Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 11 : La machinerie de l'univers

2746 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/02/2024 08:53

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 1, quelque part autour de 34:50 (après que Five soit allé rendre visite à Diego à l'hôpital psychiatrique, en début de soirée, avant qu'il ne trouve Luther au bar de Jack Ruby).


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15 novembre 1963, 19h07


La lumière qui filtre à travers la vitrine fumée de la boutique est terne, ce soir, et mes yeux èrent sur les lettres inversées qui écrivent en arc de cercle le nom de Merelec. Sur le panneau annonçant que le magasin est fermé. Sur l'amoncellement de cartons de composants et l'accumulation de postes de télévision en attente de réparation. Dans ma main, le fer à souder ne bouge plus depuis une minute déjà, et je me résous à l'éteindre tandis que ma tête se pose sur la table dans le creu de mon bras. Je suis fatiguée. Épuisée, même, et je sais qu'il en est sûrement de même pour Lloyd, qui a encore plus de postes en attente, à la boutique de Dallas centre, en ce même moment. Je ne sais pas si nous aurons tout terminé à temps pour 'la venue' de Kennedy le 22. Et nous nous serons littéralement vus trois heures, depuis qu'il est rentré de Houston.


Je soupire. Je n'ai pas eu d'autres nouvelles de Klaus, depuis que nous avons raccroché sur un silence troublé, lundi. Il n'en a rien dit, mais j'ai senti qu'il luttait contre la pulsion de sauter dans la Dodge Polara pour foncer jusqu'ici. Enfin. "Foncer". Si jamais il lui prenait cette fantaisie, il lui faudrait bien vingt-cinq heures de conduite, entrecoupées d'arrêts, pour venir jusqu'à Dallas. Trois bonnes journées, en admettant qu'il ne se soit pas tué. Je soupire à nouveau. Je n'ai même pas la force de vraiment penser à ça.


Alors que mes yeux se ferment, le circuit imprimé se confond progressivement avec une forme onirique de carte des étoiles, sans que les tâches brillantes de soudures ne fassent plus de sens à mon esprit épuisé. Je n'ai plus d'énergie à faire circuler dans les fils de cuivre, je n'en ai même plus pour me tenir éveillée. Les condensateurs et les résistances me semblent danser autour de moi comme si l'univers lui-même pouvait se résumer à une machine. Et je m'endors - là où je me trouve - dans l'odeur âcre de la résine et du métal chauffé à blanc.


*Crac !*


Combien de temps ai-je déjà dormi, lorsque cette anomalie spatio-temporelle vient déchirer le tissu de mon sommeil ? Je l'ignore, tout comme j'ignore si je suis en train de rêver ou pas. Je n'en ai pas envie. Pas maintenant. J'ai besoin de dormir, et pas d'un énième rêve agité où le visage pointu de Cinq me regarderait au dessus des lampes cathodiques alignées. Je tourne mon visage et je l'enfouis dans mes bras, comme pour désespérément tenter de me protéger de lui, une nouvelle fois.


"Va-t-en", lui dis-je au travers de ma torpeur, là où le sommeil et la conscience s'entremêlent.


J'ai déjà essayé de faire ça à chaque fois, j'ai toujours échoué. Les rêves que je fais concernant Cinq sont toujours bien trop prenants et réalistes pour que je puisse les éloigner, ou même les distinguer de la réalité. Je sais que - cette fois - je ne réussirai pas non plus. Je peux même sentir l'air qu'il déplace en venant s'appuyer contre les cartons les plus proches.


"Tu devrais plutôt me demander comment je t'ai trouvée".


Je reste silencieuse. Depuis que ces rêves ont commencé à mon premier jour ici, en 1961, c'est la première fois l'une de mes visions de Cinq me parle. Je pense que je dois aller de plus en plus mal, mais finalement, ça ne m'étonne pas tant que ça. Et de toute façon, comme à l'époque où Cinq était pour de bon devant moi, il semble enclin à faire les questions et les réponses à la fois.


"Je suis encore en train de chercher par quel prodige quantique il m'a été donné de voir à travers tes yeux".


Je fronce les sourcils dans le tissu de mon pull à larges mailles. Et lentement, péniblement, je finis par tourner la tête et regarder à quelle torture mon inconscient va me soumettre cette fois.


Il est simplement là comme il l'a été : dans son uniforme de l'Umbrella Academy froissé, avec ses chaussettes hautes et... les chaussures de bowling que nous n'avions pas eu le temps de changer avant de nous échapper, en 2019. Vraiment, mon cerveau est de plus en plus habile pour me faire halluciner. J'inspire profondément, je me force à me redresser sur ma chaise, comme si ma tête pesait encore plus lourd qu'avant que je m'endorme. Et je reste immobile à le regarder avec une expression blasée.


"Qu'est-ce qu'il va se passer, dans ce rêve-ci ?", lui dis-je de façon quelque peu provocante. Si cette fois on peut discuter, alors autant ne pas lutter.

"Une bonne vieille fusillade ? Une distorsion du temps ? Une apocalypse nucléaire ?"


Il se fige à ma plaisanterie insolente, comme s'il était soulagée de ne pas avoir à me dire tout ça lui-même. Et - sans que je comprenne pleinement - il marche jusqu'à la cafetière, qui surnage encore entre les boîtes de fil à souder.


"Alors tu as aussi vu à travers moi. C'est un effet secondaire que je n'avais pas soupçonné, quand je t'ai proposé d'ouvrir ensemble le vortex".


Je passe ma main sur mes yeux, tandis qu'il renifle le café que j'avais fait et semble s'en trouver réalistiquement satisfait.


"Quel... quel effet secondaire ?"

Il se sert une large rasade de liquide noir dans l'un des mugs 'Merelec'.

"Nous avons combiné nos volontés et associé nos pouvoirs pour permettre cette courbure de l'espace-temps, au théâtre Icarus. Quelque chose a dû circuler entre nous à ce moment. Comme si une infime partie de nous s'était mélangée".

Je laisse échapper un filer de rire narquois.

"Tu es à la fois trop jeune et trop vieux pour moi, Cinq".

Il ne relève même pas.

"Plaisante si tu veux : d'une façon ou d'une autre, nous sommes restés en quelque sorte connectés".

Je soupire.

"Et alors ? Pourquoi tu viens me hanter, cette fois-ci ?"


Cette comparaison est de Klaus, en réalité, parce que lui aussi a supporté nuit après nuit les intrusions de Cinq dans ma tête au cours des précédentes années. Je lui ai souvent proposé de l'échanger contre Ben, et - je peux le comprendre en quelque sorte - il a toujours éclaté de rire et décliné. Le nez dans sa tasse, Cinq me regarde avec ses petits yeux bleus, bien plus perçants que tout ce que mes précédents rêves m'ont jamais montré.


"Je cherche à localiser tout le monde. C'est mon seul objectif, dans l'immédiat".

"Tout le monde..."


Je répète ceci, comme si ça me faisait mal. Combien de fois suis-je retournée dans la ruelle derrière la banque et Commerce and Knox, juste pour chercher la moindre trâce de l'une ou l'autre arrivée ? Je déteste ce rêve. Je le trouve bien plus réaliste et cruel que tous les autres avant ça.


"J'ai espéré, moi aussi".

Il cesse de boire, mais il garde le mug contre son menton.

"Tu as trouvé quelque chose ? A part Klaus, parce que grâce à toi je sais déjà où il est".

Je vois qu'il ne s'inquiète raisonnablement pas pour lui - de fait - alors qu'honnêtement il le pourrait.

"J'ai eu un doute au sujet de Luther, une fois. A cause d'une photo floue dans un article de journal, au sujet des salles de combat".

A un rêve, je peux bien l'avouer, mais je secoue la tête lentement.

"J'ai préféré chasser cette idée comme si ça ne se pouvait pas".


J'ai construit une fragile réalité, ici et maintenant. Elle a été assez difficile à gagner pour que je la mette en danger à courir après des mirages. Malgré cette pointe à mon estomac me venant toujours en face du cinéma Avon, j'ai toujours essayé de ne pas me laisser dévorer d'incertitudes, et de plutôt me concentrer sur la vie que je pouvais rebâtir avec ce que j'avais. Mais Cinq semble satisfait de ma réponse, qu'il note mentalement.


"Parfait", dit-il. "Alors c'est moi qui vais creuser ça".


Je prends une grande inspiration, et je me surprends un instant à penser que je serais heureuse que ce rêve n'en soit pas un. Que - même si son petit sourire pincé m'irrite et que ça me semble étrange de dire ça - Cinq m'a manqué. Vraiment, c'est un rêve cruel, et mes épaules s'affaissent, alors que je ne peux plus m'empêcher de le regarder.


"Est-ce que ça va continuer, les cauchemars, Cinq ? Ou est-ce qu'on peut... se rendre ce qui a circulé entre toi et moi ?"

Il arque un sourcil.

"Je ne sais pas : ce n'est pas moi qui courbe la matière et l'énergie".


Nos regards se croisent, et je repense à la première conversation que nous avons eue, dans sa chambre d'Hargreeves Mansion, sous le toit. Quand il avait affirmé que je n'étais 'pas un autre lui'. Aujourd'hui, nous savons à quel point. Et peut-être qu'il a raison, c'est moi qui devrait chercher à résoudre ça. Qu'ai-je donc à perdre, dans un rêve ? Je cligne des yeux, et ma torpeur se dissipe alors que je serre mes doigts.


"Viens par ici", lui dis-je, et sans vraiment hésiter, il pose son mug sur un boitier de radio et marche jusqu'à moi.


Je le regarde encore quelques secondes, puis je baisse mes yeux sur ma main, qui vient de se poser sur son bras. Je ferme mes paupières. Et comme je l'aurais fait si j'avais été éveillée, je canalise l'énergie de la pièce. Autour de nous, des dalles du carrelage jusqu'au travers du plafond, au travers des fils de cuivre, des résistances des télévisions. Et jusque dans nos êtres, au travers de nos systèmes nerveux. Il n'y a pas de frontière nette à ce que l'énergie imprègne, je le sais maintenant mieux que beaucoup. Nous sommes dans la continuité les un des autres, du vivant et objets autour de nous.


"Est-ce que tu sais ce que tu cherches ?" me demande-t-il, sans se préoccuper du fait que peut-être je devrais me concentrer.

"J'en ai une vague idée", je murmure, et ceci m'est étrange, car je n'ai encore jamais parlé de ça à haute voix.

"Je les ai déjà sentis chez Klaus, et chez moi".

"Les ?"

"Des sortes de particules".


Au cours de ces dernières années, surtout au retour de Varanasi et après tant de yoga, j'ai commencé à percevoir que nos énergie n'étaient pas complètement semblables à celle des gens 'ordinaires'. Qu'elle étaient parsemées de grains virevoltants, éthérés, m'apparaissant parfois sous la forme de minuscules sphères ambrées. Et maintenant, je les vois chez Cinq, comme je les vois en moi. Comme celles que Klaus agite parfois en tout sens. Comme Lloyd - lui - n'en possède pas. Un instant, les télévisions en cours de réparation grésillent autour de nous, alors que je maintiens ce flux dans la petite boutique de Glen Oak. Et même dans la rue, je crois que la lumière publique vient de s'allumer, plus tôt que d'ordinaire.


"A quoi ça ressemble ?", demande Cinq, et je n'ai pas vraiment de mot autre qu'une comparaison.

"Aux soucis jaunes sacrés, sur le Gange".


Je sens presque son silence dans le flux de son pouvoir à lui, et après un instant, il me semble que deux infimes particules d'énergie dorée s'échangent de nouveau de lui à moi. Reprenant juste la place qui était la leur, avant d'être perturbées par le vortex du théâtre Icarus. La télévision que j'étais en train de réparer s'allume et se crible de mouches noire et blanches, alors que je n'avais même pas fini de la refermer. Le radio-cassette de David qui attendait d'être réparé s'allume, sur 'The Man Who Shot Liberty Valance', et la lumière du plafond se met à grésiller tranquillement.


"Je crois...", je balbutie. "Je crois que nous sommes déconnectés".


Je rouvre les yeux, et toute la pièce retombe dans le silence et la faible lumière traversant les vitres fumées. Cinq ne dit rien, mais il a un sourire en coin. Je crois effectivement que je suis en train d'oser - dans ce rêve insensé - espérer pouvoir dormir en paix.


"Tu l'as fait", me répond-il, factuellement. Et en regardant la boutique et le matériel autour de nous, il ajoute :

"En moins de trois ans, tu as fait mieux avec les machines que de pousser le moteur d'Hermes, je vois".

Je souris, et je plaisante :

"C'est comme si j'étais littéralement née pour ça".


Il dégage tranquillement son bras et retourne finir son café d'une traite.


"Rin, j'étais aussi venu pour te demander..."

Je me rassois au fond de ma chaise, je fronce mes sourcils. Je n'aime jamais, quand Cinq a une requête, même onirique.

"Est-ce que - sur le principe - tu es toujours d'accord pour participer à mes plans B ?"


Je reste quelques secondes silencieuses, je pousse un profond soupir. Peut-être que j'aurais eu du mal à être aussi sincère si j'avais été réveillée.


"Non. J'ai une petite forme de bonheur, ici et maintenant. Je ne le mettrai pas en danger".


Il plisse les yeux, finalement incertain quant au fait que je sache ou ignore ce qui va arriver. Et moi je ne veux pas savoir. Je veux juste continuer à vivre ici ma petite existence raisonnable. Avec Lloyd, avec la boutique. Même à cette époque merdique, à laquelle j'ai fini par m'habituer.


"Et si c'était notre seule chance ?", me dit-il, et je m'agace :

"Je n'en peux plus que mes cauchemars en reviennent toujours à ça".

"Rin, tu le ferais ?"

"Non. Maintenant part, s'il te plaît. Je voudrais faire des rêves moins merdiques, maintenant".


Mon ton est franc, presque sec. Et tandis que je repose le côté de ma tête sur mes bras, je vois Cinq laisser sa tasse, et remettre ses mains dans ses poches avec le visage de celui qui se résigne provisoirement seulement. Même dans mon sommeil, avoir mobilisé ainsi l'énergie m'a épuisée, et je sens que mes paupières - lourdes - tendent déjà à se fermer.


"Même si c'était encore la fin du monde ?", souffle-t-il.


Je ne le vois plus, de nouveau, je vois les étoiles de l'intérieur de mes paupières, là où un sommeil plus tranquille attend pour m'emporter. Ma respiration se fait calme, bien plus calme qu'au cours de toutes les nuits qui ont précédé depuis mon arrivée par le vortex. Et je lui réponds, en toute sincérité :


"Surtout si ça l'était".


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Est-ce vraiment un rêve, que Rin vient d'avoir, cette fois ? Dans cet entre-deux de fatigue, elle n'est probablement pas arrivée à distinguer que c'était véritablement Cinq, qui était venue la visiter.


On peut comprendre qu'elle ne souhaite plus risquer de mettre en péril ce qu'elle a péniblement construit. Comme Allison, comme Viktor. Au fond, elle a une réalité, en 1963.


C'est sans doute un chapitre plus important qu'il y paraît. Au sujet des marigolds (car si vous avez vu la série, vous savez ce qu'ils sont), au sujet de la façon dont Rin se connecte à eux et aux machines. Cinq a sans doute raison : en quelques années et grâce à ce voyage de vie qui a été le sien, elle a pu progresser. Espérons que ce n'est pas tout simplement ce qui était attendu d'elle.

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