Le Cri de la Banshee
Nemhain n’aurait jamais pensé pleurer pour un Inquisiteur vampyre un jour. Elle n’aurait jamais cru s’attacher à un serviteur de l’Immuable, à un homme dont le cœur était si noir et desséché qu’il n’en ressentait plus la moindre empathie pour les pauvres victimes des vampyres ou de criminels capables des pires horreurs imaginables.
Et pourtant, agenouillée devant le corps inanimé de Perceval sur le sol de pierre, elle pleurait. Des larmes écarlates traçaient des sillons sanglants sur ses joues d’albâtre et gouttaient sur ses mains crispées sur sa jupe. A ses côtés, Ambroise gardait la tête baissée, les yeux rivés sur ses propres doigts serrés autour de l’épée de son maître immortel. Il tremblait.
Nemhain, elle, ne le voyait plus. Elle ne ressentait que sa douleur, cette pique glaciale qui lui transperçait le cœur et comprimait sa gorge. Des hoquets incontrôlables lui échappaient. Son estomac était noué.
Pourquoi devait-elle souffrir autant ? Pourquoi les Ténèbres lui avaient-elles encore enlevé l’une des rares personnes en qui elle avait appris à faire confiance ? Pourquoi devait-elle à nouveau se retrouver seule, privée de celui qui l’avait recueillie dans la non-mort, l’avait protégée, lui avait offert l’espoir de retrouver, peut-être, une vie normale lorsque sa transmutatrice serait morte pour de bon ?
Pourquoi avait-il fallu que ce soit encore une fois de sa faute s’il s’était éteint ainsi ?
Un hurlement déchirant lui échappa. Son cri provenait de ses entrailles, naissait dans sa culpabilité, dans la douleur qu’elle ne pouvait plus contenir au fond de son petit cœur ravagé par la peine et les remords. Ses cordes vocales ne vibraient même plus. Elle crissaient plus qu’elles ne résonnaient, véritables griffes sonores déployées sur la vitre fragile de son esprit. Elles s’étaient crispées sur une unique note terrible et dramatique, une note glaciale, aussi cassée que son âme, aussi froide que sa peau, aussi puissante que sa rage contre elle-même et contre le monde. Elle hurlait à en réveiller les morts et à en conduire les vivants à la démence.
La violence de son cri figea le sang d’Ambroise dans ses veines. Son souffle se coupa sous la terreur pure qu’elle lui inspirait. Il tomba bien vite dans l’inconscience, terrassé par la puissance dramatique de son don ténébreux. Qui aurait pu lui en vouloir ? Même l’Immuable en personne n’aurait su détourner le regard de cette fillette brisée, dont la douleur s’exprimait à travers les Ténèbres et sa gorge à deux doigts de lâcher. Même les plus terribles criminels et les plus sanglants des vampyres, même les plus cruels des membres de la Faculté Hématique et les plus insensibles des bourreaux n’auraient su garder leur masque impassible face à la torture que la simple vue de Perceval lui procurait.
Elle hurla jusqu’à ce que ses poumons fussent vides de tout air. Jusqu’à ce que sa gorge se mît à saigner sous la puissance de son souffle. Jusqu’à ce qu’elle ne fût plus capable d’émettre le plus petit soupir de désespoir.
Elle inspira. Une fois. L’air avait un goût de cendre et de moisissure. Et elle cria plus violemment encore. Le sang, son propre sang, contaminé par les Ténèbres, s’écoula jusqu’à sa langue et y laissa la saveur infecte de la mort.
Ses griffes se déployèrent sans qu’elle pût les contrôler. Dix aiguillons pâles sous la lueur des torches. Dix minuscules dagues qui s’enfoncèrent dans la peau de son visage. Dix couteaux qui lacérèrent sa chair sans pour autant libérer son esprit de la douleur qui le déchirait. Elle hurla encore, frappa le sol, mordit son poignet de toutes ses forces pour tenter de ne plus laisser échapper le moindre son lorsqu’elle remarqua l’ombre inanimé.
Un cri plus vif lui échappa aussitôt. Le corps de Perceval s’effaça pour laisser la place à son visage flouté penché sur elle, ses yeux écarlates écarquillés par l’inquiétude. A côté de lui, la masse sombre du corps d’Ambroise gisait au sol avec la grâce d’un phoque échoué sur une plage. La fillette haletait. Son souffle sifflait dans sa gorge douloureuse. Elle toussa.
— Du calme, petite banshee, souffla-t-il d’un ton qu’il voulut rassurant, mais qui transpirait d’anxiété. Tu as fait un cauchemar.
L’enfant se réfugia aussitôt dans ses bras. Son corps entier tremblait tandis qu’elle sanglotait contre lui, ses griffes fermement plantées dans son manteau noir. Il le déploya autour d’elle et la serra avec douceur contre son torse. Ses doigts glissèrent dans ses cheveux blancs trempés de sang.
— Tout va bien. Je suis là.
Nemhain leva sur lui ses yeux remplis d’écarlate. Ses joues étaient maculées de traces rouges laissées par les larmes vampiriques qu’elle ne parvenait à retenir.
— Vous… vous étiez mort, monsieur Perceval…
L’Inquisiteur glissa ses doigts gantés sur ses pommettes pour sécher ses pleurs.
— Je suis en pleine santé, Nemhain. Je te le promets. Tu as simplement cauchemardé.
Il prit sa petite main entre les siennes et la posa sur sa poitrine, là où, autrefois, battait son cœur. Il s’était tu depuis plus de cent ans désormais, mais Perceval croyait ressentir, chaque fois que la petite vampyre se retrouvait en proie aux tourments de son esprit traumatisé, une impulsion faible, comme un frémissement à peine esquissé par l’organe flétri par les Ténèbres.
— Je ne t’abandonnerai pas, petite banshee. Morrighan ne me le permettrait pas.
Elle secoua la tête et enfouit à nouveau son visage contre lui. Il se contenta de la bercer avec douceur tout en fredonnant une vieille berceuse dont il ne saurait dire si elle datait de son enfance ou s’il l’avait juste entendue dans une ruelle au détour d’une de ses nombreuses missions.
Peu à peu, la fillette s’apaisa. Elle porta le coin de sa cape à sa bouche comme un doudou dont elle aurait eu besoin pour se calmer. Perceval la reposa auprès de son cheval.
— Montre-moi ta main.
Sa requête brisa à peine le calme nocturne qui était retombé sur leur campement. Elle obéit sans discuter. Deux profondes marques noirâtres perforaient sa peau. Elle réalisa qu’elle s’était mordue dans son sommeil.
— Ça va piquer un peu.
Elle laissa Perceval appliquer une lotion dont elle ne connaissait ni le nom ni la composition sur la blessure. Un gémissement lui échappa. Perceval la réconforta de quelques mots doux tandis qu’il recouvrait la plaie d’un bandage de fortune. Il tira ensuite une fiole de sang des fontes de sa selle et la lui tendit.
— Tiens. Tu as besoin de reprendre des forces.
Nemhain s’assit à côté d’Ambroise et déboucha le flacon, qu’elle vida d’une traite. Elle grimaça.
— Il est pas frais, ce sang, grommela-t-elle. Il est tout pâteux et il colle au palais.
Perceval s’installa à ses côtés.
— Je sais, petite. Nous pourrons nous ravitailler demain. Il me semble que nous arrivons à Sang-Bertrand. Nous irons trouver un apothicaire pour te soigner et trouver de quoi te sustenter correctement.
Elle hocha la tête. Un bruit de pas discret attira alors son attention sur les fourrés voisins. Quelque chose rôdait.
— Des goules, lâcha Perceval, aussi calme que s’il lui indiquait la position des étoiles. Il me semble qu’un cimetière se dressait non loin d’ici au siècle dernier. Les goules en ont fait leur repaire.
Nemhain acquiesça, les poings crispés sur ses manches. Perceval se releva. Il attrapa une gourde et en renversa le contenu sur le visage d’Ambroise.
— Allez, debout ! lui lança-t-il.
L’ombre resta immobile quelques instants de plus. Perceval soupira. Il se pencha vers lui et le secoua.
— Allez, Ambroise, grogna-t-il. Nous n’avons pas toute la nuit. Réveille-toi…
Son ton détaché masquait mal son inquiétude. C’était la troisième fois en moins d’une semaine qu’il perdait connaissance à cause des cris que poussait sa protégée dans ses cauchemars. A chaque fois, son cœur s’emballait si fort qu’il craignait de le perdre. Si elle continuait ainsi, il allait finir par s’arrêter de battre un jour. Et ce jour-là…
Il jeta une œillade furtive à la fillette appuyée contre un rocher, le regard perdu dans les ombres des arbres sur le sol. Si Ambroise mourait à cause de ses hurlements, elle ne s’en remettrait jamais. Il ne le savait que trop bien.
Il ne savait pourtant pas quoi faire pour l’aider à s’en débarrasser. Il avait bien tenté de discuter avec elle, lui avait promis la sécurité et l’entourait de toute l’affection qu’il pouvait lui offrir, il ne parvenait pas chasser ses peurs et ses traumatismes.
La Dame des Murmures courait toujours. Elle le savait. Elle le ressentait au plus profond de ses os, dans le sang qu’elle l’avait forcée à boire pour accéder à une non-vie dont elle n’avait jamais voulu. Elle avait beau lui assurer le contraire, tant que sa tortionnaire ne serait pas renvoyée dans les limbes, elle resterait sur ses gardes et ne pourrait fermer l’œil.
Un gémissement le tira de ses pensées. Ambroise se réveillait. Pas trop tôt, pensa-t-il. Nemhain, elle, se recroquevilla derrière les jambes du cheval.
— Perceval, qu’est-ce que j’ai mal à la tête…
Ambroise se redressa en grimaçant. Il massa son front.
— C’est quoi qui m’a assommé ?
— Comme d’habitude.
Le ton neutre de l’Inquisiteur arracha une moue dépitée à son ombre, qui releva la tête pour chercher la fillette du regard. Lorsqu’il l’aperçut, il lui adressa un sourire un peu forcé.
— Viens ici, choupette.
Elle secoua la tête. Perceval soupira.
— Nemhain, tu n’es pas responsable de tes cauchemars. Viens.
Cette fois, elle daigna s’approcher des deux hommes. Ambroise tenta de la rassurer.
— Je ne t’en veux pas, tu sais.
Elle haussa les épaules et se blottit contre Perceval, les yeux rivés sur ses petites mains couvertes de blessures. Elle ne se souvenait pas de la manière dont elle les avait gagnées. A tous les coups, elle s’était griffée seule dans son sommeil, durant une énième crise.
Ambroise remarqua son regard et s’approcha aussitôt dans un concert de grincements stridents. Perceval serra les mâchoires, importuné par la dissonance des pièces mécaniques de ses pieds artificiels. Nemhain, elle, se boucha les oreilles, ce qui l’amusa un peu. Il s’efforça toutefois de limiter le tintamarre de ses prothèses, sans grand succès. Lorsqu’il la rejoignit, il lui adressa un sourire apaisant et posa une main sur son bras.
— On va trouver un truc pour apaiser tes mauvais rêves, lui souffla-t-il comme une promesse. Tu sais, Perceval a un don extraordinaire. Il a un instinct surnaturel, comme une petite voix dans sa tête qui lui dirait quoi faire. Si on croise quelque chose qui pourrait nous aider à te guérir, il va le sentir tout de suite.
L’intéressé pinça les lèvres sans lâcher sa protégée pour autant.
— Tu exagères, grommela-t-il. Mon don ténébreux…
— T’a permis de capter qu’Atropias était lié à la Dame des Murmures et que cette adorable personne est sans doute responsable des meurtres en série qui secouent la Bretagne depuis un moment, le coupa-t-il. Tu joueras aux modestes quand on aura trouvé cette cruche et qu’on aura identifié une solution pour aider ta corneille à retrouver un sommeil normal. Sérieusement, c’est bien la première fois que j’entends parler d’un vampyre capable de se réveiller en plein jour à cause de cauchemars calamiteux.
Nemhain baissa un peu plus la tête. Ambroise accrocha aussitôt son menton pour la forcer à relever les yeux.
— Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose, ajouta-t-il d’une voix plus douce.
— Ce n’en est pas une excellente non plus, lâcha Perceval. Si elle panique de jour, elle peut se mettre en danger. Pour l’instant, tu as à chaque fois réussi à la canaliser avant qu’elle ne soit prise de folie et sorte en plein soleil, mais si tu n’étais pas là, elle pourrait se brûler sous ses rayons !
— Mais ça montre qu’elle n’est pas aussi consumée par la ténébrine que toi ou le reste des vampyres, insista Ambroise. Elle a quelque chose qui lui permet de se réveiller à la suite de ses cauchemars. C’est unique !
Nemhain se blottit davantage sous la cape de Perceval, les yeux rivés sur une tache dans le tissu de son manteau. Le vampyre comprit sans peine son malaise.
— Elle n’est ni un sujet d’expérience, ni une bête de foire, lâcha-t-il d’un ton sec.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, bredouilla Ambroise. C’est juste que, je me demandais… peut-être qu’elle… qu’elle n’est pas aussi sensible que toi à la lumière du soleil ?
Un grondement menaçant quitta la gorge de Perceval. Ambroise pâlit violemment.
— D’accord, oublie, couina-t-il. Je… je vais aller m’occuper des goules, ça… ça m’évitera de dire n’importe quoi.
Les gémissements méphistophéliques de ses pieds mécaniques avaient en effet attiré l’attention des abominations sur eux. Leurs grognements approchaient. Leur odeur nauséabonde, ainsi que le froid glacial qui émanait de chaque créature touchée par les Ténèbres, commençaient à parvenir au mortel pourtant dénué de la finesse des sens de ses comparses non-morts.
Ambroise se redressa dans un concert de grincements métalliques qui fit gémir Nemhain.
— Tu pourras m’huiler ces articulations ? réclama Perceval. Tu pourrais presque réveiller un vampyre en pleine léthargie diurne !
L’intéressé grimaça.
— La prochaine fois, tu m’écouteras quand je te dirai que les embruns ne font pas bon ménage avec les inventions de la Faculté !
Un long gémissement s’éleva depuis les buissons. Nemhain releva la tête, les épaules toujours emmitouflées sous le manteau de Perceval. Ses crocs pointaient de sous sa lèvre supérieure malgré elle tant l’angoisse la tenaillait. L’Inquisiteur reporta son attention sur elle lorsqu’il sentit ses petits poings se crisper sur son vêtement.
— Si elles approchent, je compte sur toi pour les faire fuir, lui souffla-t-il au creux de l’oreille. Tu en es capable, petite banshee.
La fillette inclina légèrement le menton, les yeux rivés sur les branches des aubépines situées de l’autre côté de leur campement. Perceval, lui, raffermit son étreinte en un geste protecteur. Il ne comptait pas la mettre en danger. Il voulait simplement lui apprendre à maîtriser ce don ténébreux qu’elle considérait comme une malédiction. Lui prouver qu’elle pouvait le contrôler. Qu’elle ne devait pas le craindre. Et quoi de mieux pour le lui enseigner que quelques goules facilement impressionnables ?
Le cri de guerre d’Ambroise déchira soudain le silence de la forêt. Son épée émit un cliquètement clair lorsqu’il la tira de son fourreau et se jeta sur la première silhouette décharnée qui émergeait des buissons. Il sauta, propulsé vigoureusement par ses prothèses, et décrivit un arc de cercle parfait en direction de la créature avec sa lame. Un chuintement de chair découpée résonna lorsqu’elle s’enfonça dans sa nuque sans rencontrer la moindre résistance. Un gargouillis presque surpris échappa à sa victime, qui s’effondra au sol, les nerfs sectionnés par le coup.
L’odeur infâme du sang vicié par les Ténèbres parvint aux narines des deux vampyres. Nemhain se redressa, les yeux rivés sur la silhouette de l’ombre qui virevoltait avec une agilité surnaturelle entre les goules. Elle en compta dix, plus celle qu’Ambroise avait déjà occis.
Le mortel sauta une nouvelle fois pour esquiver un coup de crocs et atterrit avec souplesse sur les épaules d’une des aberrations. Un gémissement de douleur lui échappa lorsque les pieds mécaniques prirent appui sur sa chair. Déséquilibrée par le poids soudain sur son dos, elle s’effondra dans les jambes de deux de ses semblables tandis qu’Ambroise pirouettait pour planter sa lame entre les omoplates d’une quatrième créature. Il la dégagea d’un coup de pied vigoureux avant de se retourner vers les trois ombres qui se relevaient avec peine. En quelques pas, il avait rejoint Nemhain et Perceval et leur adressa un sourire nonchalant avant de prendre appui sur le tronc d’un arbre, de toute évidence guère gêné par la verticalité de la surface, pour se projeter droit sur la goule qu’il avait déstabilisée un instant plus tôt.
Il en tua encore deux avant de se rapprocher à nouveau de ses compagnons immortels et tira de sa ceinture une chaîne de mort-argent qu’il fit tournoyer autour de lui pour tenir les survivantes à distance. Malgré les cadavres qui commençaient à joncher le sol, elles poursuivaient leur avancée, sans doute trop affamées pour juger du risque que représentait ce mortel bien plus agile que ses congénères.
Nemhain, toujours lovée contre un Perceval tranquille bien qu’aux aguets, releva les yeux vers le visage concentré de l’ombre. Elle remarqua alors l’estafilade superficielle, mais sanguinolente, qui ornait sa joue. Le sang qui coulait suffit à la faire saliver. Elle en oublia les goules, la chaîne pourtant mortelle qui passait à quelques centimètres à peine de sa tête, et même le vampyre qui la retenait toujours contre lui.
— Nemhain ?
La voix de Perceval lui parut lointaine. Elle laissa échapper un petit gémissement et tendit la main en direction de l’ombre qui venait de s’éloigner de quelques pas pour décapiter une goule. Le gargouillis qu’elle émit en tombant au sol la fit moins réagir que le sang noirâtre et épais qui éclaboussa le sol et Ambroise. Perceval s’empressa de resserrer son étreinte sur elle.
— Ambroise, espèce d’imbécile ! lança-t-il. Tu saignes !
— Et ? T’as peur de me sauter à la gorge ? répliqua Ambroise, guère impressionné.
Il trancha celle d’une abomination supplémentaire, qui s’effondra sur place en tendant sa patte griffue vers lui. Nemhain laissa échapper un grondement à peine audible, signe qu’elle perdait le contrôle de sa soif.
— Moi non, mais elle, oui !
Ambroise pivota vers eux pour échapper à l’une de ses adversaires. Son regard accrocha celui de la fillette, dont les pupilles dilatées témoignaient de l’éveil de son instinct le plus sauvage.
Sa déconcentration suffit à le faire réagir avec un temps de retard à l’attaque d’une nouvelle goule. Ses griffes accrochèrent son bras. Il laissa échapper une exclamation de surprise et de douleur en même temps que son épée.
Nemhain fut aussitôt hypnotisée par la pluie de gouttelettes écarlates qui s’envolèrent depuis le poignet d’Ambroise et décrivirent une danse aérienne d’une grâce troublante avant de s’écraser au sol avec la délicatesse d’une bruine automnale. Le sang teinta un instant la terre avant de disparaître, avalé par l’humus assoiffé.
Perceval eut tout juste le temps de raffermir sa prise sur l’enfant avant qu’elle ne commençât à se débattre. Ses feulements gagnèrent aussitôt en férocité tandis qu’elle luttait pour se libérer de son étreinte. Ambroise, pris au dépourvu, décocha un coup de pied magistral dans la cage thoracique de son assaillante. Sa prothèse la frappa avec une telle force que les os s’enfoncèrent avec un craquement sec. Le membre métallique ressortit entre ses omoplates, le talon et les orteils soudain pourvus de griffes auxquelles des lambeaux de poumons s’étaient accrochés.
L’ombre peina à dégager son membre de sa prison de chair. Chaque mouvement de sa part provoquait une giclée de sang par la bouche et le nez de la créature désormais inerte. Le métal, toutefois, s’était coincé entre deux côtes. Il pesta entre ses dents.
Son équilibre précaire ne l’empêcha pas de faire tournoyer sa chaîne de mort-argent autour de lui. La violence de son coup avait, cette fois, fait reculer les rares survivantes de ce premier assaut. D’autres goules se profilaient toutefois déjà dans les buissons, attirées par l’odeur du sang et par les râles de leurs congénères. Ambroise secoua son pied avec plus de vigueur.
L’un des os céda finalement sous la force de ses gestes. Déséquilibré, il s’effondra au sol à côté de son épée. Il tendit la main pour la récupérer. Une paire de crocs tenta de saisir ses doigts, qu’il s’empressa de retirer avant de rouler sur le côté pour échapper à la charge d’une autre abomination.
Perceval, de son côté, avait fait basculer Nemhain sur le dos pour l’empêcher de se tortiller comme une anguille. Ses petits crocs, pleinement déployés, claquaient dans le vide entre deux feulements furieux. Elle s’agitait comme elle le pouvait pour tenter de le blesser et se libérer. Lui-même se retenait de la mordre pour la rappeler à l’ordre. Il ne voulait pas la blesser. Pire que tout, il redoutait de perdre sa confiance s’il venait à agir ainsi, car elle prendrait à coup sûr son geste comme une menace et non comme une simple correction. Et si elle venait à le considérer comme un ennemi… Non, il ne pouvait pas y penser. Il se contenta donc de resserrer son emprise sur ses poignets. Sa force suffisait pour l’instant à la maîtriser.
La chute d’Ambroise attira l’attention de la petite vampyre, qui feula une première fois lorsqu’il repoussa une première goule d’un coup de pied assez violent pour la faire s’écraser contre un arbre à quelques mètres d’eux. Elle feula plus fort lorsqu’une seconde créature fut entravée par la chaîne de mort-argent.
Ambroise, terrifié, savait qu’il était perdu. Il s’était tordu le poignet droit dans sa chute. Perceval luttait contre Nemhain et ne pouvait par conséquent pas lui venir en aide. Où qu’il regardât, les goules affluaient de toute part. Il les repoussait comme il le pouvait, mais son dernier coup avait bloqué l’articulation de son pied mécanique et l’empêchait par conséquent de se relever.
Son teint devint livide lorsque l’une d’elle ouvrit grand la gueule devant son visage. Perceval, lui, entendit à peine son couinement de terreur.
Nemhain lâcha alors un hurlement strident qui le força à se boucher les oreilles. Les goules se figèrent une fraction de seconde avant de s’enfuir dans une débâcle méphistophélique tandis quel la fillette profitait de la stupeur de l’Inquisiteur pour se relever et foncer vers Ambroise, qui avait relevé la tête vers elle, les yeux presque révulsés, le cœur battant si vite qu’il s’en sentit presque défaillir.
L’enfant n’attendit pas que les goules fussent hors de vue pour agripper les épaules de l’ombre de ses petites mains griffues. Ambroise ouvrit la bouche sur un cri muet, incapable de produire le moindre son tant ses nerfs ne lui répondaient plus. Il se voyait déjà mort, la carotide percée par les crocs de la petite vampyre.
Il lui fallut par conséquent quelques secondes avant de réaliser qu’elle lapait le sang de sa plaie à la joue sans ajouter la moindre morsure à ses blessures. Il resta pétrifié, incapable de déterminer s’il pouvait rire ou craindre encore qu’elle puisse lui déchirer la gorge. Il se contenta de poser sa main sur le thorax de l’enfant pour essayer de la repousser avec douceur. Elle s’accrocha un peu plus à son cou, guère décidée à se laisser arracher à son repas improvisé.
Une main ferme et glaciale l’attrapa soudain par la nuque. Un glapissement lui échappa tandis que ses griffes se plantaient plus fort dans les épaules d’Ambroise. Il gémit. Cette fois, elle avait entaillé sa peau et la déchirait à force de s’accrocher à lui.
— Nemhain !
La voix de Perceval claqua dans l’air, si glaciale que l’enfant cessa aussitôt de résister. L’Inquisiteur la souleva sans le moindre effort et ne la reposa que quelques mètres plus loin, en prenant bien soin de se placer entre elle et Ambroise pour lui couper toute vue sur l’ombre blessé. Il s’agenouilla ensuite pour se placer à sa hauteur, ses yeux rivés sur elle avec une expression froide.
— Est-ce là ce que je t’ai appris, Nemhain ? A te jeter sur des mortels comme un vautour sur une charogne ?
L’enfant baissa les yeux, les lèvres encore tachées de sang. Elle serra ses petits poings.
— Non, gémit-elle. Mais… mais…
— Tu dois apprendre à résister, Nemhain, insista Perceval. Tu ne peux pas laisser le sang te dicter ta conduite. Sinon, tu deviendras comme la Dame des Murmures. Une personne méchante et peu recommandable qui se repaît de la souffrance et de la peur, sans se soucier des conséquences de ses actes.
Elle hocha la tête sans le regarder. Perceval retint un soupir. Il posa une main sur son épaule avec davantage de douceur et glissa ses doigts sous son menton. Nemhain lutta un instant, juste assez pour qu’il comprenne à quel point elle se sentait coupable de sa faiblesse. Elle finit par relever la tête juste assez pour révéler les larmes rouges qui menaçaient de perler sur ses joues. Perceval l’attira en douceur contre lui.
— Pardon… couina-t-elle.
Elle se mit aussitôt à sangloter. Perceval la laissa évacuer sa honte quelques minutes sans la réprimander outre mesure. Ambroise, de son côté, grommelait des paroles inaudibles, sans doute encore des malédictions au sujet des vampyres et de leur soif incontrôlable. Il se garda toutefois de s’approcher des deux immortels et se contenta d’inspecter son pied mécanique. Il identifia la cause de son immobilité : un fragment d’os coincé dans l’un des rouages. Difficile à extraire, toutefois, sans se contorsionner, avec des doigts, et avec ses mains qui tremblaient encore. Il se résigna à l’y laisser pour le moment et déchira plutôt une partie de sa chemise pour panser son poignet ensanglanté. Il tâta aussi sa joue. Du sang coulait encore, mais bien moins fort. Il appliqua donc un autre morceau de tissu sur la plaie.
Nemhain, quant à elle, pleura un moment contre l’Inquisiteur qui lui caressait les cheveux en douceur sans rien dire. Il ne voulait ni la presser, ni la faire culpabiliser davantage. Pas alors qu’elle cauchemardait sans cesse de les tuer, l’un comme l’autre. Pas alors qu’elle pleurait comme si elle venait de réaliser la pire bêtise de toute sa vie.
Pas alors qu’elle tremblait, l’esprit sans doute envahi par la réminiscence de son réveil dans la non-mort, lorsque la Dame des Murmures l’avait forcée à tuer sa propre mère pour la punir d’un manque de coopération, et qu’elle réalisait qu’elle aurait pu emporter Ambroise de la même manière sans la moindre influence de sa tortionnaire.
Ses larmes de sang qui imbibaient le manteau de Perceval suffisaient à l’Inquisiteur vampyre. Il ressentait dans chaque frisson de son petit corps la culpabilité qui la dévorait. Elle n’avait besoin d’aucune punition. Elle réalisait assez bien la gravité de ses actes par elle-même. Et puis, après tout, elle n’avait pas mordu Ambroise. Elle avait simplement léché une plaie. Pas la plus profonde. Il ne savait pas si elle y avait réfléchi ou si son inconscient l’avait empêchée de le blesser davantage, mais il ne pouvait ignorer cette petite victoire sur la terrible soif que tous les immortels partageaient.
— Nemhain, murmura-t-il au bout de quelques minutes. Tout va bien, petite banshee.
Elle secoua la tête et enfouit davantage son visage dans sa chemise. Perceval insista avec douceur.
— Tu ne l’as pas tué. Tu n’as pas sorti les crocs. C’est déjà un premier pas très encourageant, tu sais.
Elle ne s’arrêta pas de sangloter pour autant. Il réprima un soupir.
— Nemhain. Regarde-moi.
Elle accepta enfin de relever la tête, les épaules agitées par sa respiration erratique et ses reniflements involontaires.
— Tu as fait des progrès. Je suis fier de toi. Même si tu te laisses encore emporter par ton instinct, tu n’as pas mordu Ambroise. Et c’est très bien.
Il lui adressa un petit sourire.
— Et tu as fait fuir les goules avec ton don ténébreux sans qu’Ambroise ne s’évanouisse, cette fois.
La fillette écarquilla les yeux et reporta son attention sur l’ombre assis auprès du feu de camp. Il tapotait un bout de chiffon sur sa joue ensanglantée, le regard perdu dans les braises.
— Tu vois ? insista Perceval avec douceur. Il est éveillé. Et vivant. Grâce à toi.
Il s’éloigna d’elle quelques instants pour aller récupérer une fiole de sang dans les fontes de sa selle. Les deux chevaux avaient été épargnés par les goules, mais s’étaient débattus à la suite du cri de Nemhain. La monture d’Ambroise avait tiré si fort sur son attache qu’elle s’était éraflée le chanfrein sur son propre filet.
Perceval effleura son nez du bout des doigts pour tenter de l’apaiser. L’animal renâcla et piaffa un peu, mais reconnut sans doute le vampyre, car ses oreilles se redressèrent et le blanc de ses yeux disparut peu à peu derrière ses paupières.
Son propre destrier, lui, s’était griffé les jambes sur un buisson d’aubépines. Perceval inspecta en vitesse l’animal et retira deux épines avant de prendre ce qu’il était venu chercher. Il offrit à chacun des chevaux une friandise pour achever de les apaiser, puis retourna auprès de Nemhain, qui avait rejoint Ambroise.
La fillette s’était assise à une distance raisonnable, les yeux tournés avec soin vers le corps d’une des goules éventrées, qui s’agitait encore faiblement. Ambroise ne l’avait pas achevée. Il lui tendit une dague.
— Achève-la, demanda-t-il. S’il te plaît.
La petite vampyre observa l’arme. Elle tendit une main hésitante vers le pommeau tourné vers elle, puis baissa le bras en secouant la tête. Ambroise n’insista pas. Il se contenta de la jeter d’un geste précis sur l’abomination. Elle se ficha dans sa gorge avec un chuintement sec. Un faible gargouillis lui échappa, puis le silence retomba. Nemhain frissonna.
Lorsque Perceval revint auprès d’eux, il s’agenouilla devant l’enfant et la força à le regarder.
— Ce sont des abominations, souffla-t-il presque avec indifférence. Si nous ne les tuons pas, elles nous tueront nous. Ou d’autres innocents. Des mortels, peut-être. Des animaux, sans doute. Tout ce qui passerait à leur portée.
Il jeta un œil à la carcasse désormais immobile.
— Ambroise ne l’a pas tuée par sadisme, poursuivit-il plus doucement. Elles ne font qu’obéir à leur nature, tu sais. Elles ne méritent pas d’agoniser durant des heures.
Nemhain tourna la tête vers le corps. Des larmes écarlates glissèrent sur ses joues.
— Je suis comme elles… murmura-t-elle.
Perceval l’attira dans ses bras et l’enveloppa dans son manteau.
— Bien sûr que non, petite banshee. Tu es une vampyre. Unique, peut-être, mais une vampyre quand même. Tu ne te laisses pas dominer par tes instincts. Et, quand tu le fais, tu le regrettes ensuite. Les abominations, elles, ne regrettent rien. Elles n’ont simplement pas d’autres alternatives, ni une conscience de leurs actes suffisantes pour les remettre en question.
— Alors c’est quoi la différence avec les vampyres ?
La voix angoissée de la fillette laissa Perceval cois quelques instants.
— La différence…
— La différence, c’est que les vampyres peuvent choisir de ne pas tuer, lâcha Ambroise. Tu peux choisir de ne pas tuer.
Les deux immortels tournèrent la tête vers lui. Son teint restait pâle, presque cireux, et il tremblotait toujours un peu, la main crispée sur le linge détrempé de sang plaqué contre son poignet. Son regard, lui, débordait de confiance.
— Vous partagez les Ténèbres avec les goules, c’est vrai, poursuivit-il doucement. Mais contrairement à elles, vous possédez une conscience humaine. Vous avez été humains, avant de renaître après votre transmutation. Vous gardez, au fond de vous, quelque chose de votre ancienne vie de suffisamment puissant pour juguler votre instinct et vous permettre de côtoyer des mortels sans leur sauter à la gorge.
Il tenta de se lever. Un grincement strident résonna. Son pied mécanique refusait toujours de coopérer. Perceval souleva aussitôt sa protégée pour se rapprocher de lui. Ambroise lui adressa un sourire fantomatique.
— Si vous n’étiez qu’une forme d’abominations parmi tant d’autres, vous ne seriez pas restés auprès de moi, ajouta-t-il. Tu ne te serais pas contentée de lécher ma blessure la plus superficielle. Et tu n’aurais pas crié pour faire fuir les goules.
La fillette secoua la tête.
— Mais on boit du sang, bafouilla-t-elle. On… on doit vous blesser pour vivre…
Ambroise haussa les épaules.
— Je pose des collets pour attraper des lapins et les manger.
— C’est pas pareil, couina l’enfant. A cause des vampyres, les humains doivent tout le temps donner leur sang pour les nourrir… Et puis les lapins, ils ne parlent pas…
— Pourtant, intervint Perceval, les lapins aussi peuvent ressentir la douleur.
La fillette ouvrit la bouche, puis la referma, de toute évidence frappée par la cruauté de sa révélation. L’Inquisiteur profita de son silence pour inspecter les blessures d’Ambroise. Celle sur sa joue avait déjà presque cessé de saigner. Il tira d’une de ses poches un flacon d’alcool et en imbiba un chiffon propre avant de s’en servir pour nettoyer la plaie. Ambroise grimaça, mais ne se plaignit pas.
Lorsque Perceval s’intéressa à son poignet, en revanche, il laissa échapper un léger gémissement de douleur. Le vampyre dégagea la griffure juste assez pour en constater l’hémorragie.
— Dis-moi que tu as une solution pour ne pas me la recoudre à vif, supplia Ambroise.
Perceval dégaina sa dague en mort-argent. Il la fit tournoyer sous les yeux de l’ombre avant de déposer la lame dans les flammes. Le mortel se crispa.
— Il faut cautériser pour limiter l’infection, déclara l’immortel d’un ton neutre. Sauf si tu tiens à connaître une nouvelle amputation.
Ambroise pâlit.
— T’as vraiment pas d’autre alternative ? bafouilla-t-il. Je… je préfèrerais l’aiguille, en fait…
Perceval se contenta de lui adresser un regard rapide pendant que la petite vampyre observait le métal qui commençait à rougir.
— Pas ici.
Il attrapa Nemhain par les épaules et lui glissa la fiole de sang dans la main.
— Retourne auprès des chevaux, lui ordonna-t-il. Je ne veux pas que tu restes près d’Ambroise pendant que je le soigne.
— Parce que t’appelles ça soigner, de me cramer à vif comme un vulgaire esclave à marquer au fer rouge ? lâcha l’intéressé d’une voix tendue.
Perceval remarqua ses yeux écarquillés et son teint de plus en plus livide.
— Tu préfèrerais peut-être que la plaie s’infecte et que la Faculté t’ampute d’une main ? répliqua-t-il avec un calme olympien.
Des larmes apparurent dans les yeux de l’ombre.
— Plus jamais la Faculté, couina-t-il. C’est… c’est pas l’amputation, le pire…
Il retint un sanglot. Nemhain se tourna vers lui, ses grands yeux rouges remplis d’un mélange d’anxiété et de curiosité.
— C’est ce qu’ils font après.
La fillette l’avait à peine entendu tant son souffle peinait à franchir la barrière de ses lèvres. Perceval, lui, arqua un sourcil.
— Nemhain, retourne auprès des chevaux.
L’enfant hésita un instant, puis secoua la tête, sa main serrée autour de celle d’Ambroise en un geste qu’elle voulut rassurant.
— Ambroise a mal, murmura-t-elle. Il… il est toujours là quand je fais des cauchemars, Monsieur Perceval. Je ne peux pas…
— Retourne auprès des chevaux.
Le ton de Perceval, d’ordinaire, aurait suffi à lui faire peur. Mais pas cette fois. Elle s’agrippa au bras d’Ambroise, ses petites griffes plantées dans sa manche. L’ombre devint si pâle qu’il en concurrençait presque les deux immortels. Perceval, lui, serra les mâchoires et s’agenouilla devant la fillette avant de poser ses mains sur ses épaules pour la forcer à le regarder droit dans les yeux.
— Nemhain. Je dois soigner Ambroise. Ce n’est pas un spectacle auquel tu souhaites assister.
Elle secoua la tête si fort que ses cheveux manquèrent de gifler l’Inquisiteur.
— Je veux juste lui tenir la main. Il… il a mal…
— Et pour l’instant, tu lui fais plus mal encore en t’accrochant à lui de la sorte. Relâche-le et retourne auprès des chevaux.
La fillette baissa les yeux sur ses mains comme si elle réalisait soudain son geste. Elle desserra les doigts. Ses griffes avaient laissé de petits trous dans le tissu, mais n’avait par chance pas égratigné la peau. Elle écarquilla les yeux, les doigts crispés dans l’air, les lèvres tremblantes de sanglots qu’elle retenait à grand-peine. Ambroise se força à grimacer un sourire guère très convaincant.
— Ce n’est rien, assura-t-il. Tu ne m’as pas fait mal.
Il lui tendit sa paume.
— Je… je veux bien que tu me tiennes la main, murmura-t-il plus bas.
Perceval lui décocha un regard noir, mais ne fit aucun commentaire. Il se releva.
— Je t’aurai prévenu, gronda-t-il entre ses crocs.
Nemhain baissa la tête. Ambroise tenta de dissimuler un sanglot derrière un rire nerveux.
— Ça va aller, petite banshee, souffla-t-il. J’ai survécu à pire, tu sais.
— Il n’empêche que tu trembles comme une fillette à l’idée de te faire amputer, répliqua Perceval.
— Hé ! protesta Nemhain. Maman dit que les filles c’est les plus courageuses, parce que les filles elles doivent supporter les bêtises des garçons !
Les deux hommes la regardèrent croiser les bras et relever le menton. Ambroise éclata de rire. Perceval, lui, resta impassible.
— Nemhain, souffla-t-il, ta maman…
Le craillement d’une corneille le coupa dans sa phrase. Il soupira.
— Elle a sans doute raison, éluda-t-il. Les hommes mortels comme Ambroise sont stupides.
L’intéressé laissa échapper une vague protestation. La fillette ouvrit la bouche, mais Perceval la devança :
— Va t’occuper des chevaux. Je te promets de rester gentil avec Ambroise et de ne pas trop lui faire de mal.
L’ombre grimaça, l’enfant secoua la tête.
— Je veux rester avec Ambroise, insista-t-elle. Et il a dit qu’il voulait que je lui tienne la main.
Perceval pinça les lèvres pour ne pas laisser paraître la pointe de ses crocs qui menaçaient de se déployer.
— Je ne veux pas t’entendre te plaindre que tu fais encore d’autres cauchemars après cela, grommela-t-il. Ce ne sera ni agréable pour Ambroise, ni joli à regarder pour toi.
L’ombre frissonna. Son teint, qui avait repris de faibles couleurs, redevint livide.
— Vas-y doucement quand même, Perceval, couina-t-il.
Pour toute réponse, l’Inquisiteur saisit le manche de son arme, dont la pointe rougeoyait désormais assez fort pour le forcer à plisser les yeux pour ne pas être ébloui. Il se tourna ensuite vers le mortel.
— Ton bras, réclama-t-il d’un ton neutre.
Ambroise retira le tissu qu’il pressait encore contre la plaie et tendit son membre sanglant vers lui. Il s’était mis à trembler, les yeux rivés sur la lame brûlante. Nemhain glissa aussitôt ses deux petites mains sur celle de l’ombre.
— Tu… t’y vas doucement, hein ? supplia-t-il, les yeux à nouveau remplis de larmes.
Perceval ne répondit pas. Il saisit le poignet du blessé avec fermeté, puis abaissa la dague d’un geste précis pour la coller sur la griffure.
Le hurlement d’Ambroise résonna plus fort encore que tous ceux de Nemhain et vibra dans les entrailles et les os de la fillette.
Elle serra plus fort ses doigts autour des siens, tremblante, ses grands yeux rivés sur le sang qui coagulait sous l’effet de la chaleur. Une effroyable odeur de chair brûlée lui monta au nez. Celle de l’hémoglobine carbonisée lui donna presque la nausée. Perceval, lui, raffermit davantage sa prise pour empêcher Ambroise de se dégager et laissa la dague chauffée à blanc en place durant quelques secondes. Son visage, à la différence de celui du mortel ravagé par la douleur, restait parfaitement inexpressif.
Lorsqu’il éloigna finalement l’arme de la blessure désormais cautérisée, la petite vampyre avait des vertiges. Ambroise, lui, sanglotait, les doigts crispés sur ceux de Nemhain, le corps parcouru de spasmes et de tremblements qu’il ne parvenait à contrôler. Sa main était devenue si moite que l’enfant y avait instinctivement planté ses griffes pour l’empêcher de glisser. Une fine pellicule de sueur maculait son front et collait ses cheveux à ses tempes. Il ne bougea pas lorsque Perceval relâcha son bras, ni même lorsqu’il y apposa un linge humide sur lequel il déposa un peu de neige avant de le recouvrir d’un second bandage.
— C’est fini, lâcha simplement l’Inquisiteur. Je te ferai examiner par un médecin de la Faculté lorsque nous atteindrons la prochaine ville d’envergure. Juste pour vérifier qu’elle ne s’infecte pas.
— Bourreau, lâcha Ambroise entre ses dents sans le regarder.
Perceval délaissa ensuite l’ombre pour observer sa protégée. Nemhain serrait sa main si fort que des gouttes de sang commençaient à perler au bout de ses griffes. Il la força à relâcher la pression un doigt à la fois.
— Je t’avais dit que tu n’étais pas prête pour un tel spectacle, gronda-t-il.
La fillette ne répondit pas. Elle gardait les yeux rivés sur Ambroise, sur son bras bandé qui exhalait encore ce remugle écœurant de peau carbonisée, sur ses joues striées de larmes, sur son visage livide et trempé de sueur, sur son corps parcouru de violents frissons.
A la grande surprise de Perceval, elle se jeta au cou de l’ombre et serra ses petits bras frêles autour de lui. Ambroise l’étreignit de son bras valide. L’Inquisiteur se contenta de les observer à distance.
Il ignorait que son ombre venait de revivre un traumatisme similaire à ceux qu’il avait vécus à la suite de sa crucifixion partielle, des mois plus tôt. La douleur vive de la brûlure, qui ne s’apaisait pas malgré la froideur de la neige qui commençait déjà à fondre, lui rappelait les cautérisations en chaîne que la Faculté avait tentées sur ses moignons après y avoir greffé ses membres artificiels. Il se souvenait de la torture de ses premiers pas, des bandages compressifs posés après l’opération pour limiter les saignements, des protestations de son corps qui avait bien failli nécroser autour des morceaux de métal fichés dans sa chair malgré les multiples interventions des médecins de la Faculté – des fous qui se servaient de cette couverture pour mener des expériences plus affreuses les unes que les autres, oui.
Il se rappelait de chaque sensation, de chaque élancement dans ses muscles nouvellement connectés aux câbles reliés à ses articulations de métal. Ses pensées le ramenèrent à cette convalescence infernale où il avait supporté chaque incision, chaque coup de scalpel, la morsure des pinces destinées à les maintenir en place, les plus petits ajustements destinés à lui offrir la même liberté de mouvement qu’avec ses pieds d’origine.
Il avait réclamé de la morphine, puis la mort quand elle n’avait plus suffi pour calmer les vagues de feu qui se répandaient dans ses jambes et paralysaient chacun de ses mouvements. Il craignait d’en arriver au même point s’il venait à retomber entre les mains de la Faculté pour son bras. Il pensait déjà à cette sainte substance bénie par les Ténèbres, la seule à sa connaissance capable d’apaiser de tels tourments physiques. La seule capable de le plonger dans un sommeil sans rêves, assez profond pour échapper aux cauchemars qu’il ne manquerait pas de faire lorsqu’il tenterait de s’endormir malgré la douleur.
Pourtant, il se forçait à retenir son nom. A ne pas supplier Perceval de lui en apporter. Pour Nemhain, blottie contre lui, aussi bouleversée par ce qu’elle venait de voir que lui par ce qu’il venait de vivre. Il ne voulait pas l’associer à une telle drogue, ni paraître à ses yeux faible et misérable. Il devait la rassurer, non la terrifier.
Parce qu’il ne pouvait se tirer de l’esprit l’image qui avait ravivé chacun de ses souvenirs.
Perceval, le visage à peine éclairé par la lame rougeoyante, les yeux illuminés d’un éclat glacial tandis qu’il levait l’arme avant de l’appliquer sur son bras.
Perceval, qui portait la même froideur détachée que ses bourreaux lorsqu’ils l’avaient mutilé.
Il savait le vampyre cruel, indifférent à la souffrance des mortels, parfois sadique envers ceux qui le méritaient. Mais il l’imaginait assez attaché à lui pour montrer un peu plus de considération et d’empathie à son égard.
Il venait de réaliser qu’il ne se détachait guère des autres immortels.
Il ne laissait rien transparaître. Pas la moindre trace d’inquiétude. Pas la plus petite forme de soutien moral. Même pas une once d’intérêt poli pour ce qu’il ressentait. Et il savait que Nemhain l’avait vu, elle aussi. Que ce regard déterminé, glacial, l’avait marquée comme la lame venait de le marquer.
Il serra un peu plus son bras autour de la fillette blottie contre lui. Son étreinte, même glaciale en raison de sa nature immortelle, lui apportait quelque chose d’immensément apaisant. Pour la première fois auprès d’un immortel – et auprès de n’importe qui depuis sa nomination en tant qu’ombre, d’ailleurs – il se sentait soutenu, important. La fillette, même si elle le terrifiait à chaque hurlement de banshee, lui rappelait la petite sœur qu’il avait perdue, des années plus tôt, à la suite d’une attaque de goules. Elle possédait la même timidité, une innocence similaire cachée derrière des traumatismes qui la rendaient encore plus attachante. Et même dans sa manière de s’opposer à Perceval, il retrouvait une part de cette enfant qui avait été arrachée trop tôt à sa famille.
L’Inquisiteur, lui, ne devinait rien des pensées de son ombre. Il ne pouvait même pas les imaginer, encore moins les comprendre. Il n’avait jamais subi une telle horreur. Au pire avait-il connu quelques points de suture à la suite d’un combat éprouvant, mais ses capacités de guérison surnaturelles le rendaient moins sensible aux blessures graves et donc aux soins d’urgence. Quant aux risques d’infection… un vampyre pouvait-il seulement y être confronté ? Ils étaient déjà morts. Ils ne craignaient rien.
Quant à sa non-mort… Ambroise savait qu’il l’avait obtenue légalement à la suite d’un quelconque service rendu à l’Immuable. Ou d’un mariage au sein de sa famille. Une promesse. Il ne savait plus trop. Rien, toutefois, de comparable à celle de Nemhain ou à sa propre douleur. Il l’avait voulue, lui, cette transmutation. Quant aux douleurs de sa vie de mortel, il les avait sans doute oubliées, depuis le temps.
Comme sa capacité à ressentir autre chose qu’un vide émotionnel total au fond de son cœur desséché par l’immortalité.
Nemhain relâcha Ambroise au bout de quelques instants. Ses pupilles restaient dilatées, mais elle s’efforçait de retrouver un semblant de calme.
— Maman disait toujours qu’il faut boire quand on vient de se blesser, bafouilla-t-elle à travers ses larmes.
Elle se tourna vers Perceval, qui était resté à les observer, les bras croisés, sans esquisser le moindre geste.
— Monsieur Perceval, vous avez de l’eau pour Ambroise ?
Le vampyre détourna les yeux vers les chevaux.
— Il y a une outre dans les fontes de sa selle, lâcha-t-il d’un ton calme. Ramène aussi une fiole de sang et un morceau de bœuf séché.
L’enfant hocha la tête et s’élança vers les deux animaux. Perceval en profita pour poser une main sur l’épaule d’Ambroise.
— Considère que je viens de te préserver d’une nouvelle amputation, souffla-t-il à son oreille.
Il s’assit auprès de lui et entreprit de retirer les bandages. Il appliqua encore un peu de neige sur la brûlure.
— Nous nous arrêterons au prochain village chez un herboriste. Je ne veux pas que cette plaie empire.
Ambroise leva les yeux vers lui, stupéfait. Perceval ne quitta pas son masque d’impassibilité tandis qu’il observait, à l’autre bout de leur campement, la fillette qui escaladait une souche pour atteindre les précieuses pochettes attachées au harnachement de leurs montures.
— Je le fais pour Nemhain, ajouta-t-il plus bas encore. Elle s’est énormément attachée à toi. Et je ne me risquerai pas à traquer la Dame des Murmures sans toi.
Ambroise se renfrogna, même si une étincelle d’étonnement restait allumée en lui. Le pragmatisme de Perceval à propos de leur proie masquait mal son affection pour la petite vampyre, qui revenait déjà vers eux en sautillant, les bras chargés de son précieux butin. Perceval se contenta de lui adresser un sourire encourageant et lui prit la fiole de sang des mains tandis qu’elle déposait le reste sur les genoux d’Ambroise. Elle déboucha l’outre et la glissa dans la main valide de l’ombre.
— Tiens, lui dit-elle. Il faut que tu boives et que tu manges.
Son regard très sérieux et ses petits sourcils froncés attendrirent le blessé. Il se saisit du récipient et le porta à ses lèvres. L’eau qui coula dans sa gorge lui fit du bien. Elle n’atténua pas le moins du monde les élancements dans son bras, mais éclaircit un peu ses idées. Il entreprit ensuite d’avaler quelques morceaux de viande, davantage pour faire plaisir à l’enfant que par réel appétit. A présent que l’adrénaline retombait, il se sentait surtout épuisé.
L’Inquisiteur, lui, incita la fillette à s’asseoir pendant qu’il se sustentait. Nemhain commença par refuser, puis obéit lorsqu’il haussa un peu le ton. Il lui tendit ensuite la fiole qu’il venait de déboucher.
— Il faut que tu boives, lui ordonna-t-il.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai pas soif, assura-t-elle.
Perceval sentit ses crocs se déployer malgré tout le contrôle qu’il s’efforçait de garder. Elle commençait à lui faire perdre patience.
— Nemhain, c’est un ordre.
Le regard qu’elle leva sur lui le laissa pantois : ses pupilles, encore un peu dilatées par l’obscurité nocturne, ne présentaient aucune trace de soif, de mal-être ou de peur. Tout au plus paraissait-elle encore sonnée.
— Je n’ai pas soif, Monsieur Perceval, répéta-t-elle. Je veux juste qu’Ambroise n’ait plus mal.
Elle posa sa tête contre le bras du vampyre.
— J’aime pas quand il pleure, murmura-t-elle. Surtout quand il pleure comme moi quand j’ai fait un cauchemar.
Ses oreilles peinèrent à percevoir les mots de sa protégée. Ambroise, lui, ne l’avait pas entendue. Perceval poussa un léger soupir et reboucha le flacon, qu’il glissa dans l’une de ses poches avant d’attirer l’enfant sur ses genoux. Nemhain se laissa faire. Elle se blottit contre lui à la recherche d’un câlin, sans doute plus choquée qu’elle ne souhaitait l’admettre par l’accès de faiblesse d’Ambroise. Perceval l’enveloppa de son manteau pour lui offrir un petit cocon apaisant.
— Tu sais, les adultes aussi vivent parfois des cauchemars, souffla-t-il à son oreille.
Nemhain hocha la tête sans rien dire. L’Inquisiteur glissa un regard vers son ombre, dont les yeux avaient rougi sous les larmes qui continuaient de couler sur ses joues. Il s’efforçait de se calmer, mais Perceval n’était pas dupe. Il voyait ses doigts crispés plus que de raison sur le morceau de bœuf qu’il mâchonnait petit à petit, son pied tordu dans un angle impossible, ses épaules voûtées et son regard presque vide. Il percevait chacun de ses frémissements lorsqu’une branche bruissait au-dessus d’eux, ses minuscules sursauts aux cris lointains des loups et des goules.
Il ne l’avait jamais connu si nerveux. Il ne l’avait même jamais vu pleurer, en fait. Même lorsqu’il l’avait sauvé des frondeurs qui avaient tenté de le crucifier pour le torturer, il n’avait pas versé la moindre larme en sa présence. Il commençait à le comprendre : quelque chose l’avait profondément traumatisé. Il se jura de le lui demander un jour, lorsque Nemhain serait endormie.
Il réalisa alors qu’il ignorait ce qu’Ambroise avait vécu après qu’il l’eût sauvé des rebelles. Ils avaient passé une année complète séparés tandis qu’il subissait son amputation et la mise en place de ses prothèses. Perceval en avait profité pour traquer les responsables de ses malheurs et les avait tués, un par un, jusqu’à remonter à la tête pensante du réseau. Celui-là, un hobereau désargenté, il l’avait simplement livré à l’Immuable lui-même, qui l’avait utilisé pour l’une de ses nombreuses chasses galantes. Il ne se rappelait pas en avoir parlé à Ambroise. Il ne lui avait pas non plus demandé ce qu’il avait vécu entre les mains de la Faculté. Il partait du principe que, s’il avait conservé son humour douteux et ses protestations habituelles envers tout ce qu’ils croisaient, alors il se portait à merveille. Il n’aurait jamais imaginé qu’Ambroise ait pu en sortir brisé.
Il laissa l’ombre terminer sa collation sans lâcher la petite fille blottie dans ses bras. Lorsque les derniers restes de viande eurent disparu, il inspecta le pied mécanique bloqué. L’esquille d’os s’était faufilée dans le mécanisme et paralysait complètement le système. Il ne pouvait la retirer avec ses doigts, trop épais pour la récupérer dans sa loge de métal.
— Tu aurais une pince ? demanda-t-il à Ambroise.
Le mortel secoua la tête. Perceval pinça les lèvres.
— Tu saurais monter à cheval ?
Il haussa les épaules.
— Je risque de le blesser avec les griffes…
Perceval déchira sa chemise pour toute réponse et la noua autour de la prothèse pour masquer les pics acérés.
— A présent, tu peux monter sans risque, lâcha-t-il. Allez, on y va.
Il se redressa et s’approcha de sa propre monture. Lorsqu’il se retourna, ni Nemhain, ni Ambroise n’avaient bougé. La fillette le fixait avec intensité, comme si elle peinait à comprendre son ordre. Il insista.
— En selle, tous les deux. Nous partons maintenant.
— Non.
La voix fluette de la fillette portait une détermination qui lui fit froncer les sourcils.
— Nemhain, insista-t-il, ce n’est pas le moment. Viens ici tout de suite.
Elle se tourna vers Ambroise, qui tentait déjà de se relever malgré ses jambes tremblantes.
— Ambroise ne saura pas monter avec un bras blessé, répliqua-t-elle. Et il ne pourra pas non plus tenir les rênes…
Perceval serra les dents, de plus en plus agacé par les contestations de la fillette.
— Alors ce sera à toi de diriger son cheval, trancha-t-il. Dépêchez-vous.
— Non.
Le ton calme de Nemhain l’agaça prodigieusement. Il prit une profonde inspiration pour se forcer à ne pas s’énerver.
— Nemhain, c’est un ordre. Nous partons.
Elle croisa les bras.
— Pas tant qu’Ambroise n’aura pas dormi, répliqua-t-elle. Il a mal et il est fatigué. Il ne peut pas monter à cheval.
Comme pour lui donner raison, l’ombre s’effondra dans une cacophonie de grincements et de cliquètements métalliques. Un « clang ! » plus fort que les autres lui arracha même une injure qui interloqua Perceval. D’ordinaire, il lui servait des noms d’oiseaux plus imagés les uns que les autres. Cette fois, il s’était contenté d’une exclamation fatiguée, plus proche des mots de colère que Nemhain prononçait parfois que du réel juron. Et si Ambroise se mettait à employer un vocabulaire enfantin… non, quelque chose n’allait pas.
La fillette acheva d’enfoncer le clou lorsqu’elle s’approcha de lui pour bafouiller :
— Vous savez, monsieur Perceval… quand… quand vous dormez, la journée… Ambroise, il veille sur nous. Il… il ne dort pas beaucoup, surtout quand je… quand…
Elle se détourna un peu, les poings crispés. Perceval comprenait parfaitement de quoi elle parlait malgré tout : ses cauchemars. Encore et toujours ses cauchemars.
Il soupira.
— Nemhain… commença-t-il.
La fillette s’agrippa alors à ses jambes, ses grands yeux noirs écarquillés et remplis de larmes écarlates qui menaçaient de couler sur ses joues.
— Ambroise est toujours là pour veiller sur nous ! sanglota-t-elle. S’il vous plaît… il… il a besoin qu’on s’occupe de lui à notre tour…
Une corneille passa alors au-dessus de leurs têtes et se posa non loin, sur le cadavre de l’une des goules. Perceval distingua le reflet de la lune dans ses yeux lorsqu’ils se dirigèrent vers lui. Elle l’observait avec insistance. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale.
— Nous ne sommes plus très loin du prochain village, lâcha-t-il finalement. Nous y trouverons une chambre.
Il se força à détourner le regard de l’oiseau pour le reporter sur la petite vampyre.
— Nous ne pouvons pas rester ici. Si d’autres goules nous attaquent, elles risquent de mordre Ambroise.
Nemhain observa le visage de l’ombre, qui avait relevé la tête vers son acolyte, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte. De légers sanglots secouaient encore ses épaules.
— En selle, répéta Perceval. Nous y resterons aussi longtemps que tu en auras besoin.
La fillette poussa un cri de joie et serra les jambes de Perceval avant de courir vers Ambroise pour l’aider à se relever.
— Je savais que monsieur Perceval était gentil ! s’exclama-t-elle. Tu vas pouvoir dormir, Ambroise !
Le mortel paraissait encore abasourdi par les mots du vampyre. Il ne se souvenait pas de la dernière fois où il avait pu se reposer dans un vrai lit pour plus de quelques heures. Même lorsqu’ils revenaient de mission et dressaient leur rapport à leurs supérieurs, ils repartaient souvent aussi vite que possible sillonner les routes de la Magna Vampyria à la recherche de frondeurs. Perceval ne connaissait guère le mot repos.
Il fallut que Nemhain revienne tirer sur sa manche jusqu’à presque déchirer le tissu pour qu’il la suive auprès d’Ambroise. Il l’aida à se remettre sur ses pieds – ou, du moins, sur son pied valide – puis le soutint jusqu’aux chevaux, où il l’aida à se hisser en selle avant de soulever la fillette pour la placer devant lui. Elle s’empara aussitôt des rênes.
— Je m’occupe de diriger ! décida-t-elle.
Ambroise laissa finalement un sourire étirer ses lèvres.
— Si tu veux, petite banshee, lui souffla-t-il. Mais tu es un peu petite pour qu’il sente tes jambes.
— Alors fais-le avancer ! réclama-t-elle.
Son enthousiasme lui arracha un rire. Il pressa les flancs du cheval pour le lancer au trot à la suite de Perceval, qui accéléra l’allure lorsqu’ils le rejoignirent. Il les écouta discuter tandis qu’ils chevauchaient à travers la forêt. Ambroise paraissait toujours pâle et affaibli, mais les babillages de l’enfant le maintenaient éveillé et semblaient avoir amélioré un peu son humeur. Il gardait toutefois les doigts crispés sur les crins de son destrier. Pas par peur de tomber – Perceval savait que son ombre serait capable de reprendre le contrôle de l’animal si celui-ci venait à paniquer – mais plutôt à cause de la douleur dont il lisait encore les échos dans ses yeux, ainsi que dans le léger tremblement de sa voix.
Il ne put s’empêcher aussi de remarquer à quel point le regard de Nemhain avait changé. Malgré les émotions fortes qu’elle avait ressenties tout au long de la nuit, elle paraissait presque détendue, encore un peu inquiète, peut-être, mais guère affamée. Le sang d’Ambroise ne l’intéressait plus, comme si son accès de faiblesse l’avait assez éprouvée pour qu’elle en oubliât sa propre soif et choisisse de se concentrer sur les soins à apporter au blessé.
Alors qu’ils quittaient la forêt pour s’engager sur une route plus praticable pour les chevaux, Perceval aperçut encore une corneille, cette fois-ci posée sur un muret, le long d’une pâture déserte. Il inclina la tête devant l’oiseau. Au fond de son cœur desséché par la non-vie, une petite voix lui soufflait que Morrighan veillait toujours sur eux. Et que sa banshee, si petite et fragile fût-elle, possédait en elle une sagesse que lui-même avait peut-être oubliée au fil de son immortalité. Et malgré son jeune âge, elle venait de réveiller quelque chose qu’il pensait éteint à jamais.
Son empathie envers les mortels.