Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 6 : Première piste

2549 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/12/2023 22:11

Il y a certaines amours qui brouillent les lignes du réel. De celles qui brisent en mille morceaux pour reconstruire un soi qu'on n'avait jamais soupçonné, avant. Il y a de ces amours qui métamorphosent le vide et qui en font un grand tout.

Il y a des amours qui ne durent que quelques jours. Et d'autres qui ne vivent que pendant quelques heures.

D'autres durent toute la vie, comme si c'était écrit.

L'amour ne se partage pas ; il se multiplie. Il plante ses racines. Il trouve toujours son chemin.

Il surprend. Il ne frappe jamais avant d'entrer.

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Comme si elle m'avait patiemment attendue devant la porte, Ellie ouvrit à l'instant même où je frappai. Elle me serra dans ses bras en épanchant dans mon oreille de nombreux remerciements. Je lui tapotai machinalement l'épaule en espérant que le geste écourterait son étreinte. Il n'en fut rien.

Alors je toussotai.

— Désolée, dit Ellie en s'essuyant discrètement les yeux. Entrez, entrez donc.

Quel foutoir il y avait à l'intérieur. C'était comme si Valentine s'était appliqué à sortir des cartons tous les dossiers qu'avait rangés Ellie, avant de les éparpiller sur les bureaux, puis sous les bureaux, sans même compter les pages qui étaient directement accrochées sur les murs. Même Canigou donnait l'impression de ne pas savoir où est-ce qu'il pouvait poser ses pattes.

— Et désolée pour le bazar, ajouta Ellie comme si elle avait lu dans mon expression agacée ce que je pensais de l'état de l'agence.

— ...

Valentine n'avait même pas regardé dans ma direction. Il prenait son temps, terminant la lecture apparemment passionnante de je ne sais quoi sur son terminal. Je n'allais pas refaire le coup du toussotement ; je pris alors la liberté de m'asseoir en face de lui.

Ellie, en bonne assistante, apporta deux bières qu'elle fit coulisser sur le bureau. Nick ouvrit la sienne et but une gorgée. Il peut boire ?

— Bon, dit-il avec un soupir. Allons-y, voulez-vous. Commencez par le début.

J'ouvris ma propre bière. Il était pourtant bien trop tôt pour boire de l'alcool, qui plus est une bière vieille de deux cents ans, tiède, sans bulles et presque sans goût - mais il fallait bien que je m'ancre quelque part. Nick tapotait de sa main métallique sur le bureau. Il n'avait toujours pas cessé de regarder son écran. Je mis de l'ordre dans les mots de ma tête, avant de commencer par le début :

— J'étais dans un Abri. Enfin, plus exactement, nous étions dans un Abri. Mon mari, mon fils, et puis, eh bien, moi. L'Abri 111. Ils ont mené sur nous une espèce d'expérience. On a été admis le jour où les bombes sont tombées. Et on a été cryogénisés.

Valentine arrêta de tapoter son bureau. Il releva la tête vers moi. Soudainement, je n'étais plus un cas comme tous ceux qui étaient stockés dans les dossiers. Ellie, qui avait écouté en silence, prit une feuille et commença, à l'instar de Piper, à prendre des notes sur cette histoire improbable.

— Allez-y, continuez, dit Nick après que mon silence se soit prolongé quelques instants de trop.

— Ah. Oui. Je ne sais pas quand, on a été réveillés. Des types, trois types, sont arrivés... Ils ont essayé de prendre mon fils. Enfin, ils l'ont pris. Après avoir tué mon mari.

Je serrai ma bière dans ma main gauche. J'aurais aimé qu'elle se brise, que le verre se plante dans ma paume, que la douleur physique surpasse la douleur de ma tête. Je regardais mes genoux, pourtant, je ne voyais pas mes genoux, je revoyais le bleu froid de l'Abri. Ni Ellie ni Valentine n'interrompirent le silence.

— Un des hommes s'est approché de mon pod. Il a dit que j'étais le plan B, ou quelque chose comme ça.

Ellie continua de poser des mots sur sa feuille. Nick reprit son tapotage, qui cette fois témoignait d'une réflexion intense et non de l'anticipation de l'ennui.

— Il a quel âge, votre fils ? demanda-t-il finalement.

— Un an. Presque, ajoutai-je pour éviter de laisser vivre l'imprécision.

— C'est un bébé, donc. Un bébé... C'est pas commun...

Il se leva, et fit les cents pas, les pans de son imper rapiécé virevoltant autour de lui.

— Sans parler du fait que vous étiez au fin fond d'un Abri, dans des pods de cryo... Sacré effort, pour aller enlever quelqu'un. Ça ne peut pas être un truc hasardeux, comme si vous étiez au mauvais endroit, au mauvais moment, dit-il en se rasseyant finalement. C'est du boulot de pro.

— Du boulot de l'Institut, par exemple ?

Je m'attendais presque à un petit rire, une bouche qui se tord, un geste de la main. Mais Nick acquiesça.

— Ça pourrait. Je ne voudrais pas tomber dans le lieu commun de dire que ce genre de truc, c'est toujours un coup de l'Institut, mais bon... On peut pas vraiment blâmer les gens de les voir à chaque fois qu'il se passe un drame. Les synthétiques de dernière génération ont foutu un bordel sans nom dans la tête des gens, particulièrement ici, depuis Carter et le stand de nouilles...

C'était donc vrai.

— Je ne comprends pas à quoi servent ces synthétiques. À quoi sert l'Institut. Pourquoi auraient-ils besoin de mon fils ?

Nick pencha la tête, avec une certaine lassitude.

— Je n'en sais pas plus que vous, malheureusement. Enfin, pas beaucoup plus. Personne ne connaît leurs objectifs, personne ne sait où est-ce qu'ils se planquent. Pas même les synthétiques, et vous en avez un en face de vous.

Ceci expliquait beaucoup de choses et pourtant soulevait une question essentielle.

— Je croyais qu'ils étaient censés ressembler à des humains, fis-je en fixant sa peau presque grise.

— La dernière génération, comme je le disais. Je suis un prototype de la deuxième génération. Et je vous dis prototype parce que j'en ai jamais croisé d'autres, comme moi.

Je n'étais pas sûre de comprendre toutes les subtilités de ce que venait de dire Valentine. Ce n'était pas le plus important.

— Enfin, bon, revenons à... 

— Si je comprends bien, l'interrompis-je en posant mes deux mains sur le bureau, vous êtes un synthétique et vous ne savez rien.

— Désolé d'avoir raté la réunion d'orientation et l'implantation du plan de l'Institut dans ma tête, dit Nick. Je suppose que c'est une sécurité, je n'en sais rien. Je ne sais rien. Alors si ça ne vous ennuie pas, revenons à ce qui pourrait être utile pour retrouver votre fils plutôt que de tergiverser.

Silence. Je bus une longue gorgée de cette bière au goût âcre.

—Je ne sais pas quoi vous dire de plus, dis-je finalement sans conviction.

— Il y a toujours des détails. Le type, qui s'est approché de votre pod. Vous pourriez le décrire ?

— Il avait une voix très grave.

— Comme sans doute des centaines de personnes dans le Commonwealth.

— Il était chauve, repris-je avec un soupir. Ou alors, vraiment dégarni. Et il avait une grande cicatrice sur l'œil, du front jusqu'en bas de la joue, je dirais.

Valentine se redressa vivement.

— Vous n'auriez pas entendu les autres l'appeler Kellogg, par hasard ?

— Non. Je n'ai rien entendu du tout. À part ce qu'il a dit devant mon pod.

— La cicatrice sur l'œil... Le contexte... Ça serait une sacrée coïncidence, dit Nick qui s'était remis à tapoter sur le bureau. Ellie. Tu peux me ressortir le dossier Kellogg ?

— Bien sûr, Nick, répondit Ellie avec un grand sourire.

Elle traversa le bureau, la démarche légère, ouvrit un tiroir, apporta une pile de feuilles agrafées à Nick qui se mit à les parcourir.

— Donc, oui, c'est bien ça, la cicatrice, du boulot de mercenaire dangereux... dit-il à voix basse. Ah, voilà, c'est bien ce qu'il me semblait : il a acheté une maison à Diamond City. Des gens l'ont vu avec un gosse, en ville, dit Nick sans relever les yeux du dossier.

Je bondis de ma chaise.

— Un enfant ?

— Hé, détendez-vous. Kellogg est parti depuis un petit moment, déjà. Vous n'allez pas pouvoir lui courir après dans la seconde, dit Nick en me faisant signe de me rasseoir.

Il lut à nouveau le dossier.

— Le gamin a apparemment une dizaine d'années, c'est tout ce qu'on a.

Une dizaine d'années. Je laissai flotter les mots un instant, et me rassis.

— Bon, dit-il en tendant le dossier à Ellie - Ellie qui le rangea, avec la même légèreté, dans le tiroir duquel il venait. J'imagine qu'il va falloir retrouver ce Kellogg. C'est la seule piste qui me vient, pour le moment.

— Il a peut-être laissé des choses dans sa maison, dit Ellie.

— Oui, répondit Nick en se levant. On va y faire un tour. Et vous allez venir avec moi, ajouta-t-il en me faisant un signe de la main.

La maison de Kellogg était située dans les hauteurs de Diamond City ; dans ce qui était, à l'époque, les gradins pour le public. Je suivis Valentine en regardant le sol.

— Je n'ai pas voulu dire ça devant Ellie, lança Nick après quelques mètres. Je ne voulais pas l'inquiéter davantage. Mais il faut que vous sachiez que Kellogg n'est pas qu'un simple mercenaire.

— ...

— C'est un vrai professionnel. Du genre précis, rapide, et dangereux. Le mec n'a pas d'ennemis parce qu'il les a tous butés.

— Et il travaille pour l'Institut, lâchai-je alors.

— Exactement. Je dirais qu'il y a bien... Neuf chances sur dix pour que ça soit notre homme. La cicatrice, c'est trop gros. Et le mode opératoire... Je veux dire, kidnapper un bébé cryogénisé depuis des décennies, en laissant un parent en vie au cas où ? Peu de mercenaires ici seraient recrutés pour un tel boulot.

Et si mon bébé avait bien une dizaine d'années ? Ce n'était pas si improbable que ça. Je n'avais aucun moyen de savoir quand est-ce qu'il était venu chercher Shaun. A bien y réfléchir, il y avait sans doute peu de chances que mon fils soit encore un bébé à l'heure actuelle.

Et je ne savais pas quoi en penser. Dix ans, c'était déjà dix ans de trop. C'était trop de souvenirs déjà formés dans la tête de mon fils, trop d'horreurs déjà vues sans que je ne puisse l'en protéger.


Cette maison était un assemblage de tôle que le temps avait rendu verdâtre. La porte, qui ne comptait pas moins de trois serrures, n'avait pas l'air d'être prête à s'ouvrir. Par principe, j'abaissai la poignée, ce qui ne servit absolument à rien.

Voilà qui réglait la question. Alors que je faisais demi-tour, Valentine sortit de sa poche un tournevis et ce qui ressemblait étrangement à une épingle à cheveux. Il s'accroupit devant la porte, et, avec une certaine minutie, fit tourner les deux outils dans les serrures jusqu'à ce qu'elles cèdent les unes après les autres. Un truc de détective, probablement.

— Trois serrures... On a des choses à cacher, Kellogg ? lança-t-il pour lui-même.

Nous entrâmes prudemment dans l'appartement, constitué d'une pièce unique et d'une mezzanine. L'endroit était sombre, sale, et sentait le renfermé. Ça faisait probablement plusieurs semaines, au moins, que personne n'était entré ici.

— Cherchez un truc qui n'aurait rien à foutre là, me dit Nick sans plus de précisions.

Il se mit aussitôt à éplucher le contenu d'une étagère. Je posai mes yeux un peu partout ; une lanterne, un canapé, une vieille télévision... Il n'y avait rien de particulier chez Kellogg.

Quoi que.

— Valentine, je crois que j'ai trouvé quelque chose, dis-je après m'être penchée sous un bureau.

Je lui indiquai un gros bouton, caché dans un recoin. Un bouton rouge.

— Ah, bon travail. Espérons que ça ne nous fasse pas sauter, dit-il en appuyant dessus.

Sur le côté de l'appartement, un mur coulissa, découvrant une autre pièce. C'était un genre de bunker, une planque, avec des stocks de nourriture, de munitions, de cigares, et surtout, une quantité astronomique de bière. Nick fureta un peu partout avant de lancer :

— Bon. On va devoir se servir de Canigou.

— Quoi ?

Il ne répondit rien. Il attrapa un cigare ; un de ceux à moitié fumé, et le tendit à Canigou, avant de lui dire quelque chose à voix basse. Le chien aboya, deux fois, puis courut vers la porte.

— Vous venez ou vous restez plantée-là ?

Canigou tapotait le sol de ses pattes avant avec hâte.

— Qu'est-ce que vous lui avez dit ? dis-je en restant plantée-là.

— Il est très, très bon dans ce qu'il fait, Canigou.


Le chien aboya une troisième fois comme pour signifier son impatience. Je lançai un dernier regard sur la pièce dans laquelle j'étais persuadée de voir le spectre de Shaun, et rejoignis Nick et Canigou sur le pas de la porte. A l'instant où Nick abaissa la poignée, le chien fourra son museau dans l'entrebâillement et fila, à toute vitesse, à travers Diamond City.

Nous suivîmes Canigou sur des mètres et des mètres, et les mètres devinrent des kilomètres. Plusieurs fois, il s'arrêta, l'air heureux du chien qui a bien travaillé, à des endroits qui avaient dû voir Kellogg prendre une pause sur sa route. On y trouvait toujours les mêmes choses : cigares Sunlights et bouteilles de bière vides.

Et finalement, après plusieurs heures, Canigou s'assit.


— C'est là, dit platement Nick.

Il regardait avec insistance le bâtiment qui nous faisait face ; une sorte d'ancienne base militaire.

— Comment vous pouvez en être sûr ? C'est juste un chien. Comment aurait-il pu pister un homme sur une telle distance ?

— Juste un chien, répéta Valentine avec un rictus.

— Vous voyez très bien ce que je veux dire.

— Si vous préférez, on peut faire demi-tour. Moi, ça m'importe peu.

— Non.

Je fixai à mon tour la grande bâtisse de pierre. Qu'est-ce que Kellogg pouvait bien foutre là ?

— Canigou, tu vas être un bon chien et tu vas rester ici, dit alors Nick. Non, non, pas ces yeux-là. C'est dangereux. C'est probablement dangereux, ajouta-t-il en me regardant du coin de l'œil. Et si demain, nous ne sommes pas là, tu rentres à Diamond City.

Canigou émit une petite plainte. Il s'allongea, la tête entre ses pattes. C'est vrai, qu'il faisait ces yeux-là.

Valentine me fit signe de le suivre. Nous montâmes les quelques marches, avant de trouver l'entrée. Une voix dans ma tête avait définitivement envie de faire demi-tour.

— Ellie va me tuer, soupira Nick en poussant la porte blindée. 

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