Un combat de tous les instants

En dépit de l'inquiétude qu'ils éprouvaient pour leurs amis prisonniers, les tortues et les adolescents n'avaient eu aucun mal à s'endormir. Leur aventure dans la dimension X les avait éreintés et une bonne nuit de sommeil était nécessaire pour les régénérer. À présent, ils seraient plus à leur aise pour faire face aux évènements.

Ils étaient rassemblés à l'étroit, dans la cuisine, où ils prenaient leur petit-déjeuner tout en fomentant un plan. Ils savaient que, à moins d'un miracle et malgré leur nombre, ils n'avaient aucune chance d'entrer dans le repaire de Shredder et d'en ressortir sereinement avec Raphaël et Marion.

- Il va falloir établir une stratégie offensive, décréta Léonardo. Karai a une excellente connaissance du terrain qui pourra nous être utile.

- Il est impératif de pouvoir se joindre les uns des autres, au cas où nous viendrions à être séparer, souligna Donatello. Je peux réparer les T-Phones et les téléphones qui sont tombés hors-service dans la dimension X.

- Je peux t'aider, proposa Marianne. Après tout, c'est à cause de mon pulsateur d'ondes que c'est arrivé. Et puis, ce n'est pas comme si je pouvais être utile à autre chose, avec une jambe cassée.

Donnie la gratifia d'un sourire reconnaissant, avant de demander à April si elle voulait se joindre à eux. La rouquine marqua une légère hésitation, mais accepta la proposition. Elle était plus douée en technologie qu'en stratégie.

- Parfait, commenta Léo. Mikey et Casey, j'ai aussi une mission pour vous. Si nous voulons libérer nos amis, nous allons devoir mettre toutes les chances de notre côté. C'est pourquoi je veux que vous demandiez à Leatherhead de se joindre à nous.

- Trop cool ! s'exclama Michelangelo. Tu peux compter sur lui, c'est vraiment un chic type.

- Et Slash ? suggéra Donnie.

- Slash ? Nous ignorons où il se trouve.

- Il ne serait peut-être pas inutile d'envisager de le chercher. C'est un grand ami de Raphaël et s'il savait qu'il était en danger, il n'hésiterait pas un instant à nous aider.

- Ce sont des mutants, eux aussi ? murmura Marianne à l'oreille d'April, qui acquiesça.

- D'accord, approuva Léonardo. Mikey et Casey, une fois que vous aurez parlé à Leatherhead, essayez de localiser Slash, mais soyez de retour à dix-huit heures, avec ou sans lui. Si tout est au point, nous passerons à l'offensive à la tombée de la nuit.

Comme le reste du groupe, les deux intéressés approuvèrent les consignes. En temps normal, Léo n'aurait jamais accepté de laisser partir la tête brûlée de l'équipe avec la tête creuse, mais rien n'était normal. Ils devaient agir vite et bien, et n'avaient donc pas une minute à perdre en tergiversations.

***

- Debout, là-dedans !

Marion poussa un hurlement quand elle fut aspergée par le contenu d'un grand seau d'eau glacée, ce qui l'arracha du sommeil. À peine réveillée, les muscles encore endolories par les efforts de la veille, elle réussit quand même à sauter sur ses pieds. À côté d'elle, Raphaël était déjà debout.

Fishface leur faisait face et leur adressait son sourire le plus effrayant. Il jeta le seau hors de la geôle, qui rebondit sur le sol du couloir dans un fracas métallique assourdissant, avant de faire un pas vers l'avant.

- Vous savez que vous avez dormi en vous tenant la main ? Comme c'est mignon ! Pour un peu, ça m'aurait presque brisé le cœur de vous déranger. Ah ah, je plaisante ! Au contraire, c'était encore meilleur !

Marion lui jeta un regard noir, sans pouvoir empêcher ses joues de s'empourprer. Elle n'avait pas oublié ce qui s'était passé la veille, avant que Raph et elle s'endorment. Les images du baiser qu'ils avaient échangé s'insinuèrent dans son esprit, alors que le moment ne saurait être plus mal choisi.

- Écoute-moi bien, le calamar ! gronda le ninja rouge. Tu...

Un coup de patte robotisée dans la carapace lui coupa le souffle et le fit taire avant qu'il n'ait pu aller jusqu'au bout de sa phrase. Pendant qu'il tentait de se redresser, la respiration saccadée, Fishface saisit le poignet de Marion dans sa main palmée et l'entraîna hors de sa cellule.

- Où est-ce que tu m'emmènes, sale poisson pourri ?

- Maître Shredder n'a pas encore eu l'occasion de faire ta connaissance, et il a hâte.

- Pas moi ! Lâche-moi, sinon je...

Marion tenta de s'arracher à son étreinte, en vain. Le mutant était bien trop fort pour elle. Raphaël, tout juste remis du coup qu'il venait d'encaisser, se rua sur Fishface, mais celui-ci avait déjà atteint la porte de la cellule avec l'adolescente qui se débattait de toutes ses forces, et la referma. La tortue s'écrasa contre les barreaux.

- Raph ! s'écria Marion, paniquée.

Elle le vit tenter de tordre les barreaux, puis de défoncer les gonds, en vain. Son ami sortit bientôt de son champ de vision quand Fishface lui fit emprunter un virage qui donnait sur un couloir encore plus humide et lugubre que la geôle, seulement éclairé par des torches qui émettaient une lumière dansant.

- Fishface ! hurla la voix lointaine de Raphaël. Si tu la touches, je peux t'assurer que personne ne m'empêchera de te découper en tranches.

- Cause toujours, ricana le poisson en poursuivant sa route.

Marion renonça à se débattre. Elle n'était pas de taille à se libérer du mutant et elle gaspillait son énergie inutilement. Elle sentit le nœud de son estomac se tordre davantage au fil des salles qu'elle traversait. Qu'allait-il se passer lorsqu'elle serait devant Shredder ? Peut-être n'avait-il pas besoin de deux appâts...

Cette pensée la traversa avec une telle violence qu'elle en oublia de respirer et chancela. Fishface ne s'en rendit pas compte, continuant à la traîner avec aussi peu de délicatesse qu'il n'en avait fait preuve au moment de la sortir de sa cellule. Ils finirent par atteindre une double porte démesurée, dont il poussa les battants d'un coup de pied.

Il força Marion à s'engager dans une salle obscure, où le sol semblait être constitué de verre, sous lequel s'agitait mollement l'eau d'un bassin. Seule une passerelle reliait l'entrée à l'autre extrémité de la pièce. Des escaliers donnaient sur une plateforme, où un homme en armure paraissait siéger. Bien que l'adolescente ne l'ait jamais vu, elle l'identifia aussitôt comme étant Shredder.

- Maître, voici l'humaine, comme vous me l'avez réclamée.

Tout le courage que Marion pouvait posséder s'évanouit quand le Destructeur se mit debout. Il était de loin l'homme le plus grand qu'elle ait jamais vu, et sa stature était des plus impressionnantes. Elle avait le sentiment qu'il pourrait lui fendre le crâne d'une pichenette.

Elle avait l'impression d'être minuscule en face de lui, comme une fourmi sur le point d'être écrasée. Elle aurait aimé ne pas trembler, mais la terreur contenue dans ses yeux l'aurait trahie de toute manière. D'un pas puissant et mécanique, Shredder marcha vers elle. Seul un mètre les séparait encore lorsqu'il s'arrêta.

- C'est donc toi, la nouvelle alliée des tortues. Qui es-tu ?

- J-Je... J-Je... bredouilla Marion, incapable de prononcer autre chose.

- Qu'importe. Je crois déjà savoir tout ce qu'il m'importe de connaître sur toi. Tu es la petite amie du mutant qui se nomme Raphaël, n'est-ce pas ?

D'ordinaire, Marion aurait protesté avec véhémence dès qu'on lui aurait posé cette question, mais après ce qui s'était passé la veille, elle ne pouvait pas nier. Même si tout n'était pas encore réellement établi, ses sentiments et ceux du ninja étaient désormais clairs.

- Réponds ! tonna Shredder, pendant qu'une lame jaillissait de son poignet. Est-ce la vérité ?

- O-Oui. J-Je crois.

- Dans ce cas, nous allons pouvoir nous entendre, toi et moi. Que dirais-tu d'un marché ?

- Un... Un marché ?

Marion, qui avait jusqu'à présent gardé la tête baissée, osa lever les yeux vers le visage défiguré de son interlocuteur. Shredder ne la quittait pas de son œil valide et s'exprima avec le même ton guttural lorsqu'il reprit la parole :

- Mes véritables ennemis sont les tortues et Splinter. Toi, tu n'es personne. Je n'ai pas de raison de te tuer.

- Maître, intervint Fishface, vous oubliez que cette fille nous a causé des...

- Silence ! Comme je le disais, je suis prêt à t'épargner. Tu peux quitter cet endroit dès à présent.

- Vraiment ? murmura Marion, méfiante, car elle pressentait un piège.

- Oui. Et, dans ma grande générosité, je serais même d'accord pour libérer ton ami mutant, à condition que tu me donnes quelque chose, en échange.

- Quoi donc ?

- Karai.

Instinctivement, l'adolescente porta une main à sa gorge. Elle savait que Shredder était prêt à tout pour remettre la main sur sa fille adoptive, et elle aurait dû s'attendre à ce qu'il lui fasse une proposition de ce genre. Elle songea à Raphaël, toujours emprisonné dans la cellule, mais tâcha de se montrer raisonnable.

- Vous avez dit que vos véritables ennemis étaient les tortues, souligna-t-elle avec autant de sang-froid qu'elle le pouvait. Même si je vous livre Karai, je ne suis pas dupe. Jamais vous ne relâcherez Raph.

- Dans ce cas, que dirais-tu que je le hache en menus morceaux sous tes yeux pour te contraindre à faire ce que je te demande ? interrogea Shredder.

- Vous avez besoin de lui vivant pour attirer les autres, et s'il lui arrive malheur, ils le sauront. Mon amie April a des dons extralucides.

Marion vit les poings du Destructeur se serrer. Il n'avait visiblement pas l'habitude d'être contredis et cela ne paraissait guère lui plaire. Elle eut un mouvement de recul, paniquée, lorsqu'elle le vit lever son bras armée d'une longue lame acérée.

- Tu as raison, admit-il. La tortue doit rester en vie. En revanche, toi, tu ne me sers à rien du tout.

Marion ferma les yeux et des larmes s'en échappèrent, tandis que Shredder exécutait un mouvement ample et rapide, destiné à la décapiter. Elle espérait qu'il s'agirait d'une mort rapide, où elle aurait à peine le temps de sentir le tranchant de l'acier. Un rugissement se fit entendre avant l'inévitable.

- Arrête ! tonna une voix puissante.

La jeune fille se risqua à entrouvrir un œil. Elle reconnut Tiger Claw qui venait de faire irruption dans la salle. La lame de Shredder n'était qu'à quelques centimètres de son visage, mais son propriétaire avait interrompu son geste.

- Comment oses-tu ? gronda-t-il à l'attention de son lieutenant.

- La tuer serait une erreur, elle peut encore te servir, indiqua le tigre. Pourquoi ne fais-tu pas la même proposition à la tortue ? Cette fille contre la tienne ? Il se montrerait peut-être plus coopérant.

- Il n'est pas question que je laisse la tortue sortir d'ici.

- Pas même si elle te ramène Karai ?

Marion avait beau nourrir la même haine à l'égard du clan des Foots que le reste de ses amis, elle éprouva une certaine admiration pour Tiger Claw, en cet instant. S'il n'en demeurait pas moins l'un de leurs ennemis, elle devait admettre qu'il était doté d'un pragmatisme remarquable, qui semblait faire cruellement défaut à son chef.

- Très bien, accepta Shredder. Mais pas tout de suite. Laissons-le d'abord se demander ce qui est arrivé à sa chère et tendre. Une fois qu'il sera à point, je lui soumettrai un accord. Quant à toi...

Oroku Saki ramena son attention sur Marion et, plutôt que d'achever sa phrase, il la frappa au front. Elle bascula sur le flanc, sonnée, le front marqué d'une trace rouge à l'endroit où elle avait été heurtée. Sa vision devint trouble et elle tenta d'abord de résister, mais elle perdit connaissance pour la deuxième fois en deux jours.

***

- Hello, mon croco aux bois dormants...

Comme Leatherhead ne réagit pas à la phrase que Mikey lui murmure à l'oreille, la tortue recommence en haussant un peu la voix. Casey se tient à une distance raisonnable du mutant et observe son ami. Lui qui est le plus peureux de la bande, il est étrangement le seul à ne pas avoir peur du crocodile.

- Et si on le bombardait de palets à distance, plutôt ? proposa l'adolescent.

- Quoi ? Tu oserais l'attaquer dans son sommeil ? Regarde-le, il est si paisible, si attendrissant... Il est adorable !

Casey se racla la gorge. Si Minette Glacée méritait assurément un tel compliment, bien qu'elle soit un peu trop rose à son goût, c'était loin d'être le cas de cet énorme reptile aux dents acérées, dont un seul coup de mâchoire pourrait suffire à sectionner un membre humain.

- Allez, mon copain ! s'exclama Mikey en frappant dans ses mains. On se réveille !

Casey sursauta quand un bruit sourd retentit. Leatherhead venait d'émerger du sommeil et avait frappé le mur avec sa queue. Une fissure de plusieurs dizaines de centimètres s'étirait à l'endroit où il l'avait touché. Par mesure de prudence, l'adolescent saisit sa crosse de hockey et recula de deux pas supplémentaires.

- Tout doux ! conseilla le ninja orange en sautant au cou de son ami. Tu as blessé Donnie, la dernière fois. Tu n'as pas envie de recommencer, dis ?

Leatherhead secoua la tête et ses yeux, qui étaient blancs, reprirent une apparence normale. Il parut désorienté pendant quelques secondes encore, mais ses épaules se relâchèrent et tout son corps parut se détendre.

- Michelangelo ? Quelle joie de te revoir, mon bon ami. Que me vaut cette visite ?

- Des mauvaises nouvelles, répondit la tortue avec un sérieux qu'il n'employait que dans les situations les plus extrêmes. Raphaël et Marion ont tous les deux été kidnappés par le clan des Foots. Léo est en train de monter un stratagème pour les secourir, mais nous aurions besoin d'un coup de main. Est-ce que tu veux bien nous aider ?

- Tu sais très bien que je suis toujours prêt à te rendre service, rappela Leatherhead. Ce sera avec une immense fierté que je me battrai une nouvelle fois à tes côtés.

Casey leva les yeux au ciel. Il ne comprendrait décidément jamais la relation que ces deux-là entretenaient. Le meilleur ami d'un craintif comme Michelangelo était un crocodile mutant psychopathe, et ledit crocodile mutant éprouvait une admiration sans faille pour une tortue immature à l'humour plus que douteux. Cela n'avait aucun sens.

- On avait également quelque chose d'autre à te demander, lança-t-il en osant interférer pour la première fois dans la conversation. Est-ce qu'il t'arrive de croiser d'autres mutants, dans les égouts ?

- De temps en temps, oui, affirma Leatherhead. Pourquoi ?

- Raphaël a un ami. Une tortue géante du nom de Slash. Lui aussi, nous pensons qu'il peut nous aider. Est-ce que ça t'évoque quelque chose ?

Leatherhead s'accorda quelques secondes de réflexion, puis il hocha la tête. Michelangelo afficha aussitôt un sourire éclatant et saisit le visage repoussant du reptile entre ses mains pour frotter affectueusement ses écailles.

- Tu es le meilleur, Leatherhead ! Alors ? Où pouvons-nous le trouver ?

- Suivez-moi. Je vais vous guider.

La tortue emboîta le pas de son ami sans aucune hésitation, tandis que le crocodile s'enfonçait dans les profondeurs obscures du tunnel où il avait élu résidence. Casey fut moins emballé par la perspective de le suivre dans les ténèbres, mais il suivait quand même Michelangelo avant que celui-ci soit englouti par l'ombre.