Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 7 : Des pétales d'or sur le Gange

2896 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/02/2024 09:54

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2. Il se déroule au cours du flashback des voyages des 'Enfants du Destin', au début de l'épisode 3 (autour de 02:20, à la suite du chapitre précédent).


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30 août 1962, Delhi, Inde


J'étais loin de me représenter le choc que représenteraient mes premières inspirations sur le sol indien. Passé le kérosène de l'aéroport de Delhi, passés les contrôles auxquels même les aspirants hippies n'échappent pas, passé la collision avec les castes et le bruit. Par delà les quelques kilomètres vibrants et chaotiques nous séparant des parfums des marchés de Paharganj, à la fois colorés et sépias. Au travers de la beauté douce-amère de l'architecture coloniale, et jusque dans les échos des minarets de grès rouge de Jama Masjid. Ici, on dit que les Occidentaux qui viennent en Inde apprennent à avoir de la patience s'ils n'en ont pas, et la perdent s'ils en ont. C'est aussi vrai. Mais les 'Enfants du Destin' sont une espèce hors-norme, planant quelque peu au dessus de tout ça.


Nous avons retrouvé ici à Delhi une 'vieille connaissance', en la personne d'Allen, qui ne nous avait pas suivis pour la partie européenne du périple, tout comme Tim, rentré à Harvard. J'aime toujours autant son approche irrationnelle et intuitive de la vie, qui me rappelle à quel point j'ai toujours essayé de tout contrôler. Figurez-vous que Bob Dylan s'est intéressé à Howl, son recueil de poèmes : je ne m'en remets pas. Nous ferons route un moment ensemble à nouveau, ainsi qu'avec Peter, son compagnon, puis ils nous laisserons pour descendre au Sud, jusqu'aux grottes d'Ellora.


Les nouvelles sont plus ternes pour Kitty, qui a surtout fréquenté ces derniers jours les services médicaux de New Delhi. Elle a délibérément choisi de poursuivre la route avec nous, mais elle cache son inquiétude derrière une mine sempiternellement radieuse. Sa générosité n'en est que décuplée, et pas qu'envers Klaus et les 'Enfants' : elle a investi ici dans un orphelinat qui portera son nom. J'ignore ce qui la ronge, mais son expression me rappelle parfois celle de ma mère, lorsqu'elle regarde au loin sans pour autant voir l'horizon. Je crains que le crabe l'emporte, mais elle ne nous dira sûrement rien.


Vous n'imaginez pas la gentillesse de Klaus envers elle, derrière ses airs de diva. J'ignore ce qu'il sent, mais il l'accompagne à sa façon, pour les mois qui lui restent. Je ne crois pas qu'elle ait finalement jamais été dupe à son sujet, et que lui réciproquement non plus. Tous les deux savent sur quoi cette relation était fondée. Il avait besoin d'argent et d'une place en ce monde. Elle était sans héritier, elle se savait malade, elle voulait vivre une dernière fois. Elle va lui laisser un fameux pactole, et - n'ayant pas plus d'existence administrative dans cette époque que moi - il ne le déclarera pas. Mais au fond, est-ce vraiment ce qu'il faudra retenir de tout ça ?


Je regrette que Lloyd ait choisi de retourner entre les murs du magasin d'électronique de son père à Dallas. Qu'il n'ait pas goûté au roulis des rickshaws, aux épices déroutantes de la nourriture de rue, aux clameurs d'Old Delhi où les pierres séculaires parlent autant du passé que les gens. Il me manque, en quelque sorte. Vous vous doutez sans doute que les plus sensés ont déjà quitté les 'Enfants du Destin'. Petit à petit, ne restent que les plus perdus, les plus dévots, ou les inclassables, comme Kitty et moi. Les choix de vie sont un kaléidoscope, et même si les miens sont aussi en train de changer, je me consacre pour l'instant pleinement à ces mois qui me transforment déjà pour le simple fait d'exister.


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20 septembre 1962, Rishikesh, Inde


Je me souviens qu'à mon arrivée, la nullité de Klaus pour le yoga m'avait tiré quelques sourires navrés. Je me suis rapidement ravisée, en commençant à m'intéresser aux raisons l'ayant poussé à commencer sur cette voie, et aujourd'hui, je n'ai plus que du respect. J'ai compris qu'il s'agissait pour lui d'un cheminement vers un bien-être et une maîtrise personnelle longtemps inaccessibles, au-delà de ses propres limites. La discipline personnelle des Niyamas, les postures et respirations des Asanas, toutes en contrôles et relâchements, la tranquillité d'esprit cherchée par la méditation, lui ont déjà permis de progresser immensément dans son rapport aux fantômes à qui il ne cesse de mieux en mieux imposer le respect. Son équilibre est toujours proche de zéro, ça ne changera sûrement jamais, mais sa persévérance est troublante : il n'y a pas un jour où il ne s'y consacrera pas. Je ne suis pas non plus certaine qu'il coche toutes les cases des principes éthiques des Yamas. Non, en fait, il les saccage tous : ce n'est même pas la peine de parler de ça.


Je ne sais pas si le reste des 'Enfants' a bien cerné que sa quête personnelle était ce qui nous avait menés sur les pistes escarpées des contreforts himalayens, et jusqu'à Rishikesh. Dans des bus collectifs, dont nous occupions presque toutes les places, jusqu'en cette ville fluviale au milieu des temples et des hymnes résonnants des sadhus. Nous n'avons pas fait traverser à Priscilla l'océan et le continent eurasien, mais chaque kilomètre parcouru en bus, avec des moteurs que mon pouvoir soutient parfois sans le dire, nous rappelle que nous avons commencé là, il y a deux ans.


Nous résidons ici à la retraite yogi de Maharishi Mahesh, un ashram abritant l'académie internationale de méditation où les Beatles séjourneront un jour aussi. Une expérience transformative pour Jill et Keechie également, qui ne parviennent pas à réaliser qu'elle ne tient qu'à eux-mêmes et pas à un prétendu gourou. Je tremble de voir Klaus devenir leur seule lumière. Ils interprètent tout à l'aune de ses paroles, même les plus débiles : l'autre jour, il leur a cité Katy Perry et ils ont vraiment été à deux doigts de danser à travers le feu en rugissant. Je les ai également entendus se promettre de se faire tatouer 'Hello' et 'Goodbye' sur les mains - comme leur prétendu prophète - lorsque nous finirons par revenir à Delhi. De plus en plus, Klaus me semble exaspéré par ce qu'il a lui-même engendré, mais que faire ? La résilience de l'âme humaine est puissante, même lorsqu'elle s'est égarée.


Vendredi, j'ai sauvé une vache. Je crois qu'elles sont suffisamment sacrées pour que je le mentionne ici, et j'en garde ma petite fierté. Comme souvent ici, elle se promenait librement près du temple Lakshman Mandir. Un camion, une cargaison colossale de bananes, un pas de trop dans l'angle mort du véhicule, et elle a bien failli repartir dans le cycle des réincarnations. J'ai pu déclencher une sphère d'énergie à temps, semblable à celle qui avait déjà protégé Jill au Manoir. L'animal ne s'est aperçu de rien, et a poursuivi sa route en m'ignorant superbement, laissant une bouse au milieu des odeurs de chai et d'épices tandoori.


Ici, le temps s'étire - pour une fois - dans la contemplation, humble et bénéfique des soirs et des matins. J'ai malgré tout de nouveau rêvé de Cinq : un cauchemar encore plus troublant que les dernières fois. Une course-poursuite, un entrepôt entre chien et loup, des chaussures rouges. Et cette fille, qui semblait se téléporter comme lui et moi. Mais j'ai pris l'habitude de me réveiller troublée, je ne le vis plus aussi mal qu'au début. Klaus n'en ouvre même pas l'oeil non plus. Un jour, peut-être que je reprendrai ce carnet de voyage, et que je comprendrai tout ça, mais il me reste encore des lignes à y écrire. Bientôt, nous descendrons au Sud-Est, vers Varanasi.


Une étape que je redoute, depuis que j'ai su que Klaus l'a fixée.

Car c'est bien ~lui~ qui l'a fait.


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1er octobre 1962, Varanasi, Inde


Mark Twain disait que Varanasi - qu'il nommait alors Benaras - était plus ancienne que l'Histoire, plus ancienne que les traditions, plus ancienne encore que les légendes... et deux fois plus ancienne que tout ceci mit bout à bout. Je crois, pour ma part, que les mots expriment mal ce que l'on ressent, au moment-même où l'on pose le pied en ce noeud spirituel de l'Inde dédié à Shiva. Dans l'une des plus anciennes villes du monde. Là où jamais le cycle de la vie et de la mort n'est perçu aussi fort.


Ici, au creux des méandres du Gange, les volées de marches que l'on nomme ghats descendent vers les eaux sacrées qui témoignent en silence du flot transitoire des existences terrestres. C'est un lieu de pèlerinage perpétuel, où des milliers de gens viennent toute l'année s'adonner aux bains rituels, mais pas seulement. On dit que finir ses jours ici et être laissé aux eaux du Gange permet le Moksha, stoppant le cycle épuisant des réincarnations et permettant d'atteindre le Nirvana.


Le long des ghats, en particulier celui de Manikarnika, les crémations ne cessent jamais, pas même la nuit. Une odeur à laquelle on s'habitue, quoi qu'on en dise. S'il y a une ville au monde où les murmures des défunts ne s'arrêtent jamais, c'est bien ici. Non, disons-le plus franchement : à Varanasi, les vivants doivent littéralement se frayer un chemin entre les âmes des morts, et tous le savent au plus profond d'eux, même s'ils ne peuvent les voir physiquement.


Je craignais ceci, plus que tout. Pour toutes ces nuits, en tant d'années, passées à lutter contre ce qui hantait Klaus, dans les squats ou n'importe où. Je redoutais la densité des âmes, ici, son aptitude à leur fermer la porte puisqu'elles y sont si nombreuses, sa capacité à gérer ce littéral raz de marée spectral. Ceci, et ma propre réaction face à ces flux d'énergie que je sais aussi maintenant contempler. Je craignais qu'il soit dépassé, je craignais l'être aussi, en cette interconnexion puissante entre le terrestre et l'au-delà.


Pourtant, il n'en est rien.


J'ai compris ce qu'il était venu chercher ici, ce qu'il avait voulu contempler encore plus que les aurores boréales l'an dernier. Ce ballet continu de la tranquillité des âmes ayant atteint l'illumination, en paix avec elles-mêmes et les lois de l'univers. Ceux qui sortent du cycle des renaissances, ici, le regardent curieusement, mais ne s'attardent pas sur lui. Ils le contournent, ils se laissent emporter. Ils n'attendent rien de lui.


Possiblement, nous sommes les seuls à pouvoir voir de façon si crument concrète cette beauté dans la mort. Partout sur le clapotis de l'eau, des volutes d'énergie bleutée s'élèvent à mesure que dérivent les cendres et les pétales jaune d'or des fleurs de soucis sacrées. Ben les voit aussi, bien sûr, ces paillettes azur des âmes qui se dissipent tandis que - lui - reste. Elles s'envolent, tristes et belles comme des papillons. J'ignore ce qui le retient, lui. Peut-être Klaus, une tâche inachevée comme celle du vieux Wayne Wilson ou même lui-même. Peut-être redoutera-t-il moins le Passage, à présent qu'il a vu ceci. Et pour ma part, je rapporterai des graines de soucis : avec celles de Wayne, je les planterai.


Par delà son lien avec la mort, Varanasi est toutefois aussi vibrante de vie. Un labyrinthe de ruelles et de marchés à la couleur du safran, le son du sitar et l'odeur de l'encens. L'université Banaras Hindu fait foisonner une vie étudiante qui nous fait revenir à une réalité terrestre très concrète, le soir, au delà des portes de l'ashram où nous résidons. C'est aussi une ville d'art, de littérature, d'apprentissages, où Allen nous a fait rencontrer son ami philosophe Gary Snyder. Nous avons compris que nous sommes aux portes d'une révolution pour le mouvement hippie. Tim. Allen, Gary : tous sont en train de tourner leur regard vers les possibilités communautaires qu'offre San Francisco. Quelques mois, années, et cette ville deviendra le coeur battant du 'Flower Power', comme Allen l'a lui-même nommé.


Il nous reste trois mois de voyage, entre Pushkar, Dharamshala et Goa, mais il est nécessaire pour nous d'envisager l'après. Parce que Kitty doit rentrer pour bénéficier prosaïquement de soins sur le sol américain, parce qu'un voyage a aussi un sens lorsqu'il est achevé, et parce que Klaus n'a pas perdu de vue d'accompagner jusqu'au bout la naissance du mouvement hippie. La dévotion de tous, ici, le fatigue, au point qu'il ne retienne même plus les signes d'exaspération qui lui viennent lorsque les 'Enfants' le vénèrent d'un peu trop près. C'est pénible, c'est certain : à présent ils sont plus de vingt à vouloir se faire tatouer. Klaus n'abandonnera pas tout de suite, il les mènera jusqu'à San Francisco. Mais je suis prête à parier que le destin des 'Enfants' sera scellé en six mois. Peut-être un peu plus, car Klaus est feignant.


Il a également compris que - cette fois - moi non plus je ne le suivrai pas.


C'est sur les marches de l'un des ghats que je lui ai dit que je resterai à Dallas et n'irai pas en Californie. Après ce voyage, après toute la sécurité et la force qu'il m'a données, je me sens apte à affronter la réalité de la vie américaine, dans des rues que je n'aurais jamais dû fouler. Je connais mon statut, je me souviens en quelle année nous sommes, je sais quelles difficultés je m'apprête à rencontrer. Je n'ai plus peur de ça, maintenant, tout comme lui n'a plus besoin de moi pour repousser le moindre spectre en chantant. C'est la première fois que nous nous séparerons délibérément en onze ans, le croirez vous, en tout cas autrement que par les aléas d'un saut dans le temps. Mais je veux être à Dallas, et nulle part ailleurs, lorsque 1963 viendra. Parce que c'est la date qu'avait donnée Cinq. Parce que mes rêves me disent que ce que j'y vois pourrait arriver. Je me souviens de mon premier rêve, dans la petite maison de Wilson, et de la pluie nucléaire. Je n'ai jamais parlé à Klaus de ce premier rêve-là. Mais il contribue à sceller ma décision.


J'allais oublier quelque chose d'important : aujourd'hui, c'est notre anniversaire. Un premier octobre que j'aurais pu manquer de voir passer, tant le Gange s'écoule d'une façon intemporelle, promise à l'éternité. Qu'est-ce qu'une date ici ? J'ai été étonnée, car Klaus oublie fréquemment les anniversaires - même le nôtre - ne sachant le plus souvent même pas quel jour on est.


Pourtant, c'est bien ce 1er octobre qu'il a choisi pour accomplir lui aussi le Ganga Snaan, le bain rituel par immersion totale, là où la vie et la mort ne sont que les deux noms d'un même fait. Ce soir quand le jour déclinera. Un symbole de purification de l'âme et du corps dans le voyage cyclique des êtres. Une forme de résurrection délibérée - pour une fois - ce qui me fait silencieusement sourire. Lui n'est jamais malade de rien du tout, moi oui : je ne mettrai pas un pied dans cette flotte. Mais s'il y a bien quelqu'un de convaincu que Klaus a - plus qui quiconque - sa place dans tout ça... alors c'est très certainement moi.


Il est nul pour apprendre les mantras, il n'en retiendra aucun. Ce n'est pas grave. Ben les lui soufflera.


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Notes :


C'est un chapitre sans doute plus important qu'il n'y parait, tout comme l'est - à mon avis - la scène du flashback de la série à Varanasi. Clairement, le cheminement qui permet à Klaus d'en venir à mieux contrôler les fantômes n'est pas assez adressé, et je suis convaincue que cette étape indienne en est une forme de point d'orgue. Varanasi n'a pas été choisie au hasard, probablement.


Nous arrivons au terme des trois chapitres consacrés aux voyages des Enfants du Destin. Peut-être regarderez-vous autrement le flashback au début de l'épisode 3, à présent ? Je pense que ce voyage aura fait cheminer Klaus, mais aussi Rin, tout autant que le mouvement hippie. A présent, une forme de retour à la réalité va s'opérer, il a en réalité déjà commencé.


Je suis triste pour Kitty, quoi que j'ai pu penser d'elle au début. Vous l'aurez remarqué : elle ne figure pas dans la scène des Enfants du Destin à San Francisco, et les draps tirés au Manoir en disent probablement long.


Allons. Il est temps de rentrer.


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