L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 4 : La Fin d'un Prophète Gris

14550 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 21/11/2020 22:57

-         Psody ! Psody !

 

Diassyon accourut vers le Skaven Blanc. Il frissonna en voyant sa robe grise toute tachée de sang. L’air absent de son jeune frère l’inquiéta davantage.

 

-         Hé, Psody ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ?

 

Le Skryre ne réfléchit pas. Il flanqua une claque sur la joue du petit Prophète Gris, puis une deuxième. Alors qu’il amorçait le mouvement pour une troisième, Psody leva le bras et s’écria :

 

-         Hé, arrête-arrête !

-         Oh... C’est que tu avais l’air bizarre !

 

Psody secoua énergiquement la tête, et regarda tout autour de lui. Il se rappela qu’il se trouvait au milieu d’un village entièrement dévasté par les siens. Combien de temps était-il resté hébété, au milieu des cadavres des choses-hommes et des Guerriers des Clans Skavens ? Plusieurs heures, sans doute. La journée semblait bien avancée, le soleil commençait même à redescendre. Il baissa les yeux, et remarqua le corps de la chose-homme nommée Klaus, la fourche toujours plantée dans le torse.

 

-         Qu’est-ce qui s’est passé, Diassyon ?

 

Le Skaven brun était surexcité.

 

-         On les a eus ! On a rattrapé ces vermisseaux, et on les a tous massacrés, avant de les manger !

-         Fichtre ! Ils étaient bons, au moins ?

-         Ouais ! C’était surtout des choses-hommes, et pas de la viande pourrie de chose-bizarre ! Je t’ai gardé un bout !

 

Diassyon sortit de sa besace un paquet de tissu. En l’ouvrant, Psody vit un cœur entier, et ses yeux se mirent à briller. Il eut d’un seul coup très faim, et n’attendit pas plus longtemps. Il planta ses dents dans le morceau de viande. La sensation des chairs passant dans son gosier et le goût du sang chatouillant ses papilles lui firent du bien.

 

-         Beaucoup de pertes ?

-         Tu veux rire ! Ils étaient trop lâches-lâches pour se défendre !

-         En parlant de lâche, où est passé Klur ? Je l’ai vu détaler !

-         Bah, ça ne m’étonne pas ! Les Eshin sont tous des trouillards ! Par contre, as-tu vu Moly ?

-         Moly ? Il n’était pas avec toi ?

-         Je l’ai perdu de vue, il est parti de son côté.

-         Hum... Quand il n’est pas enragé par l’odeur du sang, il n’est pas tellement capable de réfléchir. J’espère pour lui qu’il ne va pas se perdre.

-         Et... Chitik ?

 

Sans mot dire, Psody désigna du pouce la cantine des choses-hommes. Diassyon se précipita à l’intérieur. Le Skaven Blanc avala les dernières bouchées de sa viande, lorsqu’il sursauta en entendant un glapissement sortir de la grande cabane. Il courut ventre à terre vers la porte, et la franchit d’un bond. Ses grands yeux roses s’écarquillèrent d’horreur devant un sinistre spectacle.

 

Chitik était toujours sur la table, mais avait été éventré. Ses viscères s’éparpillaient sur le plancher. Comme il avait la tête tournée vers l’issue, le Prophète Gris vit ses yeux bleus fixes, vitreux, et son visage crispé dans un sursaut de souffrance ultime. Il avança d’un pas mal assuré vers le Skaven Noir, et son pied buta dans quelque chose. Un cri d’épouvante mourut dans sa gorge quand il se rendit compte qu’il venait de marcher sur le corps encore chaud de Diassyon. La tête du Skaven brun avait roulé deux pieds plus loin.

 

Chercher Vellux, vite !

 

Il pivota sur ses talons pour fuir. Mais à peine était-il face à la sortie qu’il sentit quelque chose de dur et de glacial lui traverser le sternum !

 

Sa vision se troublait, une douleur de plus en plus fulgurante envahissait tout son être. Il lui resta suffisamment de lucidité pour voir qui était au bout de l’épée ouvragée qui lui arrachait la vie. C’était une chose-homme. Un mâle, grand, à la fourrure crânienne couleur paille, et avec des poils sur le visage. Il portait des vêtements aux étoffes complexes, un peu comme ceux du bourgmestre de Niklasweiler, et une cape de laine rouge. Son expression était déterminée, il n’avait pas le moindre regret, mais ne semblait pas non plus haineux ou ravi. Non, le Skaven Blanc eut plutôt l’impression de voir quelqu’un convaincu d’avoir fait quelque chose de pas très honorable, mais juste.

 

Lui, en revanche, sentit une colère abjecte lui monter au front, qui emporta dans un tourbillon de haine le peu de conscience qu’il lui restait. C’était inexplicable, et pourtant c’était bien là. Cette rage obsessionnelle allait bien au-delà dont il se croyait capable en temps normal. Il lui resta juste assez de force pour gargouiller entre ses dents serrées à en éclater :

 

-         Vous êtes morts-morts, toi et ton ami ! Je vous... je vous tuerai !

 

 

Psody se redressa avec un sursaut. Trempé de sueur, il haleta dans la pénombre de la cellule. Il distingua, non loin de lui, le renforcement creusé dans la paroi de pierre dans laquelle dormait encore son maître. Le grand Skaven Blanc était enroulé dans sa couverture, et sa respiration lente et sifflante rassura peu à peu le jeune Prophète Gris. Il s’épongea le front du revers de la manche, et cligna des yeux.

 

Quel affreux cauchemar !

 

Pourtant, il n’avait pas pris de malepierre. Encore un message, du Rat Cornu, ou de quelqu’un d’autre ? Il repensa à ce qui s’était passé la veille. Contrairement à ce qu’il venait de voir, tout s’était bien terminé. Quand Diassyon était entré dans la cantine, il avait trouvé Chitik sur la table, inconscient mais toujours en vie. Moly les avait rejoints sans encombre, accompagné par trois des jeunes Pestilens sous ses ordres et d’une petite dizaine de Guerriers des Clans.

 

Le retour à Brissuc ne s’était pas fait sans difficulté. Diassyon s’était empressé de donner des directives pour fabriquer un brancard de fortune afin de ramener Chitik à la tanière. Tous les Skavens présents s’étaient montrés surpris, car ils avaient plutôt l’habitude d’abandonner les blessés trop affaiblis derrière eux. Les menaces de représailles magiques de Psody furent un bon argument. Le Skaven Blanc avait emporté les trois petites pondeuses dans un sac à dos. Pas d’autre mauvaise rencontre sur le chemin, tout s’était bien passé, et le grand Skaven Noir était désormais au repos dans le dortoir des Vermines de Choc, dans un état stable. Sans oser le montrer, le Skaven Blanc avait été très heureux de l’apprendre, au point qu’il avait renoncé à réprimander Klur.

 

Alors, pourquoi ? Et qui était cette chose-homme à l’épée ?

 

Un moment, il fut tenté de réveiller le grand Prophète Gris, pour lui confier sa peur et sa peine, mais il y renonça bien vite. Le dirigeant de Brissuc s’était couché de mauvaise humeur, désagréablement surpris par les nouvelles initiatives de son disciple. Son regard s’était fait plus alourdi de reproches que jamais.

 

Le jeune Skaven voulut se rendormir, mais n’y parvint pas. Alors, il se glissa hors de sa couche sans bruit, et quitta la chambre. Les galeries de Brissuc n’étaient jamais complètement désertes, et des Skavens allaient et venaient, toujours en courant.

 

Il avait besoin d’une présence rassurante, il le savait. Plus le temps passait, et moins son maître pouvait remplir ce rôle. Il pensa à Chitik, mais entrer chez les Vermines de Choc pendant les heures de repos quand on n’était pas Skaven Noir soi-même n’était pas une bonne idée, même pour un Skaven Blanc.

 

-         Hé hé, bonjour, frère !

 

Psody se retourna pour faire face à celui qui avait parlé. C’était Diassyon. Le Skaven brun fronça le museau.

 

-         Tu as mauvaise mine. Mal dormi ?

-         Pas tes oignons, répondit sèchement le Skaven Blanc.

-         Oh, dommage ! Moi, la nuit m’a apporté de nouvelles idées !

 

Une bonne occasion pour le petit homme-rat de penser à autre chose. Il demanda :

 

-         Quelles idées ?

 

Comme chaque fois que son esprit se focalisait sur l’activité principale du Clan Skryre, le regard du jeune Skaven brun se trouva enfiévré de passion.

 

-         Tu sais ce que c’est, le malerail ?

 

Psody réfléchit. Le nom lui disait vaguement quelque chose, mais il fut bien obligé de reconnaître qu’il ignorait ce que c’était vraiment.

 

-         Non, c’est quoi ?

-         C’est un énorme dispositif qui relie les grandes cités Skaven entre elles, inventé par mon Clan. Imagine une sorte de grand-grand char en métal, suffisamment long pour pouvoir transporter des dizaines de Guerriers des Clans. Il roule tout seul, sans qu’on ait besoin d’animaux ou d’esclaves pour le tirer.

-         Comment il fait ?

-         Avec une chaudière spéciale très puissante, qui marche à la vapeur de malepierre. Il va tout droit à travers des galeries creusées pour lui. Il peut relier Skarogne à Malefosse, et le Maître Technomage Mabrukk m’a dit qu’il y avait d’autres grandes villes qui pouvaient le recevoir.

-         Comment guider un tel machin à travers les tunnels sans qu’il se plante ?

-         Grâce à un chemin spécial nommé « rail ». Un rail est une très, très longue barre de fer sur laquelle on pose directement les roues ! Il y a deux barres, une pour les roues à gauche, et une pour les roues à droite.

 

Le petit homme-rat essaya de se figurer un tel dispositif.

 

-         Et quel rapport avec toi ?

-         Eh bien je pense avoir trouvé le moyen de faire encore plus fort ! Imagine un malerail qui pourrait sortir à l’extérieur ! Il faudrait rajouter à l’avant une grosse-grosse foreuse, comme celles qui creusent les plus grands tunnels. Mon char pourrait traverser toutes les parois de pierre jusqu’à la surface ! Et si je le monte sur des roues spéciales qu’il me reste à inventer, il irait partout, sans rails ! Pense donc aux possibilités, frère ! Il pourrait jaillir de n’importe où ! Au milieu d’une forteresse ennemie, après en avoir démoli les fondations !

 

Diassyon avait crié, et d’autres Skavens s’étaient tournés vers lui, l’œil interrogateur. Il s’en rendit compte, et se reprit. Il pencha la tête en avant, et murmura :

 

-         Ça pourrait être une invention encore plus destructrice-destructrice qu’une Roue Infernale !

 

La Roue Infernale… la plus tristement célèbre invention du Clan Skryre. Psody n’en avait jamais vu de ses yeux, mais son frère lui avait déjà montré une maquette. Cet engin semait la mort sur le champ de bataille quand il n’était pas soumis à un dysfonctionnement. Les deux énormes roues, dans lesquelles galopaient des rats géants surexcités, écrabouillaient tout sur leur passage, alliés comme ennemis, et l’aiguillon électrique alimenté par le mouvement des roues envoyait dans toutes les directions des éclairs qui réduisaient en poussière tout ce qu’ils frappaient.

 

-         Ce sera mon élévation définitive aux côtés du Rat Cornu, mon frère !

 

Le petit Skaven Blanc fut sincèrement impressionné. Il décela dans les propos du jeune Technomage une possibilité. Après tout… pourquoi pas ? Tous les Skavens du Clan Skryre craignaient et enviaient l’inventeur de la Roue Infernale, le redouté Technomage Ikit la Griffe. Ce génie était devenu le bras droit du Seigneur de la Ruine Morskittar, grand maître du Clan Skryre. Un autre Skaven proposant une invention d’une efficacité similaire pouvait probablement prétendre à une place de choix dans la hiérarchie du Clan. Il se rappela alors l’éternel fantasme du Skryre.

 

-         Cette invention… tu penses pouvoir la faire voler jusqu’à l’une des lunes ?

 

Le Skaven brun se gratta comiquement la tête.

 

-         Peut-être. Il faudrait une énorme quantité de malepierre, et des moteurs suffisamment puissants pour quitter la terre sans retomber, mais… j’y penserai. Pour le moment, je vais bosser sur ce char-char à vapeur.

 

Diassyon posa alors la main sur le bras de Psody, et l’entraîna dans un tunnel sombre.

 

-         Puis-je te dire un mot en privé, frère ?

 

Psody regarda à droite et à gauche, et renifla. Pas d’odeur inhabituelle, personne en vue.

 

-         Nous sommes seuls. Je t’écoute.

 

Le Skryre inspira profondément, et murmura :

 

-         Je crois qu’il vaudrait mieux se méfier de Moly.

-         Ah oui ? Et pourquoi donc ?

-         J’ai l’impression qu’il met de moins en moins de bonne volonté dans ses actes-actes. Plus le temps passe, plus il reste dans son coin à marmonner. Et je me demande s’il ne devient pas un fardeau, même pour les Pestilens.

-         Ne sois pas trop sévère, Diassyon. Les Pestilens sont corrompus par la maladie et la fumée de leurs encensoirs. Son cerveau doit être tout pourri. Il peut toujours être utile, même s’il s’agit juste de prendre des coups à notre place.

-         Et s’il réfléchissait à de vilaines choses contre toi ?

 

Cette fois, le petit Skaven Blanc ne répondit pas tout de suite. Cette idée ne lui semblait pas complètement irréaliste. Il était devenu un Prophète Gris. Les Skavens baissaient la tête devant lui, mais pouvaient très bien souhaiter sa mort dans son dos, y compris et surtout ses proches.

 

-         Je comprends ton inquiétude, Diassyon. Je tâcherai de garder un œil sur lui. J’espère sincèrement que tu ne « réfléchis pas à de vilaines choses contre moi » !

-         Oh, mon frère ! Je sais où se trouvent mes intérêts !

-         De plus, il ne faut pas oublier que les Pestilens sont les dominants, ici. Il vaudrait mieux ne pas se les mettre à dos, à moins d’avoir une preuve-preuve d’une trahison.

 

*

 

L’après-midi, Psody fut convoqué par le Prophète Gris Vellux. Celui-ci le reçut dans la bibliothèque, plutôt froidement.

 

-         Tu es bien matinal, aujourd’hui.

 

Psody déglutit discrètement.

 

-         Euh… Oui, mon maître. Le Rat Cornu m’a envoyé une nouvelle vision, et j’ai eu du mal à comprendre sa signification.

-         Tu aurais dû m’en parler, Psody. Tu es un Prophète Gris, mais je reste ton maître, et tu ne dois avoir aucun secret-secret pour moi ! Surtout quand il s’agit des messages du Rat Cornu !

-         J’ai pensé que ça ne valait pas la peine de vous déranger, ô lumière unique de notre colonie.

-         Quand il s’agit de ça, ne pense pas ! Qu’est-ce que tu as vu ?

 

Psody avait sursauté en entendant crier son maître. Il reprit sa respiration, et articula :

 

-         Chitik et Diassyon étaient morts, tous les deux. À cause d’une chose-homme.

 

Vellux haussa un sourcil interrogateur.

 

-         Une chose-homme ? Qui ?

-         Je… je l’ignore. Elle les a tués tous les deux, puis elle m’a tué, moi.

 

L’aîné des deux Skavens Blancs se frotta le menton.

 

-         Les choses-hommes sont nos ennemis, Psody. Tu as peur qu’ils tuent tous les Skavens autour de toi, et toi aussi. C’est normal. Le Rat Cornu veut te rappeler que nous devons être sans pitié contre tous ses ennemis !

-         Mais… nous avons massacré tout le monde ! J’ai abattu le dernier moi-même !

-         Oui, je le sais. C’est bien.

 

C’est alors que le petit homme-rat se rappela de quelque chose.

 

-         Et les trois petites femelles ?

-         Je les ai examinées ce matin, pendant que tu batifolais je ne sais où. Hélas, nous ne pourrons profiter que de la plus petite. Les deux autres étaient déjà ensorcelées.

-         Ah ? Comment l’avez-vous vu ?

 

Vellux soupira.

 

-         À ton avis ? J’ai vu leurs tatouages, et j’ai ressenti un faible courant magique en elles. Alors, je les ai disséquées. J’ai pu voir que leurs organes s’étaient développés de façon anarchique, et des fluides contenant des particules de poudres magiques coulaient dans leurs veines. Même si l’accouplement avait été sans danger pour le mâle, elles n’auraient jamais pu engendrer une progéniture saine.

 

Psody n’avait pas écouté cette explication. Son champ de vision était comme occulté par une seule image : celle de la petite Skaven qui lui tendait les mains avec des yeux suppliants. Puis ce souvenir fut remplacé le temps d’une fraction de seconde par l’image de la malheureuse écartelée, découpée sur la table de bois du laboratoire, les organes répandus sur le sol, les yeux écarquillés, la bouche ouverte sur un dernier gémissement muet, et cette image coïncida avec le souvenir de son cauchemar précédent. Quelque chose d’autre le gêna. Il eut un petit frisson quand il comprit que c’était son propre cœur, qui était comme serré par une patte glacée. Vellux ne s’en était pas rendu compte.

 

-         Bah ! Garog a déjà placé la plus jeune dans la pouponnière. Ainsi, ça compensera celle qui a fait défaut à Chitik. Un bon équilibre, ma foi !

-         Euh… Assurément, mon maître. Mais… n’aurait-on pas pu garder les autres ?

 

Cette fois, Vellux lança à son jeune assistant un regard plutôt inquiétant.

 

-         Comment ça ?

-         Elles étaient jeunes, et encore en bonne santé… on aurait pu les élever, et leur apprendre à faire autre chose que se faire engrosser.

-         Quoi ? Tu plaisantes !

 

Psody n’osa pas répondre. Vellux siffla d’agacement.

 

-         Écoute-moi bien, et retiens bien ça, Psody : les femelles ne sont bonnes qu’à pondre-pondre. Elles nous donnent des petits Skavens, et les plus aptes deviennent des Guerriers des Clans. Les érudits ont vu que les reproductrices ne peuvent rien faire d’autre. Si j’avais gardé ces deux femelles, ça n’aurait apporté que des ennuis. Elles n’auraient pas été assez fortes, et auraient rendu fous tous les mâles qui se seraient disputés pour les saillir avant de succomber de la même façon que ton frère Skahl ! Maintenant, je te conseille de ne plus jamais y penser !

-         Oui. D’accord, maître. Je suis désolé.

 

Il l’était sincèrement, et baissa la tête en tremblant, en signe de soumission. Le grand Prophète Gris se radoucit.

 

-         Allez, tu es jeune et audacieux. Tu as des propositions originales. Certaines restent intéressantes. Tu dois seulement te rappeler que des millénaires de science Skaven sont au-dessus de toi. Être visionnaire est une bonne chose, mais être un illuminé incohérent ne l’est pas. Et puisqu’on parle de ça, j’aimerais bien savoir ce qui t’est passé par la tête pour avoir ramené un blessé ?

 

La voix de l’aîné avait de nouveau dangereusement monté. Psody avala sa salive, et remercia le Rat Cornu de lui avoir donné la force d’abattre le seul témoin du désespoir qui l’avait saisi quand il avait supplié son dieu de laisser Chitik en vie. Il éprouva une forte gêne quand il sentit l’odeur du musc de la peur émaner de ses glandes pour acidifier ses narines.

 

Je t’en prie, Rat Cornu, souffle-moi les mots qui satisferont mon maître !

 

-         Je… j’ai voulu le sauver.

-         Et pourquoi donc, mon jeune disciple ?

-         Il m’a toujours protégé… j’ai voulu faire pareil. Ce… c’est mon frère.

 

Le grand Prophète Gris exhiba sa dentition pourrie avec un chuintement amer.

 

-         Oh oui, c’est bien ton frère. Vous êtes du même sang, et vous avez les mêmes tares ! Lui aussi désobéit aux ordres ! Pourquoi le défends-tu ? Souviens-toi comme il t’a couvert de ridicule quand je t’ai nommé Prophète Gris !

-         Je… je crois qu’il voulait surtout… me soutenir, votre grandeur infinie.

-         Non. Il a voulu commettre un sacrilège-sacrilège en te soustrayant à ton devoir.

-         Un Skaven moins intelligent et moins clairvoyant que vous le verrait ainsi, ô roi des rois des sages, mais… à mon avis… il a fait ça… sans… penser à mal.

 

Le petit homme-rat faisait tout son possible pour ne pas céder à la panique et fuir à toutes jambes. Il trouva de quoi raffermir son argumentation.

 

-         Chitik est un débile-débile, ô clémence incarnée. Il n’a pas perçu l’importance de la malepierre, et ne comprendra jamais l’étendue de son pouvoir. Il n’a pas réfléchi aux conséquences de son geste. Vous avez eu raison de le punir, clairvoyant des clairvoyants, mais il a compris la leçon, et il s’est bien racheté.

 

Les yeux du grand Skaven Blanc ne furent plus que deux fentes d’où émergeait une lueur verte un peu malsaine. Psody bégaya encore entre deux claquements de dents :

 

-         Il m’a sauvé la vie. Je vous en prie, il mérite votre indulgence. C’est un Skaven de valeur.

 

Vellux leva lentement la main. Psody comprit que son maître allait probablement le réduire en cendres en un maléfice. Et il était tellement dévoué envers lui qu’il ne songea pas à se défendre. Il baissa la tête et ferma les yeux, convaincu de ne plus jamais les rouvrir. Il attendit la malédiction… mais rien ne se produisit. Il sursauta quand la voix de son maître susurra lentement :

 

-         Es-tu sûr de ce que tu dis, mon jeune servant ?

-         Absolument certain, suprême autorité de notre colonie ! Chitik est le plus efficace des Skavens Noirs à me servir. Comme nous sommes liés par le sang, ça le motive plus. Il faut juste le laisser se reposer encore, pour qu’il me serve à nouveau.

-         Psody, mon petit, n’oublie pas que le Rat Cornu n’a rien à faire des faibles et des infirmes ! Même s’il s’agit d’un Puissant !

-         Si le Rat Cornu avait voulu l’âme de Chitik, l’aurait-il laissé survivre ? Aurait-il mis cette chose-homme qui l’a soigné sur mon chemin ? Je crois qu’au contraire, un tel coup de chance est un signe de notre dieu en sa faveur.

 

Vellux tourna le dos à Psody, en posant sa main sur son front. Il resta ainsi de longues secondes. Psody sentait chaque centimètre carré de sa peau trempé de sueur. Enfin, le grand Prophète Gris se tourna vers son jeune pupille.

 

-         Il tient vraiment à bien te servir ?

-         Absolument, grandeur des plus grandes grandeurs. Il n’aurait pas risqué-risqué sa vie pour moi, dans le cas contraire, je crois.

-         Hum… Après tout, la Grande Dent Furghân m’a dit qu’il est efficace.

-         Il l’est, votre magnanime magnificence. Il serait vraiment dommage de se débarrasser de lui, après qu’il ait résisté à cette épreuve.

 

Vellux soupira.

 

-         Très bien. Je vais lui laisser une dernière chance.

 

Psody tomba à genoux.

 

-         Oh ! Merci, mille mercis, expression par excellence de la bonté et de la clémence réunies ! Je savais que votre grandeur d’âme était sans égale ! Je vous donne ma parole sur ma vie que vous ne le regretterez pas !

-         Mouais… Tu connais nos lois. Chitik a fauté une fois, je lui ai coupé l’oreille droite. À la prochaine faute, je lui coupe l’autre, celle avec la marque de notre colonie. Il sera alors un paria, et tous ceux qui l’aideront seront bannis avec lui.

-         Je vous jure que s’il agit une nouvelle fois contre l’intérêt des Fils du Rat Cornu, je le tuerai-tuerai moi-même !

-         J’y compte bien, Psody, ou alors c’est moi qui vous tue, tous les deux !

 

Le petit Skaven Blanc n’en revint pas. Il avait trouvé les bonnes flatteries pour amadouer l’irascibilité de son maître, et sauver la vie de son grand frère ! Ou peut-être que ses arguments lui avaient plu ? Il n’eut pas le loisir d’y réfléchir davantage, alors que le grand Prophète Gris aboya :

 

-         Assez perdu de temps ! Va chercher tes trois autres frères, et demande-leur de rassembler trois Skavens chacun. Vous allez partir en promenade.

-         Que devrons-nous faire ?

-         Pendant que tu étais à Maraksberg, Tarhax du Clan Eshin a fait un rapport auprès du Maître Assassin Tweezil, qui m’a répété ses nouvelles. Il a repéré un petit contingent de choses-bizarres. Leurs bannières portaient ce signe.

 

Vellux montra à Psody un dessin griffonné sur un morceau de cuir. C’était encore le cercle surmonté d’une pince.

 

-         C’est le symbole du dieu chose-bizarre Slaanesh !

-         Tout à fait. Cette bande n’est pas bien grande, mais sa présence sur notre territoire est une insulte-insulte ! Tu vas diriger un bataillon pour l’anéantir ! Tu prendras des Pestilens, des Eshin et des Skryre ! Treize Skavens, ça suffira si tu es capable !

-         Où sont ces misérables ennemis du Rat Cornu, ô mon maître aussi beau-gentil que magnanime-intelligent ?

 

Le Prophète Gris s’approcha du mur sur lequel était clouée une grande carte de la surface. Il posa le doigt sur un point situé au sud-ouest de Niklasweiler, le village au-dessus de la colonie.

 

-         Ici.

 

Psody approcha, cligna des yeux, et vit sur le grand parchemin la mention « marais gluant-putride ».

 

-         Les choses-bizarres risquent de découvrir notre terrier si elles se rapprochent trop. Jusqu’à présent, Karkadourian ne nous a pas repérés, mais je pense que ta dernière incursion à Maraksberg l’a énervé. Il doit se douter que nous sommes là, peut-être qu’un jour ses créatures finiront par nous trouver, mais il faut qu’il comprenne que nous sommes ici chez nous, et qu’on ne partira pas !

-         Oui ! Oui ! Maître, ils vont regretter d’être venus !

 

Le grand Prophète Gris tendit un index énergique vers la porte.

 

-         Maintenant, va-va ! Reviens quand tu auras tué-tué toutes les choses-bizarres !

 

Psody s’agenouilla et baissa la tête, puis il se releva et quitta rapidement l’étude.

 

Vellux se pencha par la fenêtre de l’observatoire. Il vit la petite silhouette de son disciple courir vers le quartier des Technomages. Il poussa un profond soupir, et sortit d’une petite armoire une bougie de cire imbibée de sang séché. Il sortit son briquet, alluma la mèche, et posa la chandelle sur le rebord de bois. La flamme émit une forte lueur rouge sang.

 

*

 

Psody avait mal aux pieds. Cela faisait déjà plusieurs heures que la procession marchait, et il n’avait pas l’habitude. Normalement, Chitik le portait sur son dos, mais évidemment, cette fois, c’était impossible. Le petit Prophète Gris avait ordonné à l’un des trois jeunes Skavens du Clan Skryre de faire office de monture, mais le malheureux s’était rapidement épuisé. Aucun Skaven dans le groupe ne s’était révélé aussi endurant, et bien entendu, le jeune homme-rat n’avait pas voulu approcher l’un des Pestilens.

 

-         Stop-stop !

 

Toute la procession s’arrêta. Psody s’assit sur une vieille souche d’arbre, et se massa les pieds. Il aspira bruyamment le mucus qui emplissait ses narines, et considéra la situation. Le groupe progressait dans un marécage putride. Bien qu’il fît grand jour, les Skavens n’étaient pas gênés par le soleil, car une brume verdâtre et compacte en diffusait les rayons, donnant à l’ensemble un éclairage crépusculaire glauque à souhait. La végétation était disgracieuse et envahissante, avec des arbres tordus et noirâtres, de la mousse glissante et quelques buissons de ronces. Le spectacle n’était pas seulement visuel : toute une gamme de sons résonnait aux oreilles des fils du Rat Cornu. Des coassements presque aussi puissants que les rots d’un rat-ogre, d’étranges mugissements, des flatulences de poches de gaz, des couinements d’oiseaux disgracieux. Sur les treize Skavens, aucun d’entre eux ne s’était jamais aventuré aussi loin de la colonie. Klur, Diassyon, Moly et Psody pouvaient désormais évoluer à la surface sans être trop désorientés, mais les autres n’étaient vraiment pas tranquilles – en vérité, aucun d’entre eux n’avait quitté les souterrains de Brissuc.

 

Moly frissonna en entendant un sinistre ululement au loin. Il se tourna vers son plus jeune frère.

 

-         Psody… j’ai peur.

-         Je croyais que tes potions te coupaient les émotions, ironisa le Prophète Gris.

-         J’ai pas encore pris ma dose. Et puis, je la sens pas bien, cette mission.

 

L’un des jeunes Skavens du Clan Skryre cracha par terre et gémit :

 

-         Moi aussi-aussi, j’ai peur. Qu’est-ce qu’on fait ici ?

-         C’est pas ici qu’il y a de la bagarre-bagarre ! protesta un Eshin.

-         Ouaih ! On sert à rien, ici ! grogna un Pestilens. Partons !

 

À ces mots, Psody se releva d’un bond, et écarquilla de grands yeux colériques vers celui qui venait de parler. Il leva la main, et des étincelles jaillirent d’entre ses doigts.

 

-         Le Prophète Gris Vellux nous a donné des ordres, et nous allons les suivre ! Tu oses contester la parole du Rat Cornu ?

 

Le Pestilens couina de panique, et s’aplatit face contre terre, tremblant comme une feuille. Il y eut un très lourd silence, durant lequel personne ne bougea. Cinq longues secondes passèrent. Le Skaven Blanc demanda d’une voix forte :

 

-         Réponds ! Tu obéiras à mes ordres, sans discuter ?

-         Ou… Oui, ô grand omniscient, murmura le jeune Moine de la Peste, la voix gorgée de sanglots terrifiés. Pardonnez… pardonnez-moi.

 

Psody baissa la main, et grogna :

 

-         Allez, lève-toi, Pestilens ! Tu me fais déjà assez pitié comme ça.

 

Puis, se tournant vers son grand frère à la fourrure anthracite :

 

-         Klur ?

-         Oui, frère ?

-         Essaie de sentir quelque chose !

 

En un clin d’œil, le Coureur d’Égout grimpa en haut d’un grand arbre noir. Il leva le museau, et renifla avec attention. Au bout de quelques secondes, il montra du doigt le sud.

 

-         Une puanteur surnaturelle vient de par-là.

-         Alors va voir, et reviens me dire ce que c’est !

 

Klur sauta en avant, fit deux saltos avant de se réceptionner en souplesse sur le sol. Il se courba en avant, et courut le nez à hauteur des genoux, comme le faisaient les Coureurs d’Égout. Il était maître du terrain, et aucun son ne sortait de sous ses orteils.

 

 

Le jeune Prophète Gris profita du répit pour revoir un peu le groupe que Vellux lui avait confié.

 

En dehors de ses trois frères, il y avait trois Skryre, trois Eshin et trois Pestilens. Tous étaient jeunes, et aucun ne portait la marque de la colonie sur l’oreille. Vellux avait donné la consigne à Klur, Moly et Diassyon, de choisir des Guerriers des Clans novices, afin que cette escarmouche soit leur épreuve de passage à l’âge adulte. C’était un pari osé. Ils avaient autant de chance de s’en sortir vivants et de devenir immédiatement des adultes confirmés et aguerris que de finir à l’état de cadavres équarris par les choses-bizarres.

 

Les trois Skryre étaient en bas de l’échelle. Comme Diassyon quelques lunes plus tôt, ils étaient tirailleurs. Chacun avait un pistolet à malepierre et une petite bourse contenant de la poudre et des amorces à la ceinture. Ils étaient les plus mal à l’aise. Tout cet étayage de végétation jurait avec leur amour pour la technologie et les machines de fer. Le plus petit se mordit nerveusement le bout de la queue. Le plus grand sautillait d’un pied sur l’autre, incapable de rester tranquille.

 

Les trois Eshin vérifiaient encore une fois leur équipement. Chacun présentait les signes caractéristiques des Skavens choisis pour exercer l’art de provoquer la mort silencieusement. Tous étaient de taille plutôt petite, pour se faufiler dans les conduits les plus étroits, et leur pelage était très sombre. Grâce à leur entraînement intensif, leurs membres étaient fins, mais nerveux, et leur force était plus importante qu’un œil non averti ne pouvait imaginer. L’un d’eux vérifiait le contenu de sa musette. Le Skaven Blanc savait qu’il était appelé à devenir un Sorcier, bien qu’il fût dépourvu de cornes et que son pelage fût gris sombre. En effet, les Eshin avaient importé du pays de là où se levait le soleil les arts mystérieux de l’assassinat, ainsi que la maîtrise des arcanes mystiques de l’ombre.

 

La magie était ainsi pratiquée chez les Skavens : les Prophètes Gris étaient la bouche et le bras du Rat Cornu et canalisaient sa puissance, les Sorciers Eshin soumettaient les ténèbres, et les Diacres de la Peste modelaient les vents magiques pour en faire des vecteurs de maladie et de corruption. À cette pensée, le regard du petit homme-rat tomba sur le groupe de Moines.

 

Comme à leur habitude, les Pestilens étaient à l’écart. Moly était reconnaissable à sa bure de couleur violette, contrairement aux trois Moines de la Peste novices vêtus de vert. Ils étaient assis dans la boue, en cercle, tous tête baissée, en pleine méditation. L’un releva les fesses et resta accroupi, une forte pétarade résonna, suivie du bruit de chute d’un corps mou sur la boue, puis il se rassit, comme si de rien n’était. Son voisin, le Pestilens qui avait protesté, tremblait encore et n’osait pas regarder dans la direction du Skaven Blanc.

 

Toujours sur sa souche, le petit Prophète Gris avait le cerveau en effervescence. Il réfléchissait encore aux décisions de son maître. Était-ce vraiment dans l’intérêt de toute la bande d’être constituée d’une douzaine de Skavens, dont les trois quarts n’étaient que des mulots à peine sortis de la tanière ? Il cherchait encore la réponse à cette question, lorsqu’une voix fluette le tira de ses pensées.

 

-         Prophète Gris Psody ?

-         Ouais ?

 

C’était un des jeunes Eshin qui l’avait interpellé, un Skaven gris sombre nommé Syonel. Conformément aux usages, il lui parlait le nez baissé, reconnaissant ainsi l’infériorité de son rang.

 

-         Je voulais vous dire… vous avez beaucoup de chance. Je vous envie.

-         Je n’ai pas choisi d’être un élu-élu. C’est le Rat Cornu qui m’a choisi.

-         Oui mais… je ne parlais pas de ça. C’est rapport à Klur.

 

Cette fois, Psody sentit des sillons perplexes onduler sur son front.

 

-         Comment ça ?

-         Eh bien… Vous êtes proche de lui. J’aimerais être aussi proche, et lui ressembler. Il va devenir un très grand Assassin… et puis, il est bien fait.

 

Le Skaven Blanc fronça le museau. Il contempla son frère anthracite qui continuait son repérage au loin, et finit par comprendre où le jeune Syonel voulait en venir.

 

Il était vrai que, pour un Skaven, Klur était remarquable. Alors que la plupart des Skavens affichaient de vieilles blessures, certaines remontant à leur petite enfance, l’Eshin avait toujours su éviter les coups et se sortir des combats sans séquelle. Son corps tout entier était une arme redoutable, dont il prenait le plus grand soin en l’entretenant tous les jours. Il était fin, mais sa musculature lui donnait une silhouette à la fois nerveuse et gracieuse. Son visage n’avait souffert d’aucune malformation ou cicatrice. Même l’ablation des glandes à musc que chaque Eshin subissait n’avait pas laissé la moindre trace apparente sur lui. En y réfléchissant, le Prophète Gris songea que le Skaven anthracite avait sans doute hérité du Rat Cornu une indéniable harmonie physique.

 

En un mot, il est… beau.

 

Mais il décida de ne pas se laisser aller à réfléchir à ces futilités. Klur était d’ailleurs en train de revenir vers le groupe.

 

-         Ils sont droit devant, près d’une grande étendue d’eau stagnante. Je les ai vus au loin.

-         Y en a beaucoup ?

-         Peut-être une dizaine.

-         On va se rapprocher.

 

La petite procession repartit. Sur un signe de Klur, ils ralentirent le pas, et marchèrent à ras du sol. Ils grimpèrent sur une petite colline. Arrivés au sommet, ils purent voir la topographie des lieux.

 

Le marécage commençait plus franchement quelques dizaines de yards au-delà de leur position. Comme l’avait expliqué l’Eshin, la terre disparaissait sous la surface boueuse de l’eau saumâtre. Le Skaven Blanc distingua à travers le brouillard ascendant trois petits groupes d’individus rassemblés autour de feux de camp, tout autour d’un plan d’eau plus profonde qui formait un cercle irrégulier. Chaque groupe comptait quatre ou cinq guerriers, des choses-hommes mâles portant vêtements de peau tannée et armes primitives. Psody plissa les yeux en tendant le cou en avant, et remarqua finalement en focalisant son regard sur le plus proche qu’ils avaient le teint inhabituellement violacé. Il ferma les yeux, se concentra, et se rappela d’une explication de son maître.

 

Deux cycles saisonniers auparavant, alors qu’il n’était encore qu’un petit raton, les choses-bizarres avaient lancé une attaque d’une ampleur sans précédent sur l’Empire des choses-hommes. Venus des lointaines terres du Nord, les esclaves des démons avaient semé la mort et la destruction sur leur passage, mais avaient finalement été arrêtés aux abords d’une grande citadelle des choses-hommes perchée sur une montagne. Les troupes des choses-bizarres s’étaient retirées et dispersées à travers le monde. Il était possible que certaines d’entre elles avaient survécu et rejoint leurs semblables jusque dans les coins tels que la région de la colonie.

 

Ça n’allait rien changer à leur sort. Psody ne savait pas d’où ces maraudeurs venaient, or il savait où ils allaient partir pour de bon.

 

-         Bien ! Trois groupes, comme nous. Ils sont un peu plus, mais on va les surprendre. Diassyon ?

 

Le Skaven brun posa son sac à dos par terre, puis rajusta ses deux pistolets, ainsi que son jezzail à malepierre accroché dans son dos par une lanière de cuir. Il ouvrit le sac et en sortit de bien curieux instruments.

 

-         Voici les mini-respirebien !

 

Chacun des trois tirailleurs plaça sur son museau un masque de cuir qui lui recouvra intégralement la figure. Leurs yeux étaient protégés par des hublots, et une grosse boîte trouée pointait devant leur bouche. Diassyon n’était pas peu fier de cette nouvelle invention. Il s’était inspiré des masques à gaz classiques du Clan Skryre, bien plus lourds et plus encombrants pour les Technomages qui devaient porter un réservoir d’air pur sur le dos. Il avait appelé son invention le « mini-respirebien ». Cet objet avait une autonomie limitée, et n’était sans doute pas très efficace sur un grand champ de bataille où les gaz nocifs se répandaient par hectolitres, mais pour une opération d’attaque surprise à petite échelle, c’était l’idéal.

 

Pourvu qu’il marchât.

 

Diassyon sortit avec moult précautions de petits objets brillants, gros comme son poing. Quatre globes de verre transparent, à l’intérieur desquels flottait une fumée aux reflets verdâtres. Il fit un signe aux trois apprentis Skryre, et en remit un à chacun.

 

-         C’est un gaz qui endort. Quand ils feront dodo, on pourra les éventrer.

-         Pourquoi on n’a pas un gaz qui tue, plutôt ? ânonna l’un des Skryre.

 

Diassyon lui gifla la nuque.

 

-         Quand tu seras un citoyen Skaven capable d’utiliser ses dix doigts sans les mélanger ! Pas avant !

 

Le jeune Skryre baissa la tête en marmonnant. Le petit Prophète Gris élabora à voix haute un plan d’attaque.

 

-         Nous allons attaquer ces choses-bizarres au même moment. Comme ça, elles n’auront pas le temps de comprendre ce qui leur arrive. Attention ! Nous devrons attaquer exactement au même moment, c’est crucial-crucial ! Diassyon, tu utiliseras tes globes à gaz. Klur ?

-         Ouaip ! On va les étriller en moins de deux !

-         Moly ?

 

Pas de réponse. Psody se tourna vers le groupe des quatre Pestilens, toujours en cercle, sans le plus petit signe d’attention. Le jeune homme-rat Blanc crissa avec colère :

 

-         Moly ! Tu rêves, ou quoi ?

 

Le Skaven crème sursauta.

 

-         Euh ! Oh… je…

-         Par le Rat Cornu, Moly ! Il s’agit d’une mission importante ! Tu sais ce que tu dois faire, au moins ?

-         Je… enfin nous devrons massacrer les choses-bizarres.

-         Comment ?

-         Avec la Contagion du Rat Cornu… ?

 

Une minorité des membres du Clan Pestilens utilisait la magie pour corrompre êtres vivants et matières inanimées. Tous les autres, plus simplement, attaquaient leurs ennemis au contact. Les drogues et la maladie leur affectaient le cerveau de façon à les plonger dans une frénésie meurtrière dès que leurs narines infectées percevaient le fumet du sang. Une troupe de Moines de la Peste déchainée pouvait être une sacrée épine dans le pied de n’importe quel régiment adverse. Les plus endurants – et de surcroît les plus dégénérés – étaient nommés Encenseurs à Peste, et écrabouillaient leurs ennemis à l’aide d’énormes fléaux creux contenant de la malepierre en combustion. D’une manière générale, les Pestilens souillaient leurs armes afin de transmettre leurs maladies, et ne laisser aucune chance à leurs victimes.

 

-         Eh bien qu’est-ce que tu attends ? Prépare-toi ! Et vous autres, réveillez-vous !

 

Les quatre Moines de la Peste se levèrent péniblement. Psody maugréa en les considérant :

 

-         Vous avez de la chance de puer autant et d’être aussi pourris, sans quoi je vous aurais tous mis mon pied quelque part !

 

Sans répondre, Moly retroussa la manche gauche de sa bure et sortit de son fourreau une longue dague rouillée. Il en passa la pointe sur toute la longueur de son avant-bras. Du sang noir perla sur sa fourrure, et goutta sur la terre. Le Pestilens passa méthodiquement la lame corrodée sur la plaie, plusieurs fois, afin d’en maculer toute la surface. Il leva le museau, et vit que ses trois apprentis le contemplaient avec hésitation. Il renifla, cracha sur le plus proche et geignit :

 

-         Faites-le, bande de mauviettes !

 

Et les trois jeunes Skavens s’exécutèrent. L’un d’eux gémit et pleurnicha en sentant l’acier mordre ses chairs encore tendres et saines. Moly le gratifia d’une claque derrière l’oreille. Pendant ce petit cérémonial, les Eshin avaient pris le temps d’affûter une dernière fois leurs couteaux.

 

Enfin, la bande de Skavens était prête à partir à l’assaut. Satisfait, le petit Skaven Blanc les considéra, mains sur les hanches, et inspira un bon coup.

 

-         Allez ! Quand vous rentrerez vainqueurs à la colonie, vous serez récompensés. Je demanderai à Vellux de laisser les meilleurs saillir une pondeuse. Et demain, vous serez nommés citoyens ! Maintenant, je rappelle la stratégie-stratégie. Je vais rester ici, sur cette colline, pour vous surveiller. En cas de problème, le point de ralliement sera ce grand arbre.

 

Et pour appuyer cette déclaration, le jeune Prophète Gris retroussa sa robe, et appliqua un peu d’urine sur le grand tronc noir. Son frère brun passa son propre mini-respirebien pendant qu’il continua.

 

-         Vous, les Eshin, vous allez attaquer le groupe le plus éloigné. Les Pestilens, vous prendrez les choses-bizarres qui sont à droite, vous serez sous le vent et ils ne vous sentiront pas. Et les Skryre s’occuperont de ce petit tas un peu sur la gauche, près du lac. Chacun des trois Clans s’approchera le plus près possible sans être vu. Quand je verrai que vous êtes tous en position, j’attendrai quelques instants, puis j’imiterai le cri de la chauve-souris. Et à ce moment, vous attaquez tous en même temps. Il est très, très important que ce soit en même temps, qu’ils n’aient pas le temps de réagir ! D’ici, je vous observerai. Je pourrai lancer la magie du Rat Cornu sur nos ennemis, mais n’oubliez pas que je m’occuperai personnellement des lâches et des faibles ! C’est compris ? Diassyon, Moly, Klur, en avant !

 

Les trois frères Skavens inclinèrent la tête en même temps, puis chacun partit d’un côté, suivi par ses trois lascars. Psody s’installa sur un gros caillou, et ouvrit grand ses yeux roses.

 

Sur sa gauche, il distingua les quatre Eshin, qui rampaient à une vitesse fulgurante. Les hautes herbes remuaient à peine autour d’eux. Conformément à ses instructions, les Pestilens contournèrent le lac par la droite, tête baissée. Il n’y eut aucune réaction chez les choses-bizarres. Enfin, les Skryre se faufilaient vers le feu de camp des choses-bizarres au pied de la colline.

 

C’est à ce moment-là que le petit Skaven Blanc remarqua que la brume s’était densifiée. Un voile vaporeux couvrait le panorama, l’empêchant de distinguer les détails, et bientôt il eut même du mal à repérer ses hommes-rats. Il devina plus qu’il ne vit les Skryre. Il finit par voir les Pestilens, et les Eshin. Comme tous avaient l’air prêts à l’action, il se remit debout, prit une profonde inspiration, et siffla trois fois de la manière la plus stridente qu’il put.

 

 

Diassyon sentit ses oreilles se dresser sur son crâne.

 

-         Maintenant !

 

Les quatre Skryre se levèrent, et jetèrent leur globe sur leur cible. Les boules de verre cassèrent au contact de la terre solide. Un grand nuage vert s’éleva au-dessus du feu. Les maraudeurs grognèrent de surprise en mettant la main à leur arme, mais n’eurent pas le temps de se défendre. Le gaz de Diassyon s’avéra redoutablement efficace, et les choses-bizarres plongèrent rapidement dans l’inconscience. Les quatre Skryre se jetèrent sur leurs proies et les massacrèrent silencieusement en les égorgeant à coups de dents.

 

 

Psody ricana en voyant les Skryre s’occuper des choses-bizarres. Il lorgna vers les Eshin. Des sifflements rageurs, des bruits de couteau s’enfonçant entre deux épaules lui confirmèrent que les Skavens assassins accomplissaient leur besogne. Il pivota vers les Pestilens, et manqua de s’étrangler, abasourdi. Les choses-bizarres n’étaient pas attaquées ! Au contraire, elles s’étaient levées, avaient repéré les jeunes Moines et avaient commencé à les molester !

 

-         Mais qu’est-ce que… ?!

 

Il dévala à toute vitesse la colline, trébucha et dégringola plus qu’il ne descendit les derniers yards. Tout en courant, il pesta entre ses dents serrées et jeta mille malédictions sur son frère Moly. Il arriva juste à temps pour voir l’un des jeunes arracher le cœur d’un des maraudeurs. La dernière chose-bizarre encore debout leva sa hache, prête à l’enfoncer dans le crâne de l’un des acolytes Pestilens à genoux. Un éclair d’énergie vert du Prophète Gris lui fit exploser le ventre.

 

Psody reprit son souffle, et considéra la situation. Les guerriers du Chaos avaient tous succombé sous les assauts rageurs des Pestilens, mais l’un des jeunes acolytes gisait sur le dos, mort. Le jeune homme-rat Blanc était hors de lui. Il serra les poings de rage, et hurla sur les deux Moines de la Peste.

 

-         Heureusement qu’ils n’ont pas pu aller chercher de l’aide ! Mais qu’est-ce que vous fichiez ?

-         On… on attendait le signal, murmura l’un deux Pestilens.

-         Quoi ? Mais j’ai donné le signal !

-         Moly… Moly ne nous a pas dit d’y aller, répondit l’autre.

-         Il nous a dit de l’attendre…

 

Le Skaven Blanc n’en crut pas ses oreilles, ni ses yeux. Avec la brume, il ne s’était pas rendu compte que son frère avait désobéi à ses ordres, et avait quitté sa position.

 

-         Moly ?! Par le Rat Cornu ! Où est ce Pestilens de malheur ?!

-         Il a dit… il a dit qu’il a entendu un bruit étrange. Il est parti voir ce que c’était.

-         Mon frère ! glapit la voix de Klur.

 

Le Coureur d’Égout arrivait en boitillant vers les trois Skavens. Il semblait inquiet.

 

-         Quoi, encore ? s’écria Psody.

-         J’ai vu quelque chose par ici. Je crois qu’il y a une chose-bizarre qui pratique la magie !

-         Une chose-bizarre magicienne ? répéta le Prophète Gris en fronçant les sourcils. Où ça ?

-         Suis-moi, sans bruit !

 

Psody n’hésita pas. S’il y avait une chose-bizarre capable de manier les puissances magiques, il était le seul à pouvoir l’affronter et la vaincre. Son devoir de Prophète Gris était donc de l’anéantir lui-même. Il se tourna vers les deux jeunes Pestilens, et ordonna :

 

-         Rejoignez Diassyon et faites ce qu’il dit. Maintenant !

 

Les deux acolytes filèrent précipitamment, l’un d’eux s’étala dans la gadoue.

 

 

Ils rejoignirent rapidement le Technomage. Diassyon ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Qu’est-ce que vous faites là ?

-         Le Prophète Gris Psody nous a dit de t’obéir, marmonna l’un d’eux.

 

Le Skaven brun réfléchit quelques instants, puis répondit :

 

-         Bon, d’accord. Suivez-moi, je crois que d’autres choses-bizarres arrivent !

 

Deux autres Skavens les rejoignirent. C’était l’apprenti mage Eshin et un des jeunes Coureurs Nocturnes. Une fois encore, le Technomage s’étonna.

 

-         Hé, où est Klur ?

-         Il est parti avec Syonel, ils ont repéré des choses-bizarres !

-         Il nous a dit de te rejoindre, précisa l’apprenti mage.

 

Bon, si c’est comme ça… Après tout, c’est moi le plus vieux !

 

Et le plus responsable, à part Psody qui n’était pas là. Il compta à haute voix :

 

-         Trois Skryre, deux Pestilens, deux Eshin… Bon ! Toi, le Coureur Nocturne, tu peux faire comme Klur tout à l’heure et sentir nos ennemis ?

-         Bien sûr-sûr ! répliqua fièrement le petit Skaven gris sombre.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait, il cavala sur un arbre mort, et inspira bruyamment par le nez. Puis il tendit le doigt dans la direction opposée à celle de l’arbre de ralliement.

 

-         Y a quelque chose qui arrive par ici !

 

Diassyon hocha la tête, et prit l’un des tirailleurs – un Skaven tacheté nommé Tafya – par le bras.

 

-         Viens avec moi, on va voir ce que c’est. Vous autres, vous restez là !

 

Le Skaven brun, flanqué de son acolyte, avança sur quelques centaines de yards. Ils marchaient lentement et péniblement, l’eau boueuse ralentissait leurs pas. Tafya posa la main sur l’épaule de son aîné.

 

-         Diassyon…

-         Chut ! Quoi ?

-         Je… j’entends des voix !

 

En effet, des éclats rauques se rapprochaient. Les deux Skavens s’agenouillèrent à l’unisson, tous deux cachés par les hautes herbes, l’eau leur arrivant jusqu’à la taille. Lentement, le Technomage sortit ses deux pistolets de leur étui. Le jeune tirailleur frissonna quand il sentit le contact glacé de la crosse de son propre pistolet à malepierre. C’était la première fois qu’il allait utiliser l’arme des Skryre dans des conditions réelles. Diassyon s’en aperçut, et murmura :

 

-         Réfléchis pas. Quand je dis « tire », tu te lèves, tu vises une chose-bizarre, tu presses la gâchette, et tu te caches. L’effet de surprise, ça marche à tous les coups.

-         D’accord… bredouilla Tafya.

 

Le Skryre n’avait pas les sens aussi aiguisés que ceux d’un Moulder, comme l’avait été autrefois son jeune frère Skahl. Et pourtant, il avait pris l’habitude de discerner les différentes odeurs pour compter les ennemis. Au-delà d’une demi-douzaine de sujets, il n’arrivait évidemment plus à faire la différence, mais il sentit cette fois-là qu’ils étaient moins nombreux que ça. Il serra fermement la crosse de ses armes.

 

-         Prêt, Tafya ?

-         Ou… oui.

-         Alors tire-tire !

 

Diassyon se leva d’un bond. Trois choses-hommes à la peau violacée et couverte de tatouages ratissaient les hautes herbes, et poussèrent des exclamations étonnées en voyant les deux Skavens. Le Skaven brun braqua ses armes sur deux des maraudeurs, et les abattit coup sur coup. Le jeune Tafya poussa un grand cri, la détonation de son pistolet éclata, la chose-homme tatouée s’écroula.

 

Diassyon courut vers le troisième maraudeur, l’examina, puis annonça au jeune tirailleur avec un grand sourire :

 

-         En pleine poire ! Tu l’as pas loupé !

 

Il éclata de rire, et Tafya rit à son tour, lorsqu’il poussa un glapissement terrifié. Le Skaven brun écarquilla de grands yeux hallucinés en voyant une longue lame grossière émerger du sternum de son camarade. Le sang jaillit en gerbes écarlates. Le petit tirailleur fut projeté sur le côté par une chose-bizarre à la peau écailleuse et avec une tête de poisson. Diassyon souffla de rage en comprenant que cet être avait pu les prendre par surprise en nageant silencieusement dans les eaux peu profondes du marécage. Il bondit sur la chose-bizarre, et lacéra son long cou fin de ses griffes. Les Skavens étaient connus pour leur rapidité fulgurante, à juste titre.

 

 

Psody courait dans le brouillard, talonnant le Coureur d’Égout. Au bout de deux longues minutes de course, ils arrivèrent près d’une autre grande mare d’eau.

 

-         Tu as vu Moly ? demanda l’Eshin.

-         Non. Il a disparu je ne sais où !

-         Où est-ce qu’il peut être ? demanda nerveusement l’Eshin.

-         Diassyon avait raison, il est vraiment incontrôlable !

-         Hé, regarde !

 

Klur montra quelque chose du doigt. Le Skaven Blanc distingua dans la brume une silhouette au bord de l’eau. Il reconnut la bure violette de son frère Moine de la Peste.

 

-         Ah, enfin ! Espèce de bon à rien ! Tu dors, ou quoi ?

 

Psody était tellement en colère qu’il fut tenté de déchaîner une tempête de magie destructrice sur le Pestilens. Mais il n’y eut aucune réaction de la part du Skaven, pas même un sursaut. La colère du Prophète Gris se mua peu à peu en étonnement. Il eut l’intuition que quelque chose n’allait pas. Il approcha lentement du Moine de la Peste, et posa sa main sur son épaule.

 

-         Moly ?

 

Il se pencha en avant, et découvrit le museau sous la cagoule de la bure. Ce n’était pas Moly, mais Syonel, le jeune assassin Eshin. S’il n’avait pas répondu, c’était parce qu’il était mort, égorgé.

 

-         Mais qu’est-ce que…

 

Une violente explosion de douleur lacéra soudain le dos du Prophète Gris. Il se retourna, larmes aux yeux, et écarquilla les yeux en voyant le Skaven anthracite avec l’un de ses couteaux sortis. Du sang gouttait de la lame rouillée.

 

-         Klur ?!? Mais qu’est-ce qui te prend ?

-         Il me prend que je fais ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps !

 

Klur sauta en avant, et pivota sur lui-même. Sa longue queue annelée fouetta en pleine poitrine le Skaven Blanc qui en tomba à la renverse.

 

-         Tu ne comprends rien à rien !

 

L’Eshin attrapa le Prophète Gris par le col de sa robe, le releva de force, et le gifla, sans le lâcher.

 

Psody le regarda dans les yeux, horrifié. La douleur se fit insupportable, mais n’était rien par rapport à celle sur son psychisme. Il ne parvint pas à comprendre que ce qui lui arrivait était bien réel. Bien sûr, la trahison était monnaie courante chez les Fils du Rat Cornu, et même les Prophètes Gris n’étaient pas à l’abri des coups bas. Depuis leur première rencontre, le Coureur d’Égout figurait en bonne place parmi les traîtres potentiels dans l’esprit du jeune Skaven Blanc. Et pourtant, il avait fini par imaginer que les liens du sang allaient améliorer leurs rapports. Depuis sa nomination comme Prophète Gris, le Skaven anthracite avait changé, et s’était fait plus respectueux. Comment un tel revirement pouvait-il se produire ?

 

-         Comment peux-tu… me faire ça, mon frère ?

-         Ne me dis pas que tu as gobé ces foutaises-foutaises sur la fraternité !

 

Cette déclaration prononcée d’une voix plus glaciale que les eaux souterraines acheva d’estomaquer le petit homme-rat. Il bredouilla vainement :

 

-         Pas des foutaises, Klur… Nous sommes vraiment… plus forts ensemble !

-         Non. Les « liens du sang » ne sont qu’une faiblesse des choses-hommes, et n’existent pas chez les Skavens. Il n’y a que les crétins comme Chitik ou les tarés comme Diassyon pour croire le contraire. Quant à toi, tu as des idées trop différentes ! On n’aime pas ça !

-         « On ? » Mais… qui ?

 

Klur ne répondit pas, il lui décocha un coup de poing au ventre. Psody couina, et se retrouva à hoqueter à genoux. Avec un ricanement rageur, Klur passa derrière lui, lui fit une clef au bras, et le plongea dans l’eau boueuse du marécage. Puis il saisit fermement les deux cornes qui dépassaient, et poussa de manière à maintenir la tête du Skaven Blanc sous l’eau.

 

-         Meurs-meurs, fils indigne du Rat Cornu !

 

Psody avait de plus en plus de mal à respirer. Sa panique empira lorsqu’il sentit les eaux boueuses lui passer dans les narines, et dans sa bouche. Sa blessure lui mordait l’échine toute entière, et il sentait bien que, même sans cela, il n’était pas suffisamment musclé pour résister à l’étau des mains de son frère. Bientôt, tout devint noir, il n’entendit plus rien, ne sentit plus qu’un froid glacial l’étreindre inexorablement, et son esprit bascula dans les limbes.

 

 

Klur vit qu’il n’y avait plus la moindre bulle d’air venant crever la surface de l’eau. Le corps du Prophète Gris était immobile, et l’étang se teintait de sang. Il relâcha la pression et leva derechef sa lame, prêt à frapper. Mais le Skaven Blanc ne bougea plus.

 

Je l’ai fait. J’ai réussi ! J’ai assassiné un Prophète Gris !

 

Klur fut tenté de lui cisailler une corne en guise de trophée, mais se reprit. Tuer un Prophète Gris était à la fois un exploit et un sacrilège.

 

Si les autres comprennent… Si Chitik l’apprend… je ne donne pas cher de ma peau !

 

Un méchant sourire étira son faciès. Le Skaven Noir était bien trop bête pour soupçonner la vérité. Il ne restait plus qu’à justifier cette disparition.

 

Le Skaven anthracite se redressa d’un bond en entendant les voix rocailleuses de maraudeurs qui revenaient à la charge.

 

Le Rat Cornu est avec moi ! Les voilà, les tueurs sacrilèges !

 

Satisfait, Klur poussa du pied le jeune Prophète Gris, qui avança lentement, et fut entraîné par un petit courant. Après quoi, il bondit dans les fourrés, et disparut dans le crépuscule. Le petit corps fut rapidement emporté et disparut dans la brume.

 

 

Lorsqu’il retourna sur les lieux où il avait laissé ses tirailleurs, Diassyon sentit les effluves de panique émaner en masse de ses glandes. Ce musc, mélangé à celui de ses camarades, le rendait plus nerveux encore. Il couina :

 

-         C’est pas vrai ! Mais qu’est-ce qui se passe !

 

D’autres choses-bizarres avaient attaqué ses congénères pendant sa brève absence. Ils s’étaient défendus avec efficacité, et des cadavres de guerriers tatoués traînaient dans la boue, mais au lieu de se rassembler, les jeunes Skavens se comportaient de façon complètement aberrante ; l’Eshin apprenti sorcier fracassait à coups de pierre la tête d’un Pestilens qui hurlait de rire malgré sa mâchoire brisée. L’un des jeunes Skryre grimpait sur le deuxième, tous deux poussaient des mugissements lubriques. Et les deux derniers, un Eshin et un Pestilens, couraient et sautaient dans tous les sens en imitant des cris d’animaux.

 

C’est alors qu’il vit une femelle chose-homme, aux mamelles saillantes par-dessus son justaucorps de cuir. Elle avait les bras levés, et récitait d’une voix monocorde des syllabes absconses. Des flammes roses crépitaient autour de ses mains.

 

Diassyon n’était pas aussi calé en matière de magie qu’en technologie, mais il savait reconnaître un sorcier quand il en voyait un. La chose-homme avait la même attitude que Psody quand il invoquait la puissance du Rat Cornu. Il comprit que, d’une manière ou d’une autre, cette femelle rendait fous ses camarades comme les villageois de Niklasweiler.

 

Tout va s’arrêter si je la fais taire !

 

Et la meilleure façon de procéder s’imposa d’elle-même. En un battement de cil, son fidèle jezzail à malepierre se retrouva entre ses mains. Il pointa son arme vers la chose-homme et pressa la gâchette. La balle partit sur un coup de tonnerre, et la femelle s’écroula, avec un rire hystérique. Elle n’avait pas eu le temps de le regarder, et donc de jeter sur lui une malédiction qui lui aurait fait perdre tout contrôle.

 

La sorcière éliminée, les jeunes Skavens reprirent rapidement leurs esprits. Le mage Eshin jeta sa pierre et hurla de panique avant de s’éloigner du cadavre infecté du Pestilens. Les deux Skryre en pleine stimulation cessèrent leur manège, se regardèrent, ahuris, et se repoussèrent l’un l’autre avec colère et dégoût. Le Coureur Nocturne Eshin et le dernier Moine de la Peste s’immobilisèrent, et s’assirent par terre, exténués. Mais le Technomage eut beau chercher, pas le moindre signe de Psody, ni de Klur, ni de Moly.

 

Par le Rat Cornu, où sont-ils ?

 

Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Une longue plainte grave résonna au loin. Le son d’une corne de régiment. D’autres choses-bizarres allaient arriver ! Quelque chose fendit l’air en sifflant, et le Coureur Nocturne s’effondra avec un couinement désespéré, un carreau d’arbalète planté entre les côtes.

 

Diassyon distingua les formes des guerriers choses-bizarres dans la brume. Ils étaient bien plus nombreux, et les affronter n’était rien d’autre qu’un suicide garanti. Il décida de prendre l’initiative qu’il jugea la meilleure. Il arracha son mini-respirebien, rejeta la tête en arrière, et cria de toutes ses forces :

 

-         Sauvez-vous !

 

Il n’eut pas besoin de le répéter. Avec la promptitude dont pouvaient faire preuve les Fils du Rat Cornu, les cinq Skavens se dispersèrent dans toutes les directions.

 

*

 

Chitik ouvrit lentement les yeux. Il n’avait que quelques bribes de souvenirs de ce qui lui était arrivé. Il se rappelait vaguement Maraksberg en flammes, son petit frère blanc dansant comme un diablotin, puis cette chose-bizarre à l’arbalète. Une vive douleur lui arracha une larme aiguë. Il baissa le museau, et vit que sa poitrine avait été brûlée par quelque chose. Une autre sensation désagréable se réveilla dans son dos. En regardant autour de lui, il reconnut le dortoir des Vermines de Choc, qui était vide. Combien de temps était-il resté inconscient ? Où étaient ses frères ?

 

Il releva péniblement la tête en entendant la porte s’ouvrir. Il ouvrit de grands yeux surpris.

 

-         Prophète Gris ?

 

Vellux était bien là. Une expression grave alourdissait ses traits.

 

-         Enfin, tu es réveillé.

-         Qu’est-ce qui s’est passé ?

-         Tu as été salement blessé-blessé, on t’a ramené ici, et je t’ai soigné. Les autres voulaient te laisser crever sur place, mais j’ai insisté pour qu’on te sauve.

 

Une bonne manière de le garder obéissant, songea le Prophète Gris, fier de son mensonge. Il se plaça à côté de la couchette de paille du Skaven Noir.

 

-         Chitik, j’ai une mauvaise nouvelle.

-         Quoi ?

-         Ton frère Psody a été tué aujourd’hui.

 

Chitik ne répondit pas. Le souffle lui manqua trop. Vellux continua :

 

-         Je l’ai envoyé faire du repérage avec tes autres frères, mais les choses-bizarres sont arrivées. Il s’est défendu comme il a pu, or les servants du Chaos ont été trop forts.

-         Oh… mon… non !

-         Il est mort-mort, Chitik. Et c’est ta faute ! Si tu n’étais pas resté ici comme le faiblard-faiblard que tu es, tu l’aurais accompagné et protégé !

 

Chitik sentit son cœur s’arrêter en entendant la dure voix du Prophète Gris. Il ne put empêcher non plus des larmes de lui monter aux yeux. Vellux lui lacéra la joue de ses longs ongles sales. Devant l’air abasourdi du grand Skaven Noir, il cracha :

 

-         Inutile de le pleurer ! Il serait encore en vie s’il avait su se débrouiller !

-         Mais…

-         Pas de « mais », Chitik ! Demain, tu te mettras sous les ordres du Diacre Soum, avec tes autres frères. J’espère sincèrement que tu sauras mieux le servir que tu n’as pu servir Psody !

 

Et il quitta le dortoir des Vermines de Choc sans lui laisser le temps de répondre. De toute façon, le pauvre Skaven Noir était bien trop choqué pour pouvoir dire quoi que ce soit.

 

 

-         C’est un terrible malheur qui vient de s’abattre sur notre terrier, ô magnifique représentant du Rat Cornu.

-         Je le sais bien, Diacre Soum. Hélas, son destin-destin était scellé par notre dieu, et je n’ai rien pu faire pour l’empêcher.

-         Avec votre permission, suprême dirigeant bienveillant indulgent resplendissant, j’organiserai dans les prochaines heures une veillée funèbre. Le Rat Cornu n’a que faire des Guerriers des Clans tombés au combat car ce sont des faibles, mais je ne voudrais pas que notre colonie le fâche en négligeant l’un de ses élus-élus.

-         Je pense, oui. Vous vous en occuperez.

 

Coller une tâche embarrassante sur le dos d’un autre faisait partie du mode de vie des Skavens, à tous les niveaux, y compris pour les dirigeants. Le Prophète Gris Vellux n’était pas d’humeur joyeuse. Même si c’était bien lui qui avait décidé de mettre un terme à la vie de son disciple, il ressentait tout de même une pointe de regret. Le petit homme-rat blanc allait lui manquer.

 

Il aurait pu m’être vraiment très utile ! Si seulement il n’avait pas hérité de cette insatiable curiosité !

 

Le Diacre de la Peste Soum n’avait aucune idée de ce que ressentait le Skaven Blanc. Il murmura d’une voix onctueuse :

 

-         J’aimerais vous exprimer personnellement mon soutien en cette heure sombre, glorieuse incarnation de la sagesse et de l’intelligence conjuguées.

-         C’est gentil de votre part, Soum. Mais ce n’est pas ça qui va résoudre le plus gros problème.

-         Quel problème ? Je peux peut-être vous aider à trouver une solution ?

-         J’en doute. Il s’agit du vide laissé par la mort de mon protégé.

-         Ah ! En effet, je ne vois pas ce que je pourrais faire.

-         La situation est simple, Diacre ; il va me falloir un nouvel apprenti. Or, personne dans ce terrier n’a été capable d’engendrer un Skaven Blanc depuis des années.

-         Mais… Psody était bien votre fils, ô plus omnipotent de tous les omnipotents, n’est-ce pas ? demanda Soum. Vous pourrez en faire un autre ?

 

Le Skaven Blanc se tourna lentement vers le Diacre. Il le foudroya du regard.

 

-         Depuis mon arrivée ici, il y a huit cycles saisonniers, j’ai été bien trop occupé à écouter les paroles du Rat Cornu pour satisfaire des besoins aussi bassement primitifs. Psody n’était pas de mon sang. Et j’ignore quel est le Skaven qui a sailli la reproductrice qui l’a pondu. Mais, remarquez, ce n’est pas une mauvaise idée.

 

Il ordonna au Diacre de le suivre d’un geste, et tous deux traversèrent la colonie, pour atteindre le quartier des pouponnières des reproductrices. Vellux ouvrit la porte du baraquement principal, et appela :

 

-         Garog !

 

Le ranuque en chef fut devant le Prophète Gris en un instant.

 

-         Oui, votre grandissime grandeur ?

-         Combien y a-t-il de pondeuses prêtes à être ensemencées ?

-         Cinq, ô Prophète Gris, répondit l’autre sans hésiter.

-         Parfait. Tu vas les mettre dans la même cellule. Soum, prenez les dispositions nécessaires ; je vous confie le commandement du terrier. Pour les deux prochains jours, je ne serai là pour personne.

 

Le Diacre de la Peste s’aplatit sur le sol, éperdu de reconnaissance, avant de quitter la pouponnière en chantonnant.

 

 

Ce soir-là, Chitik dut coucher dans une antichambre à part. Ses gémissements malheureux avaient empêché ses camarades de dormir, ils l’avaient vite chassé du dortoir.

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