Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 2 : Hello, Goodbye

3884 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/01/2024 11:27

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, à la suite du chapitre précédent.


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08 janvier 1961, 12h23


J'ai dormi quatorze heures, entrecoupées de cauchemars. Depuis combien de temps n'avais-je toutefois pas dormi si longtemps ? L'adolescence, peut-être. C'est comme si l'énergie de mon corps avait eu besoin de se recharger. Ma jambe me fait toujours mal, mais je pense que me suis un peu habituée. Le mal du voyage dans le temps s'est lui aussi estompé : il ne m'en reste plus qu'une migraine tenace. J'ai mis un moment pour me rappeler de l'endroit où j'étais. De l'époque où j'étais. Et maintenant que j'ouvre finalement les yeux dans les rayons de lumière filtrant par les interstices entre les planches, je peux enfin contempler l'endroit où je me suis réfugiée en hâte hier soir.


C'est une maison modeste. Une petite cuisine à l'intérieur-même d'un salon carré pourvu d'un vieux canapé, une unique chambre avec un point d'eau et de wc. Des meubles des années quarante, croulant sous la poussière. L'endroit est soigneusement muré pour repousser les gens comme moi. Clairement, je n'aurais pas pu entrer si je ne m'étais pas téléportée dedans, et personne ne saura probablement je suis là. Il n'y a pas l'eau courante, ni l'électricité. Tout ça a certainement été coupé il y a un moment. J'utilise malgré tout les sanitaires : c'est une chose qu'on omet souvent de raconter, mais ça fait partie de la réalité. Je remarque que le matelas était celui d'un lit simple : ici, quelqu'un a vécu seul.


Dans le salon, je laisse mes yeux trainer. Il reste des livres d'horticulture dans les bibliothèques bancales, de la vaisselle ébréchée dont une unique tasse, ainsi qu'une jolie mallette à poignée noire dont le cuir semble dur. Et surtout... surtout : de très nombreux pots de plantes d'intérieur et de fleurs, depuis longtemps flétries. Dans la faible lumière entrant ici, je reste un instant debout sur la poussière de ce qui a un jour été un tapis, à contempler l'histoire qui m'est racontée par les objets. Les petites poussières de l'air dansent dans les rayons clairs, et mon estomac gronde : depuis le pop-corn et le mauvais hot-dog du bowling de 2019, je n'ai rien avalé.


Alors j'essaye de me rendre présentable. Mon jean est irrécupérable, mais je fais des revers sous les deux genoux, pour au moins masquer qu'il est déchiré. Je trouve un peigne édenté, qui me permet de me coiffer un peu, et je ferme mon perfecto : ainsi, le zeppelin n'attisera plus les questions. Je rajuste mes chaussures de bowling, je souffle un bon coup, comme si je m'apprêtais à foncer dans la mêlée.


"Allons, Rin", me dis-je à moi même.


Et *Crac !*

Me voici au dehors, dans cette ruelle résidentielle à présent baignée du soleil texan de Janvier. Il y a quelques maisons, des immeubles bas, et une odeur de maïs grillé. L'air est calme, on entend le bruit l'avenue commerçante toute proche ronronner. C'est un quartier périphérique de Dallas, loin de l'image que l'on s'en fait.


Je fouille mes poches et y trouve un billet d'un dollar. Certainement l'équivalent de douze ou treize, en pouvoir d'achat de mon époque. Il est estampillé "série 2017" : j'espère que la personne à qui je le donnerai ne le regardera pas de trop près. Mais je comprends vite que ce n'est pas le problème principal. Sur la devanture de Stadler's, l'unique restaurant du coin, j'aurais pu manger tout un menu, en l'échange de ce billet. Mais un panneau rectangulaire clame 'White only' avant même de pousser la porte, et je passe mon chemin, enfonçant mes mains dans mes poches.


Etant 'métissée', comme on dit couramment, j'attirais déjà des regards curieux, dans des temps plus cléments. Parce qu'en fonction de l'angle, de la façon dont je relève mes cheveux ou non, d'un trait de maquillage qui change tout, je perturbe les sens, et on ne sait plus trop d'où je viens. A mon époque du blond platine, plus personne n'y comprenait rien. Mais une chose est sûre : je ne vais pas risquer de me faire jeter maintenant.


Je jette mon dévolu sur une petite épicerie de quartier, tenue par un vieux qui n'y voit de toute façon clairement pas bien. Je m'achète avant tout à boire, parce que je n'en peux plus. Un soda à 10 cents et une pomme à 2, le croirez-vous? Ici, on appelle tout 'coke' : tout ce qui pétille et rafraichit le gosier. Quelques tranches de pain de mie de la marque Kraft pour 20 cents encore, dont je partage la première avec un pigeon des rues. Le reste de ma monnaie passe dans de l'aspirine Bayer. Et me voici fauchée comme les blés, mais au moins un peu plus rassasiée.


Je traine près du cinéma, en résistant à la tentation de me rendre invisible pour entrer. Je me suis promise il y a bien longtemps de ne plus faire ça, même si je sens mes résolutions aujourd'hui un peu érodées. Je traverse en direction de la ruelle où je suis arrivée hier soir. Les poubelles ont été ramassées, les briques sont toujours identiques. Il n'y a pas de trace d'une autre arrivée.


Je soupire, je décide d'attendre un peu, au cas où les autres feraient comme moi. Je m'adosse contre le mur, et je finis par m'accroupir, tandis que le temps s'égrène. Une heure passe, peut-être deux, ou trois. Je commence à comprendre que personne ne viendra. Et alors-même que je m'assoupis, j'entends la voix éraillée de Mark me ramener à moi.


"Eh, la gamine au Zeppelin, t'étais supposée te trouver un autre coin".


Il a l'air ivre-mort, je ne pense pas que ses remontrances iront très loin. Quand Klaus en est à ce stade, généralement, c'est qu'il s'apprête enfin à arrêter de parler. Cette pensée me rend triste, et je ne réponds rien.


"En plus, hier, je pourrais bien t'avoir vue..."

"Quoi ?"

"Je t'ai vue disparaître dans la baraque du vieux Wilson".


Je reste à le fixer. Il a l'air de plus s'attarder sur le fait que j'y sois entrée que sur celui de m'avoir vue me téléporter : il doit avoir l'habitude de voir double, ou même d'halluciner.


"J'avais besoin d'un endroit où dormir".

"Les voisins n'aiment pas les squatteurs. Et les 'gens comme toi'. En dix ans ils en ont fait expulser une pelletée, et ils ont fini par obtenir de faire murer. Si j'étais toi, je ne trainerais pas là non plus..."

Contre le mur de la banque, il retourne s'affaler.

"... en plus tout le monde sait bien que c'est hanté".

"Qu'est-ce que tu as dit ?"


Mark soulève sa bouteille emballée dans du papier brun.


"Bah, ils les ont jetés dehors par la peau du cul, ces enfoirés. Ils n'aiment pas les traine-savates comme toi et moi, qui-"

"Non, qu'est-ce que tu as dit après ?"


Il râle en secouant la tête, comme si mes capacités de compréhension étaient vraiment limitées.


"Dis-donc, t'as le moteur en route mais personne au volant, toi..."


C'est l'hôpital qui se fiche de la charité : lui-même est en train de partir dans les vapeurs de whiskey Jim Beam. Je me lève, je fais un pas pénible jusqu'à lui.


"Répète !"

"Ah j'en sais rien ! Maintenant laisse moi pioncer".

"Hanté. T'as dit que c'était hanté".


Il roule des yeux embrumés et fait un geste pour dégager ma main de son col, que j'ai malgré moi empoigné.


"Parce que ça l'est. Faut s'calmer, la môme".


Il se couche sur son morceau de carton, se plaçant face contre le mur en me jetant un dernier "Ça suffit !". Et en une seconde, il se met à ronfler.


Je reste interdite au dessus de lui, je cligne des yeux trois fois. Je lui laisse tout le reste de mon pain et la moitié de mon 'coke', parce que je crois qu'il l'a mérité. Sans même plus clopiner tant que ça, je tourne au coin de cette ruelle où je suis apparue, je longe la devanture de 'Rosati and sons Swap', je me plante devant la vitrine où hier soir j'ai manqué de pleurer. Là, derrière la vitre, au milieu d'un capharnaüm d'objets de seconde-main... la planche de Ouija semble m'avoir attendue. Je la fixe. Je regarde la porte, je serre les poings dans ma poche vide. Je m'étais promise de ne plus faire ça, plus jamais. Mais je n'ai plus d'argent, plus rien du tout. Je cligne longuement, puis je rouvre mes yeux noirs, sûrement de façon un peu trop déterminée.


*Crac !*


Personne ne saura jamais comment cet étrange objet de spiritisme aura fait pour s'envoler.


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Assise au dessus de la table basse, je fixe les lettres noires qui sillonnent le bois usés, la petite planchette en forme de goutte posée dessus. L'abécédaire, les chiffres. 'Yes', 'No', 'Hello', 'Goodbye'. Un Soleil et un croissant noir de Lune, comme si j'avais besoin de m'en rappeler.


Je n'ai jamais procédé à la moindre séance avec une planche de Ouija. Vous devinerez sans mal que les fantômes - jusqu'à il y a peu - j'en avais plus qu'assez. Je sais toutefois que je ne suis pas supposée être seule, ni affaiblie, pour l'utiliser. Que je devrais nettoyer cet endroit, et bien l'aérer. Je ne réunis objectivement aucune condition, si ce ne sont celles de l'éclairage tamisé, et de ma ferme volonté. Très franchement ? A ce stade, je me contrefiche de risquer de me faire posséder par un esprit malin qui me hantera durant dix ans. Attirons-le, déjà, après on pourra discuter.


Je regarde autour de moi. Sur les étagères, les bouquins, la vieille vaisselle et les pots de fleur fanées. 'Le vieux Wilson', a dit Mark, hein ? Mon index et mon majeur se placent sur la planchette. Et après une longue inspiration... je la fais glisser jusqu'à la mention 'Hello', sans trop appuyer.


"Hey, Wilson", dis-je d'une façon qui n'est certainement pas du tout protocolaire.


Je me sens un peu stupide, un instant. Comme si je n'avais aucune légitimité à faire ça. Comme si j'allais juste parler à la poussière, et me retrouver idiote et seule, au milieu de mon squat lugubre. Je soupire. Je dois me forcer à faire ça bien. Et peut-être que j'ai un atout de mon côté, sur le plan de l'énergie. Je ferme les yeux, je ressens chaque chose dans cette pièce. L'énergie potentiel des objets placés en hauteur, celle qu'ils transformeraient en tombant. Celle qui se niche au coeur de la matière, même au coeur des plantes mortes. Je respire tranquillement, je laisse mon environnement vibrer. Et alors je prononce, de façon un peu plus polie :


"Monsieur... Monsieur Wilson. On m'a dit que vous étiez encore ici".


D'abord, il ne se passe rien, et je suis prise d'un doute qui pourrait facilement me faire tout arrêter. Me recroqueviller sur le matelas de la chambre ou sur l'antique canapé. Malgré tout je tiens bon et je maintiens ma concentration. J'ai l'impression que sous mes doigts, la planchette vient de bouger. Un tout petit peu, un seul millimètre. C'est peut-être juste le fruit de mon imagination.


"Si vous êtes là... s'il vous plaît... montrez-vous".


Il m'est étrange de presque supplier dans le vide. Mais à nouveau, l'impression diffuse de sentir la planchette bouger me reprend, et cette fois je rouvre les yeux pour les laisser balayer la planche. Là, sur le vieux Ouija, la goutte repose désormais distinctement sur le mot 'Yes'.


Mon sang ne fait qu'un tour, et mes sens recherchent une lueur d'énergie, la moindre d'entre elles, où que ce soit dans les modestes pièces de cet endroit muré. Derrière moi, au plafond, sous la table. Mais c'est dans la chambre, que je le sens, près de l'endroit où j'ai dormi. Là bas, faiblement, je sens une présence se mouvoir. Calme et résignée, comme celle de Ben, trop souvent. Celui à qui j'ai affaire est un esprit peiné. Je prends une nouvelle inspiration, et je pose la question qui s'impose à titre de précaution.


"Mmmm êtes-vous... un bon esprit, ou l'un de ceux qui voudraient - vous savez - hanter mes nuits pour juste être venue vous déranger ?"


La planchette hésite, je la sens comme vibrer, et je vois un filet d'énergie autour d'elle, venir la déplacer. La forme de la chambre s'est approchée, elle est plus distincte à présent, plus humaine. De la même façon que Ben, les premières fois où je l'ai mieux distingué. Et la planchette indique le Soleil, en un présage favorable quant à celui à qui je suis en train de parler.


"Je m'appelle Rin. Comment dois-je vous appeler ?"


Ça me semble être la base du respect, que de proprement se présenter. Et la planchette glisse, moins tremblante. W. A. J'énonce à voix haute les lettres désignées. Y. N. E.


"Wayne".

Je souris.

"Salut Wayne".


Et en disant ça, je quitte le plateau des yeux, et le regarde lui, dans l'encadrement de la porte, jusqu'où il a approché. Je vois son étonnement tandis que nos attentions se croisent, son énergie grandir et s'agiter. Il recule d'un pas. Il n'imaginait pas que je puisse le voir, maintenant que je l'ai invoqué : je dois - avant toute chose - lui expliquer. Les conséquences pourraient sans doute être terribles, s'il se sentait en danger.


"Je peux voir votre énergie spectrale, Wayne. Je sais... je sais que ça va vous paraître dingue. Mais si vous vous approchez, peut-être que je pourrai peut-être vous permettre de parler".


Je l'ai déjà fait sur Ben, je l'ai déjà fait sur moi. Matérialiser juste ce qu'il faut de ma tête, de mes cordes vocales et de mon appareil respiratoire, dans le but de pouvoir parler au travers de mon immatérialité. Je doute de pouvoir faire plus, en cet instant, car je réalise un fait : sans Klaus, je suis incapable de matérialiser un fantôme en entier. Malgré mon argument, Wayne ne vient pas, à raison sans doute. Après tout, il ne me connaît pas. Quand je pense que je suis en train d'invoquer un fantôme toute seule, et que c'est lui qui a peur de moi. Car peut-être qu'il s'inquiète : si je suis capable de le matérialiser, alors je suis peut-être aussi capable de le détruire.


"Je ne vous veux pas de mal...", lui dis-je. "J'aurais... j'aurais un deal à vous proposer".


Un deal ? Ce mot-ci semble le faire réagir, et d'un coup, il se déplace vite, irréellement vite. En un instant, il est de l'autre côté de la table basse, presque sur moi, tandis que sa forme humaine est à présent bien

dessinée à mes yeux. Wayne Wilson n'était pas très grand, avec le dos un peu voûté et un grand front dégarni. Des doigts noueux, un cou solide. Et des petits yeux que je devine avoir un jour été clairs, à présent que je peux presque deviner ses traits. En dessous de mes doigts, la planchette est revenue avidement se replacer sur 'Yes'.


Je le prends comme une autorisation, je m'accroche à ce regard à la fois vide et perçant. Et doucement, comme je l'aurais fait pour Ben, je pousse l'énergie spectrale d'une partie du vieux fantôme à se sillonner de matière. Il inspire, comme s'il tentait d'avaler tout l'air qu'il peut. Et il me regarde à nouveau, sa respiration à présent audible dans la petite pièce miteuse.


"Bon sang, petite, mais qu'est-ce que tu es ?"

Sa voix spectrale semble revenir des ténèbres, ce qui est probablement le cas, et je lui adresse un sourire navré.

"Je n'en sais rien, Wayne. Je peux vraiment vous appeler Wayne ?"

"Ici tout le monde m'appelait comme ça".


Aux mots de Mark, aux réactions des voisins, je devine que Wayne Wilson a été un enfant, puis un vieux du quartier.


"Vous avez passé toute votre vie ici, n'est-ce pas ?".


Je demande ceci avec un réel intérêt. Les vivants m'ont toujours intéressée, c'est un fait. Je découvre maintenant que les morts aussi.


"Je tenais le petit magasin de jardinage, là où il y a maintenant ce foutu vendeur de chapeaux".


Je sens une forme d'amertume dans sa voix. Je regarde de nouveau les nombreux pots de plantes autour de moi, aujourd'hui aussi mortes que lui, mais qu'il a un jour fait pousser de ses mains.


"Vous étiez aussi jardinier ? Pépiniériste ?"

Il souffle avec sarcasme.

"Alors un jardinier d'intérieur. Ou un pépiniériste sans jardin".


Sous mes doigts, la planchette de Ouija s'est malgré nous deux déplacée sur 'No'. Mais il ne m'en veut pas, il a juste l'air plein de regrets, et je lui souris un peu tristement, consciente que nos vies ne prennent pas toujours le tournant souhaité.


"Vous n'avez jamais pu avoir un petit bout de terrain ?"

Et il soupire, étonné lui-même d'être à nouveau capable de respirer.


"Trop de dettes, pas assez d'audace. Et le bitume de Dallas qui a tout recouvert. De moins en moins de monde possédait un jardin. Ce monde est fou".


Je conçois que pour beaucoup, l'urbanisation de ces quartiers périphériques a du être un changement radical. D'autant plus dur pour ceux qui gagnaient leur vie grâce à la terre, comme lui, par la sève et les fleurs. L'air a dû changer, ici, en ses quelques soixante dix ans de vie. Je me dis que l'avenir de la Terre l'attristerait encore plus. Mais il n'a pas besoin de savoir, sinon - vraiment - il ne reposera jamais en paix.


"J'admire les gens qui savent faire pousser. Votre jardin aurait sûrement été fabuleux".


Il sourit tristement. Sans doute ai-je touché du doigt la raison pour laquelle son esprit a gardé une tâche inachevée. Mais il finit par relever son visage ridé d'énergie blême.


"Quel marché voulais-tu me proposer, toi qui ne sait même pas ce que tu es ?"


Je reste un instant immobile, cherchant mes mots. Comment propose-t-on un deal à un fantôme ? Je passe mes mains sur mon visage, et sans doute sent-il l'importance pour moi de ce que je m'apprête à formuler.


"J'aurais besoin que vous alliez chercher... quelqu'un".

"Quelqu'un de mort ? Nous autres errons surtout seuls, ma jeune am-"

"Quelqu'un de vivant. Enfin j'ai un doute sur le fait qu'il vive ou pas en ce moment. Mais s'il était là..."

Je regarde Wayne dans les yeux, avec une conviction inébranlable.

"Alors vous le verriez probablement comme un phare dans la nuit".


Wayne Wilson s'arrête, il me dévisage, cette fois, et je sens tout de suite que je ne suis pas le seul phénomène étrange à être récemment entrée dans le son panorama fantomatique. Ce que je viens de lui dire a du sens, pour lui, et son expression me donne un espoir fou, que j'essaye de contenir au fond de moi.


"Je ne tiendrai plus très longtemps à vous matérialiser... je suis désolée si... si ça coupe..."

Je plisse un oeil : je ne sais pas comment le dire autrement.

"Est-ce que vous avez repéré quelque chose - quelqu'un - qui vous appellerait sans le vouloir ? Est-ce qu'il y a-"

Il m’interrompt les yeux ouverts en levant une main. Il n'a même pas hésité.

"Je sais ce que tu cherches. Je sais qui".


Je me doutais de ça : du fait que Klaus était un formidable aimant pour tous les spectres à des kilomètres à la ronde. Et tandis que Wayne se relève, peut-être sous le coup de l'émotion, ma concentration se met à flancher. Ses traits deviennent plus flous, comme s'il glissait entre mes doigts. Mais je vous son bras se déplier, tandis que les lettres, sur la planchette de Ouija glisse sur 'Hello', sur 'Goodbye', puis sur la lettre K. Wilson étend son bras, il le tend vers la bibliothèque qu'il désigne d'un doigt, là où reposent ses livres, une quinzaine de pots ébréchés, et la mallette en cuir à poignée noire, celle que j'avais remarquée ce matin. Je bredouille :


"Je vous donnerai ce que vous voulez".

Je sais que c'est risqué de le formuler comme ça, Klaus s'en prendrait probablement la tête à deux mains. Mais je ne sais pas comment le dire autrement. Il n'hésite toutefois pas.

"S'il te plaît, prend mes graines. Mes fleurs, fait en sorte qu'elles soient plantées..."


Je le fixe avec des yeux tremblants, puis la mallette. Je n'ai pas assez de mots pour le remercier. Et je le perds, malgré tous mes efforts, alors que la matérialité de sa gorge se dissipe dans l'énergie spectrale. Il essaye de me dire un autre mot, qui ne sonne pas. Il s'éloigne, il s'atténue, il retourne à l'ombre de cette petite maison où il a toujours vécu. Et je sais que je dois bien faire les choses, et que je dois terminer proprement cette invocation. Je ferme les yeux, moins nerveuse, cette fois.


"Merci mille fois pour la Séance, Wayne Wilson. A présent retournez d'où vous venez".

Je regarde mes doigts sur le Ouija, je souris.

"Vos fleurs seront plantées, c'est promis".


Et avec un espoir tangible sous mes deux doigts tremblants, je déplace une dernière fois la planchette sur un mot qui pour moi en vaut cent :


'Goodbye'.


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Notes :


Voici un chapitre qui m'a demandé, des recherches ! Entre l'accent texan, le pouvoir d'achat en 1960 (tout ce qu'on pouvait acheter avec un dollar !) et le déroulement d'une séance de Ouija, j'ai eu de quoi m'occuper.


Durant la saison 1 on a beaucoup réalisé de quelle façon Klaus dépendait de Rin, mais pas tellement que la réciproque était vraie. Sans doute le sent-on depuis le premier chapitre : la tendance pourrait bien s'inverser.


Vous devinez que les fleurs de Wayne seront bel et bien plantées. Les années 60 ont vu croître une forme de première prise de conscience écologique au milieu de l'urbanisation, essentiellement par le mouvement hippie (qui n'a pas encore commencé, en cette année 1961). Se pourrait-il que le 'Flower Power' ait au fond un lien avec un vieux jardinier ? Puisse Wayne Wilson reposer alors en paix.


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