Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 1 : Are you lonesome tonight?

2738 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 12/01/2024 13:27

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, autour de 01:41 (environ un an après les prémices du culte formé par Klaus).


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07 janvier 1961, 20h52


La vie est dure, pour les chats des rues. Les grandes villes - avec leur densité croissante d'automobiles - sont loin d'être un habitat clément. Heureusement qu'il y a des rats, même s'ils sont plus sales que ceux des champs. Heureusement qu'ici dans le Sud, l'hiver n'est pas aussi mordant qu'ailleurs. Et heureusement aussi pour eux, leurs yeux sont capables de capter les plus infimes lueurs. Ainsi, dépenaillés mais résilients, ils fouillent les poubelles, même dans les coins de cette ruelle que les lampadaires peinent à éclairer. Entre les hauts murs de briques, ils éparpillent les déchets, faisant rouler quelques conserves malodorantes. Sans doute se feront ils chasser, et peut-être même caillasser. Pour l'instant, ils peuvent encore agir sans être vus, dans le silence de ce soir de janvier. Mais, soudain...


*Wooshhhh*


Leurs pupilles dilatées s'ouvrent encore plus, brillantes, comme des lasers, en dessous de l’aberration qui vient de se déchirer. Une fissure d'abord, puis un puits aveuglant par son éclat bleuté, fait d'énergie pure, crépitant de quelques arcs électriques. Une lumière comme - foi de matous - on en a vu qu'une seule fois par le passé. "Encore ?" se disent probablement les chats. Et sans demander leur reste, laissant en plan leur bien maigre dîner, tous feulent, puis se mettent à détaler.


C'est un bruit mat et un nouveau fracas de cannettes qui accompagne ma chute sur le sol rugueux et froid, égratignant mon poignet. Le vortex temporel vient de me déverser, et je roule contre la poubelle dont le couvercle tombe en manquant de m’assommer. J'ai le réflexe de me pousser. De ne pas rester en dessous de la béance énergétique. De ne pas 'encore', manquer de me faire écraser par Klaus ou - pire - par Luther. J'attrape mon mollet qui vient de se rappeler douloureusement à mon souvenir. Je me recroqueville sur moi-même, attendant la chute d'autres corps, non loin de l'endroit où je suis moi-même tombée.


Mais rien ne vient et...

*Swwwwwwip*

La courbure de l'espace-temps, vient à l'instant de se refermer.


D'un coup, ce sont les sons de la ville qui prennent le dessus. Le souffle irrité d'un chat particulièrement hardi, qui me regarde du haut du mur, celui de moteurs de voitures au bout de la ruelle, plus ronflants encore que celui d'Hermes. De la musique rétro étouffée, les pas des passants et le cri d'un enfant. Bon sang, ma tête me vrille, plus encore que mon mollet. J'avais oublié à quel point le mal du voyage temporel pouvait être cogné. Mon flanc me gratte, ma cuisse...


"Merde".


Péniblement, en haletant un peu, je m'assoie contre la poubelle et je tente d'y voir plus clair. Au bout de la rue, les néons du cinéma Avon sur une façade bleue m'obligent de nouveau à plisser les yeux. À l'affiche, figure "Le Manège du ménage", une adaptation d'un vieux classique de Broadway, les panneaux blancs clamant les noms de Susan Hayward et James Mason. Je cligne plusieurs fois, tentant de chasser les maux de tête qui semblent bien décidés à s'incruster. Je me hisse sur mes pieds à l'aide de la poubelle, j'essaye de respirer.


Je suis seule. Pas de Klaus, pas de Ben, même si nos matières et énergies se confondaient encore, il y a deux minutes. Pas de Cinq, même si nos volontés étaient entièrement conjuguées sur ce maudit vortex. Pas de Diego, d'Allison. Pas de Luther... et pas de Viktor. Je passe ma main sur mes yeux, comme si toute cette horrible journée était de nouveau en train de glisser sur moi. Je tente de faire un pas, entièrement crispée : il va me falloir serrer les dents, mais je devrais pouvoir avancer. En clopinant, et tant pis, pour la dignité.


Je comprends de toute façon rapidement que je vais me faire regarder. Dès le bout de la ruelle, je croise des regards intrigués, voire carrément apeurés. Celui de salariés en trench et chapeaux, celui de mères de famille en talons et manteaux de laine évasés. Des couleurs acidulées qui contrastent avec la noirceur de mon jean à la jambe à moitié arrachée. Avec mon perfecto en cuir trop large, et jusqu'à mon carré décoiffé. Je suis une anomalie hors du temps, moi aussi.


La musique se précise, provenant de la porte entrouverte d'un magasin d'articles de seconde main estampillé 'Rosati and sons', encore ouvert en soirée. 'Are You Lonesome Tonight?' Il a de l'ironie, ce cher Elvis Presley. Derrière la vitrine, il y a un plateau de Ouija, et ça me donne presque envie de chialer. Et si une chose est certaine : si le plan B envisagé avec Cinq pour nous sauver des flammes apocalyptiques était de nous envoyer dans le passé, alors notre tentative a en partie fonctionné.


En partie. Nous le savions, qu'il y avait un risque de nous trouver dispersés. Parce que nous étions deux à associer nos efforts pour tous nous transporter, et encore plus après toute l'énergie que nous avions déjà épuisée. C'était un risque théorique. Mais à présent que je suis ici seule, au milieu de cette rue du début des années 60, je suis en train de me prendre la réalité de plein fouet. La vérité est que je ne suis pas habituée à être seule. Ni chez moi, ni au travail, encore moins à Hargreeves Mansion : je ne l'ai jamais vraiment été. Où sont-ils tous ? Et je sais que la question n'est pas tant ~où~ ils sont, que ~quand~. Ma tête me lance encore, et ma poitrine pèse une tonne, comme lors d'un jetlag écrasant. Je souffle. Je...


"Dang! Ce trottoir est déjà pris, gamine".


Gamine ? J'ai presque trente ans. Mais quel bel accent texan. Je me retourne en me grattant l'avant-bras à presque m'en faire saigner. Là, contre le mur de la Dallas Southern Bank fermée à cette heure, un pauvre type descend une bouteille de gnôle dans des fringues élimées. Un front dégarni, la peau grêlée, des cheveux gris filasses... et l'air de celui qui est juste resté ici, quand il n'a plus su où aller. J'ai toujours attiré les clodos. Mais je crois que c'est aussi pour ma tendance légitime à y voir avant tout des gens.


Ma jambe me tue, vraiment, alors je m'écroule par terre à côté de lui, et tant pis s'il veut me faire payer une taxe d'occupation de son coin de trottoir privé. Il me regarde comme si j'étais une extraterrestre, ou comme s'il décidait si ma tête lui revient ou pas. Mais finalement il hausse les épaules. Après-tout : lui aussi est dans la catégorie des parias.


"On est en quelle année, mon pote ?", je lui demande.

Cette question le fait éclater de rire dans sa bouteille. Exagérément, comme s'il voulait que toute la rue puisse en profiter.

"J'en ai connu, des chtarbés, mais toi, t'as été nourrie au maïs".

"Répond-moi. Après, tu décideras si je suis folle à lier".


Il hausse les épaules et boit un bon coup.


"1961. Et dans une heure, tu le sentiras bien, qu'on est en janvier".

"Il ne fait pas froid. Moi, je viens du Nord, tu sais".

Mon accent me trahit sans doute, moi aussi.

"De la côte Est, hein ? Vous êtes vraiment pas faits comme nous, là haut. J'aime bien ton dirigeable".

Je regarde l'endroit où se posent ses yeux blanchis par la cataracte. Je suis sûre qu'il n'est même pas si âgé, mais sa vie a dû être dure et ça se voit.

"Oh. C'est Led Zeppelin".

"On en fait plus depuis 1940, des comme ça".


Il parle du dirigeable. Ça me fait sourire au travers de ma fatigue. En vérité, il faudra attendre 68 pour que le groupe soit formé, mais il n'a pas besoin de savoir ça. Et ça m'arrange, s'il croit que - si je suis bizarre - c'est parce que je suis à la mode de l'autre bout du pays. Je masse ma jambe au dessus du bandage que m'a fait Klaus, qui s'est déjà partiellement arraché. Le type siffle.


"Dis donc, t'as désinfecté cette saloperie-là ?"

On sent qu'il en a déjà eu un paquet, des blessures, dont une partie a dû s'envenimer.

"Attends un peu".


D'un geste, il retourne sa bouteille et envoie une rasade de mauvais whiskey lécher la plaie laissée par les tireurs du théâtre Icarus. Dans un autre temps, un autre monde, à présent pulvérisé. Je retiens un cri, je laisse passer la douleur. Mais je lui suis reconnaissante, parce que je sais bien ce que ça représente que de sacrifier un peu de ce liquide onéreux, quand on a vidé sa fortune du jour afin de se le payer.


"Merci, mec", lui dis-je.

"Mark".

"Rin".

"T'es un drôle d'oiseau, quand même. T'es venue faire quoi, du Nord ?"

Je soupire.

"C'était pour m'échapper..."

Ce n'est pas si faux, et il prend ça pour argent comptant, en se remettant à picoler.

"Désolé d'entendre ça. Et bein Rin, il faudra quand même que tu te bouges pour te trouver un coin à toi. Parce qu'ici c'est déjà occupé, tu vois, et moi, c'est pas mon premier rodéo, alors si tu vois ce que je veux dire, tu vas mettre les voiles et... Merde, les flics".

Je regarde vers le bout de la rue, qu’une voiture sillonne.

"Ils n'aiment pas que je traine là. Merde. Merde".


D'un seul coup, il est sur ses pieds, il remballe toutes ses affaires, en quelques secondes, comme s'il était habitué à le faire en hâte de façon quotidienne. Sûrement même plusieurs fois par jour, avant de laisser un peu de temps passer et revenir glander là une fois la patrouille passée. Il pointe un index vers moi.


"C'est mon coin, pigé ?"

Je me mets péniblement debout. Ma jambe comme ma tête continuent de m'accabler.

"Ok, Ok. Je n'avais jamais eu l'intention de te le piquer, tu sais".


Il fait un pas en direction du carrefour, et de la devanture éteinte d'une boucherie, surplombée d'une immense figure de bovin se détachant sur la nuit noire. Les policiers déclenchent leur sirène, et Mark l’imite avec un rire dément, avant de me fixer une dernière fois... et puis de s'envoler. Je me fais petite, je feins de marcher normalement, et de me fondre dans l'ombre des commerces fermés. La voiture de police passe. Je serais peut-être encore capable de me rendre invisible en dernier recours, mais je suis vraiment épuisée. Il me faudrait dormir. Vraiment. Jamais je n'en ai ressenti le besoin aussi fort.


Dormir... Comme si l'univers avait entendu ce souhait et voulait s'en moquer, une fine bruine se met à tomber. J'enfonce mes mains dans les poches de ma veste, je traverse la rue. Je me demande encore où sont tous les autres. Si certains sont arrivés avant moi, ou d'autres le feront après. J'avance un peu sur le trottoir, je finis par tourner dans le quartier dont certaines maisons sont éclairées. Je m'étonne de l'atmosphère de Dallas, presque intimiste dans ce quartier, à cette époque, si différente de la démesure de The City en 2019. Mais ce n'est pas de l'émerveillement, non. C'est une sorte d'effroi, et mon estomac en est quelque peu noué.


Je contourne en clopinant le pâté de maison, arrivant derrière ce que j'identifie comme étant le cinéma Avon. On est à presque quinze ans de la sortie du Rocky Horror Picture Show, misère de misère. Je ne sais même pas si Klaus respire en même temps que moi ou pas, en cette année-ci. Quelle impression bizarre. Je soupire. Et alors, un mouvement attire mon regard. Celui d'un chat - un autre - qui s'échappe d'une fenêtre noire barrée par des planches et des briques destinées à la murer.


C'est une petite maison aux murs défraichis et rectilignes, certainement abandonnée depuis quelques années. Avec quelques plantes grimpantes envahissant une grille jamais refermée. Je n'ai pas vraiment la force de réfléchir. Même si j'ai fait ma fière face à Mark, l'homme du Sud, je commence malgré tout à trembler. Je regarde par le minuscule trou dont est venu le chat, je scrute l'intérieur, à peine visible dans l'éclairage urbain fatigué. Je secoue la tête. Les squats, c'était mieux du temps où nous nous y entassions à deux, avec une pizza sans fromage éhontément chapardée. Je n'essaye même pas de retirer les planches fermement clouées, je rassemble toutes les forces qui me restent.


*Crac!*


En une seconde, je m'écroule sur un vieux matelas moisi, où je ferme les yeux en me laissant de nouveau emporter. Par le sommeil, cette fois. Lourd, épais. Jusqu'à ce que les rêves me saisissent. Des rêves troubles, comme je n'en ai jamais fait.


J'y vois la rue où j'ai tant erré ce soir : Rosati and sons, la boucherie dont la vache est à terre. La banque, et le cinéma Avon, dévastés par des tirs de chars d'assauts marqués d'une étoile rouge. La poussière de la brique et des corps, le cri déchirant des avions de chasse qui frôlent les toits.


Et au milieu du chaos, Viktor, qui désintègre de façon sonique les missiles des T-62. Klaus, qui relève et matérialise une douzaine de soldats et passants - à peine tombés sous les balles. Tout en me ramenant encore une fois, et en matérialisant Ben et l'Horreur dans leur affut mortel. Luther, parant les flammes de sa peau, Cinq, qui erre sans but. Allison, faisant imploser des cerveaux de sa voix. Diego renvoyant toutes les balles d'un salto. J'ai du sang sur ma conscience autant que sur mes mains, et je me rends de nouveau invisible, intangible, sabotant les corps autant que les machines.


Jusqu'à ce que je les vois fendre le ciel. Les ogives mortelles, les jouets du Destructeur des Mondes Oppenheimer. Une pluie - encore - plus destructrice que celle des roches de Lune : celle du feu nucléaire. *Crack!* Je me téléporte au loin, là où je pourrai tenter d'empêcher les terribles réactions en chaîne de fissions, au coeur de la matière. Je le peux peut-être pour l'une ces bombes. Pour deux, qui sait. Mais pour autant ? Je me téléporte encore, je m'épuise, et la première touche le sol. La seconde. Une fois de plus le parapluie aura été vain.


Alors je me réveille, je cherche de l'air, je me retourne sur le matelas glacé... et je me rendors péniblement. Les paupières et les poings serrés. Pour de nombreuses heures, cette fois. Pour ma première nuit, passée avant même d'être née.


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Notes :


Et nous revoici dans nos chaussures de bowling, mes amis, pour le début de cette saison 2 de A bend in space-time (et de The Umbrella Academy). Nous voici en 1961 à Dallas, avec son lot d'inégalités et avec une situation qui pourrait sembler pénible... Voyons. Satisfaisons-nous déjà d'être en vie !


Vous rappelez-vous du sans-domicile fixe qui crie "Allisooooon" avec Luther dans l'épisode 1 ? J'ai toujours pensé qu'il devrait avoir droit à une plus grande place. Comme il n'est crédité que sous le nom de "personne sans abri », je me suis permise de le nommer. Et j'ai du m'initier à un peu d'accent texan...


Que fera donc Rin à présent, une fois qu'elle aura récupéré ? Nous le saurons bientôt ! Et comme au bon vieux temps de la saison 1...


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