L'Enfant Terrible du Rat Cornu

Chapitre 23 : Credo de l'Assassin

6719 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 11/04/2020 10:51

Klur du Clan Eshin était nerveux. Il n’aimait vraiment pas l’extérieur. Même par la nuit noire, toutes ces petites étincelles dans le ciel, cette immense surface sans limites au-dessus de sa tête, les bruits des oiseaux de nuit qu’il ne connaissait pas le mettaient mal à l’aise. Chaque fois qu’il était allé à la surface, il n’y était resté que pour une heure ou deux, et il tenait le coup. Or, Gottliebschloss était un endroit isolé, loin de tout tunnel ou terrier, et pour l’atteindre, le Skaven anthracite avait dû marcher à l’air libre bien plus longtemps.

 

La forêt avait au moins l’avantage de l’abriter partiellement du ciel. Les branches feuillues craquaient au-dessus de sa tête. Il regarda derrière lui, et claqua de la langue pour rappeler à l’ordre les retardataires. Il n’était pas parti seul. Le Maître Assassin Tweezil l’avait intercepté juste avant sa sortie de Brissuc, et lui avait ordonné de prendre avec lui trois apprentis dont il n’avait pas envie de s’encombrer. Trois Skavens entrainés au maniement du couteau et de la sarbacane. Le plus petit d’entre eux, au pelage brun sombre, s’appelait Koursy. Le plus costaud, Vissan, avait un poil gris. Le troisième, plus grand et plus maigre, avait un pelage noir avec quelques rayures claires, et répondait au nom de Sazyé.

 

Klur n’aimait pas agir en groupe, et préférait travailler seul. Mais il fallait toujours obéir au Maître Assassin, s’il voulait continuer à grimper dans la hiérarchie du Clan, et mettre un jour la main sur la magie du Clan Eshin.

 

Ils arrivèrent enfin à proximité de leur objectif. Devant eux se profilait la forme sombre du château Gottliebschloss. Sazyé gloussa :

 

-         Oh-ho ! Beaucoup de massacre ! Je sens l’odeur du sang-sang !

-         Tais-toi ! cracha Klur. Silence, maintenant ! Laissez-moi réfléchir.

 

Le Skaven anthracite passa quelques longues minutes à contempler le château, pour étudier attentivement sa configuration. Il était encore relativement entier, sans faiblesse dans la muraille. Chaque angle des remparts était renforcé par une tour ronde. Au milieu de la cour intérieure se dressait le donjon, l’endroit où, il le savait, vivait généralement le chef, selon les coutumes des choses-hommes. Quelques gardes choses-hommes faisaient régulièrement le tour du chemin de ronde.

 

-         Chef, murmura la petite voix de Koursy.

-         Quoi ?

-         C’est quoi, la mission ?

 

Klur avait jugé bon de ne parler de leur but qu’au tout dernier moment. Ce moment était vraisemblablement arrivé. Il inspira profondément, et dit d’une seule traite :

 

-         Le chef des choses-hommes connaît un secret. Un secret qui pourrait rendre le Clan Eshin riche et puissant. Je dois trouver ce chef, et vous allez m’aider. Attention, je dois pouvoir lui arracher son secret avant de le tuer, donc vous ne devez surtout pas le blesser avant que j’aie fini avec lui ! C’est entendu ? Si l’un de vous lui fait quelque chose avant moi, il mourra-mourra !

-         C’est quoi, exactement, ce secret ? demanda Vissan.

 

Sans la moindre hésitation, Klur envoya d’un geste l’un de ses couteaux de lancer directement dans la gorge du Skaven gris. Ce dernier s’écroula avec un couinement étranglé. Koursy et Sazyé restèrent stupéfaits. Leur aîné retira d’un coup sec son couteau, et fusilla ses assistants du regard.

 

-         Vous voulez connaître le secret, vous aussi ?

 

Ni l’un, ni l’autre ne répondit.

 

-         J’en étais sûr. On y va, maintenant.

 

Klur savait où était sa cible. Du moins, il avait une bonne idée. En regardant encore le château, il distingua plusieurs fenêtres taillées dans le donjon. Il le savait, les choses-hommes avaient l’habitude de vivre le plus haut possible pour mieux repérer les ennemis, contrairement aux Skavens, qui restaient profondément sous terre. Le chef chose-homme devait fort probablement se cacher dans la pièce la plus haute. Le Coureur d’Égout fit un petit geste, et les trois Skavens se dirigèrent vers leur objectif en rampant dans les hautes herbes. Leur pelage sombre se confondait avec l’obscurité, qui ne gênait en rien leurs yeux habitués aux ténèbres. Ils pouvaient voir les flammes vacillantes des torches fixées tout le long du chemin de ronde.

 

Tout en progressant, le Skaven anthracite distingua l’odeur du sang de Skaven qui imbibait encore la terre, malgré les pluies et le vent qui avaient balayé la région. La défaite de Jourg du Clan Moulder avait dû être particulièrement violente pour les Fils du Rat Cornu. Klur se jura de faire payer aux choses-hommes le prix fort.

 

Ils s’arrêtèrent devant le fossé. C’était une grande tranchée large d’une dizaine de yards de largeur, et d’une profondeur similaire. Contrairement à d’autres, elle n’était pas pleine d’eau boueuse, mais garnie de longs pieux de bois, plantés vers le ciel comme pour le menacer. Très doucement, Klur descendit au fond de la fosse, imité par ses deux camarades. Tout aussi précautionneusement, les trois Skavens passèrent entre les lances taillées, en prenant garde de n’en faire craquer aucune.

 

Dix yards… un Skaven pouvait normalement franchir cette distance en deux bonds. Sazyé trépignait, impatient d’en sortir. Toutes ces tiges firent monter en lui un sentiment de claustrophobie. Il se rappela cependant les enseignements de Tweezil, sur le contrôle de soi, et fit un gros effort pour se calmer. Koursy, de son côté, s’appliquait à suivre Klur, jusqu’à poser ses propres pieds dans les traces laissées par son aîné.

 

Au bout d’un temps indéfinissable, les trois Eshin remontèrent hors de la crevasse, et étaient au pied du mur. Klur leva le museau, et renifla. Les choses-hommes évoluaient lentement au-dessus d’eux. Il ne sentait pas encore la peur ou l’agressivité. Il sourit.

 

Pas vus-vus !

 

Il était temps de passer aux choses sérieuses. Il balaya rapidement du regard la paroi de briques devant laquelle ils se trouvaient. Il repéra un coin plus praticable, près de l’une des tours faisant l’angle entre deux murailles. Sans hésiter, il s’accrocha aux pierres cimentées, et grimpa. Koursy et Sazyé le suivirent.

 

Klur ne disait rien, mais intérieurement, il fulminait. D’ordinaire, ce genre de muraille était un simple entraînement pour l’Eshin. Or, il ressentait encore la colère de Vellux, et cela faisait trembler sa main. D’autre part, les deux larbins étaient beaucoup moins assurés que lui, et grimpaient bien moins vite. Le Skaven anthracite s’arrêta, ferma les yeux, et se concentra. Lui qui adorait les missions d’assassinat, il était si nerveux qu’il ne prenait aucun plaisir à accomplir celle-ci. Quand il releva les paupières, il manqua de s’étrangler de rage. Sazyé l’avait dépassé, et Koursy était juste derrière lui. Comme s’ils cherchaient à l’humilier !

 

Le jeune Skaven brun tendit la main pour atteindre une nouvelle prise, lorsqu’il dérapa. Affolé, il saisit la première chose qu’il put pour se stabiliser… la queue de Klur. Le Skaven anthracite glapit à mi-voix :

 

-         Mais qu’est-ce que tu fais ? Lâche-moi, imbécile !

-         Non ! J’veux pas tomber !

 

Le Skaven anthracite siffla de rage. Il souleva sa queue pour lever Koursy à la hauteur de ses pieds. Le jeune Skaven brun eut l’air soulagé, en croyant voir le Coureur d’Égout l’aider. Naturellement, il n’en était rien. Klur envoya un puissant coup de pied sur le museau de Koursy, qui tomba avec un bref glapissement.

 

Aussitôt, deux gardes choses-hommes coururent dans la direction des Skavens. Klur se recroquevilla sous le renforcement du créneau, tandis que Sazyé rampa en un éclair jusqu’à la paroi de l’autre côté de la tour angulaire.

 

Le Skaven anthracite fit pivoter son oreille vers le haut. Il entendit les choses-hommes échanger quelques paroles. Il se félicita d’avoir appris leur langue.

 

-         Qu’est-ce que c’était ? demanda une première voix.

-         J’en sais rien, sergent ! répondit une deuxième voix. On aurait dit un animal.

-         Espérons que ce ne soit pas encore un homme-bête ! gémit une troisième voix

-         Vous croyez ? Oh ! Oh non !

-         Un peu de courage, soldat Kerner !

-         Mais, sergent… vous savez que tant qu’on n’a pas renouvelé nos troupes, la moindre attaque peut nous renverser !

-         Suffit, Kerner ! Ne parlez comme ça, vous allez contrarier Ulric ! C’est juste un sanglier qui est tombé dans la fosse. Vous voyez bien qu’il n’y a personne ! On enlèvera sa carcasse demain. Allez, reprenez votre position !

 

Plusieurs bruits de bottes sur le pavé s’éloignèrent. Enfin, il n’y avait plus personne. Les deux Skavens se rejoignirent sur le chemin de ronde. Ensemble, ils redescendirent de l’autre côté, et se retrouvèrent dans la cour. Ils se cachèrent derrière une pile de tonneaux où ils reprirent leur souffle.

 

-         Bon, on y est. Maintenant, nous devons monter au sommet de cette tour.

-         Comment on le tue ? Sarbacane ? Pistolet à malepierre ? Ou étoiles de lancer ?

-         Je m’en occupe, Sazyé. Toi, tu restes ici-ici, et si jamais une chose-homme s’approche trop, tu siffles !

-         Bien, chef...

 

Le Coureur d’Égout sortit des plis de sa cape une lame caudale, une courte lame plate fixée à un anneau qu’il passa à sa queue. Le Skaven rayé n’avait pas l’air très concentré. Cela irrita Klur, qui murmura d’une voix chargée de soupçons :

 

-         Hum… T’as l’air distrait-ailleurs !

-         Oh ! Euh… ben… c’est que…

-         Quoi-quoi ?

-         Chef, vous avez entendu les choses-hommes ?

-         Et alors ?

-         Ils sont encore affaiblis ! Le Clan Moulder a fait beaucoup de dégâts-dégâts ! On peut prendre-prendre ce clapier !

 

C’était une idée, et Vellux pourrait peut-être récompenser celui qui la lui proposerait. Mais Klur réalisa quelque chose d’autre, qui lui fit froncer les sourcils.

 

-         Tu veux dire que tu comprends la langue des choses-hommes ?

-         Oui ! Tweezil m’a appris.

 

Cet aveu fut la dernière erreur de Sazyé. L’instant d’après, il agonisait derrière le tas de barils, la gorge fendue d’une oreille à l’autre, pendant que Klur escaladait la muraille. Tout en grimpant, il se félicita de sa clairvoyance. Aucun risque de se faire trahir par un de ses hommes-rats qui vendrait la mèche à Tweezil. Il ne lui fallut qu’une minute pour atteindre la fenêtre la plus haute. Quand il y parvint, il jeta un bref coup d’œil. Il vit une chose-homme penchée sur un bureau, en train d’écrire quelque chose. Elle était très large, et sa figure était couverte d’une épaisse fourrure hirsute. Instinctivement, le Skaven anthracite sut qu’il avait trouvé sa cible. Il revint très doucement à la fenêtre. La chose-homme était levée, et lui tournait le dos. D’un bond, Klur se jeta sur elle, et la plaqua au sol. Elle la retourna en un mouvement, s’assit dessus, lui plaqua une main sur la bouche, et posa sur son cou la lame du couteau qu’il tenait dans son autre main, ainsi que le tranchant de sa lame caudale.

 

La grosse chose-homme velue écarquilla les yeux, et son front s’inonda aussitôt de sueur. Il essaya bien d’articuler quelques mots, sans succès. L’Eshin chuchota dans un reikspiel plus qu’approximatif :

 

-         Attention-attention, chose-homme. Si toi bouger trop, si cries-hurles, te tue. Compris-compris ?

 

La chose-homme acquiesça de la tête. Klur éloigna sa main de la bouche de son prisonnier. Il demanda :

 

-         Toi Gottlieb ?

-         Oui.

-         Parfait.

 

Klur ne put s’empêcher d’éprouver une sensation de plaisir lui rappelant celle qu’il ressentait quand il jouait avec une reproductrice. Les effluves de la peur de cette chose-homme étaient un délice. Mais il ne perdit pas de vue sa mission. Il approcha son museau du nez de Gottlieb, et demanda :

 

-         Où est Prophète Gris parti ?

-         Lâche-moi, rejeton du Chaos !

 

Le seigneur essaya bien de bouger, mais Klur pressa plus fortement ses lames sur sa gorge. Il répéta d’un ton plus menaçant :

 

-         Où Prophète Gris parti est ?

-         Mais quoi ? Je ne comprends pas !

 

Cette réponse ne manqua pas de désarçonner le Skaven. En effet, il n’avait pas prévu quoi faire en cas d’incompréhension. Cette sous-créature était peut-être trop bornée pour savoir ce qu’était un Prophète Gris.

 

-         Messager du Rat Cornu.

-         De qui ? De quoi ?

-         Le Rat Cornu ! Prophète Gris messager est. Où ?

 

Comme le chef ne répondit pas, Klur tenta une approche plus simple.

 

-         Skaven avec poils blancs, et cornes. Tu comprends ?

-         Hein ? qui est Skaven ? Ah oui ! « Skaven », c’est votre peuple, n’est-ce pas ?

-         Oui ! glapit l’Eshin avec impatience. Skavens sont Fils du Rat Cornu. Je sais ici caché Skaven avec poils blancs et cornes !

 

Gottlieb eut l’air de réfléchir, et finalement s’exclama :

 

-         Oui ! Un petit Skaven Blanc avec des cornes !

-         C’est ça, c’est ça ! Comment s’appeler Skaven ?

-         Euh… attendez… Potry, ou… Psody !

 

Klur sursauta en entendant le nom de son frère cadet. C’était donc vrai. Il n’avait pas tué sa cible, le petit Prophète Gris renégat avait échappé à la mort ! Et s’il ne découvrait pas où il était parti, il subirait la colère de Vellux ! Il devait absolument savoir. Il posa sa main libre sur la joue de la chose-homme, et enfonça la pointe de ses griffes dans la chair blanche de la chose-homme. Il articula :

 

-         Où est Psody ?

-         Je… je n’en sais rien.

-         Tu mens ! Parle !

 

Le Coureur d’Égout remarqua un changement d’humeur chez la chose-homme : la peur laissait place à la colère.

 

-         Je savais que cette maudite créature allait apporter le malheur !

-         Assez ! Dis à moi où est Psody ! Maintenant !

-         D’accord, d’accord. Autant que cette petite crapule reçoive ce qu’elle mérite ! Votre ami…

-         Psody pas mon ami ! Psody traître pour mon peuple !

-         Oui, pardon, je comprends ! Je… Psody a été emmené à Altdorf.

-         Altdorf ? répéta le Skaven anthracite.

-         La capitale de l’Empire des hommes ! Vous la connaissez ?

 

Klur ne dit rien, et réfléchit. Tous les Skavens connaissaient Altdorf, ainsi que la citadelle de Sub-Altdorf, l’une des plus grandes villes des Fils du Rat Cornu. Altdorf n’était pas très loin de Brissuc, il ne fallait que quelques semaines de marche pour s’y rendre, et tous les Skavens sur place étaient bien renseignés sur la société des choses-hommes. Mais Altdorf était une très grande cité, et y retrouver un petit Skaven Blanc n’était pas chose aisée. Il fallait demander au chef chose-homme d’autres informations.

 

-         Dis-moi autre chose !

-         C’est tout ce que je sais, je vous jure !

-         Dis-moi autre chose en plus ! gronda Klur, en laissant tomber quelques bulles de bave sur la tête de Gottlieb.

-         A… attendez ! Il… il n’est pas parti seul. Il était avec trois autres personnes !

-         Qui ?

-         Deux Humains et un Nain ! Il y avait un prêtre de Shallya, Romulus, et deux aventuriers. L’Humain s’appelait Félix, et le Nain, Gotrek !

 

Klur se frotta pensivement le menton.

 

Gotrek et Félix… Curieux, ça me dit quelque chose… Vellux devrait savoir.

 

Puis, revenant à Gottlieb :

 

-         Tu savoir autre chose ?

-         Non, non ! Parole d’honneur, si je mens, que je meure !

-         D’accord !

 

Et sans aucune autre forme de procès, Klur lui renversa la tête en arrière, et lui sectionna la carotide de ses deux lames. Le sang gicla des blessures béantes comme un double geyser. L’odeur du sang lui fit tourner la tête, il en but goulument quelques gorgées en suçant directement l’une des plaies.

 

Quand il eut son compte, il se redressa, et ricana doucement. Soudain, un coup de feu éclata dans le bureau. La balle précipita le Coureur d’Égout en arrière. Une violente douleur explosa dans son épaule. Le Skaven anthracite se releva, et vit une femelle chose-homme. Elle était plus grande que lui, avait une fourrure crânienne jaune, et le regardait dans les yeux avec des éclairs de rage sortant des pupilles. Elle tenait une arquebuse encore fumante. Klur siffla bruyamment, exhibant ses incisives. Mais la femelle ne parut nullement effrayée.

 

-         Que fais-tu là, monstre ?

 

Le Skaven glissa la main sous sa cape, pour se tenir la clavicule. Il baissa la tête, et recula lentement vers la fenêtre. Puis soudain, il lança une de ses dagues droit vers le cœur de la femelle. Celle-ci fut plus rapide encore, et bondit sur le côté. Le couteau de jet rebondit sur le mur de pierre. Trois choses-hommes armés de hallebardes apparurent à la porte.

 

-         Un homme-bête !

-         Par la crinière d’Ulric !

-         Il a assassiné le seigneur Gottlieb !

-         Tuez-le ! ordonna la reproductrice.

 

Klur n’attendit pas davantage. Sans hésiter, il sauta par la fenêtre. Heureusement pour lui, il avait repéré un tas de foin non loin des tonneaux. La paille amortit sa chute. Les choses-hommes à la fenêtre crièrent au meurtre. Quelqu’un souffla dans une corne. L’Eshin bondit, et se précipita vers la muraille. L’adrénaline amoindrit la douleur à son épaule, et il n’eut pas trop de mal à remonter le mur d’enceinte. D’autres coups de feu claquèrent dans la nuit, les balles ricochèrent autour de lui sans le toucher. Il ne voulut pas plonger dans la fosse et risquer de s’empaler sur des pieux. Il repéra rapidement un endroit où l’escalade serait moins périlleuse. Tout en traversant la tranchée, il entendit un grand raclement de chaînes.

 

Le pont-levis !

 

Les choses-hommes semblaient vraiment décidées à le rattraper. Même privé de glandes à musc, il ressentit une réaction de panique. Quand il s’extirpa de la fosse, il fonça ventre à terre vers la forêt.

 

Klur suivait l’odeur de l’urine de ses assistants pour retrouver son chemin vers le terrier. Le nez à ras du sol, il courait comme il n’avait jamais couru. Les feuilles mortes craquaient sous ses pieds, et les branches d’arbres au-dessus de sa tête filaient tellement vite qu’il avait l’impression de circuler dans un tunnel. Il sentait ses poumons s’embraser, et l’air circulait si violemment à travers sa gorge qu’elle en devint douloureuse. Le Skaven anthracite était capable de piquer d’impressionnantes pointes de vitesse pour échapper à ses ennemis, mais il n’avait pas l’habitude de courir aussi vite aussi longtemps. Il jeta un bref coup d’œil derrière lui, et ricana entre deux quintes de toux. Personne n’avait pu le suivre.

 

Soudain, quelque chose de blanc et de gluant lui sauta littéralement à la figure. En un quart de seconde, il se retrouva complètement immobilisé. Il hoqueta de surprise et écarquilla les yeux en réalisant qu’il était emberlificoté dans une énorme toile de soie collante tendue entre les arbres.

 

-         J’t’ai eu, j’t’ai eu ! siffla alors une étrange voix chuintante.

 

Klur ne pouvait même plus bouger la tête. Il distingua une forme sombre et tronquée se déplacer vers lui, et lui faire face. L’Eshin sentit son cœur s’affoler. Il voyait une très inquiétante créature qui n’avait absolument rien de naturel. Cette chose avait la tête d’un Skaven, une queue de Skaven, mais son corps boursouflé était celui d’une monstrueuse araignée. Elle avait quatre longues jambes et quatre longs bras articulés en guise de membres.

 

-         Quelle belle grosse mouche !

 

Klur glapit d’épouvante. Le Skaven-araignée fouetta l’air de sa queue, et planta l’extrémité de son appendice dans le cou du Skaven anthracite. Il perdit aussitôt connaissance.

 

*

 

Klur se réveilla en sursaut, pour comprendre qu’il était dans une bien triste posture. Ses chevilles et ses poignets étaient joints, attachés solidement avec une chaîne cadenassée autour d’une longue tige d’acier coincée entre deux troncs d’arbre. Il était donc suspendu tel un animal capturé après une partie de chasse, sans le moindre équipement ni vêtement sur lui.

 

-         Hé bien, hé bien, enfin réveillé-conscient ?

 

Le Skaven anthracite tordit le cou vers celui qui avait parlé. Il frissonna malgré lui. Il se trouvait dans une clairière avec deux tentes dressées de part et d’autre d’un feu. Devant lui se tenaient cinq Skavens. Normalement, Klur aurait dû se sentir un peu rassuré de retrouver des êtres de sa race après avoir fui les choses-hommes, mais ces Skavens-là ne pouvaient pas être de vrais Fils du Rat Cornu. Leur apparence était étrange, malsaine. Tous avaient la fourrure teinte de couleurs vives, principalement cyan, rose, pourpre, turquoise. Leur corps aussi était dérangeant à regarder. L’un d’eux avait d’immenses oreilles déployées tels deux éventails de chair, et une trompe flexible en guise de nez qui frétillait de manière presque lubrique. Le deuxième avait deux jambes musculeuses munies de sabots, une corne émergeait de son front. Le troisième Skaven brandissait quatre coutelas, ce qui n’était guère étonnant si l’on considérait qu’il avait quatre bras. Le quatrième lascar exhiba d’immenses dents acérées comme des dagues, plantées dans une mâchoire longue de près d’un pied. Ses griffes étaient tout aussi menaçantes. Enfin, le cinquième, celui qui s’avançait à présent de l’Eshin, présentait des pieds d’oiseau de proie, son dos était parsemé de plumes, et ses yeux, fendus d’une pupille double, lui conféraient un regard particulièrement inquiétant.

 

Klur crut d’abord voir la folie créatrice d’un quelconque Mutateur du Clan Moulder, mais il comprit rapidement qu’il n’en était rien, quand il distingua les tatouages peints sur le ventre et la poitrine de ses ravisseurs. Sans peine, il reconnut le dessin qui représentait le dieu à plaisirs des choses-bizarres.

 

-         Qui êtes-vous ? cracha-t-il.

-         Nous sommes les Nouveaux Fils d’Aescos, répondit le Skaven à plumes.

-         Aescos… Karkadourian ?

-         Lui-même, barrit le Skaven à long nez.

-         Vous êtes tous moches !

-         Et toi, tu n’arrives pas à voir la beauté. Tu n’y arriveras jamais, tant que tu n’auras pas reçu l’illumination de Slaanesh.

 

L’Eshin serra les dents. Ces Skavens avaient donc abandonné le Rat Cornu, et étaient passés du côté de l’un de ses dieux ennemis.

 

-         Fils indignes du Rat Cornu !

-         Ton Rat Cornu n’est rien, par rapport à Slaanesh ! rétorqua le Skaven à plumes.

-         Tu sais, il n’y a pas très longtemps, nous étions comme toi, expliqua le Skaven à quatre bras. Le Prophète Gris Vellux nous a envoyé à la mort. Quand les choses-bizarres sont arrivées, nous avons cru que c’était la fin.

-         Mais finalement, Karkadourian ne nous a pas pris la vie, continua le Skaven à la trompe. Il nous a donné une nouvelle vie, avec un nouveau corps, et de nouvelles sensations !

 

Klur écarquilla les yeux de surprise.

 

Chitik a dit que tous ceux qui n’étaient pas rentrés avec lui étaient morts ! Il s’est trompé ! Karkadourian les a transformés ! Ce sont des Skavens-bizarres, maintenant !

 

-         Karkadourian vous tuera quand il n’aura plus besoin de vous, idiots-crétins !

-         Tu crois que Vellux aurait fait mieux ? Il tue les Skavens des autres colonies, ou en fait des esclaves. Mais nous, nous avons reçu un cadeau magnifique, et tu pourrais avoir aussi ce cadeau-don.

-         Vous êtes cinglés ! Relâchez-moi !

-         Pas tout de suite, susurra le Skaven à plumes. D’abord, faut qu’on parle-parle.

-         De quoi, sale traître ?

 

Le Skaven à plumes émit un petit rire, et siffla vers les arbres. Des branches craquèrent, des feuilles bruissèrent, et le Skaven araignée se laissa tomber au sol. Il portait sur son dos un corps empaqueté dans une épaisse toile blanche.

 

-         Sors-le de là, on va jouer un peu.

 

Le Skaven griffu déchiqueta les fils en quelques coups de patte, et sortit des résidus de soie un petit Skaven au poil brun foncé. Klur grinça de colère.

 

-         Koursy ! Sale petite vermine ! C’est toi qui m’as livré-donné !

 

Le jeune Eshin n’avait pas l’air d’un Skaven heureux d’avoir réussi un mauvais coup. Il tremblait de peur. Le Skaven à plumes expliqua :

 

-         On a capturé ce petit lapin alors qu’il fuyait. Trop peur-peur pour résister, il nous a dit qu’il avait participé à une mission importante. On a recueilli sa pisse-pisse pour faire une fausse piste-piste, et l’ami Rekrap ici présent t’a pris dans ses filets.

 

Le griffu et celui aux sabots maintinrent Koursy entre deux jeunes arbres, et le nommé Rekrap, le Mutant araignée, lui ligota les poignets et les chevilles avec sa toile gluante. Le Skaven à plumes s’approcha à quelques pouces de l’Eshin. Il pencha la tête en avant et demanda :

 

-         Je veux savoir ce que vous faisiez chez ces choses-hommes.

-         Crève-crève !

-         Non, c’est toi qui vas mourir-mourir, si tu restes muet. Tu vas voir comment.

 

Et le calvaire commença pour le malheureux Koursy.

 

Le jeune Coureur Nocturne gémit et sentit des larmes de terreur lui monter aux yeux. Le Skavens Mutant avec de grandes griffes ouvrit une trousse de cuir, et en sortit une courte lame plate et un savon. Le Skaven anthracite avait déjà vu de tels accessoires dans les maisons des choses-hommes, près des baignoires. Le Mutant plongea le savon dans un seau plein d’eau, barbouilla Koursy de mousse blanche, et entreprit de le raser méthodiquement.

 

L’opération dura un certain temps. Quelquefois, Koursy poussait un petit cri de douleur, en particulier quand son bourreau rasait un endroit plus sensible de son corps. Quand il n’eut plus le moindre poil visible, le Skaven griffu lui envoya le seau d’eau pour le rincer, et prit un plaisir non dissimulé à le torturer, lentement, très lentement. D’abord, il lui arracha les yeux, l’un après l’autre. Puis il lui sectionna à coups de dents les doigts d’une main, puis de l’autre. Ensuite, il stria sa chair de plaies de ses longs ongles.

 

Klur resta muet. Pour amadouer ses geôliers, il contemplait cet odieux spectacle, conscient que les conséquences pourraient être terribles pour lui s’il faisait mine de ne pas entrer dans le jeu de ces abominables Skavens. Les crissements désespérés de son complice lui firent serrer les dents. Et plus il criait fort, plus les Skavens Mutants riaient. Cet odieux traitement sembla s’étirer sur une éternité. Enfin, le Skaven à plumes fit un geste de la main. Le Skaven griffu acquiesça d’un petit signe de tête, et sans la moindre hésitation, plongea sa main dans la poitrine de Koursy, en extirpa son cœur, et l’enfonça dans sa bouche.

 

Enfin, les cris se turent. Il n’y eut plus que l’odeur du sang, et le gargouillis écœurant de toute la tripaille de l’Eshin qui se répandit sur l’herbe. Klur était médusé. Il n’avait pas eu idée d’un tel déploiement de violence, d’une manière aussi méthodique.

 

Ils sont déments-déments !

 

C’est alors qu’il remarqua qu’au loin, l’horizon rosissait, annonçant l’arrivée du soleil. Le chef plumé s’adressa aux autres.

 

-         Mes amis, le jour va se lever. Nous allons laisser à notre invité le temps de réfléchir. Rekrap, retourne surveiller le château des choses-hommes. Maintenant, allons nous coucher.

 

Le Skaven-araignée grimpa aux arbres en un éclair. Les autres gagnèrent leur tente. Seul le chef resta près de Klur. Il murmura :

 

-         Quand la nuit tombera, tu choisiras : ou tu dis tout ce que tu sais, et tu renonces à Brissuc, et tu nous suis, et Karkadourian te transformera en l’un des nôtres, ou tu t’obstines à te taire, et tu finiras comme ton apprenti, en pire.

 

Le Skaven à plumes gratifia son prisonnier d’un sourire glacial.

 

-         Tu sais, ça picote un peu au début, mais tu ne le regretteras pas.

-         Le Rat Cornu va tous vous faire pourrir les entrailles, infidèles !

-         Le soleil va t’aider à réfléchir, Eshin. Profites-en bien !

 

Puis il alla s’allonger dans l’un des abris.

 

Klur du Clan Eshin était maintenant tout seul. L’astre solaire commençait à chauffer sa fourrure d’une manière désagréable. La lumière lui piqua les yeux. La bave lui monta aux lèvres. Le spectacle écœurant lui avait secoué l’estomac, mais il était bien décidé à ne pas se laisser faire.

 

Faut que je m’évade ! Mais d’abord, attendre qu’ils dorment-dorment.

 

Le Skaven anthracite n’était pas un novice terrorisé et sans défense. Il avait un plan. Il dut attendre d’être sûr que tous ses ravisseurs dormissent. Il décida de compter une heure. Une heure durant laquelle son odorat exacerbé fut pollué par la puanteur âcre de Koursy, déjà attaqué par des centaines d’insectes charognards. Au bout d’une demi-heure, il sentit une envie oppressante titiller sa vessie. Il se contorsionna comme il put, et se mit en position pour pouvoir uriner vers le sol sans en mettre sur son pelage, et risquer de garder sur lui une odeur trop forte.

 

Puis, quand il jugea le moment venu, il se plia en deux, et ramena sa queue annelée juste sous son nez. Il repéra entre deux bourrelets de chair une longue cicatrice impossible à repérer pour un œil non exercé. Une coupure de la part d’un de ses adversaires plus vifs que lui ? Non, c’était lui-même qui s’était tailladé ainsi. Précisément en prévision d’un jour comme celui-là. Il rongea son appendice, le plus délicatement possible. Rapidement, quelques gouttes de sang suintèrent de la blessure rouverte. Il lécha, tâtonna avec la langue, et finalement trouva ce qu’il cherchait.

 

Il saisit entre ses dents une petite bille de métal. Cette bille était la tête d’une longue épingle, qu’il avait dissimulé sous sa peau, afin d’avoir toujours de quoi crocheter les serrures. Il retira lentement l’épingle de sa cachette, enroula le bout de sa queue autour, et avec d’infinies précautions, l’introduisit dans le cadenas. Il lui fallut une longue minute pour réussir à déverrouiller l’entrave. Le cadenas céda avec un claquement sec, et le Skaven anthracite eut les mains libres. Tout en se maintenant suspendu par les bras, il dégagea ses pieds, et se laissa tomber par terre.

 

Enfin, Klur était libre. Il se promit de replacer une autre aiguille une fois rentré à Brissuc. Avec un bâton, il ramassa un morceau de toile du Skaven-araignée, et le posa sur sa blessure, afin d’arrêter le saignement et d’éviter de laisser une piste. Puis il s’éloigna à pas de loup de la clairière. Au passage, il jeta un dernier coup d’œil vers les deux tentes où dormaient les Skavens Mutants. Il n’hésita pas longtemps. Il continua sa progression en rampant, puis marcha quelques yards en prenant garde à ne pas faire craquer la moindre branche. Quand il estima s’être suffisamment éloigné du campement, il courut à toute vitesse vers la colonie.

 

Pendant qu’il galopait, Klur se demanda une chose, une seule.

 

Koursy est mort, il a terriblement souffert-souffert. Il me cassait les oreilles, à force de crier. Pourquoi je n’ai pas puni ce Skaven à plumes ?

 

Il ne fut pas long à trouver la réponse.

 

Je ne vais pas risquer ma vie pour venger ce crevard-minable !

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