Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 6 : Les bribes de destinée

3136 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/02/2024 10:45

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, à la suite du chapitre précédent. Il se déroule au cours du flashback des voyages des 'Enfants du Destin', au début de l'épisode 3 (autour de 02:20).


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31 décembre 1961, Reykjavik, Islande


Ce n'est qu'une mince lumière, qui filtre à travers le bois ajouré de ce qui me semble être un placard à manteaux. Je me penche, je plisse les yeux, je force mon regard à travers la pièce que j'espionne. Ils sont nombreux, peut-être douze, tous des hommes endimanchés. Je fronce les sourcils, je tourne la tête à ma gauche, seulement pour voir Cinq reculer. Car soudain, une pointe métallique file à travers l'une des fentes, la brisant quelque peu. Un tison. Qui frappe, frappe encore la porte du placard. *Crac !* Cinq se téléporte, mais je reste, immatérielle, invisible, les coups rageurs passant au travers de moi. Ceux d'un homme qui se savait espionné. Une barbiche, un monocle...


Je me réveille une nouvelle fois en sursaut, haletant quelque peu.


"Fait chier".


Je soupire, réalisant que je me suis assoupie sur l'écriture de mon carnet de voyage, sur la petite table basse. Je me relève, je passe une main sur mes yeux, puis je contemple un instant la tranquillité de la yourte où je me trouve, dans la chaleur douce qu'elle maintient au dessus des peaux de mouton et du solide mobilier de bois. L'odeur est celle d'un festin qui se prépare au delà de la laine épaisse. A en juger par les sons du dehors, nous sommes encore en début de soirée.


Pourquoi une yourte, surtout ici à l'orée de Reykjavik ? C'était une boutade de Klaus, à l'origine, que Kitty a - comme d'habitude - pris au sérieux. C'était encore au Mexique, je crois. Elle a joué de ses réseaux, l'a faite acheminer de Mongolie par bateau pour cette escale rêvée de tous, et a installé ici - sous les aurores boréales islandaises - tout le confort qu'on puisse imaginer. Y compris un petit coffre où entreposer les 'donations' des nouveaux arrivants, rejoignant majoritairement les 'Enfants du Destin' depuis l'Europe, à présent. Des contributions versées en cash, clairement en dehors de toutes taxes ou régulation des USA.


Quoi que vous pensiez de la façon dont Klaus assure aujourd'hui sa subsistance, je peux vous assurer que c'est un immense soulagement, par rapport à sa 'vie d'avant': celle où - avant même de manger ou de s'abriter - il essayait de financer sa dope. Vous l'entendrez probablement cent fois parler de ses conquêtes et coups d'un soir, souvent sur le ton de la plaisanterie. Vous devez juste savoir qu'ils n'étaient que fort rarement gratuits, quoique parfois appréciés. Au minimum en l'échange d'un canapé à squatter ou d'une jolie montre à aller mettre en gage... mais si possible contre l'un ou l'autre billet à faire fructifier en trichant au bonto grâce à Ben. Le soutien syndical, la médecine du travail et très souvent le transport privé pour le rapatrier d'un mauvais pas, c'était moi. Vraiment, croyez-le sur parole : je préfère de loin cette ère absurde des hippies exaltés.


Comme s'il était connecté à cette pensée, Klaus apparaît dans l'instant par l'ouverture de la yourte, refermant rapidement derrière lui pour ne pas laisser entrer le froid ou l'un ou l'autre des 'Enfants' qui se serait montré trop collant. Il porte un improbable pull lopapeysa à manches évasées, en laine argentée, au dessus d'un pantalon bouffant de fornmannaklæði. Et avant même que je dise quoi que ce soit, il penche sa barbichette sur le côté.


"Encore un rêve", constate-t-il, parce que ma tête ne le trompe probablement pas. "Tu nous as refait une 'Kwisatz Haderach', n'est-ce pas ?"


Je ferme les yeux un instant. Et même si elle pourrait faire sourire, cette référence à Dune me fait trembler quelque peu.


"Je ne sais pas", lui dis-je tandis qu'il vient s'asseoir à la table basse. "Paul Atréides... a des visions du futur. J'espère que ce n'en sont pas".

Il hausse les épaules.

"Le passé, le présent et le futur sont vraiment des concepts surcotés. Il y avait encore Cinq, dans ton rêve ?"

"Oui".


A chaque fois, il semble au centre : avec cette impression étrange de me trouver dans une forme d'expérience extra-corporelle où il se contemplerait. Je ne veux pas chercher à savoir. Je voudrais juste dormir en paix. Je passe mes mains sur mon visage, mes coudes sur la table basse.


"Quelle heure il est ?"


Klaus clape des mains joyeusement, tandis que des rires nous parviennent depuis le dehors de la yourte. Là dehors, il fait nuit : de toute façon, les heures de lumière du jour se comptent sur les doigts d'une main, à cette latitude, en cette saison.


"Presque 19h", me répond-il; "Je n'arrive pas à croire que dans cinq heures, ce sera 1962".


Je souris faiblement, essayant de revenir complètement à moi pour ce soir de célébrations. C'est la première fois que je passe une année, depuis que je suis 'arrivée' dans les années soixante. Klaus, lui, l'a déjà fait une fois.


"L'an dernier, c'était tellement bien", dit-il. "Tu vas être enchantée. Le grand feu de joie, le cake au pavot, tout le monde assis en cercle à chanter, à rire, à retracer mes prédictions de l'année s'étant vraiment produites, à partager celles pour la nouvelle année... Bon sang, j'ai une nouvelle raison de regretter de ne jamais avoir été scout".


Je ris doucement. C'est façon singulière d'accomplir ensemble le saut temporel ordinaire dans la nouvelle année, même si je ne sais toujours pas quoi penser du fait que Klaus délivre aux 'Enfants' ce qu'il nomme ses 'Bribes de Destinée'. Des fragments d'éléments du futur, ceux dont sa mémoire sélective et impénétrable se rappelle des cours d'Histoire de ses années d'école à la maison, et de ses intérêts personnels. Et je sais que tous attendent ses prédictions avec une immense fébrilité, encore pour cette année, anticipant presque sa parole comme si elle était sacrée.


"Grâce à toi, cette année, Kitty a pu être la première à envoyer des fleurs à la famille de son cher Gary Cooper", lui dis-je. "Et Jill a pu se préparer à l'idée que nous allions aussi perdre Hemingway".

Il rit doucement.

"Quand je vais leur dire que c'est au tour de Marilyn en '62..."


En réalité, l'élection de Kennedy, la Baie des Cochons, le vol spatial de Gagarin et le mur de Berlin ont largement renforcé la perception de Klaus comme étant une sorte de foutu prophète, au cours de cette année, et plus seulement une personne inspirante. Ceci associé aux petits tours télékinétiques permis par Ben... et certains - comme cette pauvre Jill - se retrouvent dans une forme de dévotion encore plus troublante qu'avant.


"On est loin de nos Saint-Sylvestre foireuses, à The City..."

Je pose mon menton dans ma main, avec un vague sourire.

"Les concerts undergrounds, les feux d'artifices improvisés... ou les buffets où nous nous introduisions sans jamais avoir été conviés..."

Il rit, chérissant clairement ces moments à la fois passés et futurs, puis il énonce, les yeux dans le vague :

"Le gala de la société herpétologique, sur ce bateau, tu te souviens. Et toutes les fêtes des fraternités de l'université..."

"Bon sang, en 2014 tu portais un sarong, parce que notre plan A était de nous infiltrer dans le mariage indonésien d'à côté".

Il rit sous cape.

"Un concours de circonstances finalement assez lucratif".


Je me lève en pouffant quelque peu, essayant de me rendre présentable dans un manteau fourré que je passe rapidement. L'impression désagréable laissée par mon rêve s'est quelque peu estompée.


"Alors emmène-moi voir de quoi le réveillon 1961 sera fait".


Il se relève lui aussi, remet en un clin d'oeil les bottes qu'il avait enlevées, et écarte la laine de la yourte pour me laisser passer au dehors.


La brise islandaise ne dépasse guère les 3 degrés, ces jours-ci, mais autour des feux de camp et sous le village de tentes qui s'étend largement autour de la yourte, on supporte bien le froid. Là, des lampions dansent en teintes de rose et de orange, dans la nuit de la péninsule de Seltjarnarnes. Au delà de la falaise, l'Atlantique s'étend, immense et noir, dans le murmure des vents marins sur les herbes séchées par l'hiver. Il est encore trop tôt dans la soirée pour que les aurores boréales soient de sortie, mais presque chaque soir ici, loin de la pollution lumineuse de la petite capitale, elles nous sidèrent par leurs rideaux de beauté magnétique.


Partout au milieu de ce village spontané, les 'Enfants du Destin' s'agitent, riant entre les notes d'une guitare ou d'un sitar, s'enlaçant au détour d'une tente, ou préparant des plats délicieux de poisson ou de viande fumée. Même si Klaus n'y touchera pas, le schnapps de pomme-de-terre que l'on nomme ici Brennivín ennivrera les coeurs plus tard dans la soirée et jusqu'au petit matin. Moi, j'ai prévu de m'échapper vers 1h avec Lloyd pour écouter Gunnar Þórðarson sur la scène mythique de Glaumbær, en centre ville. Entendre naître le rock islandais est un privilège: les albums de Sigur Rós me manquent, mais je sais c'est aujourd'hui que prennent racine les sons du futur, qui ne sont pas encore nés.


Tandis que Klaus marche au devant entre les jattes de petits gâteaux délicieux que certains lui présentent comme en attente de le voir les approuver, Keechie me rejoint, trottinant à côté de moi. Son nez pointu est rouge au dessus de son petit sourire barbu. Il porte un manteau en daim teinté et laine, par dessus son veste de costume habituelle. Et à peine plus grand que moi, il me domine toutefois par le haut bonnet en laine mohair qui protège son crâne chauve de la morsure du froid.


"Lotus Blanc, est-ce que tu as eu le privilège d'avoir une 'Bribe de Destinée' en avance ?", me demande-t-il comme s'il en avait à peine le droit, et je le regarde de biais.

"Hein ?"

"Les prédictions... En tant que 'favorite', est-ce que le Saint Vagabond t'a déjà mis dans la confidence ?"

J'arque un sourcil. J'en ai marre qu'on me sorte ça.

"Arrête avec tes délires médiévaux machistes, Keechie".

"Il l'a fait ? Est-ce que la Guerre Froide va s’apaiser ?"

Je soupire.

"Tu verras bien. Mais tu vas détester la crise des missiles cubains".


Je crains un peu que Klaus n'annonce la sortie au cinéma de Lawrence d'Arabie avant de penser à ça, mais Keechie agite ses doigts devant son visage, comme si j'étais en train de le mettre dans le plus grand des secrets. Alors que - en vérité - je ne tiens même pas ça de Klaus mais de Monsieur Patel, le seul prof d'Histoire qui m'ait jamais fait autant regretter de sécher ses cours. Keechie cherche à attraper mon regard, tandis que nous marchons entre quelques caisses et tonneaux.


"Et la guerre du Vietnam ?"

Je m'arrête, je tourne la tête vers lui, et je l'attrape rapidement par le bras pour l'empêcher de continuer à avancer.

"Si Klaus n'en parle pas, tu ne poses pas la question".

Keechie plisse les soucils, un peu nerveusement.

"C'est que j'aimerais savoir, mon frère fait partie des Bérets Verts, et on parle de l'envoyer comme conseiller militaire pour l'entrainement et la logistique, et..."

"Il ira probablement..."


Mes yeux sont peinés, et je ne m'étonne même pas que Keechie puisse avoir un frère de cette trempe. Je tremble d'avoir dû lui dire ça, mais je préfère le faire plutôt qu'il le demande plus tard à Klaus au milieu de tout le monde.


Je sais que Keechie s'est en grande partie coupé de sa famille, que le dernier appel téléphonique ne s'est pas bien passé, et que son quotidien fantasque au sein des 'Enfants' est très mal reçu par son vieux père, surtout au regard de ce qui attend probablement son frère. Nous avons beau vivre au milieu des encens et des Vedas du top 50, la réalité nous rattrape sans cesse. Je sais qu'il en est de même pour Klaus, même s'il ne le dit pas. Que chaque année qui succède à la précédente est plus douloureuse pour lui, dans cette décennie. Et que - de la même façon - des gens aussi lumineux que Keechie ou Jill portent en réalité toute l'anxiété de leur temps avec eux sans arrêt, se noyant dès qu'il le peuvent dans le moindre sentiment d'espoir.


"Ça escaladera ?"


Je reste à regarder Keechie, dont les petits yeux me transpercent derrière ses lunettes. En réalité, je ne sais pas à quel point nous avons le droit de révéler quoi que ce soit. A quel point un simple mot glissé entre deux tentes peut avoir un impact sur ce qu'il dira à sa famille, sur ce qu'il adviendra d'eux dans un sens ou un autre. D'un coup, je repense à cette organisation dont Cinq m'a un jour dit faire partie. Cette Commission chargée de veiller à ce que je suis sur le point de faire n'arrive pas. Quelles en seraient les conséquences, si je ne me taisais pas ? En mal... ou en bien ? Je regarde Klaus, plus loin, qui est en train de déboucher une bouteille de jus de sève de bouleau en riant. Et je réponds à Keechie, uniquement pour qu'il n'aille pas le lui demander à lui :


"Oui".

Je serre mes doigts dans mes poches fourrées.

"Pas cette année toutefois..."


Je ne dois pas lui en dire plus. Je ne parlerai pas de le l'incident tu Tonkin en août 64, ni de l'opération Rolling Thunder et des troupes terrestres massivement déployées en 65. Je m'en tiendrai là... Et de toute façon, Klaus vient déjà en hâte jusqu'à nous, jubilant, pour nous faire bifurquer dans une autre allée de tente, en direction de la falaise.


"Le Polonais avec la tresse, là bas..."

"Adrian".

Oui, quand Ben n'est pas là, maintenant, c'est moi qui suis en charge du trombinoscope.

"Il a dit que nous serions magnifiquement installés, là haut, et qu'on allait passer l'année de façon grandiose".

Keechie trottine à côté de lui, s'accrochant pratiquement à son bras.

"Oui ! Kitty et Jill ont confectionné près de six-cent fleurs en tissu, c'est fabuleux. Rien n'est trop beau pour la cérémonie des 'Bribes de Destinée' !"

Klaus lui fait un petit geste de la main comme pour balayer ce qu'il vient d'entendre.

"De quelle cérémonie tu parles. Cette année, je vous initie à toute la beauté frontale des paroles de Britney, au coin du feu, je suis sûr que quelqu'un a un ukulélé".

Keechie acquiesce vivement.

"J'espère juste que ceux qui seront loin de l'estrade entendront bien".

"De l'estrade..."


Alors que nous débouchons à l'orée des dernières tentes, nous nous figeons tous les trois : Keechie avec un air d'émerveillement béat, Klaus avec une expression horrifiée contenue magistralement, et moi-même... essayant de ne pas rire, bien malgré moi.


Là bas près de la falaise, le seul feu qui brûle est la petite lumière rouge du groupe électrogène, à côté d'une estrade montée comme celle d'un petit festival en plein air. Avec un micro pour surpasser le bruit du vent. Au devant, une nuée de nattes, de coussins et de braséros s'étend, où certains des 'Enfants' sont déjà en train de s'installer en tailleur. Keechie applaudit et file aider Jill à accrocher une longue guirlande de pivoines en tissus, que Ben est déjà en train de contempler béatement.


"La vache", dis-je au milieu d'un souffle de rire. "On dirait un mini Woodstock en parkas".


Klaus, lui, ne rit pas du tout, mais alors vraiment pas, tandis que je marche jusqu'à son niveau avant de croiser les bras. Visiblement, nous sommes à dix mille lieues des chansons conviviales autour du feu de joie de l'an dernier, en petit comité, d'égal à égal. Et surtout, il est en train de réaliser qu'il va devoir monter sur ce promontoire et parler devant tout le monde comme l'orateur qu'il n'a jamais été.


"C'est un cauchemar, et il n'y a même pas Cinq dedans", souffle-t-il avec une forme de résignation.


Clairement, sa petite communauté est en train de changer de nature. Et alors, en lui donnant une petite tape sur l'épaule, je lui glisse avant d'aller rejoindre les autres l'une des saintes paroles de Britney :


"Tu as joué avec leur coeur et tu t'es perdu dans le jeu... tu n'es pas si innocent".


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Notes :


La yourte de Reykjavik était évoquée si fugacement dans la série, j'avais vraiment envie de lui donner un chapitre. C'est l'occasion, pour moi, de montrer comment les 'Enfants du Destin' ont progressivement connu un glissement d'une petite communauté hippie soudée à un culte fondé sur la dévotion. Il est évident dans la série que la chose s'est faite largement par inertie, sans que Klaus le souhaite délibérément, et je voulais mettre l'accent ici sur le "comment".


Keechie m'a un peu fendue le coeur dans ce chapitre. Un passage qui soupèse les conséquences de révéler l'avenir, ou non, dans un contexte géopolitique troublé, qui pèse sur les vies des gens. Certains se tournant comme ici vers le moindre espoir... ou préférant savoir quels événements funestes sont au devant.


Rin prend la chose avec humour et soulagement, même si elle commence à prendre conscience des implications que cette communauté pourrait avoir sur la vie des 'Enfants'. Reykjavik et l'Europe sont une nouvelle étape de ce voyage de presque deux ans. Bientôt, ils s'envoleront de nouveau, cette fois vers les ghats du Gange...


Tout commentaire fera ma journée ! ♡

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