Pluie

Chapitre 1 : Pluie

Chapitre final

1585 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 03/03/2023 22:16

Cette fanfiction participe au Défi d’écriture du forum Fanfictions .fr : Dansons sous la pluie - (mars avril 2023).



Alcamoth brûlait sous la pluie. La cité impériale, devenue nid de monstres, jouissait d’une tragédie sans pareille. Un drame que l’on vit, ou que l’on parvient à peine à effleurer, frappé de cette vérité cinglante que l’empathie ne sera jamais qu’une empathie, frappé par cette pluie cinglante d’un drame que je vis.


La nuit pleure d’un torrent qui coule sur ses montagnes et noie ses plages, sorte de chagrin incontrôlé qui n’est pas sans me rappeler le mien. Mes pieds s’enfoncent dans le sable noyé, tandis que mon regard plonge sur la mer d’Eryth, étendue d’eau démente encerclée de roche. Les îles flottent, comme elles ont toujours flotté depuis l’aube des temps, et Alcamoth demeure. La cité millénaire domine les cieux, comme elle les a toujours dominés, exhibant ses parois de verre sous ses boucliers invisibles mais invincibles. Tout du moins, je le croyais. Voilà que pointent dans l’obscurité étoilée les flammes de la discorde, amas chatoyant qui prend la majestueuse en son sein, beauté à l’état pur si ce feu intérieur était celui d’un être organique plutôt que de mon foyer, de ce foyer qui est désormais brûlant.


Impuissant, j’observe. Les gouttes s’écrasent sur le bouclier désormais discernable. Elles répondent à l’appel fatidique qui retentit inexorablement dans le monde, rappelant aux évènements de l’Histoire la puissance de la nature de laquelle découle toute chose. Hayenthe que je suis, minuscule atome de la population d’Alcamoth, je ne fais pas exception. Les longues traînées divines filent peu à peu, de plus en plus, sous le bouclier qui se désagrège, pénétrant les parois brisées de la cité chaotique. Ma vue parfaite distingue les moindres détails du spectacle qui se joue alors, malgré les kilomètres qui me séparent de ma douce et tendre agonisante. J’aurais préféré être aveugle, que la pensée me frôlant soit une insulte à mon sang noble, qu’importe ! Fusse-t-il si noble, m’aurait-il sauvé de cette pluie qui m’étreint comme elle étreint la catastrophe ?! M’aurait-il sauvé de ce chagrin qui me prend comme le torrent qui s’abat sur moi ? Qu’ai-je donc fait de si misérable pour que tu me recouvres si lentement les jambes avant le torse, mais l’esprit avant le corps ?... Je rentrais d’un long voyage aux confins du monde, chez nos chers amis Nopon. Ces Nopon m’auraient-ils sauvé de ce chagrin ou de ce torrent ? J’aurais tant voulu être là-haut, dans ma maison incandescente de laquelle même l’eau n’ose s’approcher. J’aurais tant voulu devenir un monstre avec ma famille. Mais n’est-ce pas déjà le cas ?


Mon corps, frigorifié je crois, est immobile. Mon esprit divaguant se joue de moi ! Il tombe comme l’ondée puis s’en retourne dans la mer, au plus profond de l’eau, se posant sur les sols qu’il ne peut distinguer, dans l’angoissante solitude d’une étendue aqueuse à perte de vue – si seulement je pouvais y voir là-dedans, si seulement !... Je préférerais alors être aveugle. Noie-moi donc, Eryth, que je n’ai plus à vivre ça, viens me chercher car je n’ai pas le courage de te rejoindre. Mes yeux m’en empêchent. Ils sont fixés sur les monstres verts de chair et de sang, d’ailes et de pattes, difformes et titanesques qui s’échappent de la cité en feu. L’averse les recouvre eux aussi. Mais je ne suis pas dupe. Je les vois ! Je les vois qui se transforment, les habitants de la cité. Mes administrateurs, mes clients, mes amis, ma famille. Au bord du gouffre, il y a un jeune homme en pleurs dans mon angle de vue. Le verre brisé des parois géantes laisse paraître ses mains qui frappent le sol continuellement, d’abord rapidement, puis sans force, ni rythme. Ses pieds d’Hayenthe deviennent des pattes, et son corps, une masse informe. Bientôt, ses bras ne frappent plus : ils battent. Il s’enfuit dans les cieux comme des dizaines d’autres, retrouvant sous l’impulsion de l’inconscience le rythme et la force caractéristiques de la nature, dont le mouvement constant et éternel est imprégné dans la pluie qui me recouvre.


Une image me vient en tête : celle d’un dieu impertinent à la voix charmeuse. Ses murmures brouillons résonnent sans que je n’en comprenne ni n’en accepte le sens. Il est semblable au frisson du froid qui guette l’instant pour m’assaillir. Je le sens. Je ne le laisserai pas me prendre avant les fonds marins ! Si je dois revenir au vide, alors que je revienne à la nature. Que ce soit sous la forme du soleil qui se montre après les nuages ou du lac nécessaire à la vie, je préfère accompagner ma famille ainsi plutôt que de les rejoindre comme un monstre. Leur devenir supérieur plutôt qu’égal me permettra de les protéger. Que mon destin m’importe ou non est négligeable, car dès lors qu’il se réalisera, il ne m’importera plus. La bruine ne se soucie pas de flotter, la flaque de stagner, le crachin de chuter ! Ils sont, tels qu’ils doivent être, tels qu’ils auraient dû être, tels qu’ils seront. Mais en cet instant calamiteux, mon cœur se serre encore à cette idée, et j’espère seulement que ma fille ne me manquera pas. Que je pense le vrai. Qu’il est difficile de ne pas savoir si je serai englouti ou si je persisterai. La bruine ne se soucie-t-elle pas parfois de stagner trop haut ou trop bas ? De se déposer avec insistance ou inconstance sur le brin d’herbe ? Car alors nécessairement, si c’est le cas, si la moindre pensée m’envahit encore, je sombrerai dans les abysses de cette nuit diluvienne, perpétuellement, au rythme constant de la nature. L’éternité qui m’apparaît soudain est effrayante.


Mon esprit émerge à cette considération succincte. Dois-je me laisser envahir ? Ne suis-pas mieux monstre que gouttelette ? Si je dois souffrir encore et encore dans les abîmes de la nature, isolé, alors il serait sûrement préférable que je devienne monstre et que je rejoigne ma famille. Mais comment savoir si l’eau souffre ?... Cette réponse n’est-elle pas inscrite dans celle qui dégouline sur mon corps trempé ? Pourquoi ne me le dit-elle pas ?! Tant de questions ! Si au moins je savais y répondre, si seulement je connaissais la vérité, la vérité toute entière, celle qui se meut dans la mer puis dans la terre, dans la terre puis dans les cieux, dans les cieux, puis dans la mer… Cela serait-il différent ?... Saurais-je si mon visage ruisselant l’est à cause de la pluie ou de mes sentiments ? Je ne suis qu’un Hayenthe, à peine une cellule dans ce monde construit sur des Titans qui nous dépassent, et bien moins que ça dans l’océan qui s’étend au-delà des Titans. Oui, dans ce monde gigantesque, ma souffrance est moins qu’une perle.


Mon dieu m’appelle, gentiment. Il veut me libérer de mes questions, me libérer de mes sentiments, de ce corps qui tressaille pour quelque froide humidité. Sa voix charmeuse m’exhorte à devenir ce que j’aurais toujours dû être. Monstre ou gouttelette, quelle différence ?... Toute transformation ramène à la nature. Les formes que j’arbore ou que j’abhorre ont peu d’importance. Les opinions, les vérités, les lois… Tout ce qui est est, et rien d’autre. Le reste n’est que futilités. Je t’en prie, sauve-moi, change-moi. Je ne veux plus sentir la viscosité du sable entre mes orteils ! Ni mes poumons comprimés, ni mes doigts gelés. Je m’enfonce, je m’enfonce, je t’en prie ! Dépêche-toi avant que je ne sois pris par plus méchant que toi ! Je vois encore, malgré mon âme qui s’écroule. Faiblement, une lueur rouge me rappelle Alcamoth. Elle brûle, et mon corps immergé brûle avec elle. Voilà quelques minutes, puis quelques secondes, qu’exister me devient insupportable. Une flamme s’allume en moi ! Une rage immense, incroyable, une rage comme le monde, qui passe et m’emporte, une rage pour laquelle je ne suis rien. Je le sens qui me prend, enfin. Emmène-moi. Laisse-moi les rejoindre. Laisse-moi tout détruire, cela n’y changera rien : je ne suis qu’une cellule. Laisse-moi rejoindre Lesunia et Vaéanne au moins… Je suis à peine, presque, minuscule, insignifiant, alors soyons ainsi ensemble, telles les gouttes.


Ses pieds devinrent des pattes, et son corps, une masse informe. Bientôt, ses bras se mirent à battre pour le porter dans le ciel nocturne et nuageux. Il y rejoignit les autres Telessia.

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