement, leurs lueurs violacées dessinant un cercle autour de lui, comme une barrière vivante contre ce qui venait. La bête hésita. Ses « épaules » se soulevèrent dans un mouvement de tension animale. Puis elle bondit. Dès qu’elle franchit le cercle de Yrden, elle ralentit. Ses membres tressés devinrent lourds, englués dans l’énergie du signe. Son hurlement fut déformé, comme étouffé. Geralt ne lui laissa pas le temps de se réadapter. Il se rua en avant, son épée décrivant un arc argenté qui trancha plusieurs sarments d’un seul coup. Des gouttes épaisses de sève noire jaillirent, éclaboussant les feuilles autour dans une odeur âcre et terreuse. La créature hurla. C’était un son qui fissura le silence, un cri si aigu qu’il fit vibrer les rangées de vigne sur plusieurs mètres. La colline entière sembla résonner de cette plainte monstrueuse. Et dans le lointain, vers le manoir, un autre cri lui répondit. Humain. Féminin. Lysa. Geralt serra les dents. Le lien. Il le sentait : chaque coup porté à la bête traversait ce lien tordu qui l’unissait à la jeune femme. La malédiction tirait sur leurs deux consciences, comme une corde d’épines.
« Mauvais, ça… » grogna-t-il en reculant.
La créature abattit alors son bras hérissé de crocs sur le sorceleur. Geralt roula sur le côté, sa cape frottant contre la terre humide. Les griffes labourèrent le sol à l’endroit où il se tenait une seconde plus tôt, arrachant des racines entières et envoyant de la terre voler. Il profita de l’ouverture : d’un geste précis, il glissa une bombe dans la gueule à moitié ouverte de la bête avant de bondir en arrière. La détonation fut sourde, étouffée par la chair végétale. Une gerbe de sève noire, d’éclats de bois et de fragments tièdes se projeta dans l’air. La créature chancela, poussant un hurlement si strident qu’il fit vibrer les branches au-dessus d’eux. Et alors, à l’autre bout des vignes, comme si la terre-même avalait la panique des hommes, un son retentit. La cloche du village. Affolée. Frappée à toute vitesse. Les villageois avaient vu la silhouette. Ou entendu la créature. Ou peut-être senti que cette nuit, enfin… quelque chose sortait des vignes. Geralt ajusta sa prise sur l’épée. Les glyphes de Yrden clignotèrent, faiblissant.
« Et voilà que ça se complique… » murmura-t-il.
La créature, elle, n’avait pas fini de hurler. Geralt réussit à repousser la bête jusqu’au pied du manoir, ses bottes glissant sur la terre imbibée de rosée et de sang noir. Derrière lui, les lanternes du village vacillaient comme des feux follets affolés. Les silhouettes qui se massaient près des barrières ressemblaient à des ombres figées, des statues tordues par la peur. Personne n’osait s’approcher, mais personne ne pouvait détourner les yeux. À l’opposé, Emile descendait en boitillant la pente menant à la cave. Sa lanterne ballottait si violemment entre ses doigts qu’on aurait cru qu’elle allait s’éteindre ou exploser. Sa voix fendit l’air comme un éclat de verre :
« Restez chez vous ! Fermez les portes ! Fermez tout ! »
Geralt, essoufflé, esquiva une racine fouettante et râla entre ses dents :
« Évidemment qu’il va vouloir descendre là-bas maintenant… parfait timing. »
La créature se cabra, un hurlement déchirant explosant dans la nuit. Ses racines et sarments fouettèrent l’air comme des serpents enragés. Geralt profita d’une ouverture et lui planta son épée dans le torse. L’argent s’enfonça dans la chair végétale mais seulement jusqu’à mi-longueur. Le cri qui s’échappa alors de la bête n’était plus seulement monstrueux. Il était double. Car à cet instant précis, du manoir, un cri humain, aigu, féminin, se mêla à celui du monstre. Lysa. Geralt grimaça. Ça ne marchait pas. Chaque blessure infligée à la créature déchirait aussi la chair de la jeune femme. La malédiction liait leurs corps, leurs souffrances, leurs vies. Une erreur et elle meurt. Il retira son épée dans un grondement de sève éclatée, recula d’un bond, et sortit une bombe de sa sacoche. Mais il ne la dégoupilla pas. La bombe resta serrée dans son poing, symbolique plus qu’utile. L’explosion tuerait la bête. Et tuerait Lysa. Il se redressa, haletant, et fixa la créature dans les « yeux ». Ces deux creux sombres où la lumière refusait d’entrer.
« Tu es née de la haine d’une fille abandonnée et des péchés d’un village lâche. » lança-t-il d’une voix grave qui porta jusqu’à la colline. « Tu veux du sang ? Tu en as eu assez. Ce qui te nourrit, ce n’est pas la vengeance : c’est leur silence. »
La bête grogna, un son qui vibrait jusque dans le sol, hésitant, vacillant dans le cercle de Yrden que Geralt rechargeait d’un geste rageur. Ses membres se dissolvaient par moments, redevenant brume, puis se reformant violemment comme si elle se battait contre elle-même. Ses yeux vides se tournèrent lentement vers les maisons du village, vers les silhouettes blotties derrière les barrières. Plusieurs villageois reculèrent comme si le regard invisible du monstre les brûlait. Geralt inspira profondément et éleva sa voix, tentant de couvrir les hurlements déchirants.
« Emile ! Descends dans cette cave et écoute la vérité de Lysa ! » Sa voix tonna. « Et vous tous ! Vous l’avez laissée seule cette nuit-là. Vous avez fermé les yeux. Si vous voulez que ça cesse, vous allez devoir parler. Ici. Maintenant. Devant elle ! »
Un silence total tomba alors sur le village, frappant plus fort que n’importe quel cri. À cet instant, même les feuilles cessèrent de frémir. Les vignes semblaient retenir leur souffle, spectatrices d’un drame qu’elles avaient contribué à nourrir. La bête, comme sensible à cette suspension du monde, se contorsionna, ses racines craquant comme des os sous une pression invisible. Elle ondulait, s’évaporait, revenait, un être en train de se défaire sous le poids d’une vérité enfouie. Emile apparut au sommet de l’escalier, sa lanterne projetant une lumière tremblante sur les marches. Il n’était pas seul. Lysa le suivait, vacillante, vêtue d’une simple chemise déchirée. Son visage était blême, presque translucide. Du sang coulait lentement de la commissure de ses lèvres. Reflet direct de la blessure infligée au monstre.
« Arrêtez… » gémit-elle, sa voix éclatant de douleur. « Si vous la tuez… je… je meurs aussi… »
Geralt leva une main pour la rassurer. Un geste rare chez un sorceleur.
« On ne va tuer personne. Pas si je peux l’éviter. »
Sa voix se fit tranchante.
« Mais il faut rompre le lien. Et pour ça, ta malédiction doit être retournée. »
Il tourna le regard vers les villageois. Un regard félin, incandescent, dénonciateur.
« Qui était là, cette nuit-là ? » demanda-t-il, sa voix tombant comme un marteau. « Qui l’a vue courir dans les vignes ? Qui a entendu ses cris et s’est dit que ce n’était pas son problème ? »
D’abord, rien. Juste le claquement d’une lanterne qui tanguait au vent. Puis une femme, la cinquantaine, éclata en sanglots.
« Moi… » dit-elle, la voix brisée. « Je l’ai vue courir. J’ai dit à mon mari de ne pas s’en mêler. Que… que ce n’était pas notre affaire. »
Un homme près d’elle baissa la tête, secoué.
« J’ai entendu le fils du seigneur hurler. Je… j’ai eu peur des représailles. Je suis resté dans mon lit. »
Une autre voix surgit, plus jeune, tremblante.
« Je savais qu’il la suivait souvent… » avoua un garçon d’à peine vingt ans. « Je n’ai rien dit. Parce que mon père travaille pour le sien. J’avais peur. »
Puis d’autres voix s’ajoutèrent, d’abord timidement, puis en cascade. Les aveux jaillirent, s’entrechoquèrent, se déversèrent comme une rivière de honte longtemps retenue. Chaque mot prononcé, chaque vérité murmurée résonna dans la créature. Geralt vit ses sarments se fissurer. La sève noire couler comme du sang. Les hurlements se muer en gémissements.
« Continuez ! » hurla le sorceleur. « Parlez à Lysa ! À elle ! C’est elle que vous avez abandonnée ! »
Lysa tremblait, les mains serrées sur le rebord de la porte de la cave comme si elle s’y agrippait pour rester debout. Ses larmes coulaient librement, éclairées par la lanterne d’Emile.
« Je vous ai suppliés… » souffla-t-elle. « Je vous ai demandé de m’aider… vous m’avez tournée le dos… et maintenant vous… »
Elle étouffa un sanglot. Emile posa une main tremblante sur son épaule.
« Je t’ai abandonnée, moi aussi. » dit-il, la voix fêlée. « J’aurais dû te protéger. Je t’ai enfermée ici comme un animal… Lysa… je suis tellement désolé. »
La créature hurla soudain, un long râle de douleur. Ses racines se détachèrent du sol avec un bruit sec de branches brisées. La lumière de Yrden oscilla, comme aspirée par la malédiction qui se déliait. Geralt resserra le cercle d’un geste vif. Puis, fermant les yeux un instant, il murmura une formule ancienne, empruntée aux prêtresses de Melitele. Une prière de rupture, peu utilisée, dangereuse mais adaptée.
« Que la faute avouée rompe la chaîne… Que la vérité déchire la nuit… Que le sang ne soit plus jamais payé par le sang… »
Une lumière pâle, presque invisible, se glissa d’abord entre les racines. Puis elle grimpa le long des vignes, ondulant comme un souffle. Elle recueillit les mots des villageois, traversa les larmes de Lysa… et se concentra autour de la bête. Celle-ci poussa un dernier hurlement. Le cri se désagrégea en fragments. En feuilles noires. Puis la créature s’effondra. Son corps se délita en poussière et en sève sombre qui se mêlèrent silencieusement à la terre. La nuit sembla enfin respirer. Geralt baissa son épée, haletant, la sueur collant ses cheveux blancs à son front. Il se tourna vers la cave. Lysa s’était effondrée à genoux, une main sur sa poitrine, l’autre tremblante. Emile bondit, ou du moins, autant que son âge le lui permettait et la rattrapa avant qu’elle ne s’écroule entièrement.
« Elle est… ? » balbutia-t-il, la voix paniquée.
Geralt rengaina son épée.
« En vie. » répondit-il simplement. « La malédiction est rompue. »
Et pour la première fois cette nuit-là, un silence apaisé, et non menaçant, enveloppa le village.
Le lendemain matin, le village avait changé de visage. Les barricades improvisées étaient toujours là, charrettes renversées, fagots de bois, pieds de vigne arrachés, mais elles semblaient désormais plus fragiles, presque inutiles, comme les vestiges d’une peur sur le point de se dissiper. Les lanternes, encore accrochées aux cordes, oscillaient doucement dans la brise matinale, révélant des visages tirés, cernés… mais différents. Moins de terreur. Plus de fatigue. De honte aussi, lourde comme la rosée. Et au milieu de tout cela, un début de détermination, timide mais bien réel. Les villageois marchaient lentement, certains ensemble, certains seuls, tous luttant encore avec les aveux de la veille. On entendait de petits murmures, des excuses murmurées entre voisins, des paroles qu’on n’aurait jamais imaginées prononcer quand la nuit régnait encore. Lysa était assise sur un banc près de la taverne, à l’endroit même où les villageois l’avaient souvent ignorée. Sa silhouette, mince, paraissait moins fragile sous la lumière du jour. Ses cheveux noirs avaient été lavés, tirés en arrière. Un châle propre reposait sur ses épaules, contrastant avec la pâleur de sa peau. Ses mains tremblaient encore légèrement autour d’une tasse chaude que quelqu’un lui avait offerte. Ses yeux restaient encadrés de cernes violacés… mais il y avait là un éclat nouveau. Une lucidité retrouvée. Une vie rendue. Geralt s’approcha, ajustant distraitement les sangles de ses épées. La fatigue tirait légèrement les traits de son visage, mais ses pas restaient assurés.
« Tu respires mieux ? » demanda-t-il, sa voix plus douce qu’à l’accoutumée.
Lysa leva lentement les yeux. Un sourire faible, mais sincère, étira ses lèvres.
« Je ne me suis pas réveillée couverte de sang, si c’est ce que tu veux dire. » répondit-elle avec une pointe d’humour amer. « C’est… une amélioration. »
Elle releva la tête, plongeant son regard dans celui du sorceleur, comme pour y chercher une confirmation plus profonde, plus réelle.
« La bête est partie, n’est-ce pas ? »
Geralt hocha la tête.
« Oui. » confirma-t-il simplement. « Mais les malédictions ne disparaissent jamais complètement. Elles laissent des cicatrices. Sur toi. Sur eux. »
Lysa observa ses mains, silencieuse un instant. Puis hocha la tête à son tour.
« Je préfère les cicatrices… à cette sensation de ne plus être moi. » murmura-t-elle.
À ce moment-là, un petit groupe de villageois s’approcha. Emile marchait en tête, tenant dans ses mains ridées une petite bourse gonflée. Il la tendit vers Geralt, ses doigts hésitants.
« Ce n’est pas assez pour ce que vous avez fait, messire… » dit-il, la voix tremblante. « Mais c’est tout ce qu’on a pu réunir. »
Geralt prit la bourse, la pesa dans la paume de sa main. Un geste automatique. Le poids n’était pas grand-chose. À peine plus qu’une poignée de pièces.
« Ça ira. » dit-il simplement.
Emile sembla à la fois soulagé… et encore plus écrasé par sa propre culpabilité. Il regarda Lysa, la gorge serrée.
« On… on va réparer. Autant qu’on peut. » commença-t-il avec difficulté. « Lysa n’ira plus dans cette cave. Elle restera ici. Si elle le souhaite. Et nous… »
Il avala sa salive.
« On va apprendre à ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard. Je le jure. »
Geralt ne répondit pas. Il connaissait trop bien les hommes pour accorder facilement foi aux promesses. Ils parlaient avec facilité, surtout quand le danger venait de passer. Mais dans le regard de Lysa. Un regard droit, durci. Il vit une certitude : elle ferait en sorte que ces mots ne soient pas seulement du vent.
« Je partirai demain. » annonça-t-il en accrochant la bourse à sa ceinture. « Profitez de cette nuit silencieuse. Vous l’avez payée cher. »
Il se retourna, prêt à quitter la place, mais la voix de Lysa l’arrêta.
« Geralt ? »
Il se retourna légèrement, haussant un sourcil.
« Oui ? »
Elle hésita. Ses doigts se crispèrent sur le tissu de son châle.
« Il n’y a vraiment aucun remède… pour ce que je ressens encore ? Pour cette… colère ? »
Sa voix se brisa un peu.
« Elle est toujours là. Comme une braise. »
Geralt prit un instant pour réfléchir. Ses yeux se posèrent sur les vignes au loin, encore humides, lavées de la nuit.
« Il y a le temps. » dit-il finalement. « Et le choix. Tous les jours. C’est moins… spectaculaire qu’un sortilège. Mais souvent plus efficace. »
Un petit rire, sec mais réel, lui échappa. Il semblait presque surpris de s’entendre dire ce genre de choses. Lysa sourit elle aussi. Un vrai sourire, fragile mais plus lumineux que tout ce qu’elle avait montré jusque-là.
« Alors je suppose que je vais devoir apprendre à les utiliser. Le temps. Et le choix. »
« On finit tous par apprendre. » répondit Geralt, d’un ton calme.
Un ton qui, pour un sorceleur, sonnait presque comme une bénédiction.
Plus tard, lorsque le soleil glissa lentement derrière les collines couvertes de vignes, Toussaint se drapa dans une palette de couleurs presque irréelles. L’horizon se teintait d’orange brûlé, de rose tendre, puis d’un violet profond qui avalait peu à peu la lumière. La brise du soir portait avec elle un parfum de terre chaude et de raisin mûr, comme pour rappeler que malgré les monstruosités de la nuit, cette terre savait encore offrir de la douceur. Geralt ajusta ses sacs, resserrant les sangles d’un geste routinier, puis enfourcha Ablette. La jument secoua la tête, soufflant dans l’air frais du soir. Le cuir de la selle craqua doucement sous le poids du sorceleur. Derrière lui, le village s’animait lentement. Autrement qu’hier. Le cliquetis régulier des outils reprenait. Des rires, timides mais réels, s’échappaient des ruelles. Le tintement des verres résonnait devant la taverne, là où les habitants commençaient à retrouver une normalité fragile. Des voix se mêlaient au vent : des excuses encore murmurées, des enfants qu’on laissait enfin jouer à nouveau, des voisins qui n’osaient pas encore se regarder pleinement mais qui essayaient. C’était maladroit. Mais honnête. Geralt, lui, ne s’attarda pas. Il n’était pas de ceux qui restaient pour voir si les promesses portaient leurs fruits. Pourtant, juste avant de diriger Ablette vers la route, il se retourna. Lysa se tenait près de la barrière du village, ses doigts accrochés au bois comme pour ne pas vaciller. Les couleurs du coucher de soleil se reflétaient sur son visage encore pâle, mais ses yeux avaient retrouvé une clarté qui n’appartenait qu’à elle. Pas à la malédiction. Pas à la peur. Aux pieds des vignes, là où elle avait souffert, quelque chose en elle s’était réparé. Pas complètement, jamais complètement. Mais assez pour tenir debout. Lorsqu’elle aperçut Geralt, elle leva lentement la main. Un geste simple, silencieux, presque cérémoniel. Le sorceleur répondit d’un bref signe de tête. Une reconnaissance mutuelle. Une façon de dire ça ira, sans promettre que tout serait simple. Puis il éperonna doucement Ablette. La jument s’ébranla, hochant la tête comme si elle en avait assez vu elle aussi. Les sabots frappèrent le sol, soulevant un nuage de poussière dorée par les derniers rayons du soleil. La route se déploya devant eux, sinueuse, serpentant entre les collines et les ombres du soir. Une route ponctuée de dangers familiers, de contrats à venir, de bêtes plus anciennes encore que les malédictions des hommes. Rien ne changeait vraiment pour un sorceleur. Le monde restait le même : cruel, ingrat, imprévisible, rempli de monstres d’acier, de crocs, ou de lâcheté humaine. Mais parfois… parfois seulement… la nuit acceptait de céder un peu de place à l’aube. Et pour un homme qui vivait davantage avec des adieux qu’avec des promesses, qui quittait toujours avant de rester trop longtemps, cette aube-là, même minuscule, était déjà beaucoup.