Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 12 : De lourdes poignées de boucles

4147 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/03/2024 08:09

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 2, autour de 36:40 (Après que Klaus se soit endormi au Manoir de Kitty). TW : deuil d'un être cher.


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Samedi 16 novembre 1963, 19h45


Il y a des jours - comme ça - où les événements semblent inexorablement voués à se bousculer. Ce matin, nous avons reçu dans les deux boutiques de Dallas de Merelec non-moins de seize nouveaux postes de télévision en panne. Seize. A réparer d'ici jeudi soir. J'aime autant vous dire qu'on ne va pas chômer, et peut-être même que certains spectateurs feraient mieux de tout de suite planifier se déplacer à Grassy Knoll, pour mieux voir Kennedy se faire assassiner. Désolée, quand je suis fatiguée, je cède plus facilement au cynisme. Et je suis - présentement - très fatiguée.


Comme si ça ne suffisait pas, Klaus était bel et bien en route depuis San Francisco pour venir à Dallas, et il a réussi à se faire arrêter, sans que je puisse bien comprendre ce qu'il a fait. L'officier qui m'a avertie par téléphone a parlé 'car-jacking', ce qui m'étonne un peu, mais est toujours possible, avec lui. Peut-être que la Dodge a rendu l'âme, c'est ce qui me semble le plus plausible, personne ne l'aurait pris en stop, c'est certain, et les services de bus sur l'Interstate 40 sont aussi rares que la pluie.


Quoi qu'il en soit, je suis toujours celle qu'il a désigné comme personne à contacter. Qui d'autre, de toute façon ? Et bien sûr, tout est plus compliqué, étant donné qu'il n'a pas de papiers, et moi non plus. J'ai pu joindre James, l'avocat qui comptait parmi les 'Enfants', celui qui est aussi en charge de la succession de Kitty. Je peux vous dire que Klaus lui doit un ou deux whisky, à cette heure. Et que le fait que son père soit le Gouverneur et un ancien bénéficiaire de Kitty a amplement aidé.


J'ai terminé toutes les réparations possibles avant de fermer la boutique. De toute façon je n'ai plus de tubes cathodiques de rechange, ni de tuners, et la livraison du fournisseur est demain à midi. Lloyd - qui s'occupe aussi des radios à Dallas centre - allait aussi pouvoir continuer une heure ou deux, et moi j'ai fait la seule chose qu'il m'ait humainement semblé sensé faire : aller chercher Klaus au commissariat, comme tant de fois par le passé. Vraiment, il semble que des choses, dans cet univers, soient destinées à ne jamais changer.


J'ai appris qu'il n'y était plus, qu'il avait pu sortir un peu avant la nuit tombée. Il ne sait pas où j'habite et travaille, et - par voie de conséquence - il ignore aussi où se trouve la quincaillerie des Katz. Il ne m'a rapidement plus resté qu'une seule option à explorer. Une option évidente et triste, au milieu des jardins de laquelle il ne m'a fallu qu'une seule téléportation pour pénétrer. Et me voici là, sous la Lune pleine et entière, comme si elle était vouée à ne jamais se désintégrer.


Dans la nuit, le manoir de Kitty ne semblerait faire que dormir. Gris, sur le ciel noir d'encre, au dessus de l'allée de graviers où Priscilla a un jour été peinte. Sur les parterres des pelouses, les fleurs que nous avons semées au printemps sont ouvertes et attendent le lever du jour. Les dahlias et des cosmos de Wayne, et des centaines de soucis jaunes d'Inde, qui brilleront d'or dans le soleil, demain en pleine journée. Je me demande si Kitty les a finalement vus fleurir. Et maintenant, là dans la nuit, je me sens triste de savoir que les jardiniers ne viendront plus.


Je chasse ces pensées, je me téléporte une nouvelle fois au niveau des hautes portes de petits carreaux vitrés. Je me baisse pour récupérer la clé sous le paillasson, et mon coeur se serre en pensant à la main pleine de bagues de Kitty, qui l'a une dernière fois laissée là en partant pour Varanasi. Je cligne des yeux longuement : vraiment, cette journée n'est pas en train de m'épargner. Je me relève, et mon pied crisse immédiatement sur des bris de verre. Je me fige, la clé dans ma main, en constatant que l'un des petits carreaux est brisé, et je soupire. Non, je ne crois pas que la maison de Kitty ait été cambriolée. La maison de Klaus d'ailleurs, maintenant.


Par réflexe, je tente d'allumer le plafonnier sans toucher à l'interrupteur, comme je l'ai fait des dizaines et des dizaines de fois, et je sens directement que le système de la maison n'est plus raccordé à l'électricité du quartier. Dans la faible lumière lunaire, je réalise que tous les meubles ont déjà été protégés avec des draps blancs. Que cet endroit encore récemment rempli des rires et des chansons des Enfants du Destin est aujourd'hui l'ombre de lui-même. Je m'attache aux demeures, comme à Hargreeves Mansion, en son temps. Pour une raison que j'ignore, je pense peut-être - au fond de moi - que les endroits souffrent autant que les gens.


La tête un peu basse, je traverse le salon en direction de la pièce dont Klaus avait fait sa chambre, au milieu d'une forêt de cloches blanches de tissu. Si j'ignorais à quoi ressemblaient les fantômes, j'aurais pu croire que j'en traversais une armée. Mais depuis que je peux voir l'énergie spectrale, je sais qu'ils sont très différents des caricatures en draps blanc que l'on veut bien montrer. Je vois leurs formes humaines dans les éthers, lorsque Klaus les conjure, leurs visages aussi détaillés que si je vous voyais. Et en arrivant dans la pièce, c'est bien l'un d'eux que je repère immédiatement, et celui que je connais de loin le mieux : Ben, appuyé sous l'infâme portrait de Klaus en posture de bénédiction, que Kitty a fait peindre au retour d'Inde. Nos regards se croisent avant qu'il ne baisse les yeux vers le canapé emballé au centre de la pièce. Là, emmailloté comme un rouleau de printemps dans un drap, Klaus est en train de dormir en bavant sur sa barbe, alors que 8h du soir n'a même pas encore sonné.


C'est quelque chose que j'avais toujours remarqué, que Ben pouvait rester, si Klaus s'endormait, et je ressens une forme de joie à le voir croiser ainsi les bras. Je souris malgré moi, et je fais ce dont lui et moi avons déjà l'habitude depuis des anénes maintenant : je rend tangible ce qu'il faut de son appareil vocal pour que nous puissions discuter. Je suis incapable de le matérialiser en entier à moi seule, si Klaus est endormi.


"Visiblement, le voyage a été crevant", lui dis-je en regardant de nouveau vers la masse informe qui ronfle à poings fermés.

"Un enfer", me répond-il. "Je ne sais pas pourquoi la mouche de l'égoïsme l'a encore piqué".


Je relève les yeux vers Ben qui me semble prodigieusement agacé. A ce qu'il vient de dire, je suis saisie d'un doute quant au fait que Klaus l'ai mis au parfum des rebondissements relatifs à Dave. Visiblement, il ne sait pas pourquoi ils sont venus ici. Si Klaus ne lui a rien dit, ce n'est peut-être pas complètement par négligence : parfois, Ben est capable d'avoir un jugement aussi sévère que celui de Granny. Je ne suis pas sûre qu'il approuverait ce que son frère s'apprête à faire, alors je décide de respecter ça et de me taire moi aussi.


"Oh j'ai l'impression que les vingt-cinq heures de route et presque autant de garde-à-vue ont été un vrai bonheur entre vous deux".


Quand Klaus et Ben se chamaillent, en général, je préfère m'isoler. Et ce dernier décroise les bras, avec un regard aussi perçant que s'il allait chercher à prolonger l'engueulade avec moi.


"Est-ce qu'il a - à un seul moment - pensé que moi j'avais peut-être envie de rester ?"

Je soupire en retirant le drap d'un petit fauteuil de bois, près du canapé où Klaus dort, où je m’assois. Malheureusement, Ben sait déjà mon sentiment là dessus.

"Ben, tu sais très bien que lui-même n'est pas toujours aux commandes du vaisseau, alors imagine toi".


J'avoue ne pas savoir moi-même si c'est une bonne idée qu'il rende visite à Dave, et ce d'autant que - quoi qu'il prévoie de dire - ça ne se passera sûrement pas comme escompté. Mais je le laisserai faire sans jugement s'il le décide, ce que Ben ne ferait probablement pas. Je vois qu'il rechigne, et je sais bien, moi, ce qu'il y a au fond.


"Ce n'est pas tellement San Francisco dont tu t'es senti arraché, hein ?"


Il laisse tomber ses bras le long de son 'corps' en soupirant, mais Ben le sait bien, que j'ai compris qu'il en pinçait pour Jill. Il n'y a là aucune révélation particulière, nous en avons même parfois déjà plaisanté, parce qu'elle serait effectivement adorable, Jill, et plutôt mon genre, si elle n'était pas complètement illuminée. Et pourtant, j'ai des standards assez souples au niveau de la bizarrerie, vous le savez. Quelque part, cette situation m'attriste. Parce que c'est clairement là une relation parfaitement unilatérale, dans le sens où elle ne sait même pas que Ben existe par delà Klaus. Les relations à distance, c'est déjà compliqué, alors sur des plans d'existence différents...


"Elle avait recommencé à faire la lecture à voix haute des 'Portes de la Perception' au club des rats de bibliothèques. Depuis le départ de Keechie elle n'en avait plus eu envie".

Je ris doucement.

"Ben, tu t'en contrefiches, des bouquins d'Huxley".

"De sa voix non".


Un instant, je repense à ce que Klaus m'a dit quant au fait qu'il était en train d'oublier celle de Dave, et je me retrouve alors silencieuse face à Ben, ne sachant trop quoi lui dire. Peut-être que je peux comprendre, au fond, pourquoi il voudrait en profiter. Je regarde le 'sac mortuaire bien vivant', qui respire tranquillement juste à côté de moi.


"Vous n'avez jamais rediscuté de l'éventualité de te matérialiser un moment pour qu'au moins elle puisse te rencontre ?"


L'année dernière, ça a été un autre sujet de tensions, qui - extérieurement pour les 'Enfants' - a ressemblé à une crise de possession en plein milieu du dîner, et qu'il a fallu justifier en disant que c'était une 'prière'. Mais cette fois, Ben soupire.


"J'ai renoncé", dit-il. "Il ne tient pas très longtemps, et moi j'ai envie de parler seul à seul à Jill. Tout seul, et surtout pas avec lui, dans mes pieds pour tout ruiner. Comme il te l'a fait dans le temps avec Nadeem, ou Ingrid. Et Riley".

Bon sang. J'aurais dû me douter que Ben avait assisté à ça.

"Oui, enfin je ne pense pas que ça aurait duré très longtemps, tu sais".


Malgré tout, il a raison et il le sait. Je me suis déjà posée la question de tout ce dont Ben a historiquement été témoin. Souvent, même. Parfois, je l'ai su. Mais je me doute bien qu'il y a aussi une infinité de moments où je n'ai pas été au courant. C'est sans doute mieux que je l'ignore. Je le trouve un peu gonflé de râler à l'idée d'avoir une assistance indiscrète et indélicate, mais soit.


"Il ne m'a même pas prévenu qu'on partait", dit-il, beaucoup plus calme maintenant. "Il avait déjà un pied dans la bagnole quand je l'ai su".


Il a sûrement dû laisser son cerveau mariner longtemps, et se décider comme d'habitude d'un seul coup. Je reconnais que c'était sûrement rude pour Ben. Mais à ce moment, comme s'il percevait la teneur de la conversation, Klaus se retourne dans son sommeil avec une inspiration profonde, que Ben comme moi savons annoncer qu'il est sur le point d'émerger.


"Tu crois vraiment que les autres vont rester à San Francisco, sans lui ?"


Franchement, j'en doute. La plupart des 'Enfants' qui sont restés ne peuvent plus vivre sans lui. Ben me regarde, alors que Klaus vient de capter ma voix dans son demi-sommeil et cherche dans le vide avec sa main, les yeux fermés. Ben fait un pas comme s'il allait sortir de la pièce. Je sais bien qu'il s'apprête à se dissiper.


"J'espère bien que Jill reviendra, en tout cas", murmure-t-il.


Un battement de paupières de plus, et il s'en est déjà allé. Alors je regarde de nouveau le cocon de Klaus, enroulé dans son drap, ses yeux s'ouvrant contre le tissu blanc qui recouvre aussi le canapé. Depuis combien de temps n'avais-je pas vu ça ? Six mois ?


"Rin, j'ai besoin d'un câlin. Ou deux. Ou cent", balbutie-t-il, sa parole à moitié entravée par sa position affalée. Visiblement, il lui semble parfaitement normal que je sois là.

"Tu aurais dû rester sur la Baie. Là bas tu pouvais faire la brouette de l'espace quand tu voulais".

Il marmonne.

"Tu sais bien que ça n'est pas du tout pareil".


Il se dégage de son drap, me laissant apprécier son affreux manteau long brodé de bleu-Tiffany, flanqué sur un pantalon à rayures. Sa barbe tombe presque jusqu'à sa poitrine, maintenant, nouée à différentes hauteurs. Son état de fatigue m'indique qu'avant de (ne pas pouvoir) dormir en garde-à-vue, il a sûrement conduit d'une traite sur la plus grand partie de la route. Et il se doute parfaitement de mon opinion sur ce look clinquant de gourou milliardaire, qu'il semble subitement enrager lui-même de le porter. Non sans difficultés, il s'extirpe de son manteau qu'il jette en tas sur le carrelage, tandis que je m'assoie à côté de lui pour accéder à sa requête. Après tout, ça fait une demie-année que nous ne nous sommes pas vus. Et lundi dernier, j'ai tellement regretté de ne pas pouvoir le serrer dans mes bras. Nous soupirons, l'un et l'autre. Et après un moment, je lui demande franchement :


"Tu vas aller à la boutique de Glen Oaks, vraiment ?"


Il reste immobile, je ne suis pas sûre qu'il ait déjà une réponse à cette question, paradoxalement : même s'il a fait toute la route pour venir jusque-là. Mais après un moment, il finit par secouer son invraisemblable profusion capillaire faite de boucles lâches.


"Et s'il y avait une chance - juste une - pour qu'il ne s'engage pas ?"


Je déglutis avec un peu de peine. Parce que je pense réellement que Cinq pèterait les plombs s'il entendait ça. Mais moi aussi, tout au fond de moi, je souhaite plus que tout empêcher David de faire ça. Ce dernier l'a peut-être senti, d'ailleurs, quand j'ai essayé de le faire réfléchir sur les corps d'armées à envisager. Mais pour les idéaux qu'on a parfois à dix-sept ans, il est assez inflexible. Et surtout...


"C'est difficile de surpasser la parole de Brian, qui a fait la Corée, tu comprends..."


Mon ton est un peu amer. Klaus recule et me regarde. Ses yeux sont rouge et je vois bien que sa gorge est nouée, mais il est fonctionnel, ce qui rassure en partie.


"C'est qui, Ryan ?"

"Brian. C'est son oncle. C'est le patron de la quincaillerie au 765. Désolée pour l'expression, mais c'est un bon gros con".

Klaus soupire. Je pense que pour son père et son grand-père qui ont combattu dans les guerres mondiales, il savait.

"Ryan lui lave le cerveau ?"

"C'est Brian avec un B, je t'ai dis. En quelque sorte. Il lui dit des conneries, comme quoi ça ferait de lui 'un homme'. Même si David... Dave... a aussi des convictions que tu connais mieux que moi".


Il passe une main quelque peu perdue sur son visage. Je pense qu'il a déjà tourné et retourné dans l'éponge qui lui sert de cerveau tout ce qu'il était en capacité de faire ou de dire. Son regard se perd un moment dans la lumière lunaire blafarde qui est la seule à éclairer cette pièce où nous avions passé tant de temps. L'endroit est réellement méconnaissable, au milieu des draps sur le mobilier. Il est très rare de voir Klaus réfléchir comme ça, sachez-le. Mais croyez-moi, je pense que si une seule personne dans tout l'espace-temps a une chance de pouvoir convaincre David, c'est bel et bien lui.


"C'est ouvert, demain ?"

Il se lève en me regardant, toujours assise là en bas.

"Quoi, la quincaillerie des Katz ?"

"Oui. C'est dimanche, demain".

"Je... oui..."

Il me perturbe toujours autant de le voir savoir quel jour on est.

"Oui, toutes les boutiques sont ouvertes le dimanche sur Glen Oaks, en dehors de Mason".

"Ok".


Avec un soupir que je qualifierai de résolu, à son échelle, il se met à marcher dans la demie-pénombre, en direction du couloir de la salle de bain. Sa trajectoire est encore moins rectiligne que d'ordinaire, il se cogne au mur de gauche, puis à celui de droite, comme s'il était ivre alors qu'il ne l'est pas. Mais il finit par arriver à bon port, là où une lumière pâle tombe de la lucarne sur le lavabo. Toutes les affaires de Kitty sont encore là, sur les étagères. Comme si ses serviettes, son fer à lisser et sa crème de nuit attendaient encore d'être utilisés. Je ne sais pas comme il supporte de voir ça. Mais lui et moi n'avons clairement pas le même rapport à la mort.


"Qu'est-ce que tu fais ?"

D'un geste, il ouvre l'un des tiroirs blancs nichés derrière la tête de la baignoire, et en sort une longue paire de ciseaux.

"J'aurai peut-être plus de chances de le convaincre si je ressemble moins à Raspoutine".


Sans que sa main ne tremble plus, il commence à tailler sa barbe juste sous son menton, et moi je souris comme une andouille. La dernière fois que je l'ai vu sans, c'était littéralement dans un autre temps, sur les planches du théâtre Icarus. Malgré tout, son geste marque la fin de quelque chose. Et - plus que jamais ce soir - je sens que les voyages de 'Enfants du Destin' sont bel et bien derrière nous.


"Raspoutine... tu es dur avec toi même", je plaisante en m'appuyant contre le montant de la porte. "J'aurais dit - allez - Dumbledore. Un Dumbledore qui aurait cédé au star-system".


Il ne rit même pas, résolu, et il insiste un peu rageusement, jusqu'à ce que sa longue barbiche tombe au fond de la vasque du lavabo. Il retaille grossièrement, fixant son reflet dans la lumière pauvre et remettant le rasoir à plus tard. Puis il attaque ses cheveux, coupant de lourdes poignées de boucles plus ou moins aléatoirement, qui tombent sur la faïence, et un peu partout à côté. Comme si de se venger sur sa tignasse pouvait le soulager de tous les derniers mois passés à ne plus supporter d'entendre le moindre Veda. Malheureusement, il fait objectivement n'importe quoi. Il va finir par se saccager lui-même, comme la fois où il a fallu lui faire la boule à zéro.


"Attend, attend".

Je me lève et le fais s'asseoir sur le tabouret, prenant les ciseaux.

"Ils sont faits pour les droitiers, en plus, tu n'avais aucune chance, surtout dans un miroir".


Il soupire et me laisse faire avec gratitude, pendant un long moment. Je suis loin d'être douée pour ça, mais je ferai malgré tout sûrement mieux que lui. Je regarde ma montre. Je sais que Lloyd ne tardera sans doute plus à passer chez moi avant d'aller voir ses parents. Klaus n'est toujours pas au courant, à son sujet. Et je ne crois pas que le moment soit idéal pour le lui dire, maintenant. Il reste immobile, et je sais qu'il répète dans sa tête ce qu'il pourrait prononcer face à ce gamin de dix-sept ans qui ne le connaît même pas.


"Toi, tu lui dirais ?", me demande-t-il sans plus de contexte, les yeux dans le vide, alors que toujours plus de cheveux tombent sur le carrelage en dessous du tabouret. Mes ciseaux s'arrêtent un instant, parce que je sais de quoi il veut parler.

"Ce qui va lui arriver ?"


J'essaye de tailler plus ou moins harmonieusement dans la masse, un peu au dessus des épaules, finalement avec un genre de carré long qui ressemblera possiblement au mien car je ne sais faire que ça. Klaus tremble un peu à cette parole, et je ne trouve pas mieux que de lui dire :


"Ne bouge pas, les oreilles ne repoussent pas".

Il ne rit toujours pas, il renifle. Et je continue à couper ce que je peux, tout en cherchant la réponse la plus honnête à donner à sa question.

"Peut-être qu'en dernier recours, je le ferai. J'ai cette idée qu'il ne faut surtout par révéler aux gens comment ils meurent, tu sais. Mais je la tiens du Doc Emmett Brown dans Retour vers le futur, alors ça n'est sûrement pas très robuste".


J'ai beau plaisanter, c'est de David, dont on parle. Ce bon gamin qui m'a prêté tant de livres, qui prend les cornichons de mes sandwichs comme il le fera un jour avec Klaus, que j'ai exfiltré d'un rencart avec Trisha Mason le 4 juillet. Celui qui arrive toujours à me remplir de rêves de SF, même quand je croule sous les postes de télé à réparer. Et - moi aussi - mes mains se mettent à trembler au point que je décide que la coupe de Klaus sera suffisamment bien comme ça et pose les ciseaux. Même si je n'ai pas son passif avec Dave, moi aussi j'ai des raisons de vouloir qu'il soit sauvé.


"Il faudra faire re-coiffer ça par un pro", lui dis-je avec une voix un peu brisée qui lui laisse assez entendre que - moi aussi - je suis affectée par ce qu'il s'apprête à faire vis à vis de David. Et pleine d'espoirs tandis que je m'en remets à lui pour le faire.


J'en connais les conséquences. Je sais que s'il réussit d'une façon ou d'une autre à ce que David ne soit pas envoyé au Vietnam, il ne le rencontra mécaniquement jamais. Il est prêt à sacrifier ça s'il peut le sauver. Il deviendra aussi un paradoxe à lui seul. Vraiment, Cinq pêterait les plombs. Et vous voulez savoir quoi ?


Je m'en fous.


Il se regarde dans le bas du miroir, sans se lever, et essuie la larme qui a dévalé sa joue, sans aucun bruit. Puis il pivote sur son tabouret, me tire juste à nouveau contre lui et me dit, le nez dans les grosses mailles de mon pull :


"Est-ce que tu peux rester ?"


Et moi je regarde encore ma montre, je ferme les yeux à en plisser mes paupières, je passe la main dans mon ouvrage fraîchement taillé. J'ai une pensée fugace pour Lloyd. Mais comme l’imbécile que j'ai toujours été et sans doute resterai, je soupire et lui réponds :


"Je vais me débrouiller".


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Notes :


Si vous vous étiez déjà demandé ce qui était arrivé à la barbe et aux cheveux de Klaus pendant la nuit entre les épisodes 2 et 3, à présent vous le savez.


Et vous l'avez sûrement compris, vous vous apprêtez à avoir le loisir tragique de le regarder ruiner, une nouvelle fois, toute relation que Rin pourrait essayer de tisser avec quiconque autre que lui. Pas de façon consciente, comme la plupart de ce qu'il fait, mais c'est factuellement ce qui s'est toujours passé, et 1963 n'y échappera pas.


Ce chapitre va sûrement plus en profondeur dans la question des relations entre eux, et avec Ben également. Cette scène est la première depuis le début de l'histoire, réellement, où l'on voit l'une des conversations que Rin et Ben entretiennent seul à seul parfois.


Je reste triste pour Kitty. Mais demain, le jour se lèvera sur les parterres de fleurs de Wayne.

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