Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 10 : Les bribes de Souvenirs

4084 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/02/2024 09:37

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2. Elle se déroule au cours du flashback du début de l'épisode 3, dans les mois précédent la scène de 02:40 à San Francisco, quelque temps après le chapitre précédent. TW : Référence à des usages de drogues. Thèmes de guerre et violences militaires - Décès d'un proche / partenaire.


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Lundi 11 novembre 1963, 12h14


Cette nuit, j'ai encore rêvé de Cinq, et je ne comprends pas ce rêve, encore moins que les autres. Il était bien plus flou, plus diffus, avec l'impression étrange qu'il m'était conté à rebours. Je ne sais pas si ceci à du sens : je pense juste que j'ai vu les quelques secondes de ce rêve se dérouler en remontant le temps. Avec une angoisse sourde, presque comme dans certains rêves où l'on se voit mourir, et dont on se réveille avec la nausée. Je la ressens encore, ce midi, de façon tenace. Je ne crois pas que je pourrai déjeuner.


Assise sur la balancelle du balcon de la boutique, j'essaye de trouver de l'ombre. Vraiment : il ne faut pas sous-estimer le soleil de l'automne texan. Finalement, depuis 1961, c'est le premier que je passe ici, tout comme le brûlant été, où chaque bardeau d'asphalte semblait restituer la nuit toute la chaleur accumulée dans la journée. L'odeur des grillades est partout ce midi, dans le chuintement de l'une ou l'autre radio par delà les fenêtres ouvertes du quartier. Au moins, il y a un peu de vent.


Le journal du jour posé à côté de moi, je prends une grande inspiration. Lloyd avait raison : la venue de Kennedy est imminente, et tout le monde a bien une télé à faire réparer. L'Histoire se déroule, sous mes yeux, tandis que - chaque jour un peu plus - l'écho du changement gronde aussi dans les rues poussiéreuses. Jusque sur la devanture de Stadler's ou de Cecilo. La révolte sociale se propage, fière comme un feu de prairie. Nous sommes à l'aube de transformations profondes qui remodèleront l'Amérique. Je passe une main sur mes yeux : je suis à la fois troublée et heureuse de pouvoir en témoigner.


Ces derniers temps, j'ai eu des nouvelles de Klaus, abondamment. J'en ai nettement plus depuis que Jill a installé le combiné dans la chambre où il a fini par s'isoler, en prétextant méditation et yoga. Et pour que Klaus en vienne à vouloir s'enfermer quelque part, je peux vous jurer que c'est que la situation lui tape sur le système. Elle lui a accroché le numéro sur le mur, écrit en gros. Elle le connaît réellement bien, et il me peine un peu de réaliser qu'il n'a toujours pas retenu son nom. Mais grâce à elle, il appelle. Régulièrement.


Je pense que la petite escapade sur la baie arrivera bientôt à son terme. Parce qu'il n'en peut littéralement plus, c'est un fait, et parce qu'il a mené les 'Enfants' là où il le souhaitait. Ken Kesey s'apprête à lui aussi affréter un bus inspiré de Priscilla pour traverser l'Eurasie, un voyage qui sera - je le sais - assez documenté et médiatisé pour que s'embrase sous deux ans le mouvement hippie.


Klaus n'aura factuellement pas réussi à accélérer ou amplifier le Flower Power, même s'il ne s'avouait pas à lui-même que c'était son espoir. A présent, plus rien de ce que sont les 'Enfants du Destin' n'a objectivement de sens. Et cette dévotion l'angoisse parfois jusqu'à la suffocation, sans qu'il ne parvienne à comprendre qu'il l'a lui-même engendrée. Les sectes font de nombreuses victimes. Et dans ce cas, la victime numéro un en est probablement le gourou lui-même.


En tappotant un peu mes joues, je tente de sortir de ma torpeur et je me lève, pour immédiatement m'arrêter net. Les yeux légèrement écarquillés sous le coup de la surprise. Sur le balcon d'à côté, se tient David, qui avait disparu depuis la mi-août, sans que j'ose demander pourquoi. Avec un teint hâlé, un bouquin dans la main, et de minces yeux rieurs. Je cligne des yeux trois fois.


"Hé, salut", lui dis-je, un peu étonnée, et il me tend son livre, que je regarde, étonnée.

"Je viens de le finir, j'ai pensé que tu allais l'aimer".

Je tourne l'ouvrage, je regarde la couverture. Il s'agit de 'En terre étrangère', de Robert A. Heinlein, qui vient d'être récompensé.

"Je ne l'ai pas lu, merci David".


Je me demande ce qui fait briller ces yeux comme ça dans ce texte, mais je sais qu'il refusera d'influencer mon avis, et de toute façon, il me demande déjà :


"Lloyd n'est pas là ?"

Je secoue la tête.

"Il est à Houston pour l'inauguration de la succursale de Merelec. Il n'est pas beaucoup rentré depuis l'été. Mais c'est pour après-demain".

"Il t'a manqué ?"

Je souris, car David n'est pas idiot.

"Un peu".

Et je penche la tête, avant d'ajouter :

"Et toi, tu étais où ?"


Il va s'asseoir sur sa chaise de camping, en plein soleil. Il n'a pas de déjeuner non plus, mais je sais pourquoi : nous sommes lundi. Il déjeunera avec Brian chez Stadler's, comme je doute qu'il renonce à son cher hamburger. Il regarde au sol brièvement, puis relève les yeux vers moi.


"J'étais au summer-camp militaire pour les jeunes de Fort Hood. Six semaines, jusqu'à la mi septembre, et puis dans la famille, à côté".

Je fronce les sourcils.

"Fort Hood ?"

"La base de l'U.S. Army à côté de Killeen".

Je n'y connais rien du tout, mais ça me semble être un projet de vacances bien moins exaltant que ce qu'il laisse à penser.

"Ça n'est quand même pas une punition de Brian à cause de ce qui s'est passé le 4 juillet ?"


Il secoue la tête, vivement, comme s'il voulait à tout prix m'empêcher de penser ça. Il se tient bien droit, ayant clairement méticuleusement préparé le moment où il me dirait ça. A moi et à quiconque, probablement.


"Oh non. Non, c'était en projet depuis toujours. Mon père a combattu pendant la Seconde Guerre Mondiale, tu sais, et mon grand-père dans la Première".

Mes sourcils se pincent.

"C'est héréditaire chez les mâles, c'est comme le menton fendu ?

Il hausse les épaules.

"Peut être. Brian aussi a combattu en Corée. Ou peut-être que c'est simplement... parce que c'est ce qu'il faut faire".


Je soupire. Je sais que David pense comme ça. Que parfois, il faut accepter d'en passer par l'enfer pour que viennent des jours meilleurs. De là à vouloir s'engager pour son pays - surtout dans le contexte de cette ère - ne m'étonne finalement pas, mais il n'a pas idée de ce qui courre au devant, et il serait dommage qu'il le fasse aussi pour de mauvaises raisons. Mon impression à moi, c'est qu'il essaye surtout de se convaincre qu'il le fait pour lui-même. De la même façon que j'ai tremblé à l'idée d'en parler à Keechie - à Reykjavik - je me retrouve de nouveau quelque peu paralysée à l'idée des opérations vers lesquelles David pourrait être envoyé.


"Pourquoi pas la Garde nationale", lui dis-je, "la Réserve... ou même les Marines ?"

Je sais pourquoi je prononce ceci. Parce que je sais que ce sont les corps qui seront les moins sujets à la mobilisation au Vietnam.

"Ou les corps de soutien logistique, à la limite ? C'est très utile..."

Il secoue la tête une seule fois.

"Brian dit que si les jeunes qui le peuvent ne vont pas sur le terrain, alors qui le fera ?"

Ceci fait saigner ma conscience.

"Tu vas vraiment t'engager ?"

"Peut-être. Pas pour le moment. Mais si quoi que ce soit arrivait à l'Amérique, oui. Oui, je crois que je le ferais sur le champ".

Il se tait un instant et il ajoute :

"Je veux vraiment protéger et prendre soin des gens".


Cette fois, je sais que cette phrase est vraiment de lui. Mais le bureau d'enrôlement est sur le même trottoir que Stadler's. De là à le faire, je sais qu'il n'y a - littéralement - qu'un pas. Je reste silencieuse. Je ne sais même pas quoi répondre à ça. Je peine à démêler ses convictions de sa volonté de faire ce qu'il doit. Et de toute façon, l'univers semble se liguer pour que la conversation en reste là. Dans l'instant, le téléphone se met à sonner, dans ma chambre, et Brian se met à crier depuis la boutique en bas :


"DAVID ! Jerry ne gardera pas notre table !"


Le téléphone sonne, encore et encore, et l'un comme l'autre, nous faisons un pas vers les portes-fenêtres des deux boutiques accolées. Je lui fais un petit signe, un sourire. Et avant que nous disparaissions tous les deux, je lui dis :


"Merci de m'avoir prêté le bouquin".


Quatre pas me séparent du combiné téléphonique, que j'attrape en tirant sur le fil pour me laisser tomber sur le lit. Personne d'autre que Klaus n'appelle jamais sur cette ligne, et c'est par conséquent avec un sourire que je décroche, en m'apprêtant à essuyer l'une de ses blagues. Pourtant - dès qu'une voix s'élève - je me fige. J'écoute. Je fronce les sourcils. Et je ne peux répondre que par quelques mots d'acquiescement déboussolés. Mon interlocuteur a un fort accent, et le ton monocorde de celui qui n'aime pas spécialement faire ça. Cette personne n'attend de toute façon pas de réaction de moi. Je remercie sobrement, je ne sais même pas pourquoi. La communication coupe, je reste un instant suspendue. Puis -lentement - je raccroche.


Je reste encore hébétée, pour combien de temps, je ne sais pas. Je me dis qu'il fait beau, qu'il fait vraiment beau. Il fait souvent beau, dans ces moments-là, ne me demandez pas pourquoi. Alors enfin, lentement, je reprends le téléphone, le cale contre mon oreille... et je compose à l'aide du cadran rotatif un numéro que je connais par coeur, précédé de l'indicatif de San Francisco :


415-444-2367


*Tuuuuuut*

*Tuuuuuut*

*Tuuuuuut*

*Tuuuuuut*

"Bon sang, répond..."

*Tuuuuuut*

*Tuuuuuut*

*Clic*

"Ministère Spectral des Turpitudes, j'écoute ?"

"Klaus".

"Oh, je suis désolé, le MST ne conjure plus les esprits des chaussettes orphelines".

"Klaus !"

"Je peux vous rediriger si vous le souhaitez vers le VPH, qui vous-"

"..."

"..."

"Quoi ?"

"Kitty est décédée, à Varanasi".

"..."

"Elle avait affrété un avion médicalisé, il y a une semaine".

"..."

"Tu es là ?"

"Je crois que je savais".


Je passe une main sur mon front, le combiné tremblant quelque peu contre ma cuisse et le livre prêté par David reposant immobile sur mes genoux. Il n'y a pas de bonne façon de l'annoncer, de toute façon. Quelque part, Klaus me facilite la tâche en disant ça. Nous le savions, que ça allait arriver. Mais c'est malgré tout encore une marche que nous ratons, et celle-ci non plus, nous ne la remonterons pas. Je l'entends inspirer un grand coup, et il me dit, avec une voix qui exprime avant tout sa tristesse :


"Elle ne souhaitait pas que les Communions avec la musique s'arrêtent, dans les champs".

Et e soupire.

"Ça c'est toi qui le souhaite. Sans ces prosternations débiles, tu n'arrives plus à canaliser les 'Enfants'".

"Ils ne se prosternent pas, ils regardent vers le ciel".

"C'est pareil, Klaus, c'est absurde. Et Kitty était d'accord avec moi".


Nous restons tous les deux un moment sans rien dire, et c'est lui qui rompt ce silence, avec une parole que j'attendais depuis un moment, mais qui ne sortait jamais, lors des précédents appels.


"J'en ai tellement marre de tout ça, Rin".

Il ne me voit pas cligner des yeux, mais sans doute mon mutisme en dit long, alors il ajoute, comme pour alléger la situation :

"Je n'en peux plus qu'ils vénèrent mes pets".

Je ne sais pas si c'est l'annonce que je viens de lui faire qui vient de déclencher ça, mais je suis contente qu'il l'exprime enfin, et je lui réponds :

"Tu vois, cette fois c'est moi qui le savais".

Il soupire.

"C'est compliqué de rentrer. Mais qu'est-ce qui va se passer, maintenant ?"

"Je ne sais pas. L'acte notarial va passer par James, j'imagine. Tu te souviens qu'il est avocat, en plus d'être professeur de macramé. Et c'est le fils du Gouverneur. Il se débrouillera pour que rien ne soit déclaré".


Tout comme moi, Klaus n'a pas d'existence administrative en ce temps, pour la simple raison que Numéro Quatre Hargreeves n'est pas encore né. Oui, c'est ce qui figure à l'état civil, rien de plus. En quelque sorte, il est habitué à ne pas avoir de réalité. Il grogne, et j'entends son combiné bouger.


"C'est trop compliqué pour moi. Je n'ai plus la tête à penser".

"Tu l'as déjà eue ?"

Il y a un silence, au bout du fil. C'était une plaisanterie qui n'en était pas une, et il acquiesce en quelque sorte :

"Plus le foutu temps passe, moins j'y arrive".

"J'ai remarqué".


Je sais ce dont il me parle, une fois de plus : chaque année est plus dure - je l'ai déjà mentionné - mais depuis peu, ce sont les mois - et même les semaines qui passent - qu'il a du mal à supporter. Klaus ne retient jamais les dates, vous le savez. Mais aujourd'hui il me dit :


"On est le 11 novembre, tu sais".


Le monde célèbre l'anniversaire de l'armistice de 1918, mais je sais que ce n'est pas vers la paix qu'il a les yeux tournés.


"Je sais quel jour on est. Ce qui me fait peur c'est que toi tu saches aussi".


Il y a un silence. Interminable. Bien plus long que celui qui a suivi la nouvelle, pour Kitty. Et finalement, quand il parle de nouveau, c'est de façon presque inaudible, au point que s'arrête le mouvement de mes doigts sur le livre posé sur mes genoux.


"Il disait qu'il s'était engagé le jour de l'assassinat de Kennedy. Que c'était le déclencheur final l'ayant poussé à partir servir le pays".


Ces mots restent bloqués à l'orée de mon cerveau, plus lourds qu'une tonne sur mon coeur. Par ce que sais de qui 'il' s'agit. En plus de deux ans, c'est la première fois que Klaus évoque délibérément Dave, sans esquiver avec des digressions au second degré. Je ne laisserai pas se refermer cette porte ouverte, même si mon pouls bat dans l'instant à m'en percer les tempes.


"Il avait choisi de délibérément y aller".

"Il voulait s'en convaincre en tout cas".


Mes mots peinent à sortir, parce que je sais que cette blessure est l'une de celles que Klaus n'est pas capable de guérir en un jour. Parce que - moi aussi - j'ai eu le sang de Dave sur les doigts. Et parce que la conversation que je viens d'avoir avec David fait douloureusement écho.


"Il était si jeune, Rin. Il avait vingt-deux ans, tu te rends compte ?"

Je tremble, je serre le livre sur mes genoux.

"Ici, j'en vois s'enrôler, des gamins".

"Il portait ça avec lui. Il voulait vraiment protéger et prendre soin des gens, et c'est aussi ce qu'il a fait avec moi. Ce n'étaient pas des conneries et des paroles en l'air. Et il n'avait pas idée du putain de non-sens que deviendrait cette guerre".

"Protéger et prendre soin..."


Je viens de répéter cette parole, qui déchire un peu mon coeur. Ce petit salopard bat d'ailleurs bien trop vite pour que je puisse parler distinctement. Mais une dernière fois, j'essaye d'empêcher les connexions qui se produisent dans mon esprit, et je lui dis :


"Je le sais, que ce ne sont pas que des mots. J'ai vu comme il t'a changé en bien".


Si je pouvais le voir, je parie qu'il secoue la tête, là bas dans sa piaule de San Francisco. Et j'entends les voix étouffées des Enfants, chantant des Vedas insensés au delà de la porte qu'il a dû verrouiller.


"Il allait facilement vers les nouveaux-venus. Il m'a accueilli comme j'étais, dès le premier jour. Sans jugement, juste avec curiosité, et il a tout accepté. Ce que je suis, ce que je fais... Et même cette putain de chappe ténèbres, à laquelle il aurait pu ne jamais croire".

Avec mille précautions, je lui demande :

"Il admettait que les fantômes étaient réels ?"

Et il soupire.

"Peut-être bien. Mais ça n'avait pas d'importance : réels ou non, il n'a jamais jugé que j'étais cinglé. Il voulait que je sois capable de le dépasser et de vivre avec, peu importe ce que c'était".

Je cligne des yeux, parce que c'est ce qu'un amour pur et simple devrait toujours être.

"Le Gao Yord, c'était son idée, n'est-ce pas ?"

"Oui. Et sans lui je serais mort vingt fois sur la route de Bangkok."


Ce tatouage thaï, protecteur, des anciens guerriers Khmers. Symbole de force d'âme. Qui a manqué de faire s'étrangler ma grand-mère. Quelque peu inconventionnel, c'est un fait, entrelaçant le nom de Dave et les lotus sous la culmination des sept cimes de sa famille. Cette encre a marqué le début de toute la mutation que j'ai observée ces dernières années chez Klaus, au point qu'il contrôle aujourd'hui bien mieux ce qu'il est, tout culte en bleu-Tiffany mis de côté. Et il ajoute :


"Une fois encore, peu importe que l'encre ait un vrai pouvoir ou pas. Ça fonctionne pour moi".

"Fait attention à ce que tu dis. Granny serait capable de te hanter à sa mort, pour avoir mis en doute ça".

Je souffle d'un rire triste en retenant des larmes, parce que j'ai bien entendu que lui n'en faisait pas autant.

"J'ai dit que ça fonctionne".

Il renifle.

"Je sais. Les vrais pouvoirs ne sont pas ceux qu'on croit".

Je renifle à mon tour.

"La connexion, l'empathie, l'affection... Il disait que ça permettait de traverser l'enfer, jusqu'à des jours meilleurs".

Je fronce les sourcils douloureusement, mais il ajoute déjà :

"Toi aussi tu sais faire ça. Vous vous seriez entendus tellement bien".


J'ai arrêté de renifler. Je ne cligne même plus des yeux, sous mes sourcils froncés. Je pense de nouveau à David, celui d'ici, parce que ses espoirs et convictions sont les mêmes. Klaus soupire, ne percevant pas que mon silence est maintenant celui de la confusion. Et il me dit :


"Rin, parfois il me semble que... je crois que je suis en train d'oublier sa voix".

Ma main passe sur mes yeux, tandis qu'il ajoute :

"Mon cerveau est une foutue éponge bouffée à l'acide, je me déteste tellement pour ça".


J'essaye d'occulter que dans ma tête, les paroles et informations s'entrechoquent dans un chaos insensé. De me concentrer à nouveau sur lui, sur ce qu'il me dit, et sur le fait que des sanglots lui viennent, par delà un fil téléphonique que je peux presque remonter jusqu'à San Francisco par l'énergie de sa tristesse.


"Tu... tu fais ce que tu peux, Klaus... Tu sais bien que ta mémoire à toi fonctionne sur... des détails inattendus".

Il est capable de retenir des choses. Simplement pas comme tout le monde.

"Plein de détails. Dans tous les sens. Parfois, ils me tuent".


A présent, j'ai l'impression qu'il pourrait se mettre à parler sans ne plus jamais s'arrêter. Comme s'il avait voulu déverser tout ça pendant trois ans, sans jamais y arriver. Peut-être que le fait d'être au téléphone l'aide à parler. Mais peut-être est-ce aussi parce que le temps est maintenant compté avant l'assassinat de Kennedy. Et il murmure :


"Je peux me rappeler de la manière dont il parlait de la construction des phrases de Herbert, dès le premier chapitre qu'il a lu. Et Clarke. Et Bradbury. De la façon qu'il avait de bloquer ses rangers avec ses chaussettes à cause des foutues araignées. De ses doigts dans les cheveux de ma tempe, quand il sentait que ça n'allait pas, et - putain - tu sais comme ça veut dire souvent".


Je l'écoute. Je lui suis désespérément reconnaissante de me dire tout ça, et je souffle à mon tour :


"Je me souviens que tu avais cité la remise du château d'eau du camp d'Ap Bia".


Dans les visions qu'il avait eu après son "coup sur la tête" en cherchant Luther. Đồi A Bia comme la nomment les locaux, s'élevant du fond de la vallée occidentale d'A Shau, que certains chasseurs évoquent comme 'la montagne solitaire de la bête accroupie'. Klaus se tait un moment, et j'entends à sa respiration que ce souvenir là le remue plus que les autres.


"La remise... était un havre. Nous cacher était un enfer, Rin. C'était un foutu camp militaire, absolument rien à voir avec les foutues orgies hippies de Ken Kesey".


Je ne dis rien, mais je souris au travers de mes larmes, à moi aussi. Déjà en 2019, je crois que j'avais compris. Et il prend encore une fois une inspiration tremblante.


"Tout ce qu'il reste de lui, c'est ce dog-tag et ces... bribes de souvenirs. L'odeur de la graisse des fusils M16... le corned beef que je lui ai toujours laissé. Et la manière dont-il pliait toujours en triangle la dernière page des livres de la bibliothèque du camp, lorsqu'il les avait aimés".


Ma main tremble, sur le livre que David m'a prêté. Parce que depuis plusieurs minutes, je crois qu'une partie de moi a compris. Je ne sais pas quelle ironie de l'univers s'est encore mis en marche, mais mes larmes sont aussi lourdes que les siennes, à présent. Je ne sais pas pourquoi son nom ne m'a pas fait comprendre plus tôt. Je le connais par coeur, ce dog-tag, pour l'avoir vu de si près cent fois. Peut-être parce que le nom de Katz est courant, dans la communauté juive d'ici. Et peut-être - surtout - parce qu'on a du mal à voir ce qu'on aurait jamais pu imaginer.


"Klaus..." lui dis-je.


Au fond de moi, je sais que je ne pourrai absolument pas le lui cacher, même si la raison et l'espace-temps le voudraient. Lentement, en essayant toujours de ne pas trembler, j'ouvre 'Stranger in a Strange Land' à sa dernière page.


Avec soin, elle repose là, pliée dans un triangle parfait.


"Quoi ?"


Je me mouche un peu dans ma manche, je fixe la balancelle qui oscille sur le balcon dans la brise de l'automne texan. Je passe ma main sur le papier, je ferme les yeux. Et dans un soupir, mes sourcils pincés à m'en faire mal, je lui souffle :


"Il y a quelque chose dont je devrais probablement te parler".


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Notes :


Ce chapitre est le dernier avant que se précipitent les événements de la saison 2 de la série, vous vous en doutez. Pour moi, il a été douloureux et beau de voir les éléments s'imbriquer. Les différents éléments de ces deux chapitres se sont agencés seuls, comme s'ils avaient toujours dû être ainsi.


Nous n'avions jamais vraiment su comme Klaus savait où trouver Dave, en 1963. On pouvait supposer qu'il lui avait parlé de la quincaillerie au Vietnam, et qu'un annuaire aurait peut-être ensuite suffi. Je profite de ce vide de la série pour proposer autre chose ici, et peut-être que de rencontrer David vous aura autant troublés que Rin.


Nous le reverrons encore, avant le bus où il finira par monter.

J'ai aujourd'hui moi aussi une affection infinie pour lui.


Et tout commentaire fera ma journée. ♡

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