Quai n°3

Chapitre 14

2588 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/01/2015 16:09

C'était un matin, le ciel était rose et l'atmosphère pesante. Glen était debout sur le quai de la gare et personne d'autre ne semblait habiter la ville tant elle était silencieuse et déserte. Il était parfaitement seul, les yeux dans le vide, l'esprit fixé sur une seule et même personne : Russel. Cela lui semblait être une obsession et il ne pouvait pas s'en détacher. La Terre était peut-être dépourvue de toute vie humaine ce matin, mais Russel, lui, était pourtant bien présent dans ses pensées. D'ailleurs il allait bientôt arriver, c'était certain. Le panneau d'affichage des horaires de train avait disparu et Glen ne savait pas quelle heure il était, mais il savait qu'il serait bientôt là. Tout à coup, le temps s'arrêta un moment. Il n'était plus sur le quai de la gare mais dans un lit, allongé aux côtés de Russel qui le regardait timidement, la tête posée sur son torse. Quelques rayons de soleil éclairaient son visage. Ses cheveux ébènes, sa barbe de trois jours et ses yeux noirs et profonds dans lesquels Glen s'égarait un peu trop souvent. Il était grand, fin, il était beau, allongé là, à côté de lui. Et lorsqu'il lui adressa un sourire, Glen ne put s'empêcher de se relever pour l'embrasser fougueusement. Il sentit les bras de Russel l'entourer pour le tirer vers lui et ils tombèrent tous les deux à la renverse. Puis, un vide immense s'ouvrit sous eux. Glen se sentit tomber comme s'il chutait du haut d'un sommet infini. Une insupportable sensation, poignante et aiguë, s'empara de son coeur, qui semblait se détacher de lui au fur et à mesure qu'il tombait. Ensuite, le noir complet. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il se trouvait à nouveau sur le quai de la gare. Mais cette fois, Russel se trouvait de l'autre côté des rails, comme d'habitude. Il le regardait fixement, le visage inexpressif. Alors, Glen se mit à l'appeler et à crier son prénom au milieu d'un silence presque parfait. Russel esquissa un sourire et s'avança vers lui pour le rejoindre. Il sauta sur les rails pour les traverser, ne quittant pas Glen du regard une seule fois. Puis, un bruit sourd gronda tout d'abord. Le sol se mit à trembler sous leurs pieds et un sifflement aigu retentit soudainement, dans un fracas épouvantable. Russel tourna la tête à droite. Un train arrivait droit sur lui à vive allure, et rien ne semblait pouvoir l'arrêter. Glen essaya de crier, mais l'avant du train avait déjà heurté Russel violemment. Tout à coup, Glen se réveilla en sursaut. Son coeur battait fort dans sa poitrine et il se sentait essoufflé, perdu. Ses yeux cherchaient quelque chose à laquelle se raccrocher dans la pénombre de sa chambre. Une petite lumière rouge perçait le noir de la pièce. Glen se frotta les yeux et arriva à distinguer les chiffres de son réveil numérique qui brillaient dans l'obscurité. Il affichait 4h38 du matin. Il se mit à chercher à tâtons l'interrupteur à côté de sa table de nuit. Lorsque la lampe s'alluma, il se mit à scruter sa chambre de long en large. Un lourd silence régnait dans l'appartement et Glen avait horreur de ça. Alors, il se leva de son lit, mit un peu de musique et partit chercher une cigarette. À sa fenêtre, il fumait en repensant au rêve, ou plutôt au cauchemar qu'il venait de faire. Il avait entendu que les rêves avaient toujours une signification et il se demandait alors ce que pouvait être celle du sien. Un décor étrange, silencieux et inquiétant, puis un moment privilégié avec l'homme occupant ses pensées, au milieu de rayons de soleil mielleux et d'une atmosphère douce et apaisante pour se terminer en une chute vertigineuse menant à un accident aussi soudain que fatal. Un effrayant, un horrible accident. Glen repensa aussi au visage impassible de Russel à l'arrivée du train, comme si rien ne lui importait, pas même la mort. Cette image le faisait frissonner. Peut-être que tout cela avait un rapport avec leur dispute de la veille. Il revit alors la mine timide de Russel à la gare, lui demandant un second rendez-vous. Une image plutôt attendrissante. Pourtant, Glen l'avait rejeté d'un ton méprisant qu'il regrettait déjà. Mais l'attitude de Russel le lendemain de leur première nuit l'avait vexé ; soudainement, il s'était montré froid et distant jusqu'à ce qu'il s'en aille. Et ce que Glen détestait plus que tout dans ce comportement, c'était qu'il le connaissait déjà. Il connaissait le risque qu'il prenait à chaque fois qu'il embrassait un homme hétérosexuel. Selon lui, un hétéro réfléchissait toujours beaucoup, et même beaucoup trop sur ses sentiments et sur les conséquences d'un tel désir que ce soit dans la société ou dans sa propre estime. Et le risque était alors d'être effacé, rejeté par l'autre du jour au lendemain, par un manque d'audace et peut-être d'amour. Un homme n'assumant pas ses désirs de peur d'être jugé ou bien de perdre son sentiment de virilité. Voilà ce que Glen n'aimait pas. Pour lui, tout cela était faux ; même s'il aimait les hommes, il n'avait jamais perdu la conviction d'en être un pour autant. D'ailleurs, il s'était même endurci à travers ses sentiments et son homosexualité. Perdre quelques uns de ses amis ou bien devenir la bête de foire de son école car on en a trop dit à son meilleur ami qui n'a pas su tenir sa langue, voir la lueur de fierté s'effacer des yeux de son père, se faire insulter ou bien se faire virer d'un bar parce que l'on a embrassé un autre homme en public et que cela gênait certains clients. Tout cela, il l'avait connu. Et rien n'avait été facile, jamais. Mais l'adolescent qu'il avait été avait réalisé que tout le monde n'était pas comme ces enfants tyranniques de son école, aux sourires moqueurs plein de ferraille répugnante et de rires puérils. Et que toute cette colère avec laquelle il s'était forgé une armure contre la société et ces sentiments qu'il haïssait, ne lui servait plus à grand chose maintenant. Il fallait avancer et accepter la stupidité des autres, après tout la bêtise est humaine. Et même s'il aime encore maintenant critiquer et provoquer les esprits imperméables avec amusement, il a appris à aimer et à accepter ce qu'il est, qu'importe les moqueries et les préjugés. Il connaît sa vraie valeur et désormais, c'est lui qui se moque de ceux qui la jugent, aveuglés par leurs principes. Il est fier d'être l'homme qu'il est et les autres n'ont qu'à l'accepter tel qu'il est. Et il aimerait que les autres en fassent autant. Que tous ces hommes qui l'ont déçu en le rejetant ou en disparaissant de sa vie sans plus jamais lui donner de nouvelles, assument leurs actes et leurs sentiments. Mais sa colère venait surtout du fait que, au final, en rejetant leurs sentiments, ils le rejetaient lui, comme on l'avait toujours rejeté. Et alors, cette façade d'adolescent rebel et orgueilleux semblait réapparaître malgré lui. Et le meilleur moyen de faire face à un rejet était de rejeter. Le mal par le mal. C'est pourquoi il avait provoqué Russel d'une telle façon en le repoussant d'un air triomphant. Et c'est maintenant qu'il se rendait compte de sa stupidité et de son orgueil. Car toutes ces choses qu'il avait dit, il ne les pensait pas. Tout ce qu'il avait voulu à ce moment là, n'était rien d'autre que de se venger de ses vieux démons égoïstement, sans penser au mal qu'il avait sûrement fait à Russel à travers toutes ces paroles blessantes. Et Glen savait que là se trouvait son plus grand défaut : montrer sa fierté par l'affront et la provocation. Tout le mal qu'on lui avait fait, il le rejetait sur les autres. En pensant alléger sa conscience, il l'alourdissait davantage de regrets. Puis, il se dit que Russel sortait du lot. Lorsque Glen revit son visage figé, plein de colère et de déception après lui avoir lancé que jamais il n'aurait dû venir lui adresser la parole, il sentit un goût amer lui peser dans la bouche. Il ne voulait pas que Russel le déteste et il s'en voulait d'avoir été aussi méchant avec lui. C'était quelqu'un de bien et jamais il n'avait mérité de telles paroles. Mais Glen était comme ça ... Qu'est ce qu'il détestait s'attacher ! Pour lui, l'amour n'était rien d'autre qu'une source de souffrance et de regret. Il ne fallait pas qu'il aime. Il ne devait pas aimer Russel. Mais il n'avait pas le droit de se permettre de lui faire du mal. Il le respectait trop pour ça. Il devait se faire pardonner d'être aussi borné, au moins ça ... Glen avait pris sa décision. Il baissa les yeux et scruta la petite ruelle en dessous de lui. Tous les volets des devantures un peu délabrées qui lui faisaient face, étaient fermés et éclairés par la chaude lumière orangée des lampadaires tandis que l'air de la nuit était frais et la ville plutôt silencieuse. Seules les quelques notes de musique s'échappant de son portable résonnaient timidement. Il écrasa un long bâillement et se frotta les paupières. Puis, sa cigarette étant consumée, il jeta le mégot et referma sa fenêtre pour aller se coucher. Glen venait d'arriver devant le petit hall de la gare lorsqu'il s'arrêta pour fumer une cigarette. Il patientait, un peu anxieux, et guettait l'arrivée de Russel, à droite, puis à gauche. Il ne savait pas encore vraiment ce qu'il lui dirait. Il verrait bien. La ville commençait à s'animer un peu, et quelques personnes arrivèrent dans sa direction pour rejoindre la gare. Dans le ciel, le soleil commençait à se lever, et ses rayons rose-orangés débordaient au dessus de quelques immeubles. Glen plongea son regard dans cette lumière qui semblait le réchauffer un peu en cette froide matinée. Puis, une silhouette apparut dans un coin de son champ de vision. Il la reconnut tout de suite. Et tandis que Russel s'avançait vers lui, Glen finissait sa cigarette en se demandant comment tout cela allait se passer et par où il commencerait son discours, si Russel le repousserait, s'il l'écouterait ou s'il passerait à côté d'un air indifférent ... Il leva les yeux en sa direction et leurs regards se rencontrèrent. Alors, Glen s'avança devant lui. Les deux jeunes hommes se faisaient maintenant face et aucun d'eux n'osa prendre immédiatement la parole. Ils se dévisageaient, et chacun essayait de trouver des réponses dans les yeux de l'autre. Russel ne comprenait pas ce qu'ils avaient encore à se dire aujourd'hui puisque leur discussion d'hier lui avait semblé être la dernière. D'ailleurs, Glen pouvait voir sur son visage une expression de rancoeur qui le rendait froid et distant. Il voyait alors les dégâts qu'il avait causé. Mais malgré tout, il ne faillit pas et se lança sans vraiment réfléchir : - Russel, commença-t-il, je vais pas tourner autour du pot. Je voudrais déjà m'excuser pour ce que je t'ai dit hier ... C'était stupide et je ne le pensais pas. Tu mérites mieux, et t'es quelqu'un de bien et ... Je voulais pas que mes dernières paroles soient celles d'hier. Russel ne répondit rien. Il resta impassible et se mit à regarder tout autour de lui, au loin. - Où tu veux en venir exactement ? demanda-t-il sans regarder son interlocuteur. - Nulle part, je suppose, répondit Glen. Comme je te l'ai dit, je ne voulais pas te laisser avec tout ce que je t'ai dit hier. C'était pas justifié. - Et ça ne l'est toujours pas, lança Russel en le regardant droit dans les yeux. Mais Glen ne sut pas répondre. Alors il poursuivit : - Voilà, en fait, ce que j'aimerais ce ne sont pas des excuses mais des explications. Parce que j'ai du mal à savoir ce qui a pu te rendre aussi méprisant envers moi tout à coup. - D'accord, répondit Glen en soupirant. C'est ... c'est juste que ... j'avais pas envie de partir aussi tôt la première fois, lança-t-il soudainement. - Comment ça ? demanda Russel en fronçant les sourcils. Glen soupira. - Je ... Russel, c'est compliqué ... - En effet, dit-il. J'ai du mal à te comprendre ... - J'ai pas l'habitude de dire ce que je ressens, comme ça ... Russel haussa les épaules : - Je dois faire quoi alors ? - Écoute, commença Glen, ce qu'il y a, c'est que ... J'avais vraiment l'impression que t'avais juste envie de me voir partir, que ça te faisait chier ou que tu regrettais ce qu'il s'était passé. Et j'aurais très bien pu m'en foutre complètement et repartir en me disant que de toute façon, je ne te reverrais jamais, comme je l'ai toujours fait ! Mais c'était pas le cas. Et je ne veux pas m'attacher à qui que ce soit. C'est aussi pour ça que je t'ai dit tout ça. Je voulais t'éloigner de moi ... Je sais que ça peut paraître stupide, ajouta-t-il, c'est pour ça que je m'excuse. Glen ne répondit rien. Il resta figé quelques secondes, l'esprit ailleurs. - J'aurais pas dû en dire autant, marmonna Glen. - Non, je suis juste perdu, dit Russel en se passant les mains sur le visage. Je ... je sais pas quoi te dire mais ... Je m'en foutais pas. Je doutais. C'était la première fois que je ressentais ces choses là pour un homme et j'étais paumé. Tout ça me paraissait étrange et absurde ... - Alors pourquoi t'es revenu me parler hier ? - Parce que ... j'arrêtais pas d'y penser. Et te voir tous les matins juste en face mais devoir faire comme si de rien n'était, c'était encore plus étrange que tout le reste. - Et à ton avis, maintenant qu'on a mis les choses à plat, on fait quoi ? Russel se mit à rire, sans doute par nervosité malgré son regard qui trahissait son sentiment d'égarement total. - J'en sais rien, dit-il. Glen baissa la tête pour cacher son sourire, provoqué par celui de Russel. Alors, les deux hommes se regardèrent, en riant de leur timidité et de leur embarras, comme si rien ne s'était jamais passé. Le fait d'avoir parlé les avait libéré de beaucoup de questions sans réponses et un certain soulagement avait remplacé leur appréhension. Puis, après quelques secondes de silence, Glen jeta un coup d'oeil à l'heure. - Je sais pas si c'est une bonne idée de rester là trop longtemps, dit-il, on risque de rater nos trains. Alors, je vais y aller mais si tu veux, on se rejoint à 20h au bar ce soir ? Russel acquiesça. Et après s'être échangé un dernier sourire, ils repartirent chacun de leur côté sur leur quai respectif, comme ils en avaient l'habitude ...

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