Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 3 : Un fatras de cheveux, de cuir et de lin

4089 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 19/01/2024 11:46

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, à la suite du chapitre précédent.


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09 janvier 1961, 10:24


*BAM BAM BAM*


Bon sang, est-ce ma tête qui tape encore comme ça ? J'ai dormi lourdement, cette nuit, sans cauchemars. Je pense que mon corps récupère progressivement. Que ma blessure me laissera une cicatrice affreuse faute d'avoir reçu des points, mais qu'elle s'en tiendra à ça. Je pensais au moins m'être débarrassée de la migraine, on dirait bien que...


*BAM BAM BAM*


Je soupire, et ma main cherche péniblement ma boîte d'aspirine, quelque part sur la table basse. J'ai dormi sur le canapé. Maintenant que je sais que Wayne occupe la chambre, je n'ai plus tellement envie de dormir là-bas.


*BAM BAM...*


J'ai faim. Ce que j'ai faim... Je me demande comment j'ai réussi à dormir dans cet état. Honnêtement, j'ignore ce que je vais faire, car je n'ai plus un sou. A part fouiller les poubelle ou voler, je ne vois pas d'option. Vraiment, je m'étais jurée de ne pas faire ça... et j'ai déjà volé le Ouija. Mais je réalise que ce n'est pas ma tête qui toque ainsi, mais bien quelqu'un, à l'extérieur, par delà les planches de bois. Quelqu'un qui...


*BAM BAM BAM BAM BAM BAM BAM BAM*

"C'est bon ! C'est bon je..."

"RIN, mais t'es emmurée vivante là-dedans, ou quoi ?"

Mes yeux s'écarquillent, parce que je réalise que ce n'est pas un voisin râleur, en train de cogner là.

"Oh putain".


*Crac !*


En moins de la moitié d'une seconde, je suis au dehors, debout sur le trottoir mouillé. Je me retourne. Et je le vois, dans un long manteau gris clair en daim et franges poilues.


"Klaus, bordel de merde".

"Saperlipopette, Rin !"


Nous éclatons de rire bruyamment, attirant sans doute l'attention plus que de raison. Je sais, je jure beaucoup, mais c'est toujours ce qui me vient, dans des moments comme ça. Parce que la joie que je ressens est sans limite, dans l'instant. Et je n'en crois pas mes sens, tandis que nous nous fondons dans une masse inextricable de cheveux, de barbe (de barbe ?) et de fringues bigarrées. Peut-être que je tremble un peu, mais - en fait - lui aussi, et il pourrait m'étouffer à continuer de me serrer comme ça. Je me dégage, avec autant l'envie de rire que de pleurer, je me prends la tête à deux mains, parce que je crois à peine ce que je vois.


"Bon sang mais..."


Si je ne le connaissais pas par coeur, peut-être que je ne l'aurais pas reconnu. Mais je n'ai guère le temps d'analyser : à travers les rideaux de dentelle de sa fenêtre, la voisine d'en face nous regarde avec un air mauvais. Ni une ni deux, je saisis de nouveau le bras de Klaus, je plisse les yeux. *Crac !* Je nous téléporte à l'intérieur du salon de Wayne, où il glousse joyeusement :


"Ouuuuh, ce petit tour de manège, ce que ça m'avait manqué".


Une seconde de flottement passe, peut-être deux, où nous restons stupidement à nous demander si nous ne rêvons pas, puis nous nous étreignons à nouveau, cette fois sans effusions, quelque peu sous le choc, tandis que je réalise que je peux aisément en faire le tour avec mes bras.


"J'ai cru...", je tente de balbutier.

Tandis que mes jambes se dérobent sous moi, je le lâche et je tombe assise sur le canapé moisi.

"J'ai bien cru que je ne te reverrais pas, cette fois. Bon sang JE DÉTESTE LES VOYAGES DANS LE TEMPS, c'est vraiment une PUTAIN DE SALOPERIE".


Il reste debout au dessus de moi, le vert-marais euphorique et humide face à cette nouvelle salve de jurons, et il confirme, son expression se faisant indescriptible :


"Ces foutus vortex sont vraiment les trous-de-balle de l'univers".


Je ris, parce que ses comparaisons débiles mais toujours pertinentes, j'ai cru que je ne les entendrais plus jamais. Mais il soupire et s’assoie à son tour, dans la lumière ténue de la fenêtre occultée par le bois.


"Moi aussi, j'ai cru que je t'avais perdue, comme j'ai perdu..."

D'un coup, son envie de rire semble être un peu passée.

"... tout le monde".

"Sauf moi", prononce une autre voix.


Et je tourne la tête, pour me rendre compte que c'est Ben, qui vient de dire ça. Ben, dans ses habits noirs ordinaires. Ben, bien peigné pour l'éternité. Ben, avec son petit sourire blasé, qui vient de mobiliser l'air du petit salon pour parler.


"Bon sang, les gars...", dis-je avant de balbutier :

"Est-ce que vous y arrivez, tous les deux ? A matérialiser Ben pour de bon ?"


Je suis sur le point de m'émerveiller, mais l'un hoche la tête, l'autre la secoue pour dire non, et Klaus hausse les épaules avec résignation.


"Quelques minutes, seulement quand il n'y a que nous deux ou en situation de danger. Et le danger, je peux te le dire : ça n'arrive plus jamais".


Plus de danger ? Bon sang, ce que j'aime entendre ça. Tout mon corps est encore irrigué d'adrénaline : depuis dix jours, j'ai l'impression que nous ne faisons que fuir un péril pour en rencontrer un autre encore pire.


"On progresse", affirme Ben, mais Klaus nuance à nouveau.

"Je dirais plutôt qu'on est en cours de mise à jour du système d'exploitation, tu vois... mais il y a des progrès".

Ben croise les bras.

"Tu dors, la nuit, déjà".

"Oui. Je suis devenu tellement doué pour dormir. Je peux faire ça les yeux fermés. D'ailleurs, Rin, t'as de la chance que j'ai écouté ce vieux fantôme à deux heures du mat', parce que - généralement - je ne les laisse plus entrer".


Derrière cette phrase en apparence anodine, il y a une nouvelle de poids, que je saisis au vol, ma gorge se serrant de joie.


"Tu arrives... à tenir les fantômes à distance..."


Je balbutie, et Klaus pose une main bronzée par le soleil d'hiver de Dallas au dessous du dog-tag qu'il n'a visiblement jamais quitté. Quelque part sur un Gao Yord que je ne vois pas.


"Je ne dis pas que ça marche à chaque fois".


Je le fixe tandis qu'il secoue son absurde barbichette, avec son paradoxal manque de confiance en lui. Mais quelle idée il a eu de se laisser pousser ça ? Alors enfin, je le détaille, de ses pieds nus en plein Janvier, jusqu'à son accoutrement. Les fringues de Klaus ont toujours été improbables. Mais cette fois, elles sont même absurdes par rapport à son registre à lui.


"Tu portes un pyjama en macramé, là-dessous ?"

Je me penche pour mieux voir, et mes sourcils se pincent de manière incrédule.

"Quelqu'un m'a rapporté ça d'Inde", dit-il. "N'ai-je pas l'air d'une magnifique version terrestre de Yama ?"


Je ris doucement. C'est idiot, mais - même s'il est méconnaissable - j'ai une impression diffuse et heureuse de retrouver le Klaus 'flamboyant' de nos jeunes années. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, ces derniers temps, il faut bien se l'avouer. Il se lève, fait un petit tour sur lui-même, puis - face à mon air dubitatif - se rassoit sans plus fanfaronner. Moi je m'attarde plutôt sur ses cheveux longs, qu'il n'a plus teint ni défrisés. Et cette profusion capillaire, en bon marqueur temporel, me pousse à demander :


"Depuis... combien de temps vous êtes là, tous les deux ?"

Pendant que Klaus calcule sur ses doigts, Ben répond, les bras croisés contre la petite cuisinière hors d'usage :

"Tu n'as pas onze doigts, Klaus. Ça fera un an le mois prochain".


J'ouvre les yeux largement, tentant d'intégrer l'information, puis je regarde de nouveau Klaus avec l'air de celle qui vient - assez littéralement - de tomber du ciel.


"C'est invraisemblable. A chaque fois que je te laisse pour deux jours, ça finit invariablement par être une année, et je te retrouve avec la moitié de ton poids en moins".

Il se regarde les membres, comme s'il se découvrait.

"Oh, ça. Ce sont les légumineuses. Le tofu. Le curcuma. Le yoga, peut-être ? Oh et le kombucha. Mon dieu, Rin, tu vas adorer le kombucha".


De façon fort à propos, mon estomac gronde et j'y porte ma main pour tenter d'enrayer ses protestations. Mais Klaus me regarde à son tour, comme s'il était en train de me scanner.


"Et toi, alors... tu vis dans un squat. tu portes toujours les mêmes fringues... Tu crèves la faim, visiblement".

Je soupire.

"Je suis fauchée".

"Je vois ça, que t'es fauchée. Tu sens le whiskey. Et tu..."

Il désigne le Ouija.

"... tu te trouves des accointances avec l'au-delà. Attend, attend. J'ai une théorie : t'es en train d'essayer de devenir l'ancien moi".

Je ris doucement tandis que Ben regarde le Ouija avec méfiance, et je concède :

"J'aurais pu finir bien pire : ça ne fait que deux jours que je suis là".


Il se redresse avec étonnement, comme par une réalisation soudaine.


"Deux jours... Tu as été recrachée avec un sérieux délai. Mais alors, peut-être que les autres aussi sont là. Ou qu'ils arriveront tôt ou tard..."


Je comprends qu'il n'a vraiment retrouvé personne, lui non plus, et j'hoche la tête : je partage cet espoir, qu'ils puissent encore tous arriver. Nous n'avons pas eu le temps d'en parler depuis, mais...


"Cinq avait évoqué un risque d'atterrir autour de 1963".


Il reste deux ans, avant cette année-là. Une éternité à attendre, à mes yeux. Mais pour espérer quoi ? Il n'y a plus rien de ce monde au delà du 1er avril 2019. Pour nous, il ne veut plus rien dire de 'rentrer chez soi', à moins d'essayer de retrouver Viktor et de l'aider à... Ce moment est celui que choisit mon estomac pour de gargouiller, et je lève les yeux au plafond.


"Rin, tu grondes comme une machine en mode essorage".

Je soupire.

"Je n'ai mangé qu'une pomme et un peu de pain... hier midi. Je n'ai pas le droit de rentrer au restaurant, et..."

Sans avoir besoin d'en entendre plus, Klaus se lève, faisant un signe à Ben.

"On va arranger ça, tu vas voir. Au Manoir, tu pourras manger tout ce que tu veux".

"Au... Manoir".


Il attrape mon bras, attendant la téléportation, anticipant presque le mouvement en sautillant sur ses talons.


"Au Manoir - oui - tu verras. Aujourd'hui c'est le jour du boulgour. Maintenant vas-y, fait ton truc. 'Crac !' Fais-nous sortir".

Mais je l'arrête.

"Attends".


Je me dégage de sa prise, je file à travers la pièce en contournant la table basse. Et sur l'étagère, j’attrape la mallette en cuir de Wayne par sa poignée noire, constatant qu'elle pèse un bon poids. Des fleurs à semer : le trésor du vieil homme. De cette petite maison, je n'emporterai que ça. Alors je reviens vers Klaus, chargée de mon précieux bagage.


"Qu'est-ce que c'est que ce sac ? Tu te prends pour Mary Poppins ?"

Je laisse filer un souffle d'amusement.

"C'est ma part du marché qui t'a fait venir ici, ce sont des graines. Ce fantôme s'appelle Wayne Wilson, c'était un vieux jardinier".


Même s'il aurait pû être à nouveau réprobateur, cette fois son air se fait reconnaissant, presque touché. Je ne crois pas qu'il aurait imaginé que je puisse aller jusque-là pour tenter de le retrouver. Et à la fois...


"C'était un risque absurde", me dit-il, "Rin, tu n'en as pas idée. Négocier avec un fantôme, au hasard..."

"Je sais. Mais je n'avais plus rien à perdre".

Il réaffirme sa prise sur mon bras, soupesant le sens de mes mots.

"Vraiment, tu n'abandonnes jamais. Tu as de la chance qu'il ne t'ait pas demandé de lui céder ta santé mentale, tous tes souvenirs avant vingt-ans, ou de lui livrer ton premier-né : il y en a qui sont comme ça".

Je souffle.

"Il aurait attendu longtemps".


Nous rions sous cape, et je suis tellement soulagée de l'avoir là, barbiche ou pas. Je regarde une dernière fois cette bicoque, à laquelle je dois finalement tout ce que j'ai depuis que je suis arrivée. Le noir croise le vert, nous disparaissons encore une fois dans un fatras de cheveux, de cuir et de lin. Et *Crac !* nous quittons le salon, les plantes mortes et le Ouija.


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10:52


Face à la portière ouverte de la voiture que j'identifie comme une Dodge Polara, je reste interdite, tandis que Klaus passe de l'autre côté pour se mettre au volant. Une ~voiture~. Alors ça, je ne l'avais pas anticipé non plus. Et maintenant que je suis sur le point d'embarquer, j'ai un sérieux instant d’hésitation.


"Tu vas conduire", dis-je, et Klaus me regarde par dessus la carlingue lustrée.


C'est un constat. C'est aussi un motif de terreur, en ce qui me concerne, pour être toute à fait franche. La seule fois où j'ai vu Klaus conduire par le passé, j'ai cru que nous allions nous crasher à travers les gardes-fous du pont suspendu sur le fleuve Vaughan.


"Je suis blanc comme neige", souffle-t-il, "tu as ma parole, Dallas ne m'a jamais vu consommer un gramme de quoi que ce soit".


Je pince les lèvres. Alors il n'aurait rien pris depuis... Depuis sa murge au retour du Vietnam, et ça me fait bizarre de dire ça. En dix jours, il a presque pris deux ans de plus que moi. C'est dingue, mais je commence presque à trouver que ça se voit.


"Même sobre, Klaus... Tu est incapable d'évaluer les distances... et même de marcher droit".

"Relax, Rin. Les rebords des trottoirs sont faits pour ça".


Je soupire, horrifiée. De toute façon, je n'ai pas tellement le choix. Mais alors que je dépose la mallette de graines de Wilson au pied du siège passager, une femme d'âge mûr, toute en perles et en fourrures, me frôle en menant un petit chien et agite vigoureusement sa main gantée.


"Mais c'est notre miraculeux Klaus ! Ça fait des mois !", le salue-t-elle avec un grand sourire. "Bien le bonjour ! Mes amitiés à Kitty !"


J'arque un sourcil, mais je m'installe sur le siège de cuir, tandis qu'il la salue sobrement. Puis il se laisse tomber du côté conducteur et referme sa portière avec un bruit de tôle, alors que je réalise qu'il va conduire pieds nus. Une rotation de clés, la voiture se met à ronfler... et je m'accroche à la poignée au dessus de la fenêtre, comme si je m'accrochais à la vie.


"Cet enfoiré de Stadler", murmure-t-il en manoeuvrant. "La première fois que j'ai mangé ici, il m'a fichu dehors, moi aussi".


D'un signe de barbiche, il désigne le patron du restaurant où je ne suis pas entrée hier, en train de prendre une pause cigarette devant son établissement. Négligemment adossé contre son panneau 'White only'.


"Il a effectivement l'air de trier sur le volet", lui dis-je avec un trait de sarcasme, et Klaus secoue la tête tristement.

"Certains diraient que c'est un homme de son époque", dit-il, "moi j'appelle simplement ça 'un énorme con'. Et je suis sûr qu'il me servirait, maintenant que je suis fortuné, attrayant, et que je sens l'ylang-ylang. Tu sais quoi ? Moi je dis qu'il est gay, et que c'est pour ça que sa femme-".

"Ceci ne nous regarde pas".


Je ris doucement, et je tourne la tête vers lui tandis que nous laissons le cinéma Avon derrière nous. Mais il y a effectivement une chose qui m'a traversé l'esprit, à l'instant-même où nous nous sommes approchés de cette bagnole dernier cri. Et je reprends un mot qu'il a prononcé.


"Fortuné, hein ?"

Il rit doucement.

"Accroche toi mieux que ça à cette poignée : j'ai un boulot".

Et je manque effectivement de m'étrangler.

"Quoi ? Quel genre de boulot ?"


La voiture remonte le long de Roseti & Sons Swap, où la planche de Ouija a été remplacée par une soupière, sans plus de dramatisation que ça.


"Je bosse... en quelque sorte dans le coaching en bien-être, tu vois. J'apprends tellement aussi moi-même. J'ai commencé à méditer - énormément - à m'intéresser au mysticisme oriental, à la portée des mots, à l'ouverture des chakras..."

J'ouvre des yeux incrédules.

"Ah oui, quand même, la vache".


J'essaye d'intégrer. Ils me semblent loin, les concerts de la scène underground de The City. Visiblement, le futur a bel et bien fini de s'écrouler. Mais finalement, en ayant passé un temps conséquent dans la chambre de Klaus à Hargreeves Mansion, je sais qu'il a toujours eu un attrait pour ces courants-là. Je recale la mallette de graines entre mes pieds.


"Si tu es coach... tu as des clients ?"

"Je les appellerais plutôt... des 'esprits multiples convergents', tu vois. On chemine tous ensemble. Moi je leur fournis juste un peu d'inspiration".

J'arque un sourcil.

"D'inspiration".

Et il hoche la tête vivement, comme si c'était une évidence.

"Tu n'as pas idée des messages magnifiques que la musique pop véhiculait de notre temps. Je peux réciter les paroles de n'importe quoi, chacun y trouve un sens. Je me contente de porter la prophétique parole de Beyonce".

Je m'en étranglerais de rire.

"Tu fais tout pour ressembler à un Jésus en version de Bollywood, en tout cas".

Ses yeux pétillent.

"Merci ! Ça me fait tellement plaisir que tu aies remarqué".


Nous rions un instant, mais mon air redevient vite plus sérieux.


"Ils te payent ?"

"Mmmoui. Mais tout le monde paye des taxes, tu sais".


Il hausse les épaules, tout en passant sa vitesse. Vraiment, je ne m'y ferai jamais.


"Ce Manoir dont tu as parlé, tu le payes avec tes sous ?"

"Nooon. On en est pas là : on est seulement vingt. Non. Il appartient à notre 'bienfaitrice'. Elle est veuve, et elle a trouvé un second souffle magnifique à sa vie, elle se détache petit à petit de son enveloppe bourgeoise, elle renoue avec les lois de l'univers, de la nature et de la confraternité".

"Wow".


J'en ai entendu, des salades de Klaus, mais quand-même, celles-ci, j'en reste sidérée.


"C'est elle, 'Caty' ?".

"Kitty. Elle est teeeellement riche. Elle m'adore, tu ne peux pas imaginer".

"Tu vis chez elle..."

"Oh. Oui. Je n'ai pas passé une seule nuit dans un squat depuis onze longs mois".

Il me regarde fixement au détriment de ses contrôles dans les rétros, et étire un large sourire innocent qui me laisse deviner qu'il va lâcher une mesquinerie :

"Absolument pas comme toi en deux jours".

"Regarde la route !"


Je m'agite nerveusement, mais il n'y a objectivement aucune raison de stresser.


"Nous vivons ~tous~ là bas, maintenant. Tu pourras rester sans problème. Une de plus ou une de moins, dans cette grande baraque..."

Je soupire.

"C'est un genre de communauté ?"

"On pourrait dire ça. Un regroupement spirituel... alternatif... utopiste. Tout le monde est libre d'esprit. Et de corps : tu vas aimer. Être seul, même une seconde, c'est fini".

"Tu les as... recrutés comment ?"

"Oh. Le bouche-à-oreille, tu sais ? Ce sont de jeunes salarymen rompant avec la superficialité de la société de consommation, des étudiants en année sabbatique cherchant des expériences psychiques, des débutantes désoeuvrées..."


Je finis par lâcher la poignée tandis que nous remontons une longue avenue, filant entre des maisons plus huppées. Je commence à intégrer qu'on ne va pas se crasher. Et Klaus complète, tout à fait sérieusement :


"Ils sont idéalistes et tolérants. De tous les horizons. Tu n'auras pas de problèmes comme avec ce raciste de Stadler, ça c'est sûr".


Nos yeux se croisent à nouveau tandis que je me demande comment il réussi la prouesse d'être à la fois visionnaire et totalement perché. Et au milieu de son bref sérieux, je le vois prendre une ample inspiration, comme s'il s'apprêtait à révéler une parole de sagesse.


"Tu m'as retrouvé au milieu de la foule, t'as tellement d'amour à jeter autour de toi, et pas qu'à moi. T'as des fleurs à faire pousser, avec des reflets d'or et d'argent".

Je fronce les sourcils, ne sachant si je dois rire ou pleurer.

"Tu verras, ils sont rayonnants et heureux, main dans la main... Shiny, happy people".

"T'es en train de me citer R.E.M..."

Il abandonne d'un coup son rôle de composition.

"Oui, toi t'es plus rock, j'adapte ma sélection".


Je ne devrais pas, mais ça me fait un bien fou. Qui aurait cru qu'en l'espace de quelques jours - mes excuses, d'un peu moins d'un an - il virerait aussi franchement vers le New Age déjanté. Mais il a trouvé un indéniable contexte social, une forme de sens à sa vie, des gens qui écoutent ce qu'il a à dire... ce qui est assez inédit pour être souligné. Je soupire, en souriant vaguement toutefois.


"T'es au courant, Klaus, qu'il y en a encore pour bien cinq ans avant l'explosion du mouvement hippie ? On y est pas du tout".


Il m'adresse un regard en biais, intelligent, comme si je le perçais à jour. Puis il reprend ses grands airs.


"Et alors ! Ça s'appelle de la sensibilisation, ça prépare le terrain, ça perfuse la société. Je suis sûr que dans deux ans, on sera des milliers. Et c'est exactement ça que je veux : que les gens 'fassent l'amour, et pas la guerre'".


Je le regarde fixement, parce que je ne suis pas dupe sur ses talents de comédien : je sais qu'il n'y a plus la moindre plaisanterie là dedans. Et même si je n'ai pas dépassé le lycée, je ne suis pas ignorante : je sais très bien en contestation de quelle guerre le mouvement hippie s'est en grande partie créé.


"C'est ça que tu cherches..."

Je souris tristement.

"Tu espères booster les babas-cool pour enrayer la guerre du Vietnam ?"


Un instant, seul le ronron du moteur de la Dodge Polara remplit l'habitacle, et la voix dorénavant terne de Klaus me répond très bas.


"Je ne sais pas".


Aujourd'hui comme hier, Klaus est un livre ouvert : je n'ai aucun mal à lire à travers lui. Est-ce qu'il espère - consciemment ou non - que des bataillons entiers finiront par ne pas s'enrôler ? Que l'opinion publique tournera assez pour peser sur les choix politiques ? Son petit jeu mystique va à mon avis bien au delà du fait de chercher à être aimé et écouté. Pour moi, il y a le nom de Dave, au bout de cette chaîne de causalité.


"Toi non plus, tu n'abandonnes jamais", lui dis-je en récoltant de lui un vague sourire peiné.


Et tandis que nous passons les grilles d'une immense propriété, j'ajoute en regardant par la fenêtre en direction d'un gazon bien coupé :


"Tu sais quoi ? J'ai bien envie de t'aider".


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Notes :


Voici enfin Rin et Klaus réunis, pour le meilleur et certainement pour le pire. Il n'aura pas fallu longtemps à Rin pour comprendre où elle s'apprête à mettre les pieds. Mais est-elle vraiment prête à rencontrer sa sainte trinité ?


L'occasion de faire le point sur l'évolution des pouvoirs de Klaus à présent, il s'est passé presque un an. Les fantômes, à l'exception de Ben, sont largement absents de la période hippie, alors qu'on voit distinctement Klaus refuser un joint à Baja. Je propose ici qu'il a réussi partiellement à prendre le dessus, ce qui est probablement le cas.


C'était un chapitre plaisant à écrire, j'ai ri plusieurs fois, chemin faisant, parce que le naturel de ses deux-là revient très facilement, après les événements terribles de la saison 1. Une dynamique sans aucun doute plus proche de leurs jeunes années. Il est heureux, finalement, que les années 60 les laissent un peu respirer. Pour combien de temps...


Je livre ici mon interprétation d'une partie des motivations (conscientes ou non) de Klaus à fonder ce qui deviendra progressivement un culte.


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