L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 13 : Relents de Bataille

7196 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:05

Klur du Clan Eshin pressait le pas. Il serrait contre sa poitrine une sacoche de cuir qui contenait plusieurs parchemins, les rapports de ses récentes observations. En effet, le Skaven anthracite avait passé les dix jours précédents en observation, à la surface, aux alentours. Le Maître Assassin Tweezil l’avait mandé, lui, ainsi que trois autres Coureurs d’Égout, pour parcourir les campagnes et espionner les villages de choses-hommes. Il avait vu des choses très ordinaires, mais aussi des situations qui l’étaient bien moins. Il avait pris soin de noter dans la langue couinante et agressive des Skavens les points les plus importants.

 

Rentré à la colonie, il se dirigeait à présent vers le quartier du Clan Eshin. Il n’y avait pas d’issue qui menait directement de l’extérieur au secteur, ni dans aucun autre domaine d’un Clan majeur, d’ailleurs. Il avait emprunté le tunnel le plus proche, pour aller au plus vite remettre son rapport à son chef.

 

Il sentit son museau se renfrogner de dégoût quand il croisa la silhouette malhabile d’un Moine de la Peste en robe. L’écœurement fut plus fort quand il reconnut l’odeur de son jeune frère de sang, Moly. Celui-ci releva la tête à son approche.

 

-         Tiens ! Klur ! Te voilà !

-         Je n’ai pas le temps.

 

Klur allait laisser le Pestilens derrière lui et continuer sa route, mais il entendit encore :

 

-         Klur ! J’ai eu une vision sur toi !

 

Le Skaven anthracite s’arrêta net. Sans se retourner, il grinça :

 

-         T’as des vues sur moi, ou quoi ?

-         Le Rat Cornu m’a envoyé un message-message.

-         T’as mangé un champignon de trop, Moly.

-         Klur, regarde-moi quand je te parle.

 

L’Eshin pivota lentement, ses yeux brillaient de méfiance.

 

-         Qu’est-ce que tu veux, le dégénéré ?

-         J’ai vu d’immenses mains écraser ta tête. Une colère énorme, une haine profonde, même. Je ne sais pas encore quand, mais quelque chose broiera ta jolie petite gueule. Je devrais pas te le dire, mais tu es en danger-danger.

-         Pourquoi tu me le dis, alors ?

-         Parce que tu es mon frère.

 

Klur cracha par terre.

 

-         Alors t’as gobé ça, toi aussi ! Crétin !

 

Moly gronda de colère.

 

-         J’essaie de protéger ta vie et tu me cries dessus ! Sale ingrat ! J’espère que t’auras le temps de voir ta belle frimousse réduite en miettes-miettes avant de crever !

 

Et d’un pas rageur, il planta là l’Eshin et s’éloigna. Klur le regarda disparaître au bout du tunnel, et eut un sourire cruel en songeant :

 

Moi, ingrat ? N’oublie pas que j’aurais pu te tuer, toi aussi.

 

Le Skaven anthracite se souvint du jour où son petit frère Blanc avait péri de sa main. Il l’avait attiré dans un piège en l’éloignant du groupe. Pour détourner son attention, il avait tué l’un des apprentis assassins sous sa tutelle, et l’avait habillé de la bure de Moly. Trop occupé à réprimander celui qu’il pensait être le Skaven crème, Psody ne l’avait pas vu venir. Un coup de couteau dans le bas du dos, puis la noyade dans les eaux boueuses du marais.

 

Klur avait eu besoin de la robe de Moine de la Peste de Moly. Peu avant l’attaque, il l’avait entraîné à l’écart en imitant des cris d’animaux, puis l’avait assommé dans le dos d’une pierre. Son efficacité à la fronde était reconnue parmi ses pairs. Moly s’était étalé de tout son long sur la terre moussue. Klur l’avait déshabillé en prenant garde de ne pas le toucher. Enfin, il avait eu la tentation de l’achever, vraiment. Mais au dernier moment, quelque chose avait retenu son bras. De la pitié, en voyant l’état peu ragoûtant de son corps ? Du dégoût ? Ou autre chose ? Jamais il n’avait trouvé la réponse.

 

 

Moly du Clan Pestilens continua son chemin en pestant une flopée de malédictions sur le Skaven anthracite. Il fouilla dans les plis de sa robe, et en sortit une poignée de feuilles d’algue qu’il fourra dans sa bouche. Il fit tourner sa salive sur sa langue pour la mélanger aux plantes, avala le tout, et se détendit. Cette drogue-là faisait encore effet, et il finit par ne plus penser à Klur. Son esprit se focalisa sur un autre faciès encore moins réjouissant. Le Diacre Soum l’attendait pour un moment qu’il savait capital.

 

 

Trois petits coups résonnèrent sur la porte du laboratoire.

 

-         Entrez ! aboya le Prophète Gris Vellux.

 

La porte s’ouvrit lentement sur un Skaven qui, d’habitude, était fort difficile à voir. Le Maître Assassin Tweezil n’était visible que quand il le permettait. Ce petit Skaven noir comme de l’encre était l’un des plus dangereux de la colonie, et il en avait parfaitement conscience. Il n’avait pourtant pas l’air particulièrement redoutable, au premier abord.

 

Sa naissance seule était une énigme. Son pelage et sa constitution auraient dû présager de le voir dans les rangs des Vermines de Choc, mais à la grande stupéfaction de la Grande Dent d’alors, quand il atteignit une taille de quatre pieds et demie, au bout de deux cycles annuels, il ne grandit plus. D’abord, ses camarades de dortoir avaient pris l’habitude de se moquer de lui et de le molester deux fois plus. La Grande Dent, devant cette situation embarrassante, avait alors déclaré publiquement l’exécution du « mal pondu ». Mais le jour venu, on avait retrouvé tous les occupants du dortoir morts égorgés, à l’exception de Tweezil qui avait disparu.

 

Deux autres années plus tard, le Prophète Gris Vellux avait accordé le statut d’adulte à Tweezil du Clan Eshin. Ce fut une grande surprise pour tous ceux qui avaient encore en mémoire la demi-Vermine de Choc. Le chef du Clan n’avait jamais regretté d’avoir écouté son instinct et accordé une chance au petit Skaven noir qui était venu le trouver. Tweezil avait une solidité musculaire peu commune, malgré sa petite taille, et son maître l’avait aidé à perfectionner sa rapidité et sa souplesse. Il ne mit guère de temps à s’imposer au sein du Clan Eshin, jusqu’à en prendre le commandement. Le Maître Assassin trouva la mort de sa main, mais il le prit plutôt bien, convaincu d’avoir trouvé son digne successeur.

 

Et un digne successeur, Tweezil l’était. Il se déplaçait plus souvent sur les murs ou au plafond que sur le sol, comme tout le monde. Il s’entraînait quotidiennement à la pratique de l’assassinat. Chaque jour, deux ou trois esclaves, Guerriers des Clans ou gêneurs pour le Clan Eshin disparaissaient de sa main. Quand il sentait un léger relâchement de vigilance chez ses sous-fifres, il liquidait celui d’entre eux qu’il jugeait le moins efficace et l’exposait sur la place publique en guise de rappel à l’ordre pour son Clan. D’ailleurs, chaque fois qu’un Skaven disparaissait d’une manière restant inexpliquée, on lui en imputait la responsabilité, moins souvent à tort qu’à raison.

 

Des histoires troublantes circulaient dans la colonie à propos de cet étrange Skaven. D’abord, son calme permanent en toutes circonstances était une source constante de questionnements. Personne ne l’avait jamais vu perdre son sang-froid, y compris dans les situations les plus désespérées. On murmurait que ce n’était pas du sang qui coulait dans ses veines, mais du métal liquide glacé. Le jour où on l’avait amputé de ses glandes à musc avait marqué les mémoires. D’ordinaire, cette opération était effectuée peu après la naissance du futur Coureur Nocturne, et aucun ne se souvenait à quel point c’était un moment douloureux. Or, lui avait subi cette mutilation après son échappée du quartier des Vermines de Choc. Les Skavens du Clan Eshin qui avaient assisté à ce rituel étaient tous restés transis d’admiration et de terreur devant son stoïcisme – il n’avait pas poussé le plus petit grognement, ce jour-là. Par la suite, il s’était amusé à faire circuler une rumeur comme quoi le Rat Cornu veillait personnellement sur lui, et que seules ses propres lames étaient susceptibles de le tuer.

 

Tweezil était donc le croque-mitaine de Brissuc, celui que tous redoutaient en silence. Même Vellux craignait un peu le Maître Assassin sans oser l’avouer. Il avait fait appel à ses services plusieurs fois, en échange de quelques pépites de malepierre. Il avait même de l’estime et du respect envers le petit Skaven noir. Contrairement à Soum ou à Skilit, Tweezil n’avait pas les méninges rongées par des pulsions malsaines. Il ne tuait que par nécessité, par devoir ou sous contrat, sans faire souffrir sa cible plus que nécessaire, et ne faisait jamais outrageusement étalage de son talent. Pas de cruauté gratuite dans ses actes, pas de comportement incohérent, de discours grandiloquent… Tweezil allait toujours à l’essentiel, que ce soit avec la langue ou avec l’une de ses armes.

 

Vellux avait insisté pour recevoir Tweezil sur son territoire, et pas dans les quartiers du Clan Eshin. Pas question pour lui de se déplacer dans ce repaire où la mort silencieuse rôdait dans chaque recoin, prête à bondir et à faucher sa vie à tout moment. D’ailleurs, en dehors des disciples du Maître Assassin, aucun Skaven sensé ne se rendait dans ce secteur de la colonie de son plein gré.

 

Et donc, Tweezil entra, sortit ses cartes et les déroula sur le bureau du laboratoire.

 

-         Alors, Maître Assassin ?

-         Mes espions-espions ont fait un excellent travail, suprême supériorité savoureuse sublime et sympathique. Ils ont repéré des concentrations de choses-hommes pourries par les choses-bizarres.

-         Combien ?

 

Tweezil posa plusieurs fois son doigt sur la carte.

 

-         Il y en a ici, ici et là. On en a vu surtout dans ce gros village, au milieu de ces collines. On a surtout remarqué que d’autres les rejoignent.

-         Rien d’autre ?

-         Bien sûr que si, maître incontestable de la vie des Skavens de Brissuc. Dans ce point très précis, il n’y a plus que des choses-hommes avec des marques de choses-bizarres. Certaines avec quatre yeux, certaines avec trois pattes arrière, et plein d’autres choses comme ça. Des choses-hommes-bizarres, en somme.

-         « Choses-hommes-bizarres »… répéta pensivement Vellux.

-         Il y en avait des grandes et des petites. Des mâles et des femelles.

-         Et donc, toutes étaient rassemblées au même endroit ?

-         Oui, votre magnificence suprêmement intelligente et observatrice. Si elles sont là, c’est parce que leur meneur va les rejoindre. Ou alors, il y est déjà à cette heure ?

-         Karkadourian… murmura le Prophète Gris en serrant les dents. J’aurai sa peau !

-         À mon avis, grandeur illustre bouche du Rat Cornu, il faudrait…

 

Vellux leva une main agressive.

 

-         Taisez-vous, Maître Assassin ! C’est à moi de prendre les décisions ! Vous êtes mes yeux, mais je reste le cerveau-cerveau !

 

Tweezil ne répondit pas. Il ne s’offusqua pas non plus. Il ne s’étonna même pas. Il avait prévu la réaction du dirigeant de la colonie. Ce dernier ordonna :

 

-         Retirez-vous, à présent. J’ai un assaut à préparer. Il est temps d’en finir une bonne fois pour toutes avec ce maudit sorcier !

 

Le Maître Assassin s’inclina sans mot dire, et recula vers la porte. Vellux ne voulut cependant prendre le risque de contrarier le chef des assassins Eshin en le congédiant trop sévèrement. Il dit encore :

 

-         Vous avez fait du bon travail. Allez aux pouponnières, et choisissez une pondeuse. Vous resterez avec elle jusqu’à la première messe au Rat Cornu de demain !

-         Merci, merci mille fois, ô notre maître à tous dont l’intelligence n’est surpassée que par l’audace !

 

Tweezil quitta le laboratoire. Alors qu’il déambulait dans un couloir, il entendit encore la voix du Skaven Blanc sortir de son cabinet et héler quatre de ses acolytes.

 

-         Toi, toi, toi et toi ! Allez me trouver la Grande Dent Furghân, le Maître Technomage Mabrukk, le Maître Mutateur Skilit et le Diacre Soum, et dites-leur de me retrouver ici ! C’est enfin le bon moment pour prouver que nous sommes les seigneurs de la surface !

 

Tweezil repensa à ce qu’il avait expliqué au Prophète Gris… et à ce qu’il n’avait pas eu le temps de préciser. Son sourire se plissa en un rictus cruel.

 

Qui t’a dit que c’était le bon moment, triple buse ?

 

 

Au plus profond du quartier des Pestilens, il y avait une grande cave circulaire où seuls quelques Skavens étaient autorisés à circuler. Le Diacre de la Peste, bien sûr, mais également ses serviteurs les plus dévoués, et ceux qu’il prenait comme apprentis dans l’exercice de la Magie de la Peste. Cette fosse, reliquat d’une très ancienne construction établie par quelque peuple disparu avant l’installation des Humains, était dédiée à l’exécution de rituels obscurs connus des Prêtres et des Diacres de la Peste seulement. Deux Skavens que plus d’une dizaine de cycles saisonniers séparaient se faisaient face. Le plus petit d’entre eux gardait la tête baissée, tandis que l’autre, que sa bosse faisait paraître plus grand encore qu’il ne l’était, regardait attentivement le pavage froid et humide de la salle.

 

Le Diacre Soum fut pris d’une violente et bruyante quinte de toux. Tournant le dos à son apprenti, il souleva légèrement sa cagoule taillée dans un vieux sac de toile, et cracha quelque chose de mou et bulbeux par terre. Puis il se redressa, et déclara d’une voix lente et douce :

 

-         Bien, les concoctions sont prêtes, le globe d’argent et le globe de malepierre sont au plus haut dans le ciel à cet instant-instant, et tu as bien tracé le diagramme. Nous allons pouvoir commencer la cérémonie.

 

Moly frétilla d’impatience, avec un soupçon d’anxiété. Il venait de passer deux heures à préparer une nouvelle potion, et à peindre sur le sol un dessin compliqué représentant un cercle autour duquel étaient inscrites plusieurs formules complexes. Soum allait l’aider à accomplir un important enchantement : un rite où il allait sceller l’union entre lui et l’aspect de la Peste du Rat Cornu. Il s’assit au milieu du cercle. Il allait fermer les yeux pour se concentrer, lorsque la voix sifflante du Diacre lui ordonna :

 

-         Enlève ta robe.

 

Le jeune Skaven crème se tourna vers son maître avec un air surpris.

 

-         Mais… pourquoi ?

-         Moly, tu vas accomplir une vraie communion avec notre dieu, pour la première-première fois de ta jeune vie. Tu dois mettre toutes les chances de ton côté, et ne rien garder qui puisse gêner les flux de la Magie de la Peste. Fais ce que je te dis !

 

Le jeune Moine de la Peste déglutit, se releva. Il défit le cordon de sa bure, et la laissa tomber sur le sol. Il la ramassa et la jeta plus loin.

 

-         C’est mieux, susurra le Diacre d’une voix plus sucrée. Tu peux garder tes bandelettes. Tu te dévoiles bien devant le Rat Cornu, il apprécie.

 

Moly se rassit, jambes croisées. Il ferma les yeux, et se concentra. Soum se mit à marcher lentement, en suivant le tracé du cercle, mains jointes.

 

-         Récite le mantra.

 

Le Skaven crème murmura une suite de syllabes absconses pour un non-initié. Il s’agissait d’une vieille formule d’invocation censée honorer le Rat Cornu. C’était difficile, mais en restant attentif, il y arrivait sans se tromper.

 

-         Bien, très bien. Continue.

 

Peu à peu, Moly éprouva une sensation inhabituelle. Un rayonnement de chaleur émanant de ses entrailles irradia de plus en plus fort sur tout son être. Mais cette sensation se mua en un long frisson quand il entendit de nouveau la voix du Diacre, qui s’était rapproché.

 

-         Tu sens cette énergie, n’est-ce pas ? Ne résiste pas. Laisse-la circuler en toi.

 

Moly se mit à trembler, ses glandes exprimèrent une crainte montante. Il continua implacablement à réciter la formule, d’un timbre bredouillant. Soudain, il ouvrit les yeux et retint sa respiration en sentant le contact glacé des doigts de Soum sur son épaule gauche. Son cœur se mit à battre deux fois plus fort. Il entendit le Diacre murmurer au creux de son oreille dans un souffle :

 

-         Oui… oui ! C’est plaisant-plaisant. Tellement agréable…

 

Le Diacre avait maintenant les deux pattes posées sur son disciple. L’une lui caressait délicatement le flanc gauche, remontant et descendant sur sa poitrine. Moly sentit l’autre qui ondulait sur sa cuisse droite d’avant en arrière, avant de glisser progressivement sur son bas-ventre…

 

-         Non !

 

Le jeune Skaven crème se releva d’un bond et se retourna. Par réflexe, il agrippa d’une main le sac de toile qui recouvrait la tête du Diacre, et repoussa fermement le vieil homme-rat de l’autre. Soum tomba en arrière avec un bref couinement. Moly se redressa de toute sa hauteur, haletant, hors de lui, tremblant de tous ses membres. Il jeta la cagoule par terre et leva les mains, prêt à étrangler son aîné, lorsqu’il vit quelque chose qui l’arrêta net.

 

Le Diacre de la Peste se releva lentement, avec un petit rire, un rire qui s’amplifia au fur et à mesure que la terreur apparaissait de plus en plus clairement sur la figure du Moine.

 

-         Vous… vous n’êtes pas…

-         Mais si.

-         Vous n’êtes même pas… un Skaven !

-         Bien sûr que si !

 

Le pauvre Moly n’en était pas sûr. Le Diacre n’avait pas de visage. Sa tête n’était plus qu’un crâne. Ni fourrure, ni chair, ni cartilages. Rien que des os fendillés et noircis par la pourriture. Seuls des lambeaux nécrosés subsistaient par-ci par-là, auxquels s’accrochaient vaguement le scalp et les oreilles trouées. Quelques muscles décrépits maintenaient en place sa langue noire de moisissure et son œil restant, qui paraissait presque trop gros pour son orbite. Le globe oculaire jaunâtre roula frénétiquement, et la mâchoire claqua alors que la voix sifflante reprit :

 

-         Si un Pestilens arrive à atteindre un certain âge, la pourriture finit par le tuer… sauf s’il maîtrise suffisamment les pouvoirs de la Peste pour faire de cette condamnation un moyen de prolonger sa vie. Skrolk y est parvenu. J’y parviendrai moi aussi. J’ai vécu déjà plus longtemps que bien des Skavens !

 

Moly bondit en arrière, se plaqua dos au mur, et resta pétrifié par la répugnante apparition. Soum se traîna vers le petit sac troué, et le ramassa, sans quitter du regard son disciple.

 

-         Regarde-moi bien, Moly. Dans quelques cycles saisonniers, tu mourras, ou tu deviendras comme moi.

-         Non !

-         Dès l’instant où je t’ai tenu pour la première fois entre mes mains, le jour où tu es né, c’était écrit. Tu as bu du lait mélangé à mon sang, tu as dormi dans les ordures, tu médites régulièrement dans une citerne où grouillent des vermines porteuses de maladies. Regarde-toi ! Tu es condamné à me suivre.

-         Jamais-jamais ! Le Rat Cornu m’a rendu… plus solide !

-         Que tu crois ! La pourriture a déjà bien entamé ton corps magnifique-magnifique, tu ne trouves pas ? Tu dois apprendre à maîtriser ma magie, sinon la maladie te dévorera ! Fais-moi confiance. Ne suis-je pas un digne serviteur du Rat Cornu ?

 

Et le Diacre partit de plus belle d’un ricanement à rendre fou de terreur un Verminarque. C’en fut trop pour le malheureux Skaven crème. Il bondit hors du sanctuaire, et s’enfuit au triple galop. Il entendit encore les cris du Diacre résonner à travers les tunnels.

 

-         Tu m’appartiens, Moly du Clan Pestilens ! Tu ne m’échapperas jamais !

 

Le rire abominable qui suivit cette menace ne quitta pas les tympans du jeune Moine.

 

*

 

Diassyon du Clan Skryre, à l’aide de ses gants à griffes, grimpa sur l’arbre le plus proche, s’assit sur une grosse branche, et contempla le spectacle. La lumière argentée des deux lunes se diffusait sur la brume environnante. Le jeune Technomage savait que les choses-hommes avaient peur de la nuit et du brouillard. C’était donc un temps idéal pour se mettre en marche.

 

Les forces de la colonie de Brissuc, si elles n’étaient pas toutes rassemblées, présentaient tout de même un impressionnant tableau. Conformément aux instructions du Prophète Gris Vellux, chacun des quatre chefs de Clan majeur à l’exception de Tweezil, plus la Grande Dent Furghân, avait fourni le tiers de ses Guerriers des Clans et de ses troupes d’élite. Le commandement de cette horde avait échu au dirigeant des Vermines de Choc. On entendait régulièrement sa voix de basse beugler une consigne.

 

Le Skaven brun balaya du regard ce qui s’étalait sous ses pieds. Bien évidemment, les Skavens n’étaient pas sortis du petit trou donnant sur le sommet de la colline qui surplombait Niklasweiler, mais avaient emprunté un long tunnel souterrain qui passait par une caverne et débouchait directement sur l’extérieur, au milieu de la forêt. Les hommes-rats avaient pu ainsi sortir sans attirer l’attention des choses-hommes. Et maintenant, ils étaient prêts à remonter jusqu’au village où se cachaient Aescos Karkadourian et ses créatures, en renversant n’importe quel obstacle sur leur passage.

 

En première ligne se tenaient les esclaves, près d’une centaine de Skavens. Ils ne faisaient partie d’aucun Clan, ni majeur, ni mineur. Tous avaient l’oreille gauche coupée, tout comme leur appartenance au terrier comme citoyen. Ils étaient mal fichus à cause du manque de nourriture, et leur seule utilité était de prendre des coups les premiers. On ne comptait pas sur eux pour faire quoi que ce soit d’autre. D’ailleurs, ils en étaient bien conscients, et chaque bataille était pour eux la perspective d’une mort certaine, et heureusement rapide. Certains attendaient leur délivrance avec impatience, les autres craignaient pour leur vie, comme tous les Skavens.

 

Derrière eux, les Vermines de Choc menées par Furghân constituaient une masse compacte de muscles souples et solides sous un amas de fourrure noire. Ils étaient une trentaine, tous bien plus grands et plus forts que n’importe quelle chose-homme. La Grande Dent Furghân faisait tout pour paraître le plus grand et hargneux de tous, et maintenir ainsi son autorité. Il n’avait pas tellement d’efforts à faire, les Skavens Noirs avaient tendance à être naturellement plus disciplinés et moins vindicatifs que les autres. Chitik était en première ligne, aux côtés de Rool et Briach, ses deux plus proches camarades. Chacun était équipé de sa meilleure arme – Chitik avait définitivement adopté le maillet de bois à deux mains, à la fois léger et efficace entre ses pattes.

 

Ensuite venait l’unité des hommes-rats du Clan Moulder. Ils n’étaient qu’une dizaine d’individus, mais s’estimaient suffisants. Une dizaine de dresseurs pouvait manœuvrer des nuées de vermines. Des esclaves tiraient pour eux deux chariots. Sur le premier, ils avaient entassé des caisses perforées dans lesquelles couinaient furieusement des quantités de rats gros comme des castors. Le deuxième chariot était plutôt une grande cage montée sur roues. Le jeune Technomage distingua quatre grandes silhouettes très inquiétantes. Le Maître Mutateur Skilit avait octroyé à ses deux meilleurs éléments le privilège d’être responsables de deux rats-ogres chacun. Les quatre machines de guerre de chair et de sang étaient placidement installées dans la cage, sans la moindre réaction.

 

Le groupe suivant était constitué des Moines de la Peste. Les Pestilens, toujours plus nombreux, étaient ceux qui comptaient le plus de guerriers à envoyer au massacre, pour la plus grande gloire du Rat Cornu. Ils étaient une quarantaine de jeunes Moines. Tous portaient une bure verte, indiquant leur statut de novice. Cette bataille était l’occasion pour tous de prouver qu’ils étaient dignes d’être des adultes reconnus au sein de la colonie… du moins ceux qui allaient revenir. L’un d’eux était vêtu d’une robe violette, et portait sur son dos un curieux instrument, une boule à pointes enchaînée à un long manche de bois. La tête de ce fléau était creuse. Le Skaven brun savait qu’il s’agissait de l’outil des Encenseurs à Peste, les plus féroces combattants du Clan Pestilens. Avant un combat, le porteur y faisait brûler un encens spécial qui le mettait rapidement dans une hystérie destructrice et empoisonnait ses ennemis alentour. Cet Encenseur – un dénommé Thâthyn – commandait cette unité, et transmettait les ordres de Furghân sans que celui-ci eût besoin de s’infecter trop les narines devant les Moines.

 

Enfin, en dernière ligne, ricanaient les quelques Technomages du Clan Skryre sous sa direction. Ils étaient une douzaine. Six d’entre eux étaient chargés de lance-flammes à malepierre, par groupes de deux – un pour tenir le cône de jet de flammes, l’autre pour porter le tonneau contenant le carburant. Deux autres étaient armés d’un long jezzail, au canon si long qu’un compère devait le tenir sur son épaule. Enfin, chacun des deux derniers Technomages était muni d’un impressionnant attirail : une boîte métallique contenant de l’air sous pression, reliée à un casque qui recouvrait entièrement leur tête. Ils portaient à la ceinture un sac bien fermé et rembourré contenant des globes à gaz toxique, et craignaient moins que les autres les effets des nuages mortels grâce à leur équipement. Diassyon n’aimait pas tellement les outillages des globadiers. Il avait choisi de se spécialiser dans le combat à distance, et ne se séparait jamais de son fusil personnel à lunette, dont il était très fier.

 

Toujours assis sur sa branche d’arbre, le jeune Skaven brun sentit une petite amertume lui remonter à la bouche. Il aurait aimé pouvoir emprunter l’une des machines de guerre de la colonie, mais le Maître Technomage Mabrukk ne lui en avait pas donné la permission. Les machines de guerre construites après la récente réquisition du Conseil des Treize étaient toutes neuves, et le chef des Skryre ne voulait pas risquer de les perdre trop vite.

 

-         Allez, bande de bons à rien ! ordonna Furghân. En avant !

 

Diassyon descendit prestement de son perchoir et retourna parmi les Skavens. Il choisit la solution de facilité, et grimpa à l’arrière du chariot des Moulder contenant les rats géants. En tant que meneur des Skryre, personne dans la horde n’avait le droit de contester ce privilège, pas même Furghân.

 

Le cortège entier se mit en branle, et progressa péniblement et bruyamment entre les arbres. Le jeune Technomage s’allongea de tout son long, appuyé contre une caisse, croisa les bras derrière la nuque et ferma les yeux. Tout en se laissant bercer par le mouvement du véhicule, il visualisa dans son semi-sommeil de nouvelles idées d’inventions destructrices.

 

 

Il ouvrit d’un coup les yeux, au bout d’un temps indéfinissable. La procession faisait sa première halte dans une grande clairière. Il tendit l’oreille, et entendit des rumeurs. Apparemment, des choses-hommes et des choses-bêtes s’étaient battues entre elles. Il ne restait plus que des cadavres. La Grande Dent ordonna :

 

-         Ramassez et mangez-bouffez ! Reprenons des forces !

 

Diassyon sentit son estomac grommeler. Il se redressa, regarda autour de lui, cherchant son grand frère. Soudain, une très mauvaise odeur infecta ses narines. Il baissa les yeux, et vit un Moine de la Peste au pied du chariot. Cette vue le mit aussitôt de mauvais poil.

 

-         Qu’est-ce que tu veux, toi ? Fiche-moi la paix !

 

Le cagoulé leva la main, et une voix chuchota :

 

-         Diassyon… c’est moi !

-         Moly ? demanda le Skaven brun en écarquillant l’œil gauche de surprise.

 

Le Moine de la Peste releva la tête, et le Technomage reconnut la morphologie de son visage, ainsi que son odeur. Il fut à la fois surpris et heureux.

 

-         Je croyais que tu devais rester avec ton maître ?

-         Il s’est passé… quelque chose.

 

Diassyon sentit une nette fêlure dans la voix de son petit frère. Il remarqua autre chose d’aussi troublant.

 

-         Pourquoi tu portes une robe de novice ?

-         J’ai dû la voler. Va chercher Chitik, je dois vous parler.

 

Le Skaven brun descendit du chariot d’un bond. Le Skaven crème précisa :

 

-         Retrouvez-moi derrière ce grand arbre, là-bas. Je dois vous parler discrètement !

 

Diassyon s’empressa de rejoindre Chitik, et l’invita à le suivre d’un petit geste. Une minute plus tard, les trois Skavens étaient rassemblés en cachette. La Vermine de Choc parut aussi surprise.

 

-         Moly ! T’as pu venir !

-         Euh… En fait…

-         Oui, Moly ! reprit le Skaven brun. Je suis content-ravi de te voir, mais Thâthyn m’a dit que Soum avait besoin de toi ?

 

C’est alors que le Skryre remarqua que son jeune frère avait l’air plus mal à l’aise que d’habitude. Le Skaven Noir s’en rendit compte à son tour.

 

-         Il a pas l’air très rassuré…

-         Tu veux rire ! Regarde ses yeux !

-         Il tremble de partout, aussi !

 

Diassyon pencha la tête en avant et articula :

 

-         Moly… qu’est-ce qui t’est arrivé ?

-         Le Diacre… le Diacre…

-         Eh ben quoi, le Diacre ?

 

Moly n’en put plus. La pression engendrée par la terreur fut trop forte pour ses nerfs. Il éclata en sanglots, et raconta en pleurant l’horrible scène que lui avait fait son maître.

 

-         Maintenant, je suis perdu-perdu ! J’ai vu le vrai faciès de Soum ! Si je ne rampe pas devant lui en lui présentant ma croupe, il m’arrachera lentement les tripes !

 

Chitik sentit ses glandes vaporiser une colère montante, et il gronda :

 

-         Je vais lui broyer les os et écraser sa cervelle pourrie entre mes poings !

-         Non, non, non ! s’exclama Diassyon en levant la main.

 

Les yeux du Skaven Noir étaient dilatés de rage.

 

-         Celui qui touche à l’un de mes frères, il meurt !

-         Pas lui ! Pas comme ça !

-         Je ne veux pas le laisser faire !

-         Moi non plus, moi non plus ! Mais ce n’est pas un simple Skaven !

 

Moly était recroquevillé contre le tronc d’arbre, et grelottait nerveusement. Les traits du Skaven Noir tordus de haine se détendirent lentement. Diassyon continua :

 

-         Si c’était un Skaven normal, je lui dévorerais les poumons avec toi avec plaisir, mais il s’agit du Diacre de la Peste Soum, le Skaven le plus puissant après Vellux ! Il peut déchaîner la Magie de la Peste ! S’il peut parler et marcher malgré son état, c’est que sa magie doit être très forte-terrible !

-         En plus… si vous tentez de le zigouiller, il vous fera mourir de douleur-douleur, et répandra la maladie dans votre tanière !

 

Chitik grommela, agacé. Ses deux jeunes frères avaient pourtant raison.

 

-         Je ne veux pas te laisser dans la mélasse !

-         On ne va pas le laisser dans la mélasse, Chitik ! Moly, tu es notre frère, nous devons t’aider !

 

Le Skaven crème poussa un soupir de soulagement.

 

-         Je… je savais que les liens du sang existent. Que faire, alors ?

 

Le Technomage se gratta le crâne, et n’eut pas à réfléchir bien longtemps.

 

-         Pour l’instant, tu vas rester avec les autres Pestilens. Après la bataille, on retournera à la colonie. Toi, tu resteras caché dehors. On te trouvera un petit terrier où tu pourras nous attendre. Chitik, tu pourras lui apporter à manger ?

-         Je te protégerai ! déclara fermement la Vermine de Choc.

-         D’accord. Ou plutôt non ; après la bataille, vous partirez de votre côté. Personne ne devra vous voir.

-         Comme ça, ils croiront qu’on sera morts, et on ne nous cherchera pas ! comprit Chitik.

-         Oui ! Et moi… le Diacre a une magie puissante, mais aucune magie ne le mettra à l’abri de mes balles ! Je l’abattrai sans m’approcher, et je reviendrai vous chercher. On dira qu’en fait, vous avez réussi à vous échapper.

 

Il pivota vers le Moine de la Peste.

 

-         T’en penses quoi, Moly ?

 

Le Pestilens murmura :

 

-         Tu pourras vraiment… tuer le Diacre ?

 

Contrairement à Psody qui avait un lien de peur et d’admiration envers Vellux, Moly n’avait jamais aimé son propre maître. Il se réjouissait à l’idée de le voir mort, mais craignait pour la vie du Skryre. Celui-ci eut un inquiétant sourire.

 

-         Fais-moi confiance.

-         Alors je pense… je pense que c’est bien.

-         Et moi aussi, ajouta le Skaven Noir.

-         Parfait !

 

Les trois Skavens entendirent au loin la voix de Furghân crier encore. Chitik grogna :

 

-         Je dois y retourner, Furghân va se fâcher, sinon.

 

La Vermine de Choc s’éloigna à pas pressés. Diassyon s’assit tranquillement près du Moine de la Peste.

 

-         Tu te sens mieux ?

-         Un peu…

-         C’était la première fois que le Diacre a fait ça ?

-         Non… Il m’a déjà tripoté les fesses.

 

Le Skaven brun poussa un petit soupir, et tendit lentement la main vers le Skaven crème. Celui-ci s’en rendit compte.

 

-         Fais pas ça, murmura-t-il en tremblant.

-         T’inquiète.

 

Diassyon posa délicatement ses doigts sur l’épaule de son frère, sur une bande de tissu moins tachée. Celui-ci allait reculer, mais il éprouva soudain une sensation que jamais il n’avait ressentie. C’était une onde apaisante, une chaleur bienfaisante, qui réchauffa sa peau glacée. Rien à voir avec la lubricité malsaine de Soum. Moly sentit sa bouche sous ses bandelettes protectrices se plisser en un petit sourire de béatitude. Pour la première fois de sa vie, quelqu’un posait la main sur lui, sans violence, ni mépris. C’était uniquement de la bienveillance, et c’était agréable. Diassyon murmura :

 

-         Tout va s’arranger. Promis-promis.

 

Le Technomage resta ainsi quelques instants, comme pour communiquer sa propre énergie au Moine de la Peste, puis il recula le bras.

 

-         Allez, le convoi va repartir.

 

Moly renifla encore un coup, puis tous deux rejoignirent le reste de la troupe.

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