Âme de Pureté

Chapitre 81 : L'Eveil | Chapitre 81

4490 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/03/2020 21:59

— ... Il y a quelqu’un ?

Une voix résonne dans le couloir, celle d’un homme. Je me fige, le Duo Gellen à mes côtés tremble comme une feuille. Aucun doute possible, celui qui se cache derrière cette porte est bien Maximilien Pegasus. Cela fait si longtemps que je ne l'ai pas entendu que j'hésite à avancer. Mon cœur cogne si fort dans ma poitrine qu'il semble me menacer de remonter dans ma gorge. Désarçonnée, je ferme les yeux et inspire profondément pour calmer mes propres appréhensions.

Je touche au but. Ce n'est pas le moment de reculer. Les poings serrés, je me glisse au seuil de la pièce. Alors que je m'attendais à tomber nez à nez avec le créateur des cartes de duel, un épais mur d'ombre sépare la chambre en deux. D'ailleurs, cette chambre, elle me rappelle vaguement quelque chose : un lit en baldaquin, des meubles nobles, des cadres vides. C'est une copie d’une chambre d'enfant. La mienne, ou du moins celle d'Eléonore Pegasus.

— D'où provenait cette voix ? je m’interroge en inspectant les lieux. Encore une hallucination ?

— C'est... C'est toi ?

Cette nouvelle question me parvient de l'autre côté de cette couche obscure. Les boules roses et vertes se délogent de mon cou pour se précipiter à son encontre. Au premier contact, un éclair fulgurant jaillit et les projette à l'autre bout de la chambre, tout comme celui dans la boutique des Muto.

— Maximilien Pegasus ?

— Qui que vous soyez, allez-vous-en !

Je me crispe, interloquée par sa réaction. Pour une personne confinée depuis des semaines, il pourrait se monter plus coopératif.

— C'est moi, Lorène Yuurei.

— Encore une de ces horribles illusions... Je n'en peux plus...

Des sanglots transpercent les ombres. Des illusions ? Je m'arrête un instant pour réfléchir. Si on considère qu'il s'agit du véritable Maximilien Pegasus, cela signifie qu’il a subi bon nombre de supplices du Royaume des Ombres. Je frémis à l’image de cette copie de moi qui a tenté de me tuer. Dur de lui en vouloir de ne pas me croire sur parole.

— Très bien, je déclare en m'asseyant en tailleur à un mètre du mur.

Même d'ici, je peux sentir toute l'énergie négative concentrée dans cette paroi. Remis du choc, le Duo Gellen prend place sur mes épaules. Le silence qui s'en suit me plonge dans mes pensées. Et s'il avait raison ? S’il s’agissait là d’une autre illusion ?

Je secoue vivement la tête.

— Evitons d'être défaitistes, pas vrai les gars ?

Les deux monstres poussent de petits cris en guise de réponse. Si Pegasus n'a pas envie de m'adresser la parole, alors je converserai avec mes nouveaux meilleurs amis.

— D'après vous, cela fait combien de temps qu'on est coincés dans cet endroit ? Je dirais bien un jour ou deux.

Le jeu des ombres s’est déroulé un vendredi. Avec un peu de chance, je serais de retour dans le monde réel avant le début des cours. Mais pour cela, il va falloir que Pegasus accepte d’y mettre du sien.

— C'est une jolie chambre, vous ne trouvez pas ? On dirait celle d'une enfant, une adorable petite fille.

Privée des précieuses années précédant mon arrivée en Europe, je n'ai aucun moyen de savoir si j'étais heureuse dans cette famille. Néanmoins, je me doute aux portraits et autres photos croisées jusqu'ici que j'étais loin d'être une gamine malheureuse.

— Elle avait de grands yeux bleus comme son père et des cheveux blonds comme ma sœur.

Si les murs ont définitivement des oreilles, ils possèdent également des bouches.

— Elle adorait m'appeler « tonton Max ». Cecelia aimait jouer avec elle.

Cecelia ? J'en aurais presque oublié son épouse défunte. Encore un drame de la famille Pegasus. Cela explique notamment ces manoirs vides de vie.

— Qu'est-elle devenue, cette enfant ? je demande du bout des lèvres.

S’il croit avoir affaire à une énième illusion venue pour le tourmenter, je n'ai d'autre choix que de prendre mon mal en patience.

— Ce qu'elle est devenue ? J'aurais tant préféré qu'elle ne parte pas. Mais que pouvais-je faire ? Mes parents étaient en deuil et s'occuper de cette gamine n'a jamais été leur priorité.

La salive passe difficilement dans ma gorge. Même s'il ne me voit pas à travers l'obscurité, je m'efforce d'hocher de la tête. Toute la peine exprimée à travers les trémolos de sa voix me force à contenir la mienne. Dans un sens, je m'estime heureuse de ne pas m'en souvenir.

— J'ai insisté pourtant, nos serviteurs étaient prêts à s'occuper d'elle, mais que faire de plus ? Je n'étais encore qu'un adolescent. Alors ils l'ont emmenée.

Ainsi donc, les autres gamins avaient raison, il n'y avait aucune chance que Chris ou Maximilien Pegasus se présentent à l'orphelinat.

— J'avais promis à Cecelia qu'après notre mariage, à notre majorité, je retrouverai Eléonore et que je lui offrirai tout ce qu'elle désirerait.

Une belle promesse qui n'a jamais été tenue en fin de compte. La boule rose, timide jusqu'ici, pose sa minuscule patte sur ma joue et la tapote. Je lui adresse un regard reconnaissant.

— Puis Cecelia nous a quittés, je poursuis, consciente d'entrer sur un terrain glissant.

Comme prévu, Pegasus se fond dans un silence pendant de longues minutes. Minutes durant lesquelles je pense à cette femme, effacée de ma mémoire. Les seules traces d'elle sont les photos et les portraits décimés un peu partout dans le manoir. Même son bureau au siège social en Californie en disposait d’un.

— Elle était tout ce que j'avais de plus précieux dans ma vie.

Cette remarque achève de me briser le cœur. Mes battements de cils ne suffisent pas à contenir quelques larmes. Néanmoins, une zone d'ombres demeure autour des années suivant la mort de Cecelia. Malgré ma compassion envers celui qui était mon oncle, les paroles de Dartz et ses révélations me restent en travers de la gorge. Je ravale mes sanglots et tâche de paraître neutre quand je lui demande :

— Pourquoi as-tu envoyé Shadi se débarrasser de l'esprit de l'œil du Millénium auprès d'elle ?

Mes mains sont si serrées que mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Mes membres se tendent au maximum tant la tension qui m'anime me comprime de l'intérieur.

— Je voulais juste... nous réunir.

Les palpitations de mon cœur s'accélèrent, un infime voile d'ombre assombrit ma vue.

— Comment ça ?

— Avant de partir en Egypte, je suis revenu à l'orphelinat. Ils n'ont rien voulu me dire sur l'endroit où elle se trouvait. Tout ce que je savais, c'est qu'elle était quelque part, en Europe.

Il marque ensuite une interminable pause.

— Ils m'ont assuré que la famille d'Eléonore était de confiance, que je ne devais pas tenter de la rechercher au risque de l'empêcher de se reconstruire. Et je les ai crus.

Selon les dires de Dartz, j'attendais toujours le retour de ma famille biologique quand Shadi est intervenu. Impossible pour moi de me souvenir de quoi que ce soit avant la fusion d'Eléonore dans mon esprit.

— Quand cet homme m'a remis l'œil du Millénium et que, pour la première fois depuis des années, j'ai pu revoir le doux visage de Cecelia, j'ai pensé que je pourrais retrouver une vie normale.

Cette fois, je ne peux pas le laisser se morfondre davantage sur son sort.

— Mais pour obtenir l'œil du Millénium, tu as maudit une personne de ta propre famille avec un esprit aux pouvoirs obscurs. Tu le savais.

— Je le savais, souffle-t-il d'un ton plus bas. J'aurais pu envoyer cet égyptien confier ce monstre à n'importe qui.

— Mais tu as choisi cette gamine, j'insiste amèrement.

Le Duo Gellen recommence à trembler. Les monstres poussent de petits gémissements apeurés, comme s’ils réagissaient à ma poussée de colère.

— Je pensais que... qu'une fois que j'aurais obtenu tous les objets du Millénium, je pourrais terrasser cet esprit et par la même occasion retrouver Cecelia et Eléonore.

Son explication ne me convainc pas. Pourtant, je ne doute pas sur la sincérité de ses propos, cela lui ressemble bien ce genre de coups foireux.

— Je mérite de croupir ici.

Un faible grognement s’échappe de ma bouche. Bien joué Lorène, tu viens de le déprimer encore plus qu'il ne l'était avant ton arrivée.

— Croupir, peut-être pas...

A l'intérieur, je bouillonne. L'envie de traverser ce foutu mur et de le gifler me secoue les entrailles. Néanmoins, si je suis parvenue jusqu'ici, ce n'est pas pour le détruire. Je ne peux pas me permettre de déverser ma frustration contre lui, sinon Atem m'aura brisé les os pour rien.

— Je suis désolée de t'avoir envoyé ici, je lâche, les yeux rivés sur le tapis bordeaux devenu terne.

Un petit rire transperce l'obstacle.

— Cette illusion est vraiment étrange.

— Lorène a déchiré ta carte après que ton âme a été aspirée par le Sceau d'Orichalque. C'est de sa faute si tu es coin-

Un bruit sourd me coupe la parole, celui d’une masse s’abattant sur du bois.

— Tu mens ! Si je suis ici, c'est à cause de cet esprit de malheur !

Mes cordes vocales se paralysent sous son brutal changement d'humeur. Jamais je ne l'avais entendu s'écrier de cette manière.

— Lorsque les âmes étaient sur le point d'être libérées par le pharaon, elle m'a attaqué ! Je l'ai reconnue, elle lui ressemblait comme deux gouttes d'eau. Elle m'attendait depuis tout ce temps.

Mais de quoi parle-t-il ?

— Elle m'a fixé droit dans les yeux et m'a reproché d'avoir gâché la vie de ma chère Eléonore. Puis elle a incanté cette formule et j'ai atterri ici !

Eberluée, je me redresse subitement et recule de quelques pas. Comment... ?

— Elle t'a envoyé au Royaume des Ombres depuis l'autre dimension ?

— Eléonore, c'est toi ?

Les bras m'en tombent. Ce n'est pas le genre d'Eléonore de se débarrasser des gens sans s'en vanter. J'ai beau creuser ma mémoire, rien de tout ça n'y figure, elle n'a jamais mentionné une seule fois cette altercation dans l'autre monde ! Ma respiration se saccade, je presse mes mains contre mes tempes et compte jusqu'à dix pour reprendre mes esprits. Les monstres bicolores virevoltent autour de moi pour capter mon attention.

— Eléonore, dis-moi que je ne rêve pas !

— Je m'appelle Lorène ! Putain, quand est-ce que tu vas le comprendre ?!

Le voile s'assombrit, je discerne de moins en moins les contours de la pièce. Des ventouses s'accrochent à mes poignets, les deux monstres lumières me supplient de leurs bouilles tristes. Se laisser consumer par les ressentiments dans un tel endroit n'est clairement pas une bonne idée. Toutefois, je peine à canaliser mes gestes et mes paroles, animés par la haine.

— Lorène... Quand j'ai accepté la proposition de ce cher Kaiba, je ne me doutais pas que j'allais te revoir.

C'est ironique, nos rôles viennent de changer. Désormais, il tente de m'apaiser en m'abreuvant de ses discours insensés.

— Après avoir perdu tout espoir de retrouver Cecelia à l'aide des objets du Millénium, j'ai vu en son tournoi l'occasion de négocier avec sa société. Je voulais me servir de ses hologrammes pour recréer ma chère femme.

Notre rencontre ne serait donc que le fruit d'un parfait hasard ? La couleuvre est difficile à avaler.

— Mais lorsque nous avons été amenés à nous affronter en duel, je ne t'ai pas reconnue. Je t'ai confié ce deck uniquement pour le tester, ce jeu n'était pas supposé être commercialisé, mais je n'imaginais pas une seule seconde que tu pouvais être...

— C'est pour ça que tu m'as appelée Eléonore peu de temps après notre duel.

Son insistance m'avait d'ailleurs mise très mal à l'aise. Il ressemblait à un vieux monsieur cherchant à se lier avec une jeunette de mon âge.

— Tu portais un autre nom, tu mentionnais un esprit nommé Eléonore et, je ne l'ai appris qu'après notre duel, tu venais d'Europe. Cela ne pouvait pas être qu'une simple coïncidence ! Et quand tu as empêché cet esprit de me tuer, j'ai su que la véritable Eléonore était là, devant moi.

Je réfrène mon intarissable envie de le reprendre sur mon nouveau nom, mais cela attendra. Ma vue s'est éclaircie, le voile s'est dissipé, mais les ombres perdurent.

— Nous devons sortir d'ici. Eléonore est en train d'utiliser mon corps pour parvenir à ses fins.

— J'ai tout essayé pour m'enfuir, mais ce mur est infranchissable !

Infranchissable ? Non, je ne pense pas. Après quelques instants de réflexion, je déniche le paquet de cartes dans ma poche et me munis des plus puissantes.

Ninja Blanc, Ange de Loyauté, Gardien de l'Ordre, Vénus Splendide, Âme de Pureté, venez à moi !

Les cinq cartes brandies au-dessus de ma tête libèrent mes fidèles partenaires de duel. Accompagnés du Duo Gellen, aucun obstacle ne peut leur résister.

— Tu ferais mieux de reculer, Pegasus, parce que ça risque de secouer un peu.

Les monstres me fixent d'un air que je ne leur reconnais pas. Malgré leur attribut de lumière, il semblerait que les ténèbres affectent leur halo et affaiblissent leur puissance. Peu sûre de ce que je suis sur le point de faire, je désigne le mur de la main.

— Alliés ! Détruisez ce mur obscur de votre lumière éclatante !

Tous se tournent face à l'obstacle, canalisent une sphère éblouissante et la projettent droit au but.

L'impact provoque un rayon étincelant, je me protège de mon bras droit. Soudain, les jets blancs deviennent noirs et me repoussent violemment en arrière. Mon dos percute la commode en bois. Je m'effondre sur le sol, dans un long gémissement de douleur.

— Eléonore ! s'exclame le milliardaire avant de crier à son tour.

Un bruit sourd m'indique qu'il a lui aussi essayé de se jeter contre la paroi. A quelques pas de ma position, le Ninja Blanc disparait dans une poignée de poussière holographique. Mon cœur se serre à cette vision.

— Non !

Le reste de mon paquet de cartes et celle du ninja s’évanouissent elles aussi. A mes côtés, les quatre autres monstres, ainsi que les boules roses et vertes, s'éloignent des ténèbres. Prostrée, je referme les poings contre le tapis. Nous sommes si près du but...

— C'est inutile. Retourne dans le monde réel et empêche cet esprit de malheur de s'en prendre aux autres. Je ne mérite que cet endroit...

Des larmes de colère se forment au coin de mes yeux. Je me sens si impuissante face à cette situation. Maintenant que j'accepte les excuses de ce type, je suis trop faible pour le délivrer.

Yugi, Joey, Zoé, ils attendent mon retour. Je peux sentir leurs espoirs et leurs prières. Les mâchoires serrées, je me relève et examine mes quatre dernières cartes.

— Reculez, je déclare, à bout de souffle.

Je balaie mes larmes d'un revers de la manche et dépose les cartes sur le meuble. Abandonner ici signifierait abandonner Maximilien Pegasus et insister dans cette voie détruira mes monstres un à un. A l'intérieur, je tremble de peur, impossible de le nier. Mes jambes tétanisent rien qu'à l'idée germant dans mon esprit.

— Restez en retrait.

Une jambe en arrière, les bras placés vers l'avant, je plie mes genoux et m'élance vers les ténèbres. A force d'agir tête baissée, j'aurais réellement fini par foncer droit dans le mur. Le premier contact de mon corps avec la paroi est électrisant. Je suis immédiatement repoussée à l'opposé de la pièce et me rattrape tant bien que mal au mobilier. Les jambes fléchies, je repars aussitôt à l'assaut du mur. Cette fois, j'encre mes pieds et m'incline pour me maintenir en équilibre contre cette force obscure. Ma peau s'embrase en une seconde. Un hurlement de douleur me transperce la poitrine. A côté de ça, la sensation de mes os fracturés s'apparentait à un infime pincement. Des éclats de voix me parviennent mais se brouillent dans les vrombissements de mes tympans.

Je ne tiendrai pas très longtemps.

— Je n'y arrive plus !

Mes pieds glissent de quelques centimètres et ne tarderont pas à lâcher. Je commence à ne plus sentir le haut de mon corps. La douleur est si intense que je manque de m'écrouler à plusieurs reprises. Mais je dois tenir, il le faut. Soudain, le Duo Gellen se précipite de part et d'autre de ma tête et entre en contact avec le mur. Une bulle éclatante enveloppe les boules colorées, celle-ci me recouvre et m'insuffle une énergie transcendante. Au terme de nombreux efforts, mon bras droit finit par s'enfoncer à travers les ombres. Surprise, je n'hésite pas une seconde et m'engouffre dans la brèche. Mon corps entier bascule de l'autre côté. Maximilien Pegasus relève son visage vers le mien, choqué. Les instants suivants défilent en une fraction de temps. Je me souviens d'avoir attrapé sa main dans la panique avant qu'un éclair nous frappe de plein fouet.


Tout au long de mon aventure au Royaume des Ombres, j'ai idéalisé mon retour dans le monde réel. Je me suis imaginée triomphante, entourée de mes amis. Ils manifesteraient le manque occasionné par mon absence. Ainsi, lorsque je reprends brusquement conscience dans une sombre réserve aux odeurs de renfermé, mon temps de réaction est plus lent que prévu.

J'en oublierais presque de respirer. Après quelques battements de cils, je plisse les yeux et reconnais vaguement la réserve adjointe à la salle de sport du lycée. Appuyée contre une série de tapis bleus aussi durs que de la pierre, je tâtonne la surface des doigts. C'est froid.

— C'est quoi ce bordel ?!

Tout mon corps sursaute. Dans ma contemplation, je n'ai même pas remarqué que quelqu'un d'autre partageait cet endroit confiné. A deux mètres seulement, un lycéen me dépassant de deux têtes examine le contenu d'un téléphone portable ressemblant étrangement au mien.

—... Joey ?

Ma voix est si basse que je ne suis pas certaine qu'il m'ait entendue. Vêtu d'un simple t-shirt et d'un jean, je ne saisis pas tout à fait la situation dans laquelle j'ai atterrie. Des cris et des bruits de bagarre s'échappent de l'appareil. Joey s'en détache, le visage exsangue, le regard si noir que je recule d'un pas et bute contre la pile de tapis.

— Réponds, Eléonore, qu'est-ce que ça signifie ?!

Pour appuyer ses mots, le grand blond brandit l'écran sous mes yeux.

— Qu'est-ce que... !

Le meurtre de Yoshida, le point de vue de la caméra de sécurité. Depuis quand ai-je ceci sur mon téléphone portable ? Peu importe, je dois lui dire que...

— Joey, c'est moi, Lorène !

Ses yeux s'écarquillent, ses épaules se crispent avant de lancer violemment le téléphone contre le mur derrière moi. Mes jambes se tétanisent, j'ai peur.

— La ferme !

— Doucement chaton, c'est bel et bien elle.

Dans la pénombre, je le vois se figer puis serrer les poings le long de son corps.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? je demande dans un souffle.

— Est-ce que... Est-ce que c'est vraiment toi qui as fait ça ?

Son timbre si rauque me provoque un désagréable frisson de la tête aux pieds.

Pourquoi as-tu fait ça, Eléonore ?

Elle ne répondra pas.

— Lorène !

— O-Oui ! Je... Je l'ai fait, mais c'était un accident, je ne voulais pas la tuer, je te le promets !

Mes ongles percent la surface du tapis et s'enfoncent dans la mousse. Son regard ne change pas.

— Tu m'as aussi promis que tu ne me cachais rien, rétorque-t-il sèchement, contenant sa rage loin de moi.

— Je comptais tout te dire une fois que Pegasus serait libéré du Royaume des Ombres !

— Et quand Eléonore m'a touchée durant mon coma, tu comptais attendre combien de temps pour me le dire ?

Les mots se bloquent dans ma gorge. Je ne saurai dire quelle émotion prend le dessus dans mon être : la honte, la peur ou la joie de le retrouver en chair et en os. En dépit du choc, il m’est difficile de contenir mon envie de l’étreindre.

— Je...

— J'ai pas envie d'écouter tes mensonges.

Sur ce, il se décale vers la porte de la réserve. Je dois l’en empêcher.

— Joey !

La froideur de ses yeux me cloue sur place.

— Autre chose... Dis-moi un peu, qu'est-ce que tu étais sur le point de faire quand je t'ai surprise à parler avec mon père ?

Nos regards s'affrontent. Ses siens me transmettent toute la colère qui l'anime en ce moment-même, les miens tentent vainement de se justifier.

— Je voulais juste... te soulager un peu.

— En te débarrassant de lui, en le tuant ? Mais qu'est-ce qui ne va pas bien chez toi ?!

Ses mains agrippent fermement le col de mon t-shirt et me tire sans délicatesse jusqu'à ce que nos visages ne soient séparés que de quelques centimètres.

— Tu réfléchis un peu à ce qu'il se serait passé si je t'avais laissé faire ? J'aurais dû dire adieu à mes amis et repartir chez ma mère qui refuse de me voir. Putain Lorène, tu y as pensé à ça ?!

Le menton baissé vers le bas, j'évite soigneusement de croiser ses yeux. Non, je n'y avais pas songé. Tout ce qui m'importait à cet instant, c'était que ce type paie pour les souffrances endurées par Joey.

— J'ai fait tout ce que je pouvais pour t'aider à affronter Eléonore, mais jamais tu n'as eu assez confiance en moi pour accepter mon aide. Tu sais quoi ? A partir de maintenant, démerde-toi et laisse mes amis en dehors de tout ça.

Contrairement au reste de ses reproches, Joey ne m'accorde pas le moindre regard. En proie à des spasmes, j'essaie de poser mes mains sur ses bras pour l'apaiser. D'un coup sec, il se détache et repousse mon geste d'affection.

— Joey, écoute-moi, s'il te plait.

Je ne sais même pas d'où j'ai trouvé la force de prononcer une phrase entière sans sourciller. L'énergie du désespoir sans doute.

— Non, j'en ai marre de t'écouter. Il n'y a que tes intérêts qui comptent réellement pour toi. Excuse-moi d'avoir mis autant de temps à le comprendre. Désolé d'être aussi stupide.

Sa dernière remarque achève les remparts que j'avais érigés pour ne pas craquer. Lorsque les premiers sanglots dépassent la barrière de ma bouche, Joey ne réagit pas. Puis, quand je m'accroupis, les bras enroulés autour de mon ventre, il finit par s'écarter et quitter la réserve. Le claquement de la porte coulissante qui se referme derrière lui me cause un hoquet. Je ravale mes larmes tant bien que mal et me hisse sur mes jambes.

Mon crâne me fait souffrir.

Tu m'as tant manquée.

— DEGAGE DE MA TÊTE.

Je plaque mes mains contre mes tempes. Mes veines bouillonnent de rage, mon cœur tambourine durement contre ma cage thoracique et résonne dans tout mon corps. Ma peau transpire de tous ces pores, j'ai l'impression de fondre sur place quand la lumière envahit soudainement la réserve.

— Lore !

Soudain, deux bras m'enveloppent et me pressent les épaules. Mon visage s'enfouit dans une marée de cheveux bruns aux effluves de jasmin. Cette étreinte m'apaise doucement, mais pas assez pour faire taire complètement mes sanglots.

— Je suis tellement heureuse de te retrouver.

La pression sur mon haut s'accroit, au point où j'ai l'impression que mon être s’apprête à fusionner avec le sien. Paralysée, je ne parviens pas à lui rendre son embrassade. Pourtant, il y a encore quelques heures, je n'attendais que ça. Puis, sans que je puisse exprimer quoi que ce soit, Zoé agrippe mon poignet me tire énergiquement vers la sortie.

Les yeux rougis, j'évite soigneusement toutes les lumières et tous les visages. Des décorations parent les murs. Des banderoles, confettis, bacs de nourritures. Le brouhaha ambiant bourdonne dans mes oreilles comme un bruit de fond. Pourquoi tant d’agitation ? De la cour, nous nous engouffrons à l'intérieur d’un bâtiment. Ce n'est qu'en croisant d'autres lycéens que je remarque que nous portons tous les mêmes vêtements : un t-shirt aux couleurs de notre école, un short noir et des chaussures blanches. De ma main libre, je me frotte les joues pour ne pas attirer l'attention. Mes doigts sont couverts d'encre noire. De l'eyeliner en grande quantité, du mascara en excès. Les couloirs tanguent terriblement. Je n'ai aucune idée de la nature du repas ingérer par mon estomac mais il est clair qu'il menace de remonter dans mon œsophage. J'ignore malgré moi les effusions de joie des élèves déguisés en différentes mascottes locales. Zoé bifurque au bout d'un couloir et me pousse dans les toilettes.

— Allez, file.

Curieusement, la pièce est vide, toutes les cabines sont disponibles. Il ne m'en faut pas plus pour me précipiter à l'intérieur de l'une d'elle, les bras accrochés à la cuvette. Mes mèches blondes encadrent mon front et mes joues, collées par la sueur. Les sanglots reprennent de plus belle, je ne me suis jamais sentie aussi pitoyable qu'à cet instant. Néanmoins, avant que les mots ne traversent ma bouche, deux mains se glissent le long de mon visage et descendent dans mon cou. Elles rassemblent mon épaisse chevelure en une masse et, à la pression exercée sur mes racines, les attachent queue de cheval haute.

— Il faut que ça sorte, me susurre une voix douce, suivie de délicates petites tapes sur mes omoplates. Je suis là pour veiller sur toi, désormais.

Zoé continuera de me tapoter jusqu'à ce que mon corps ne dispose plus d'eau. Et, en dépit de l'ambiance festive de l'autre côté de la porte, nous attendrons ainsi, appuyées dos contre dos jusqu'à la fin du festival.

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