L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 1 : L'Initiation

16908 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 00:58

Six frères.

 

Six Fils du Rat Cornu, nés de la même mère,

Six Skavens ont vu le jour au même moment,

Le Rat Cornu les a choisis, pour une raison connue de lui seul.

 

À l’aîné, il fit cadeau de sa force phénoménale.

Au deuxième, il octroya son intelligence créatrice illimitée.

Le troisième reçut son harmonie physiologique et son agilité insurpassable.

Sa résistance exceptionnelle échut au quatrième.

Il gratifia le cinquième de ses sens acérés.

Le sixième, quant à lui, hérita de son pouvoir… mais aussi de son audace.

 

Quand ils furent mis en présence les uns les autres,

Ils se découvrirent, se reconnurent, et certains s’apprécièrent.

Nul ne savait alors qu’ils allaient s’illustrer.

En particulier, l’un d’entre eux.

 

Celui qu’on appela « traître », « sacrilège »,

Ou bien « visionnaire », « guide ».

Celui qu’on appela « monstre », « vermine »,

Ou bien « prophète », « héros ».

 

Il n’y eut pas deux opinions semblables sur son compte.

Mais tous furent d’accord sur son sobriquet :

 

Il fut unique parmi ses frères de race,

Il fut l’Enfant Terrible du Rat Cornu.

 

 

Poème attribué au Prophète Gris Hespix, traduit par Detlef Sierck


Prologue

 

Garog était d’humeur passable, ce matin. La journée n’allait sans doute pas crouler sous les surprises, bonnes ou mauvaises. Son travail n’était pas très passionnant, mais son intellect limité s’en satisfaisait. Il s’étira, se craqua les os de la nuque, et siffla bruyamment entre ses incisives proéminentes. Il se frotta le museau, cracha sur le pavage sombre, et poussa la porte.

 

Garog était un Skaven, un des enfants du Rat Cornu, que les races inférieures appelaient « homme-rat ». Comme tous ceux de son espèce, il avait les attributs des rats, tout en étant un être humanoïde, doué d’une conscience. Lui était gros et flasque, car il n’exerçait pas d’activité intensive. En effet, ses aînés avaient rapidement constaté qu’il n’avait aucune aptitude au combat. En revanche, il avait développé de bonnes capacités dans les traitements curatifs, instinctivement, pour pallier à sa survie. On avait donc fait de lui le responsable de la pouponnière de Brissuc, la petite cité souterraine dans laquelle vivaient plusieurs centaines de ses semblables, ce qui avait impliqué sa castration. Et c’était à lui et à ses camarades ranuques qu’incombait la tâche au demeurant peu glorieuse de prendre soin des pondeuses et de leurs petits durant les premiers jours de leur existence. Un travail ingrat, mais tranquille, où il risquait bien moins de se retrouver avec la lame d’un ennemi dans le ventre ou le couteau d’un allié planté dans le dos que la plupart de ses congénères Skavens.

 

Il entra dans la cellule. C’était une pièce au plafond bas, mal aérée, où flottait une odeur pestilentielle. Il baissa les yeux, et son regard tomba vers la raison de sa fonction.

 

Un autre Skaven se tenait là, allongé par terre. C’était une femelle. Pour les détestables hommes-rats, les reproductrices étaient rares, l’on comptait environ une femelle sur dix ratons, et encore toutes n’arrivaient pas à maturité, même en étant rapidement isolées dans des crèches particulières. Elles représentaient l’avenir de l’espèce, et leurs portées comprenaient en moyenne une dizaine d’individus. Ce n’était pas pour autant qu’elles étaient favorisées dans la société violente et fourbe des Skavens. Au contraire, elles étaient généralement enfermées, attachées et droguées continuellement. Des machines à fabriquer des petits Skavens, voilà ce qu’elles étaient, et rien de plus. Quand un Skaven mâle remplissait son devoir avec efficacité, sa récompense était souvent une saillie sur une des femelles. Ca le rendait heureux, tout en contribuant à la perpétuation de l’espèce. La femelle seule était perdante, mais personne ne s’en souciait. Deux lunes plus tard, parfois trois, Garog prenait le relais et assistait la pondeuse alors qu’elle mettait bas.

 

Et justement, celle qui était allongée de tout son long était énorme, et ses nombreuses mamelles flasques semblaient prêtes à allaiter. Depuis un quart d’heure, elle couinait par à-coups, le signe indiscutable du travail à venir. Garog soupira.

 

-         Bon, va falloir y aller, ma belle.

 

Il s’approcha du mur, et saisit une paire de chaînes munies de bracelets renforcés. Il connaissait la manœuvre par cœur. Sans doute douloureuse pour la pondeuse, mais le rendement était meilleur, cela facilitait la venue des ratons. Il s’assura que le collier serré autour du cou de la Skaven tenait solidement à l’autre chaîne murale, puis attacha les bracelets à ses chevilles. La créature dardait sur lui un œil hagard, bien inconsciente de ce qu’il allait faire, avant de reprendre ses couinements. Garog s’approcha d’une roue en bois vissée dans la muraille, et la tourna lentement. Un mécanisme se mit en marche en grinçant, et tendit les chaînes fixées aux pieds. En un instant, la femelle Skaven se retrouva sur le dos, à moitié étranglée, et les cuisses écartées. Elle cria de douleur.

 

-         Allez, c’est juste un mauvais moment-moment à passer ! pesta le ranuque, en répétant les mots importants de sa phrase comme le faisaient souvent les Skavens.

 

Il se mit en position, accroupi entre les jambes de la Skaven. Il sortit un long torchon de couleur douteuse de la poche de son gilet, s’apprêtant à réceptionner. La femelle gémit de plus en plus fort, et se cabra. Bientôt, il y eut un bruit proche d’une flatulence, et en deux temps trois mouvements, Garog tenait entre ses longs doigts une petite boule gluante et glapissante.

 

Oh, celui-ci a de la voix !

 

Le ranuque essuya les fluides sur le petit corps tremblotant, et eut un petit rictus de satisfaction en voyant la taille du nouveau-né. Il était inhabituellement gros, et ses soupçons se confirmèrent lorsqu’il vit la couleur des quelques millimètres de poils qui constituaient sa fourrure. Un Skaven Noir, l’un des Puissants du Rat Cornu. Il n’allait lui falloir qu’une poignée de saisons pour atteindre sa taille adulte, bien plus élevée que la plupart des choses-hommes. Une redoutable machine de guerre en devenir.

 

Bien, c’est de bon augure pour la suite.

 

Tournant la tête vers l’ouverture pratiquée dans la porte, il appela :

 

-         Skorsh ?

-         Ouais ? répondit une voix.

-         Va chercher le chef des Skavens Noirs. Maintenant-maintenant !

 

Un bruit de pas rapide résonna sous la voûte. Garog se pencha en avant, au-dessus de la pondeuse, et posa sur son flanc le raton noir qui s’accrocha à l’une des énormes mamelles, avant de boire son lait bruyamment. Puis il revint à son affaire.

 

-         Bien. La suite-suite.

 

La femelle cria, se débattit, faisant cliqueter bruyamment l’acier.

 

-         Hé, arrête de bouger ! ordonna le ranuque.

 

Nouvelle contraction, nouveau gargouillis de tripaille, nouveau venu. Garog remarqua la taille du nouvel arrivé, plus ordinaire, lui cracha sur la tête pour mieux le débarbouiller. Celui-ci avait un pelage brun, le plus commun qui soit. Il subsistait une petite vérification à effectuer. Le ranuque retourna le nouveau-né, et lui souleva la queue.

 

Mâle. Vraiment tout ce qu’il y a de plus banal.

 

Il l’appliqua fermement sur le poitrail de la femelle, et se rassit. Les couinements de la pondeuse annonçaient déjà l’arrivée du suivant de la portée. Qui se retrouva bien vite dans les pattes de Garog. Encore une taille commune, une couleur ordinaire. Sa fourrure était anthracite. Le Skaven palpa entre les membres inférieurs de la petite chose glapissante, et sentit ses oreilles se baisser de dépit. Encore un mâle.

 

Cela commençait à agacer Garog. D’accord, le Puissant avait annoncé un bon résultat, mais les dirigeants n’aimaient pas qu’une portée de ratons puisse être constituée de trop de Skavens ordinaires. La plupart de ceux-ci ne survivaient guère longtemps dans la société des Fils du Rat Cornu. Le plus énervant était que les responsables de pouponnière, bien que n’ayant pas le plus petit pouvoir sur la constitution d’une portée, et pour cause, recevaient tout de même leur part de réprimandes de l’oligarchie Skaven. Effet domino, au final, c’était la pondeuse qui payait pour toute la chaîne.

 

-         Va falloir faire mieux que ça !

 

Ce disant, il allongea le bras et gifla la femelle. Elle poussa encore un long cri de douleur et de désespoir. Les chaînes tiraient de plus en plus sur ses membres. Mais sa souffrance n’était pas terminée pour autant. Garog retendit le chiffon entre les cuisses de la pondeuse, attendant le reste de la portée. Il réceptionna ainsi deux autres petits ratons, tout aussi ordinaires.

 

Enfin, les couinements, les vagissements se turent. La mère-rate avait l’air lamentable. Larmes aux yeux, jambes écartelées, les cinq ratons s’agrippant à ses tétines de toute la faible force de leurs petites pattes aux doigts fins comme des brindilles. Ce spectacle n’inspira à Garog que pitié et mépris. Cinq petits, la moitié de ce qu’une pondeuse en bonne santé pouvait produire en une portée ! Et pas une seule femelle !

 

Décidément, ces reproductrices sont devenues incapables de fabriquer correctement leur progéniture ! Ou peut-être est-ce de la faute de ceux qui les ont ensemencées ? Peuh ! Si ça se trouve, malgré les apparences, j’ai plus de carne accrochée au bas-ventre que ces minables !

 

Un seul Skaven particulier sur cinq. Peut-être le seul qui vivrait plus de six lunes, s’il ne se battait pas contre plus fort que lui. Le ranuque savait déjà ce qui allait lui retomber dessus, et cette pensée finit de le contrarier. Il allait détacher la malheureuse et la laisser seule avec sa marmaille, lorsqu’elle couina de plus belle.

 

-         Quoi, c’est pas fini ?

 

Les halètements bruyants de la Skaven semblaient le confirmer. Furieux, il siffla d’exaspération, et se redirigea d’un pas rageur vers la place qu’il venait de quitter. Il ressortit son torchon dégoulinant de matières sombres. La mère-rate hoquetait de douleur de plus en plus vite, mais sans plus de résultat.

 

-         Bon, allez ! J’ai pas toute la journée ! grogna méchamment Garog. Dépêche-toi !

 

Il baissa le museau vers l’abdomen de la pondeuse, et invectiva derechef :

 

-         Et toi, sors de là ! Vite-vite ! Le Rat Cornu n’aime pas qu’on le fasse attendre !

 

La femelle poussa un nouveau crissement, un dernier spasme, et un petit Skaven fut éjecté de son ventre et se retrouva entre les griffes du ranuque. Celui-ci le souleva à la hauteur de ses yeux, face à lui, et pesta.

 

Parfait, exactement ce qui me manquait ! Un gringalet !

 

En effet, le nouveau-né – un mâle de plus – était bien plus petit que ses frères. Il avait l’air tellement faible qu’il n’arrivait même pas à crier comme les autres, seulement à tousser silencieusement. Il avait une tête ronde au museau un peu large et plat, et des veines bleues striaient ses tempes. Sa fourrure était à ras de peau, presque inexistante, couvrant partiellement son corps et ses membres malingres. Physiquement, il avait l’air plus fragile que les autres. Comme s’il avait dû se caler dans un coin de la matrice maternelle, déjà houspillé par ses cinq frères avant même d’être né. Tout en l’astiquant de son torchon, Garog se demanda s’il ne valait pas mieux le dévorer tout de suite, lorsqu’il sentit quelque chose d’inhabituellement dur et pointu sous le tissu. Il arrêta son mouvement, et tâtonna. Il sentit ses yeux se plisser. Il releva le torchon, découvrant la tête minuscule.

 

Un instant… Non, ce n’est pas possible !

 

Soudainement surpris à en écarquiller les yeux, il frotta plus doucement, et vit bien sur le crâne du bébé deux petites excroissances sur le haut du front, deux embryons de cornes. Et lorsqu’il découvrit davantage la petite créature, il vit son pelage luire d’un éclat blanc. Stupéfait, il manqua de souffle au point de risquer de la laisser tomber. Très doucement, il approcha de la mère-rate, et déposa délicatement sur l’une de ses mamelles inoccupées le nouveau-né.

 

-         Incroyable !

-         Quoi, quoi ?

 

Garog se retourna, et vit dans l’encadrement de la porte son subalterne ranuque Skorsh, flanqué de Furghân, un grand Skaven Noir.

 

-         Alors, j’ai une nouvelle recrue, il paraît ? demanda celui-ci.

-         Regardez, tous les deux ! ordonna Garog.

 

Il recula prudemment, et montra du doigt l’énorme rate étendue sur le sol.

 

-         Ah, je le vois. Pas mal.

-         Peu importe le noir, crétin-crétin ! Regarde l’autre, à côté.

 

Les deux autres Skavens eurent à leur tour une réaction de stupéfaction. Garog ordonna à Skorsh :

 

-         Va chercher Vellux !

 

Skorsh tourna les talons, et courut le long du couloir en beuglant :

 

-         Prophète Gris ! Prophète Gris ! Vous avez un nouvel élève !



Première partie : Anomalies


Chapitre 1 : L’Initiation

 

Un rat filait dans un couloir, alternant course rapide et arrêts prudents. Il humait l’air nauséabond, et reprenait son chemin sans s’attarder. Vint un moment où une odeur inhabituelle le stoppa net. Il pointa le museau aux alentours, reniflant de plus en plus fort, quand soudain un caillou lancé avec une précision mortelle lui éclata le crâne.

 

-         Oui ! J’ai réussi ! Je suis trop fort !

 

La voix joyeuse, éraillée et crissante à la fois qui avait prononcé ces mots appartenait à un Skaven. Il bondit sur ses pieds, et s’étira avec un grognement de satisfaction. C’était un homme-rat d’une taille comparable à celle d’une femme adulte de l’Empire des Humains. Son pelage était brun, ses yeux vifs brillaient d’un éclat rouge. Il portait une tunique délavée qui avait dû être de couleur verte des années auparavant, et un bonnet assorti. Il enjamba un vieux tube placé en travers d’une ouverture qui menait à une grande salle sombre. Les murs étaient recouverts d’un enchevêtrement chaotique de tuyaux de cuivre, et plusieurs ouvertures s’espaçaient tout le long de l’unique paroi de cette grande salle circulaire. Le Skaven aperçut un de ses pairs, assis sur une caisse en bois.

 

-         Salut, salut !

 

L’autre ne répondit pas. Sans en tenir compte, le Skaven brun demanda :

 

-         C’est ton instructeur qui t’a dit de venir ici ?

-         Ouaip.

-         C’est le grand jour, n’est-ce pas ?

-         Ouais, ouais, si tu le dis…

 

Ce Skaven-là était plus petit, et avait une fourrure crème. Il avait parlé d’une voix traînante, comme s’il était dans un état second. Ses yeux jaunâtres étaient partiellement dissimulés par une cagoule trouée reliée à une bure informe, maculée de matières indéfinissables. Des bandelettes imbibées de pus ondulaient sur ses bras, ses jambes, son museau, ses doigts. Il émanait de lui une odeur pestilentielle, bien plus forte que celle de la plupart des Skavens. Ses mains étaient pustuleuses, son nez coulait d’un mucus visqueux, et des mouches bourdonnaient autour de sa tête. Le premier Skaven devina que la robe et les bandages dissimulaient des plaies infectées, origines de l’odeur et des insectes.

 

-         Alors, c’est vrai-vrai ? Nous sommes frères !

-         Normalement…

-         T’as raison ! tonna alors une voix de basse formidable.

 

Un autre Skaven entra à son tour dans l’antichambre. Il était véritablement monstrueux. Immense, bien plus grand que n’importe quel Humain ordinaire, ses yeux bleus contrastaient avec son pelage noir comme de l’encre. Il portait un gilet de cuir râpé par-dessus une tunique olive.

 

-         Je suis Chitik ! annonça-t-il fièrement. Furghân, la Grande Dent des Vermines de Choc, m’a dit qu’aujourd’hui, on réunissait tous ceux d’une portée exceptionnelle ! Six Skavens mâles en pleine santé dont je suis le premier venu !

 

Les Vermines de Choc étaient les troupes d’élite des guerriers Skavens. Elles étaient composées uniquement de Skavens Noirs. Les Skavens nommaient leurs commandants selon l’unité qu’ils dirigeaient. Ainsi, « Grande Dent » était le mot pour désigner les commandants des Vermines de Choc, par opposition à « Grande Griffe » qui s’appliquait aux commandants des Guerriers des Clans ordinaires. L’homme-rat brun leva la tête, intéressé.

 

-         Ah ! On m’avait bien dit que j’avais un grand frère très fort ! Je suis enchanté de te connaître ! Je suis Diassyon, du Clan Skryre !

-         Skryre… Les Technomages ? demanda le Skaven maladif.

-         Eux-mêmes. Et je suppose que tu es un Moine de la Peste ?

 

Le Skaven crème étira ses lèvres en une parodie de sourire mêlant cruauté et fierté.

 

-         Moly, du Clan Pestilens, pour ne pas te servir… frère !

-         Tous des allumés ! glapit une nouvelle voix dans l’ombre.

 

Les trois frères Skavens se tournèrent simultanément dans la même direction.

 

-         Des ignares qui ont la tête ailleurs et les idées corrompues par la maladie et les inventions insensées !

 

Diassyon sursauta, et se cacha derrière Chitik. En effet, la voix de l’inconnu avait éclaté juste derrière eux. Leur mystérieux interlocuteur s’était déplacé sans bruit d’un point à un autre sans se faire voir, ni entendre.

 

-         Quant à toi, le grand machin, je connais bien tes semblables ! Vous obéissez aveuglément aux ordres sans réfléchir. On le fait pour vous.

-         Qui ? Qui parle ? cracha Moly.

 

Il y eut un froissement de tissu, et une forme sombre dégringola du plafond pour atterrir au centre de la pièce.

 

-         Klur, du Clan Eshin !

 

Klur était un peu plus grand que Moly, mais moins que Diassyon. Son pelage anthracite apparaissait par intermittence sous sa tunique de cuir noir, et les bandelettes grisâtres qui enserraient ses mains et ses pieds. Ses yeux jaunes luisaient d’un éclat malveillant. Le Clan Eshin était réputé pour former des assassins silencieux, et certains d’entre eux utilisaient une forme de magie peu connue et inquiétante. D’instinct, Chitik se sentit méfiant. Diassyon et Moly regardaient attentivement le nouveau venu.

 

-         Tiens ? On a un frère chez les lâches qui poignardent dans le noir ? ricana le Moine de la Peste.

-         Dis plutôt que tu es envieux de mon intelligence et ma ruse !

 

Diassyon leva les bras d’une manière qu’il voulut conciliante.

 

-         Allez, pas de dispute-dispute tout de suite ! J’ai hâte de découvrir mes deux autres petits frangins !

 

Le Skaven brun se tourna vers l’une des ouvertures, en appelant : « Ohé ? Y a quelqu’un ? ». Chitik et Moly, curieux aussi, se tournèrent vers la voûte. Klur eut un sourire cruel, et tira lentement de son étui une longue dague. Il saisit la pointe de la lame entre le pouce et l’index, et tendit le bras en arrière, prêt à lancer son arme sur l’un de ses trois frères. Un claquement sec résonna dans l’air, et la lanière d’un fouet s’enroula autour du poignet du Skaven anthracite. La dague tomba bruyamment sur le carrelage. Les trois autres se retournèrent d’un bond, prêts à se défendre.

 

-         Ce n’est pas très gentil, ça ! ironisa d’une voix mielleuse le Skaven au poil châtain qui venait de faire son apparition.

 

Klur siffla de colère.

 

-         Ah oui ! Moi, c’est Skahl, du Clan Moulder.

 

Le Clan Moulder… les maîtres des bêtes, qui créaient leurs propres animaux avant de les dresser. Celui-ci avait l’air arrogant. Il déroula d’un geste la lanière de cuir qui retenait toujours Klur, et rangea tranquillement son fouet à sa ceinture.

 

-         Tu allais frapper l’un de nous dans le dos ! accusa Chitik.

-         Mais… non, voyons !

-         Et si on t’arrachait la langue ? suggéra Moly. Plus question de mentir !

 

Klur était entouré par les quatre autres Skavens, qui avançaient lentement. Une voix claire, assurée, jeune, et légèrement enrouée ordonna alors :

 

-         Arrêtez !

 

Tous obéirent en voyant le nouveau venu. Un grand silence plana dans l’antichambre. Moly murmura :

 

-         Ah ha ! Ça aussi, c’était vrai.

-         Incroyable… marmonna Klur.

-         Magnifique ! s’exclama Diassyon.

 

Chitik, le Skaven Noir, était trop émerveillé pour articuler le moindre mot cohérent. Celui qui avait parlé était son exact contraire. Il était très petit, à peine plus grand qu’un enfant des choses-hommes. Il flottait dans une espèce de longue robe noirâtre qui contrastait avec son pelage entièrement blanc. Il était maigre, et avait l’air plutôt fragile. Et pourtant, il émanait de lui une sorte de magnétisme qui inspira immédiatement la soumission aux autres Skavens. Sa tête était ronde, contrairement à celle de la plupart des enfants du Rat Cornu. Son nez était large et plat, et deux grands yeux roses le surmontaient. Ses oreilles aussi étaient larges et décollées, et l’on pouvait voir quelques symboles simples tatoués à l’intérieur de la droite. Mais le plus impressionnant était ses cornes, deux longues protubérances dressées droit vers le plafond, qui devaient représenter le tiers de sa taille, et qui se rejoignaient à leur base, en plein milieu de son front.

 

-         Je suis votre frère puîné. Je suis l’apprenti du Prophète Gris Vellux, fils de Thanquol, et notre meneur. Je suis appelé à commander, et à répandre la parole du Rat Cornu. Je m’appelle Psody.

 

Physiquement, n’importe lequel des cinq Skavens aurait pu avoir le dessus sur lui. Mais aucun n’y pensa. Les Skavens Blanc étaient sacrés pour le peuple des Skavens, non seulement de par leur rareté biologique, mais aussi parce que ces Skavens étaient capables de communiquer directement avec leur divinité tutélaire, et d’emprunter ses pouvoirs pour déchaîner de terribles malédictions. En outre, celui-ci était le premier à avoir vu le jour à Brissuc depuis des années. Lever la main sur lui sans un ordre direct d’une autorité supérieure à la sienne était un crime très grave.

 

Le Skaven Blanc se tourna vers Chitik, et pointa un doigt autoritaire vers lui.

 

-         Toi !

-         Oui, frère ?

-         Tu vas désormais être mon servant. La fonction des Skavens Noirs est de servir de bras au Rat Cornu. Tu seras mon bras protecteur et exécuteur.

 

Chitik était de plus en plus excité.

 

-         Tu… tu ne seras pas déçu, Psody. Je te le promets.

 

Il baissa la tête en signe de soumission. Psody eut un petit sourire satisfait.

 

-         Parfait. Mes frères, je suis heureux de faire votre connaissance. Maintenant, suivez-moi, le Prophète Gris Vellux nous attend.

 

 

Quelques minutes plus tard, les six jeunes Skavens étaient arrivés dans une sorte de salle d’étude, où quelques dizaines de livres reliés s’amoncelaient sur des étagères. Tous firent un demi-cercle, posèrent genou à terre et baissèrent la tête en voyant la porte du fond s’ouvrir, et quelqu’un la franchir.

 

Le nouveau venu était un Skaven Blanc. Contrairement à Psody, il n’avait pas l’air maladif, ou maigrichon. Il était bien nourri, avait des membres bien en chair ondulant sous un poil ras. Il portait un gilet gris clair sans manches, une cape bleue sur ses épaules, et un collier de dents tressées était enroulé autour de son cou. Il n’était pas particulièrement grand, mais contrairement à la plupart des Skavens ordinaires, il ne marchait pas courbé en avant, comme s’il allait se précipiter dans une cachette. Il se tenait bien droit, et avançait lentement, avec assurance. Sa tête était triangulaire, ses yeux aux iris rouges profondément enfoncés dans leurs orbites, et deux cornes enroulées sur elles-mêmes partaient de ses tempes et se rabattaient vers l’avant en contournant ses oreilles. Lui aussi avait un tatouage représentant un alignement de points à l’intérieur du pavillon de l’oreille droite, tandis que la gauche était ornée de deux boucles d’oreilles entre lesquelles il y avait trois entailles, dont celle du milieu était plus courte. Il serrait dans sa main droite une longue canne plus grande que lui, avec l’extrémité supérieure ornée de trois bâtons cloués en triangle, la forme évoquant la tête et les cornes de la divinité tutélaire des Skavens.

 

Le Prophète Gris Vellux était le dirigeant suprême de la colonie Brissuc, après le Rat Cornu. Personne n’avait osé contester son autorité sans être foudroyé par ses pouvoirs magiques dans la minute. Une rumeur disait qu’il était le fils du célèbre Prophète Gris Thanquol. Thanquol n’était peut-être pas le plus puissant ou le plus grand leader des Skavens, mais il était connu pour être l’un des plus malins et des plus ambitieux. Son ambition avait malheureusement été mise en échec à plusieurs reprises.

 

Vérité ou mensonge, Vellux avait dû composer avec un héritage pas toujours facile à assumer, mais il avait toujours su garder le contrôle de la colonie sous sa poigne de fer. C’était plutôt exceptionnel. Généralement, une cité souterraine Skaven était sous le contrôle d’un seigneur appartenant à l’un des principaux Clans qui composaient cette improbable société, et les Prophètes Gris faisaient office de conseillers mystiques versés dans les arts de la magie. Or, Vellux avait réussi un tour de force : il s’était vu confier le commandement d’une cité forte d’un petit millier d’individus, sans doute à cause de l’identité de son soi-disant géniteur.

 

Les apprentis qu’il avait eus alors étaient désormais tous morts, et le jeune Psody était le premier à le servir depuis longtemps. Le petit Skaven Blanc avait été élevé par le Prophète Gris, entrant à son service dès qu’il fut capable de marcher. Vellux lui avait enseigné la plupart des savoirs communs aux Skavens, mais lui avait aussi appris à lire et écrire leur langue, le queekish, lui avait parlé du Rat Cornu et de ses enseignements qu’il maîtrisait parfaitement, lui avait transmis la façon de percevoir les vents de magie, les mots et les gestes pour les manipuler et les déchaîner sur ses ennemis.

 

Avec le temps, Psody avait appris à obéir, admirer et redouter son maître. Le moindre manquement lui valait généralement une punition cuisante. Aussi son enseignement avait été jalonné d’humiliations, de coups, de réprimandes, mais peu à peu, le jeune apprenti avait su trouver la bonne conduite à adopter face à son mentor. Les choses avaient évolué quand il avait enfin montré des aptitudes à utiliser la magie. Une espèce de relation indescriptible s’était créée entre les deux Skavens Blancs. Quelque chose que seuls deux manipulateurs des énergies magiques accordées par le Rat Cornu pouvaient comprendre. Et Psody voyait en Vellux l’idéal physique, moral et psychologique à atteindre.

 

Le Prophète Gris regarda un à un les six jeunes Skavens, et parla d’une voix grave :

 

« Vous tous êtes ici car, prochainement, vous allez accomplir une épreuve qui déterminera lesquels d’entre vous seront acceptés en tant qu’individus de notre société. Vous avez gonflé nos rangs le même jour, tous les six, comme vos instructeurs respectifs vous l’ont dit. Jusqu’à présent, vous avez toujours été coupés de la vie de notre colonie, et avez été contraints de rester dans les crèches, puis les quartiers de vos Clans respectifs. Prochainement, cela va changer. Mais en attendant votre épreuve, vous allez apprendre à tous vous connaître.

« Vous le savez, vous êtes liés par le sang. Cela doit vous rendre plus forts, plus capables. En effet, comme l’un de votre portée est un Skaven Blanc sous ma responsabilité, j’ai demandé à vos instructeurs de veiller attentivement sur vous dès le premier jour. Ils m’ont tous dit la même chose : vous avez tous montré des aptitudes inhabituellement supérieures dans vos domaines respectifs. Tous les membres d’une même portée ont survécu jusqu’à l’âge adulte, ce qui n’était jamais arrivé dans notre colonie. Le Rat Cornu n’a pas veillé que sur son représentant, les autres ont aussi bénéficié de ses faveurs.

« Chez nous, il n’est normalement pas question de liens du sang. Nous sommes tous les Fils du Rat Cornu, et aucun d’entre nous ne doit recevoir plus d’attention de la part d’un autre, à l’exception des Skavens Blancs. Mais vos capacités m’ont fait réfléchir, et j’ai fini par me laisser convaincre par le Diacre Soum du Clan Pestilens qu’il pouvait être intéressant de voir si des Skavens issus de la même portée seraient plus enclins à coopérer instinctivement.

« Vous allez passer une semaine tous ensemble. Vous ne vous quitterez pas. Nous allons vous mettre dans une grotte à part. Vous y recevrez à manger, et surtout, vous apprendrez à vous connaître les uns les autres. Je ne demande pas une complète harmonie entre vous, cela serait trop idyllique. Mais si vous parvenez à focaliser vos efficacités pour être une équipe soudée, ça pourrait peut-être donner de bons résultats. C’est tout ce qui compte. Dans une semaine, je donnerai à ceux qui seront encore là leurs instructions. »

 

Sur ces paroles, le Prophète Gris se tut, et claqua des doigts. Trois Skavens bruns arrivèrent dans un grand cliquetis métallique. Tous les trois portaient une longue chaîne d’acier, et chacun d’eux tenait par la queue deux solides colliers. Ils posèrent la chaîne par terre, et tendirent les colliers aux six frères. Vellux reprit avec un sourire cruel :

 

-         Je suis sûr que vous allez devenir inséparables.

 

Chitik, Klur, Skahl, Psody, Diassyon et Moly se regardèrent sans mot dire, puis enfilèrent chacun leur collier. Les trois Skavens passèrent la chaîne à travers l’anneau de chaque collier, et la bouclèrent. Les six frères se retrouvèrent ainsi attachés l’un à l’autre. Avec un petit ricanement, l’un des trois Skavens tira sur les mailles d’acier, intimant qu’on le suive. C’est ainsi que les six jeunes Skavens furent conduits sous les moqueries des hommes-rats adultes qu’ils croisaient jusqu’à une grande fosse isolée.

 

Le trou était trop profond pour qu’on puisse en sortir sans échelle, et les parois étaient carrelées de faïence très glissante. Il y avait une grande plate-forme bricolée avec des planches clouées entre elles, des cordes moisies et de vieilles poulies. Les six jeunes Skavens furent descendus au fond du puits par les trois servants qui manœuvrèrent la plate-forme. Les techniciens se retirèrent, et Vellux, qui avait suivi l’étrange cortège, ricana encore.

 

-         Bonne semaine à vous, mes enfants !

 

*

 

Une semaine passa. Un éclair pour certains, une éternité pour les six frères. Les caractères s’illustrèrent vite durant cette promiscuité forcée. Ainsi Moly, le Moine de la Peste, était le plus effacé, passant le plus clair de son temps le plus à l’écart possible, à marmonner de son côté des mots inintelligibles. Le Coureur Nocturne Klur avait tenté de s’échapper plusieurs fois, mais la chaîne n’était même pas nécessaire pour l’arrêter, car les parois dallées étaient trop glissantes pour pouvoir les gravir.

 

Chitik ne s’était pas éloigné du cadet, Psody. Celui-ci en avait ressenti de l’agacement : il n’aimait pas sentir sans arrêt la présence du Skaven Noir près de lui, mais il savait également que son grand frère était sa meilleure protection contre la fourberie des quatre autres, et cela l’énervait davantage. Diassyon et Skahl, de leur côté, avaient échangé des anecdotes qu’ils estimaient amusantes.

 

Une fois par jour, on leur avait envoyé quelques quartiers de viande crue, en quantité insuffisante pour nourrir tout le monde. La première fois, ils s’étaient sauvagement battus pour en ramasser le plus possible. Dès le deuxième jour, le Skaven Noir avait mis les choses au point : il avait réparti équitablement les parts, en réservant les meilleurs morceaux à Psody. La moindre protestation avait été réprimée à grands coups de poing.

 

Pour boire, ils avaient dû lécher les murs humides.

 

Le matin du huitième jour, ils distinguèrent les lueurs de torches en hauteur. Les grincements de machinerie leur apprirent que quelqu’un faisait descendre la plate-forme. Enfin, quelques minutes plus tard, ils furent hors de la fosse. Devant eux, Vellux, Furghân, et les autres instructeurs attendaient silencieusement. Le Prophète Gris eut un sourire réjoui.

 

-         Vous aviez raison, Diacre Soum ! Les liens du sang sont plus forts que je ne le pensais.

 

Le Diacre de la Peste Soum était le responsable des Moines de la Peste de Brissuc. Il connaissait bien les préceptes du Rat Cornu, et était la deuxième autorité de la colonie. Tous les membres du Clan Pestilens avaient un point commun : ils étaient rongés par la maladie. Le rôle des Skavens de ce Clan était de concevoir, entretenir et répandre les germes de la peste, la rage noire et autres fléaux dévastateurs. Dans la colonie, c’était ce Clan qui était majoritaire. Il inclina respectueusement la tête. Vellux ordonna :

 

-         Furghân, détachez-les. Vous autres, je vous accorde une heure de repos. Retrouvez-moi à mon laboratoire au bout de ce délai.

 

Les six frères furent soulagés de ne plus sentir le contact froid des collets. Klur fila de son côté. Moly suivit le Diacre, Skahl et Diassyon partirent bras dessus bras dessous en ricanant. Restaient les deux frères opposés. Le sourire de Vellux ressembla à celui d’un serpent devant un poussin.

 

-         Eh bien, eh bien, on dirait que tu t’es trouvé un serviteur zélé !

 

Psody baissa la tête, très gêné par cette remarque. Dans la bouche du Prophète Gris, cela ressemblait plus à un reproche. Comme quoi il n’était pas capable de se débrouiller sans la protection du Skaven Noir. Quand il osa relever les yeux, ce fut pour jeter un regard furieux vers Chitik. Celui-ci ne sembla pas s’en rendre compte.

 

 

Une heure plus tard, tous étaient dans la salle d’étude de Vellux. Un lieu bien connu du jeune Skaven Blanc, qui y avait déjà passé de nombreuses heures. Vellux se tenait sur l’estrade. Il inspira et expliqua avec une irritation montante dans la voix :

 

« Le Rat Cornu nous a désignés pour être les maîtres-maîtres. Nous sommes nés pour régner sur le monde. Parfois, nous devons faire appel aux êtres inférieurs pour nous y aider. C’est ce que j’ai fait en embobinant la chose-homme du nom de Reinhardt Schmitt. C’est le chef de Niklasweiler, le petit village des choses-hommes qui se trouve au-dessus de Brissuc. Depuis quelques saisons, il nous fournit de la nourriture et du charbon en échange de métaux qui sont précieux pour lui, mais pas pour nous. Or, cela fait deux lunes qu’il ne nous a rien donné, pas même une nouvelle ou une excuse !

« Ce satané cloporte a décidé de tourner le dos au Rat Cornu, et de ne plus honorer nos accords ! Plus de nourriture, plus de charbon, plus rien du tout ! Traître-traître ! Je veux qu’il sache qu’on ne plaisante jamais avec les Skavens. Vous allez détruire ce village, semer la terreur et la mort chez ces misérables choses-hommes, afin que nous puissions installer une colonie et extraire les denrées nous-mêmes ! Quant à cet inconscient de Schmitt, je veux que vous me rameniez sa tête-tête ! Vous la reconnaîtrez, il a une marque violacée près de l’œil. Il se cache sûrement dans sa maison, c’est la plus grande du village. Allez, vite-vite ! Et pas la peine de revenir sans avoir tué-tué cette chose-homme ! »

 

Le Prophète Gris avait crié, les six frères sursautèrent. Il n’avait vraiment pas l’air disposé à accepter l’échec. Quelque chose d’autre titilla l’intellect de Diassyon.

 

-         Euh… Prophète Gris ? hasarda le Skryre.

-         Quoi ?

-         Si on tue-tue les choses-hommes… on n’aura plus leur charbon, ni leur nourriture…

-         On ira ramasser le charbon nous-mêmes ! Les fourneaux du Clan Skryre ne s’éteindront pas, sois tranquille. Et pour la nourriture, nous mangerons leurs cadavres, puis leurs bêtes, puis leurs récoltes, et après… on verra !

 

Un petit silence plana. Puis Klur leva timidement la main. Vellux fit une grimace exaspérée.

 

-         Quoi, encore ?

-         Et si… les choses-hommes… envoient des renforts ?

-         Nous les écraserons et nous nous régalerons de leurs entrailles fumantes ! De toute façon, n’oublie pas que les choses-hommes ont combattu très longtemps les choses-bizarres, et sont très affaiblies. Les petites villes comme celle-ci sont isolées, je doute qu’il y ait beaucoup de communication. Maintenant, allez-allez ! Plus de questions, seulement des actes-actes !

 

Vellux avait glapi avec colère. Psody trembla. Il savait que les sautes d’humeur de son maître pouvaient être terribles. Aussi il se pressa avec les autres vers la sortie du cabinet.

 

-         Attends, Psody. J’ai à te parler, à toi seul.

 

Le jeune Skaven Blanc s’arrêta net, sans oser se retourner. Il vit les cinq autres Skavens franchir la porte, le laissant avec le Prophète Gris. Il finit par lui faire face.

 

-         Écoute-moi bien, Psody. De vous six, tu es celui qui a le plus de valeur à mes yeux, et aux yeux du Rat Cornu. Tâche donc de rappeler à tes frères qui commande. Tu es le responsable de cette mission. Tu sais ce que cela signifie ?

 

Psody baissa la tête et ferma les yeux, acquiesça silencieusement.

 

-         Tu es un élu du Rat Cornu, et mon unique disciple depuis bien longtemps, Psody, mais retiens bien ceci : le Rat Cornu n’a que faire des incapables. Je préfère de loin perdre un apprenti prometteur que garder un parasite indigne de ses fonctions. Si vous échouez, tu seras le premier à en subir les conséquences !

-         Je… je reviendrai avec la tête du chef, ou je ne reviendrai pas, ô suprême seigneur.

 

 

Les six Skavens furent conduits par un Guerrier des Clans d’âge mûr jusqu’à un tunnel étroit qui montait. Le vétéran, à qui il manquait le bout de la queue, un œil et une incisive, leur montra du doigt l’ouverture béante sans un mot. Skahl insista pour passer le premier, talonné par Klur, puis Chitik, Moly, Diassyon et Psody – ce dernier, de par son statut de futur Prophète Gris, avait le privilège d’être celui qui était le plus en arrière. Le chemin était long, et au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’inconnu, ils devenaient de plus en plus nerveux. Enfin, le Moulder s’arrêta.

 

-         Stop-stop ! Regardez !

 

Une très étrange lumière éclairait le tunnel, et un vent frais leur caressa le faciès. Diassyon demanda à haute voix :

 

-         Qu’est-ce que c’est ?

-         Je crois… je crois que c’est ce qu’on appelle « la lune », murmura Moly.

-         La lune ? répéta Chitik. Alors il fait nuit ?

-         On surprendra les choses-hommes ! ricana Klur. Mon maître m’a dit que la nuit, elles dorment-dorment ! Ca sera plus facile !

 

Skahl reprit la marche, suivi par ses frères. Enfin, ils atteignirent la sortie.

 

Les six frères regardèrent tout autour d’eux. Pour la première fois de leur vie, ils étaient à l’air libre. Il faisait nuit, et il n’y avait pas un nuage. Des milliers de petites étincelles brillaient dans le ciel sombre, et un grand globe d’argent étincelait. Chitik inspira à pleins poumons

 

-         Hé, c’est étrange !

-         Mais pas désagréable, constata Diassyon d’une voix suave.

-         Peuh ! L’air est trop frais, grommela Moly.

-         Suffit ! dit Psody d’un ton sans réplique. Nous avons une mission à accomplir ! Où sommes-nous ?

 

La lune émettait une lueur suffisante pour leurs yeux. Ils voyaient parfaitement les alentours. Les six jeunes Skavens comprirent qu’ils étaient sur une colline élevée. Au loin, il y avait une longue masse sombre, que Klur reconnut comme étant une « forêt » constituée de nombreux « arbres », de grandes plantes qui ne poussaient qu’à la surface. Au pied de la colline ondulait un chemin fait d’eau mouvante, une « rivière ». Et de l’autre côté de la rivière s’étendait un ensemble de constructions de tailles et de formes variées. Le Moine de la Peste se frotta le menton.

 

-         C’est donc à ça que ça ressemble, les clapiers des choses-hommes…

-         Ca ne ressemblera plus à rien quand on en aura fini, Moly ! déclara Psody d’une voix autoritaire. Écoutez bien, vous autres ! C’est un petit village, il fait nuit, ils ne sont sans doute pas nombreux. Nous n’avons pas besoin de rester tous ensemble. Si on se répartit, on sera plus efficaces-efficaces !

-         As-tu un plan, frère ? demanda Diassyon.

-         Pas encore, nous devons savoir comment est organisé leur repaire. Klur, tu es le plus silencieux d’entre nous. Va voir, et reviens pour nous le décrire.

 

Le Skaven anthracite hocha la tête et disparut en courant. Il dévala la colline tellement silencieusement que le bruit de la rivière couvrait celui de ses pas.

 

 

Les cinq Skavens attendirent ainsi quelques dizaines de minutes. Diassyon s’était allongé sur l’herbe, et contemplait passionnément les cieux nocturnes. Skahl vérifiait une grande pince montée au bout d’un long manche. Les Maîtres de Meute du Clan Moulder appelaient ce curieux outil « attrape-choses », et s’en servaient pour saisir leurs proies au cou pour les neutraliser sans les tuer. Psody était un peu plus loin, assis en tailleur, tête baissée et yeux fermés. Il méditait, sous le regard attentif de Chitik.

 

-         C’est long, marmonna Moly.

-         Pas grave, répliqua Diassyon.

-         On n’a pas toute la nuit ! ronchonna le Moine de la Peste. Si on traîne, Vellux sera fâché ! Mais qu’est-ce que cet égoutier de malheur…

 

Il n’eut pas l’occasion de finir sa phrase. Quelque chose s’enroula autour de ses épaules, lui meurtrit l’intérieur du genou au point de le mettre à terre, et il sentit le contact froid et mordant de la lame d’un couteau sur sa gorge.

 

-         Et... couic ! T’es mort-mort !

 

Moly grogna de frustration en reconnaissant la voix de l’Eshin.

 

-         C’est bon, Klur, lâche-le, ordonna Psody. Il a compris la leçon.

 

Klur poussa Moly en avant avec un petit ricanement. Le Skaven Blanc s’impatienta.

 

-         Assez joué-joué ! Décris-nous la place !

 

Klur dessina du doigt un schéma grossier du village dans la terre du tunnel. Psody réfléchit quelques instants, et donna à chacun des cinq autres Skavens des directives simples.

 

-         Une fois que vous aurez fait ce que vous avez à faire, vous me retrouverez derrière la plus grande cabane, celle du chef. Allez, et gloire au Rat Cornu !

 

Et les six Skavens se séparèrent pour dévaler la butte chacun de leur côté.

 

 

Klur bondissait d’une ombre à l’autre. Il expérimentait un nouveau terrain de jeu, et ça le comblait d’excitation. L’adrénaline lui procurait une ivresse très agréable. Il se cacha dans l’arrière-cour de l’une des huttes, et prit le temps de réfléchir. Son ouïe saisit un bruit de pas. Il huma l’air.

 

Trois choses-hommes approchent. Ils ont des armes.

 

Très doucement, il sortit de l’une de ses poches un curieux accessoire. C’était un gros bracelet serti de trois lames bien affûtées montées en hélice. Il fixa cette arme sur le bout de sa longue queue annelée, puis grimpa silencieusement sur le toit. Il vit effectivement trois choses-hommes marcher ensemble. Deux d’entre eux avaient des hallebardes, le troisième une longue épée. Ils portaient des gilets de cuir, et des casques légers. Quand ils furent à proximité de la maison, le Skaven anthracite se jeta sur le groupe. Il tomba sur celui de tête, et dans le mouvement lui enfonça son coutelas entre les côtes. Les deux autres n’eurent pas le temps de comprendre ce qui arrivait ; Klur lança un de ses couteaux vers l’un, qui le reçut en pleine gorge, et sa queue fouetta l’air vers l’autre. La lame caudale s’enfonça dans son cœur. Il allait gargouiller quelque chose pour donner l’alerte, mais le Coureur Nocturne ne lui en laissa pas l’occasion. Il lui sauta dessus et le mordit au cou. Un bruit écœurant retentit, et le sang jaillit. Le garde mourut en quelques secondes.

 

Satisfait, Klur ramassa ses outils, les lécha avec plaisir. Puis il se rappela des paroles de son professeur, le Maître Assassin Tweezil.

 

Ne pas laisser les morts. Tant qu’on ne les voit pas, ça n’est pas suspect, et les vivants ne se méfient pas. Quand tu infiltres une place forte ennemie, n’oublie pas de cacher les corps.

 

Il regarda aux alentours. Pas un bruit, pas un mouvement, pour le moment, on ne l’avait pas vu. Il tira un à un les trois cadavres, et les dissimula dans un tas de paille derrière l’une des maisons. Cela lui donna une autre idée.

 

 

Chitik avait décidé de s’occuper des animaux des choses-hommes. Sans bêtes, ils n’auraient plus de quoi manger. Il fit le tour du village pour arriver jusqu’à un pré, où il repéra les formes de créatures quadrupèdes. Certaines étaient allongées sur l’herbe et dormaient, d’autres broutaient. Furghân, la Grande Dent des Vermines de Choc de Brissuc, avait expliqué à ses élèves que les choses-hommes les appelaient « vaches », et qu’elles leur octroyaient de la viande, du lait et du cuir. Elles allaient cruellement manquer aux habitants du village.

 

Le Skaven Noir savait qu’il ne devait pas commettre une maladresse. Il devait tuer chaque vache du premier coup, et sans bruit. Heureusement, il avait le bras suffisamment fort et sûr pour décapiter chacun des animaux d’un coup net et précis. Les trois dernières furent tout de même énervées par l’odeur du sang, mais furent rapidement réduites au silence à leur tour.

 

 

Skahl s’approcha du moulin. Non loin, il y avait un silo à grains. Le dresseur eut un fort méchant sourire. Il repéra un petit trou dans un monticule de terre. Il émit toute une série de sifflements modulés, tantôt graves, tantôt très aigus. De petits couinements répondirent à son appel. Très vite, une vingtaine de rats jaillit du terrier. Les rongeurs suivirent docilement le Skaven qui les orienta vers la réserve. D’autres suivirent, attirés par les cris de leurs congénères. Le Moulder ouvrit la trappe, laissant entrer les rats. Les petits rongeurs plongèrent dans le tas de grains de blé. Skahl s’en alla à pas de loup.

 

 

L’étable fut la cible de Diassyon du Clan Skryre. Toujours avide d’élargir son champ de connaissances en matière de technologie, il était curieux de savoir quelles machines pouvaient bien utiliser les choses-hommes. Il ne fut pas déçu. Plusieurs engins étaient à l’abri dans le grand bâtiment de bois. Des charrues, des charrettes alignées, prêtes à être sabotées. Il y avait également une rangée de boxes sur toute la longueur du bâtiment. Il sentit une forte odeur de bête, et comprit que chaque box contenait un animal à quatre pattes, à longue queue et avec une crinière.

 

Ah oui, des « chevaux ». C’est comme nos esclaves, ils servent à tirer leurs engins, et des fois ils montent dessus. Bon, au travail !

 

Il ne fut pas long à repérer les points faibles des engins, et à les trafiquer sans cesser de rire doucement. Soudain, ses oreilles se dressèrent par réflexe, le ramenant à la prudence. Un bruit curieux venait de l’un des boxes. Des grognements sourds, réguliers.

 

On dirait le bruit que font les choses-hommes esclaves quand on les fait travailler.

 

Non, le bruit était un peu différent. Il ne traduisait pas la douleur habituelle qui torturait les esclaves soumis aux tâches les plus ingrates. Il approcha sans faire de bruit du box d’où venaient les sons. Il passa très lentement le museau par un interstice, et son front se plissa de perplexité. Il ouvrit des yeux grands comme des soucoupes, complètement désorienté par le spectacle.

 

 

Moly du Clan Pestilens avait bien retenu l’emplacement du puits sur le petit plan de Klur. La petite construction de pierres était placée au centre du village, non loin de la grande cabane où dormait Schmitt. Le Skaven crème avait vu plus loin son frère s’occuper des trois choses-hommes qui patrouillaient. La voie était libre. Il s’approcha sans bruit de la margelle, et fouilla dans sa besace. Il en ressortit un vieux morceau de viande pourrie qu’il gardait là depuis plusieurs jours. Il frotta la viande sur ses plaies les plus purulentes avec insistance. Quand elle fut suffisamment imprégnée à son goût, il la laissa tomber dans le puits avec un petit ricanement de satisfaction.

 

Les choses-hommes ont besoin de boire. C’est presque trop facile !

 

Une petite exclamation le fit sursauter. Son cœur accéléra, doublant le rythme de ses battements. Il fila comme un éclair se cacher dans un recoin sombre. Les cris continuaient, sans se rapprocher. Il y avait des soufflements rauques, des chocs, la chair contre la chair. Malgré le parfum de la maladie, Moly distingua une vague odeur de sang. Il sentit chaque poil de sa fourrure se dresser d’excitation. L’odeur du sang avait tendance à affoler les sens des Skavens soumis aux enseignements du Clan Pestilens. Il ne put s’empêcher d’aller voir ce qui se passait, et courut vers la source des bruits, toujours silencieusement.

 

Il passa prudemment la tête derrière le coin d’un mur, et aperçut deux choses-hommes. Leur visage était ensanglanté, leurs vêtements déchirés, leur peau apparente en sueur. Ils se battaient férocement à grands coups de poing et de pied. Cela ne surprit guère le Skaven, les disputes de ce genre étaient quotidiennes à Brissuc. Il allait s’éloigner, lorsqu’il remarqua quelque chose qui l’arrêta dans son élan. Il se frotta les yeux, fourra son doigt dans son oreille pour en retirer toutes les saletés afin d’être sûr de ce qu’il entendait.

 

Pas d’erreur. Les deux choses-hommes se battaient violemment, mais elles étaient en train de s’amuser comme jamais. Elles riaient, riaient au fur et à mesure que le nombre de leurs blessures croissait. Chaque coup était accueilli par un cri d’excitation, et les rires redoublaient quand le frappé tentait maladroitement de se remettre debout. Quand l’un perdit une dent, ils se roulèrent tous les deux dans la poussière d’hilarité. Le Skaven décida qu’il en avait assez vu, et s’éloigna discrètement, sans cesser de se poser des questions.

 

 

Pendant que ses frères faisaient leur travail chacun de leur côté, Psody, le petit Skaven Blanc, était resté caché dans l’ombre de la grande bâtisse dans laquelle devait se terrer Schmitt. Assis en tailleur, yeux clos, il se concentra, sentant les vents de magie onduler autour de lui.

 

Il y a quelque chose sous le sol.

 

Vellux lui avait appris à repérer les choses et les êtres qui réagissaient avec le Warp, le plan d’existence dont émergeaient les choses-bizarres et les vents de magie. Le petit Skaven Blanc ignorait cependant de quoi il s’agissait précisément. Schmitt était-il un sorcier ? Si oui, allait-il être trop fort pour lui ? Vellux l’aurait prévenu… ou pas ? Une difficulté supplémentaire de leur épreuve ?

 

Un léger froissement de cuir le tira de sa méditation. Il vit arriver le grand Skaven Noir.

 

-         Et voilà, frère ! Ils vont très vite crever de faim-faim !

-         Parle moins fort !

-         Oh, pardon, murmura Chitik.

 

Moly fut le deuxième à atteindre le point de ralliement. Il allait parler de ce qu’il avait vu, mais le regard furibond de Psody l’en dissuada. Klur sortit de l’ombre, talonné par Diassyon. Skahl, qui s’était le plus éloigné, fut le dernier à rejoindre le groupe.

 

Les six frères étaient réunis. Diassyon demanda :

 

-         Et maintenant, frère ?

-         Eh bien…

 

Son oreille pivota vers l’avant de la maison, alors qu’il entendait des cris de panique. Le Coureur Nocturne Eshin ricana. Le Skaven Blanc ouvrit de grands yeux, et passa prudemment la tête derrière le coin de la bâtisse, puis pivota vers le Skaven anthracite.

 

-         Oh, mais qu’as-tu fait, Klur ?

-         Je leur ai donné un peu de distraction.

 

Des flammes s’élevaient dans la nuit. Les villageois mâles sortaient de leurs cabanes et se rassemblaient autour de la maison derrière laquelle se trouvait le tas de paille auquel l’Eshin avait mis le feu. Psody grogna d’énervement.

 

-         Bravo la discrétion, imbécile-imbécile !

-         Attends, et regarde.

-         Comment oses-tu parler ainsi à…

 

Le petit Skaven Blanc s’interrompit en voyant la porte de la maison du chef s’ouvrir en grand. Trois choses-hommes en armes en sortirent et coururent aussi vers le lieu de l’incendie. Le Skaven anthracite sourit à l’attention de son frère.

 

-         Tu vois ? Moins de gardes chez la cible.

-         Bien joué, frère !

-         Faut y aller avant qu’ils ne reviennent, suggéra Skahl. Maintenant-maintenant !

 

Les six Skavens entrèrent à la queue leu leu par la porte de derrière de la propriété, Chitik en tête.

 

 

Ils se trouvaient dans un petit hall. Un escalier montait, il y avait une porte de bois à gauche, et une autre à droite.

 

-         Bon, où on va ? demanda Klur.

-         Nous devons descendre. J’ai senti un léger courant de magie sous la terre.

 

Skahl leva la main.

 

-         Écoutez !

 

Ils firent silence, et entendirent distinctement un raclement sourd venant de la gauche. Chitik enfonça la porte d’un coup de patte arrière. Elle donnait sur une pièce aux murs couverts d’étagères et de meubles remplis de centaines de livres reliés comme ceux de Vellux.

 

-         Il n’y a personne-personne…

 

Le Maître de Meute Moulder renifla avec insistance. Comme tous ceux de son Clan, il avait affûté ses cinq sens au moyen d’exercices quotidiens.

 

-         Je sens l’odeur de la peur. La panique. La même que celle des choses-hommes esclaves quand nous les sacrifions.

 

Skahl buta contre l’une des armoires, et fit une grimace déçue.

 

-         Mais ça ne mène nulle part !

-         Pas sûr, chuchota Diassyon avec un petit rire.

 

Mû par une inspiration, le Tirailleur Skryre approcha de la bibliothèque. Il regarda attentivement chaque livre, puis posa la main sur l’un d’eux, et tira. Au lieu de lui rester entre les doigts, l’ouvrage bascula. Un cliquetis résonna, et toute la bibliothèque coulissa sur le côté, révélant un escalier qui descendait. Moly toussa :

 

-         Pas mal, pas mal…

-         Assez parlé ! Chitik, tu passes devant !

 

Le Skaven Noir descendit les marches de bois qui grincèrent sous son poids, mais sans casser. Les cinq autres le suivirent, Psody toujours à l’arrière. Ils déboulèrent dans un long couloir aux murs directement creusés dans la terre, avec quelques étais par-ci par-là pour maintenir une stabilité incertaine. Skahl leva le museau.

 

-         Je sens une odeur vraiment étrange. Quelque chose nous attend derrière ce tournant !

 

En effet, le couloir obliquait vers la gauche. Chitik avança davantage, et s’arrêta. Ses cinq frères en firent autant lorsqu’ils virent le « quelque chose ».

 

Le couloir s’achevait sur une lourde porte de fer quelques yards plus loin. Entre eux et la porte, il y avait trois êtres, deux plutôt maigres et un troisième grand et gros. Probablement des choses-hommes, mais c’était difficile à dire, vu qu’ils étaient tous les trois masqués. Chacun portait un casque d’acier qui lui recouvrait entièrement la tête. Ils avaient des pantalons et des bottes sombres, mais étaient torse nu. Diassyon constata que l’un des deux maigres avait un crochet d’acier et une longue épée rouillée enfoncés dans les avant-bras à la place des mains, et l’autre, brandissant une massue dans la main gauche, avait un tentacule à la place du bras droit.

 

Le troisième personnage était plus impressionnant. Sa carrure n’était pas seulement constituée de graisse, et Chitik devinait des muscles bien développés sous la peau violacée. Son casque de bronze portait deux grandes cornes. Des clous d’acier longs d’une dizaine de pouces sortaient de ses bras, ses épaules et son dos. Psody plissa les yeux en distinguant sur son ventre un très curieux tatouage représentant un symbole particulier : une flèche dont la base était constituée d’un cercle et avec la pointe terminée par une sorte de pince. Une bordure sectionnée en deux parties égales par le trait de la flèche longeait le cercle sur un quart de sa circonférence. Le Skaven Blanc crut reconnaître ce dessin, mais ne put lui attribuer une signification avec certitude.

 

Le grand gaillard tenait une grande faucille bien taillée dans chacune de ses énormes mains. Il fit un pas en avant, et les six Skavens furent surpris d’entendre une voix doucereuse parler directement dans leur tête.

 

-         Eh bien, eh bien… On a été de vilains garçons ! Venez, c’est l’heure de la fessée !

 

Et il leva ses armes. Les deux autres choses-bizarres firent de même en poussant des mugissements aigus. Diassyon fut le premier à réagir. Il sortit de son ceinturon un pistolet à malepierre à un coup, prêté par son professeur, et ouvrit le feu sur l’un des deux efflanqués. La poitrine maigre éclata dans une gerbe rouge et verdâtre. Klur se jeta sur l’autre petite chose-bizarre, dagues prêtes à être enfoncées dans sa chair. Celle-ci leva ses lames et para ses coups avec une rapidité et une précision fulgurantes.

 

Chitik fonça sur le gros, et balança sa lance de toutes ses forces. Son adversaire croisa les bras et bloqua la pointe d’acier de l’arme entre ses faucilles. L’homme-rat essaya de la retirer, mais à son grand étonnement, l’autre tint bon. Chitik en ressentit de l’étonnement, et de la frustration, car jusqu’à présent, personne n’avait jamais surpassé sa force. Il entendit la chose-bizarre rire sous son casque.

 

Skahl flanqua un coup de fouet sur le torse flasque du gros. La lanière de cuir cingla la peau violacée du mutant. Sa seule réaction fut un râle extatique. Moly prit peur, et recula, se recroquevilla contre la paroi du fond. Klur sauta autour de son ennemi, prenant appui sur le sol, le mur, ou l’une ou l’autre des parties du corps de la chose-bizarre, tout en la lacérant de coups de coutelas. Le sang gicla de ses multiples blessures, elle finit par tomber à genoux, et le Coureur Nocturne se positionna dans son dos et l’égorgea.

 

Sans lâcher sa lance, Chitik décocha un grand coup de pied dans le ventre du grand mutant. Cette fois, il lâcha prise, mais parvint à dévier l’arme du Skaven Noir. Psody décida d’agir. Il brandit sa main, trois de ses quatre doigts tendus en avant, le dernier plié sur sa paume. Ses trois doigts étaient positionnés de manière à constituer un triangle isocèle dont la pointe principale, représentée par le pouce, était tournée vers le bas. Il prononça d’une voix monocorde quelques syllabes absconses. Dès qu’il eut fini, un éclair vert d’énergie crépita en direction de la grosse chose-bizarre. Le mutant éructa. Chitik fonça sur lui, l’attrapa par les épaules et le poussa contre la porte blindée.

 

Dans un grand craquement, les nombreux clous s’enfoncèrent dans le tronc du guerrier. Il gémit de douleur d’une voix stridente, et se tut quand l’un des couteaux de Klur se retrouva planté dans sa gorge. Il s’écroula face contre terre.

 

Les Skavens rangèrent leurs armes. Diassyon sortit de l’une de ses petites sacoches le nécessaire pour recharger son pistolet.

 

-         On les a bien eus, constata Psody. Sauf toi, Moly !

 

Le Skaven maladif renifla.

 

-         Je suis un porteur de la Peste, pas un lutteur.

-         On verra ce que Vellux en pensera. Pour l’heure, on continue. Les vents magiques viennent de derrière cette porte. Chitik, ouvre-la !

 

Le Skaven Noir tira la lourde porte qui s’ouvrit dans un grand raclement. Les six frères la franchirent, et tombèrent sur un spectacle plutôt singulier.

 

Ils se trouvaient dans une grande salle au sol constitué de pavés, des filets de sang coulaient dans certaines rainures plus profondes. Il y avait un meuble plein de livres, un pupitre sur lequel reposait un gros volume ouvert, et dans un coin un plan de travail avec de nombreuses fioles, bouteilles, boîtes et autres récipients. Mais le plus étonnant se trouvait au centre de la pièce. Ils virent un chevalet de torture, sur lequel on avait attaché l’un des leurs, un Skaven. L’appareil tendait les poignets de la créature au-dessus de sa tête, et ses jambes étaient largement écartées, ce qui révélait plus précisément sa nature aux six frères.

 

-         Mais… Psody, n’est-ce pas…

-         Si, Klur. C’est une pondeuse !

 

La malheureuse chose avait l’air consciente, mais elle respirait difficilement. Loin de se sentir rassurée de voir des individus de son espèce, son angoisse semblait augmenter. Elle avait le pelage court, et les poils de son dos et de sa tête avaient été teints de colorations bleues et roses. Elle portait sur tout son corps nu des ecchymoses et des lacérations. D’étranges signes cabalistiques avaient été tracés à l’encre sur son poitrail et son ventre.

 

L’odeur de la reproductrice affola les hormones du Maître de meute et du Coureur Nocturne. Subjugués, ils oublièrent immédiatement tout le reste, et ne pensèrent plus qu’à une chose :

 

-         Oh… je me sens tout bizarre, marmonna Skahl.

-         Moi aussi, susurra Klur. Belle friandise…

-         Que je vais goûter bien volontiers.

-         Quoi ? Toi ? Tu veux rire !

 

Les deux Skavens étaient chacun d’un côté de la prisonnière, et s’aboyèrent des insultes au museau au-dessus d’elle. Puis ils commencèrent à se donner des coups de patte. Psody s’en rendit compte, et grinça :

 

-         Arrêtez-arrêtez ! C’est un ordre-ordre !

 

Skahl et Klur s’étaient empoignés, crissaient et crachaient de colère.

 

-         Chitik, mets-moi une volée à ces andouilles !

 

L’énorme Skaven Noir écrasa ses poings sur les crânes de ses deux frères qui s’écroulèrent simultanément.

 

-         Les femelles sont réservées aux Skavens méritants ! asséna Psody, furieux. Vous avez oublié ce qu’on vous a appris là-dessus ?

 

Les deux Skavens se relevèrent péniblement, et se tournèrent le dos, en pestant.

 

-         Chitik, surveille ces deux-là, et écrabouille-écrabouille le premier qui se rebiffe, ordonna le jeune apprenti.

-         Bien, frère.

 

Psody réfléchit à la conduite à tenir, lorsqu’il entendit le bruit caractéristique d’un petit objet qu’on faisait tomber d’un meuble. Ce son n’échappa pas non plus aux oreilles ultrasensibles de ses cinq frères. Un gémissement angoissé retentit de derrière un coffre. Klur bondit sur l’armoire en sifflant, et ricana en voyant derrière une chose-homme habillée avec des tissus qui semblaient précieux, tremblant de peur, à quatre pattes. Le mâle se leva d’un bond en hurlant, et courut désespérément vers la porte. Chitik lui flanqua un coup du plat de la lame de sa lance dans les côtes, l’envoyant s’écraser contre le mur. Immédiatement, Skahl se jeta sur l’homme, brandissant son attrape-choses. La pince géante se referma sur le cou de sa proie. Le malheureux porta les mains sur l’acier, essayant désespérément de desserrer l’étreinte, alors que les clous internes lacéraient déjà sa peau.

 

Moly s’approcha, examina le visage tordu de terreur de l’Humain.

 

-         C’est bien lui. Regarde, Psody, il a une tache sur l’œil !

 

Sans relâcher le manche de son engin, Skahl tourna la tête vers l’apprenti Prophète Gris, et le regarda avec un œil interrogateur. Celui-ci répondit avec un sourire cruel :

 

-         Le Prophète Gris Vellux nous a ordonné de ramener la tête du chef, Skahl. Il n’a pas précisé « avec le corps ».

 

Le Maître de Meute éclata d’un rire dément. Même s’il n’avait pas compris les paroles du Skaven Blanc, le bourgmestre devina que son sort était scellé, et cria de désespoir. Skahl tira sur le manche de l’attrape-choses, et la pince se referma d’un coup sec. La tête et le corps de Schmitt tombèrent sur le plancher, dans un flot de sang chaud. Les six Skavens applaudirent, ricanèrent et ululèrent de joie. Puis Psody leva les mains.

 

-         Bien ! Maintenant, décision-décision.

-         Ouaih ! Que faire de la pondeuse ? demanda Moly, en s’approchant d’elle.

 

Chitik se tint de nouveau prêt à refroidir de nouveau les éventuelles ardeurs de ses frères, mais grommela en entendant craquer les marches de l’escalier, au loin. Il quitta prestement la cave. Psody ramassa la tête de la chose-homme, et la fourra dans son sac. Puis il regarda le livre sur le présentoir. C’était un grimoire dont les pages étaient faites en peau séchée, avec d’étranges symboles écrits avec de l’encre rouge, probablement du sang. Sa couverture semblait faite de chair, qui se contracta légèrement au contact de ses phalanges, et elle portait de bien curieux attributs – une dent par-ci, un œil par-là.

 

-         Hé, Psody ! Regarde !

 

Diassyon lui apporta un papier propre et net, aux bordures légèrement brunies. Des caractères étaient inscrits dessus, et l’on retrouvait sur le bas le même signe que sur le ventre de la grosse chose-bizarre. Psody plissa les yeux.

 

-         Tu as vu le dessin ?

-         Oui.

-         Tu comprends ce que ça dit ?

-         Non. Je crois que c’est la langue des choses-hommes, mais je n’ai pas appris à la lire. Vellux sait, je lui montrerai.

 

Le Skaven Blanc rangea la lettre dans sa poche. Skahl ne put se retenir davantage. Il profita de l’absence du Skaven Noir pour repartir à l’assaut. Avec un ricanement impatient, il se jeta sur la pondeuse, et colla son bassin contre le sien avant de sauvagement la besogner. La femelle brailla. Psody cracha :

 

-         Non, Skahl, non-non ! Skahl, arrête, je te l’ordonne !

 

Skahl n’écoutait pas, n’écoutait plus rien. Il ne ressentait plus que son plaisir bestial monter, monter, devenir enivrant. Soudain, une violente douleur embrasa son bas-ventre, lui faisant arrêter ses tressautements. Puis cette inflammation lui remonta le long de ses boyaux, puis parcourut sa colonne vertébrale avant de lui broyer le cœur. Il poussa alors un hurlement de douleur long, épouvantable, en bondissant en arrière. Chitik revint en courant, le mollet d’une chose-homme entre les mâchoires, et s’arrêta net en voyant le Moulder.

 

Quatre des cinq frères restants contemplèrent Skahl, médusés. Il se roula par terre avec des cris déchirants, raclant le sol de ses griffes, sa queue fouettant nerveusement l’air. Il cria et se contorsionna pendant de longues secondes. Enfin, il resta prostré sur le sol, lamentable, plié en deux, se tenant l’entrejambe à deux mains. Il eut un dernier spasme, de la bave jaunâtre dégoulina de sa gueule, et il expira.

 

Tous étaient épouvantés. Tous, sauf Psody, qui n’avait pas bronché pendant toute la scène. Loin d’éprouver un quelconque sentiment de compassion, l’apprenti se pencha vers le corps encore chaud de son frère et l’invectiva :

 

-         Idiot-idiot ! Que ça te serve de leçon !

 

Puis il se tourna vers la femelle, qui émettait de petits geignements proches de sanglots. Il l’examina attentivement sous tous les angles, passa délicatement ses doigts sur son abdomen, et concentra son attention sur les symboles dessinés sur sa peau. Enfin, il reconnut le signe en forme de pince.

 

-         Ces tatouages… ce sont des marques de Slaanesh.

-         Slaanesh ? répéta Diassyon d’un ton interrogateur.

-         Le dieu des choses-bizarres qui fait faire des trucs étranges-étranges. Il pousse les choses-hommes à copuler, et à se blesser par plaisir.

-         Hum, c’est pour ça que ces choses-hommes se conduisaient aussi curieusement dans le village ? suggéra Moly. L’influence de ce dieu ?

-         Très probablement. Maintenant, il faut amener cette femelle au Prophète Gris Vellux. Mais avant ça, j’aimerais faire quelque chose.

 

L’apprenti se dirigea vers les étagères. Il choisit à l’odeur quelques potions et poudres, les mélangea dans un bol et touilla avec une cuiller. Puis il approcha du chevalet.

 

-         Chitik, ouvre-lui la bouche.

-         Oui, frérot.

 

L’énorme Skaven Noir agrippa le museau et la mâchoire inférieure de la Skaven, et écarta les mains. La malheureuse couina de douleur, secoua la tête dans tous les sens, mais elle n’avait aucune chance contre la poigne d’acier de Chitik. Psody susurra à l’oreille de la prisonnière :

 

-         Estime-toi heureuse, misérable créature. Ces choses-hommes t’auront tuée. Moi, j’ai besoin de toi en vie-vie. Pour l’instant.

 

Et il versa la solution directement dans la gorge de la femelle. Elle se débattit faiblement, mais rapidement elle s’immobilisa, et s’endormit.

 

-         Voilà, comme ça, elle ne nous cassera pas les tympans. On l’emmène.

 

Diassyon et Klur défirent les bracelets, et Chitik la jeta sur son dos sans le moindre effort. Psody ramassa l’épais grimoire.

 

-         Allons-y ! Vite-vite !

 

Tous quittèrent la cave, laissant sans plus de cérémonie le cadavre écumant de Skahl. L’incendie s’était intensifié, et la panique était telle au village qu’ils n’eurent aucun mal à se faufiler entre les ombres pour regagner leur terrier. Le grand Chitik n’avait nullement été gêné par le poids de leur butin.

 

*

 

Vellux ne fut pas ému par la disparition de l’un des jeunes Skavens, mais leur improbable cargaison retint toute son attention. Il ordonna à deux jeunes apprentis du clan Moulder de transporter discrètement la pondeuse dans une cellule à part, se promettant de l’étudier attentivement, et demanda à Psody de le suivre seul dans la salle d’étude. Il fut encore plus surpris en écoutant son élève lui parler de ce qui était arrivé à Skahl. Quand le petit Skaven Blanc lui montra la lettre, il la lui lut à haute voix :

 

« Mon Trésor,

« Les premiers résultats sont très encourageants. Grâce à votre coopération, nous serons très bientôt en mesure de lancer notre arme absolue sur cette vermine de rats défoncés à la pierre mutagène.

« J’entends bien vos inquiétudes à propos d’hypothétiques représailles de la part de ce bon à rien de Vellux. Pas de souci, je serai très vite de retour pour m’occuper de lui personnellement. En attendant, je vous prie d’accepter l’aide de Hessem, celui qui vient de vous apporter cette missive. C’est un loyal et fidèle serviteur, il vous protègera d’ici mon prochain passage dans les trois prochaines semaines.

« Continuez à bien travailler, vous verrez très vite que le jeu en vaut la chandelle.

« Aescos Karkadourian »

 

Vellux plia la lettre et la rangea dans un tiroir de son bureau. Puis il feuilleta le livre de cuir.

 

-         Hum... C’est un grimoire contenant des rituels compliqués, mais avec un but fort simple : les choses-bizarres préparent une attaque de grande envergure sur notre peuple. Ils veulent utiliser des armes redoutables.

-         Lesquelles, ô grand lucide parmi les plus lucides ?

-         Nos pondeuses. Ce qui est arrivé à Skahl aurait dû nous arriver. Ces cultistes servent Slaanesh, le dieu des instincts et des secrets. Ils ont voulu nous atteindre en nous envoyant des femelles maudites.

-         Mais je ne comprends pas, clairvoyant des clairvoyants ! Quelle femelle dont la saillie provoque la mort instantanée pourrait être dangereuse pour tout un peuple ? Il a suffi d’un crétin comme Skahl pour nous préparer à la prudence.

-         Oui, parce que Skahl est mort-mort de suite. Mais ils faisaient des expériences pour trouver les bons rituels qui auraient maudit la reproductrice de façon plus insidieuse : un mâle qui aurait copulé avec mourrait quelques semaines plus tard, sur ordre du sorcier, dans les mêmes circonstances. Qui soupçonnerait une maladie venant d’une femelle ? Et si le maléfice était suffisant pour éliminer d’un coup tous ceux qui l’auraient saillie sur une simple formule magique ?

-         Dans tous les cas, cet Aescos Karkadourian vous prend clairement pour un imbécile, et il se trompe lourdement, ô mon maître à l’intelligence surpassée par celle du Rat Cornu seulement.

-         En effet, Psody. Mais je vais m’occuper de lui. Et tu vas m’y aider.

-         Je me plierai au plus petit de vos désirs.

 

Psody mit genou à terre, et baissa la tête. Vellux la lui releva d’un petit mouvement des doigts le long de sa joue.

 

-         Je le sais, mais pour l’heure, on va plutôt s’occuper de vous. En dehors de Skahl, vous avez tous accompli votre mission avec succès. Bien mieux, vous avez éventé un complot contre notre race. Le Rat Cornu est très satisfait de vous tous, et moi aussi. Tes frères et toi êtes désormais des éléments à part entière de la Société des Skavens, cela sera publiquement annoncé demain. En attendant, j’aimerais t’accorder une récompense spéciale.

 

Psody ne savait pas quoi penser. Dans la bouche de son maître, une « récompense spéciale » pouvait être n’importe quoi, y compris une mémorable punition. Mais il venait d’accomplir son travail, et même davantage. Le Prophète Gris n’allait quand même pas lui faire un coup bas ! Il attendit anxieusement, alors que Vellux continua :

 

-         Psody, mon jeune disciple, peux-tu me dire lequel de tes quatre frères encore en vie a été le plus digne de te servir ?

 

Le jeune Skaven Blanc n’hésita pas.

 

-         C’est Chitik, suprême omnipotent, même si votre clairvoyance vous l’avait déjà murmuré, je vous l’affirme. Il est resté obéissant, fidèle et efficace, mais surtout il n’a pas contesté mes ordres une seule fois, et a accompli son devoir avec zèle.

-         Parfait. Va le chercher, et retrouvez-moi à la croisée du tunnel de la Misère et du sentier du Coutelas Ensanglanté.

 

 

Les deux frères n’attendirent pas longtemps le Prophète Gris. Il les emmena vers le sud de la colonie. Ils passèrent par une immense caverne dont on ne pouvait voir le sol. Une multitude de passerelles, de ponts de cordages s’étendait au-dessus du gouffre telle une monstrueuse toile d’araignée. Enfin, Vellux s’arrêta devant une lourde porte. Il frappa avec le marteau.

 

-         Vous ne connaissez pas ce coin-là, et pourtant vous êtes déjà venus, il y a longtemps.

 

La porte s’ouvrit. Chitik grommela de surprise en voyant un Skaven plutôt petit, mais très gras. Lui-même parut étonné, et dit d’une voix aigrelette :

 

-         Oh ! Par exemple ! Mon petit bienfaiteur tout blanc !

-         Euh… mais qui es-tu ? demanda Psody, mal à l’aise.

 

Vellux eut un petit rire amusé.

 

-         Je vous présente Garog. C’est le ranuque qui vous a mis au monde.

-         Je me souviens de toi, le Skaven Noir, dit celui-ci. Tu étais le premier de la portée, et tu avais déjà une sacrée voix ! Et c’est grâce à toi, le petit dernier, que je vis confortablement aujourd’hui ! C’est bon de vous revoir, mes enfants !

-         Garog, ces deux jeunes Skavens ne sont plus des enfants, maintenant. Tu vois ce que je veux dire ?

-         Oh ho ! Bien sûr, ô grand omnipotent empli de sagesse et de bienveillance ! J’ai exactement ce qu’il leur faut. Venez !

 

Garog invita les trois Skavens à le suivre.

 

Ils circulèrent quelques minutes dans un long couloir mal éclairé garni de nombreuses portes toutes très solides. Psody entendit derrière l’une d’entre elles des bruits très inhabituels, et plutôt dérangeants, comme des grognements sourds et des couinements. Chitik restait impassible, en réalité il ne quittait pas des yeux son petit frère, veillant toujours sur lui. Enfin, le gros ranuque s’arrêta devant l’une des portes. Il introduisit l’une des clefs de son trousseau dans la serrure, la tourna, et la porte s’ouvrit dans un long grincement sur une cellule humide.

 

Le Prophète Gris entraîna les deux jeunes Skavens à la suite de Garog dans la pièce. Chitik dut se plier en deux pour éviter de se cogner la tête dans l’encadrement de la porte. Psody devinait ce qu’il allait voir, mais avait néanmoins peine à y croire. Et pourtant, ses soupçons se confirmèrent quand il distingua dans la chambre mal éclairée deux silhouettes massives. Deux reproductrices Skavens étaient allongées sur de la paille, énormes, leurs membres atrophiés par le manque manifeste d’activité. Une forte odeur d’encens de malepierre flottait, masquant à moitié un autre musc plus bestial. Le Prophète Gris émit un petit ricanement et murmura d’une voix mielleuse :

 

-         J’ai pensé qu’un dernier test pour prouver votre maturité s’imposait. Vous avez tous deux été désignés par le Rat Cornu, il est de votre devoir de transmettre aux générations futures votre héritage. Et pas n’importe quel héritage. En vos veines coule un sang fort précieux.

 

Vellux posa une main sur le bras de Chitik.

 

-         D’une part, celui d’un guerrier d’élite, que tous craignent.

 

Puis il se plaça à côté de Psody, lui tapotant paternellement l’épaule.

 

-         Et d’autre part, celui d’un élu du Rat Cornu.

 

Le ranuque fixa à la chaîne murale le collier de l’une des reproductrices. Puis il passa à l’autre pendant que le Prophète Gris continuait :

 

-         Vraiment, transmettre vos capacités si exceptionnelles est un devoir sacré. Et, pour cette fois, vous pourrez mélanger devoir et plaisir.

 

Les deux frères regardèrent Vellux, d’un air interrogatif. Celui-ci eut un sourire malicieux.

 

-         N’ayez crainte, celles-ci sont saines. Il le faut bien, si on veut perpétuer la supériorité-supériorité de notre espèce. Soyez devant moi demain matin, après le carillon, avec vos autres frères. D’ici là, laissez parler votre instinct-instinct.

 

Et le Prophète Gris recula vers la porte, et quitta la cellule. Le ranuque le suivit et ferma la porte derrière lui. Psody put entendre son maître susurrer : « que personne ne les dérange ! ». Puis il regarda Chitik. Celui-ci n’hésita pas un instant de plus. Avec un cri sauvage, il se jeta sur la plus grosse des deux femelles, et rapidement les couinements de celle-ci se mêlèrent à ses halètements.

 

Psody regarda l’autre pondeuse. Allongée de tout son long sur la paille, elle était plus calme, sans doute plus abrutie par les volutes de fumée diffusées par l’encensoir posé près de son museau. Cette femelle, qui était presque deux fois plus grande que lui, le regardait avec un œil hagard. L’ombre d’un sourire moitié béat, moitié bêta passa sur sa figure… avec un petit quelque chose qui ressemblait à de la moquerie. Le Skaven Blanc eut l’impression désagréable qu’elle riait de son hésitation. En voyant son grand frère donner libre cours à ses pulsions, il haussa les épaules.

 

Après tout, c’est une expérience comme une autre.

 

Il retira lentement ses hardes, et s’avança un peu timidement vers la Skaven. Celle-ci gloussa davantage lorsqu’il lui grimpa maladroitement dessus.

 

*

 

Un violent coup d’épée. Le tintement sinistre du fer contre le fer. Un cri strident.

 

Noir.

 

Un visage aux longues dents, aux moustaches frémissantes, et au sourire réjoui soulève devant lui un nouveau-né Skaven à fourrure blanche. Il a de petits embryons de cornes non pas sur le front, mais sur les tempes. Une voix jubile : « Hé hé, un élu-élu ! Oh, il a du jarret » !

 

Un autre cri. Des piaillements.

 

Noir.

 

Une immense cité au milieu d’une jungle luxuriante. Des lézards par milliers, des créatures bipèdes à peau écailleuse. Un énorme reptile humanoïde assis sur un trône de pierre.

 

Noir.

 

Des flots de sang. Des Skavens écorchés vifs, par dizaines. Un Skaven Blanc avec des cornes droites sortant des tempes orientées en avant, attaché solidement à une muraille de pierre, en train de maudire une grenouille bipède obèse. Le même Prophète en train de fuir dans la jungle.

 

Noir.

 

Une respiration haletante. Un cri de douleur suivi d’un gargouillement peu ragoûtant.

 

Un concert de vagissements, de cris stridents. Des petits Skavens nouveaux-nés, en train de se bousculer pour téter avidement les mamelles flasques de leur pondeuse. Un sifflement reptilien. Deux grands yeux à pupille fendue, comme ceux d’un serpent.

 

Noir.

 

La forme monstrueusement grosse d’un crapaud humanoïde, enroulé dans de vieilles bandelettes, portant un énorme masque circulaire en or massif. Les yeux vides du masque s’illuminent, et deviennent de plus en plus gros, encore et encore. En arrière-plan sonore, des tambours, des chants incompréhensibles…

 

Noir.

 

Un manoir sur une colline d’herbe sèche et de terre poussiéreuse. Un drapeau se lève, ses armoiries comprennent un rat. Des choses-hommes, dans une cour, acclament quelqu’un. Puis, sans transition, un tout petit Skaven, à l’air triste, portant une jaquette finement ouvragée, demande timidement :

 

-         Est-ce que… je te déçois ?

 

 

-         Psody ? Hé, frérot ?

 

Psody ouvrit d’un seul coup les yeux. Il était allongé sur le côté, tout nu, recroquevillé sur lui-même, tremblant jusqu’au bout de la queue. Une souffrance inimaginable lui déchirait les entrailles. La tête lui tournait, ses tempes étaient minées par des douleurs irradiantes, à tel point qu’il en avait les larmes aux yeux. Ses membres étaient glacés, sa fourrure toute dressée comme il avait la chair de poule. Il entendit la grosse voix de Chitik demander :

 

-         Ça ne va pas ?

 

Il redressa la tête péniblement, et prit appui sur ses mains, réussit à relever les épaules, sans pouvoir faire plus. Les deux femelles étaient vautrées dans un coin de la cellule, en train de ronfler bruyamment. Il vit le faciès au pelage noir de son frère penché vers lui.

 

-         Psody, comment tu te sens ? Tu as mal-mal ?

-         Ourgh… Ne… ne t’en fais pas. Ça… ça va passer.

 

Le Skaven Noir passa doucement ses pattes sous les aisselles de l’apprenti prophète, et l’aida à se remettre debout. Puis il ramassa sa robe, et la flanqua sur ses épaules malingres.

 

-         Merci… mon frère.

-         Hé, t’es le plus malin de la portée, t’es le choisi-choisi du Rat Cornu… et t’es mon frère préféré. Faut pas que tu clamses !

 

Psody tremblait encore, avait toujours des vertiges, mais la douleur s’estompait lentement. Il tourna alors la tête vers le grand Skaven Noir, et ses yeux roses cillèrent.

 

-         Je crois… je crois que Vellux ne nous a pas tout dit, mon frère.

Laisser un commentaire ?