Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 17 : Oikade

2994 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/04/2024 08:55

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, épisode 4, autour de 06:20 (à la suite du chapitre précédent, et au retour de Cinq du Consulat du Mexique).


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Lundi 18 novembre 1963, 19h09


La vie est dure, pour les chats des rues. Surtout ceux de la ruelle derrière la banque et Commerce and Knox : ceux qui croyaient qu'un jour s'arrêteraient les allées et venues de tous ces gens déchirant l'espace-temps. Vraiment : peu de matous en ont vu autant qu'eux.


*Crac !*


Tandis que mes pieds rencontrent le sol inégal, entre les hauts murs de briques, l'un des petits félins s'enfuie en me criant des miaulements d'insultes. Est-ce le-même qu'en 1961 ? Je ne suis pas en état de me le demander. A peine suis-je apparue dans la nuit déchirée des quelques lampadaires, que je fonds en larmes, comme rarement depuis longtemps.


Quand était-ce, la dernière fois que j'ai cédé à un chagrin si franc ? Probablement dans la lointaine année 2019, le jour où Pogo m'a révélée que Reginald Hargreeves me désignait sous le nom d'Omega. Mais je ne peux pas m'en empêcher, comme si ma poitrine voulait éclater sous le coup de ce qu'il vient de se passer à la boutique de Glen Oaks. J'ignore ce qu'a fait Lloyd ensuite, j'ignore où Klaus s'est enfui. Mais mon coeur se serre au point de me faire mal, tandis que m'accroupis où je me trouve.


Peut-être a-t-il entendu du rafus, car Mark - toujours sans domicile fixe - quitte immédiatement son carton du coin de la rue, et approche dans ma direction. Je ne veux parler à personne, je veux juste être seule. Tandis qu'il approche, mes bras enserrent ma tête et j'y enfouis mon visage. Mais Mark approche encore et encore, possiblement inquiet pour moi. Je lui en suis reconnaissante. Mais je ne peux pas. Je ne peux vraiment pas.


*Shhhwwwooo*


De façon parfaitement consciente cette fois, je soulève autour de moi une sphère d'énergie. Le même que celle qui avait protégé Jill de la chûte d'une rambarde avant le départ au Mexique. La même que celle qui a sauvé une vache, en Inde, à Rishikesh. Je n'en avais plus dressé depuis lors. Et cette fois, je viens de le faire pour me protéger moi, de ce monde extérieur qui ne semble pas vouloir m'accorder la paix. Mark sursaute, je me doute qu'il a peur face à cette manifestation inconnue. Il recule, il se frotte les yeux, je crois qu'il se demande s'il est encore plus ivre que d'ordinaire. Et finalement, il s'enfuit en marmonnant des mots que je n'entends pas bien.


"MERDE !"


Je crie malgré moi entre mes poings, et je me recroqueville, encore et encore en tentant de faire tarir l'eau salée qui ruisselle sur mes joues. Je me dis que j'aurais pu éviter tout ça, que j'aurais dû. Qu'il y aurait eu un moyen de parler à Lloyd plus tôt. Ou à Klaus. Ou les deux. Que peut-être je n'aurais jamais dû dire à Klaus où j'habitais. Ou au contraire que je n'aurais jamais dû me lier à Lloyd. Mon coeur oscille dans tous les sens, et je ne trouve pas la réponse. Aucun retour en arrière ne me semble permettre un dénouement heureux. Aucun retour en arrière n'est de tout façon possible. Et au travers de l'énergie qui vibre en globe autour de moi, j'entends finalement des pas légers.


"Bon sang. Rin".


Je ne dis rien, je garde la tête dans mes bras, mais cette jeune voix légèrement nasillarde, je la reconnais sans mal. Je ne suis même pas étonnée de le trouver là. Combien de fois ai-je espéré le voir dans cette impasse de briques, lui ou les autres des Hargreeves ? Cette fois, je ne me dis pas que Cinq est un rêve. Je perçois les particules dorées de son pouvoir, même mes paupières closes.


"C'est bon, Eliott !", crie-t-il à quelqu'un, vers le haut de l'immeuble du fond de l'allée. "On la connaît, tu peux continuer tes... réparations".

Et il s'agenouille, juste de l'autre côté du rideau d'énergie qui nous sépare.

"Il y a eu une anomalie magnétique très atypique", me dit-il au travers. "Elle a détraqué tous les capteurs d'Eliott, sur le toit. Tu vas bien ?"


Je ne sais toujours pas qui est Eliott. J'ignore aussi si Cinq sait que je suis à l'origine de la déflagration, ou s'il croît qu'elle m'a simplement aussi affectée. J'essaye de répondre quelque chose, mais ce sont d'autres larmes qui me viennent. Jusqu'à ce que - finalement - je parvienne à lui dire :


"Je suis perdue, Cinq... Je voudrais juste... rentrer chez moi".


C'est une parole qui vient du coeur. Un jour, j'ai dit à Allison que je me sentirais toujours chez moi si je pouvais retourner m'écrouler sur le même canapé que Klaus. Ce soir, j'ai même l'impression de ne plus pouvoir faire ça. J'entends Cinq soupirer, puis conserver un long silence. Et finalement, comme s'il avait besoin de réciter ces lignes, encore et encore, il prononce dans la nuit :


"Parle-moi, Muse, de cet homme subtil... Dis-moi comment il a erré et s'est perdu".

Je relève quelque peu mes yeux rouges au dessus de mes bras croisés. Il prononça d'autres mots, que je n'entendis pas bien, et puis :

"Où il s'en fut, qui il rencontra, et toute la souffrance qui fut la sienne sur la mer en tempête. Dans sa lutte pour sa vie... et pour ramener à bon port ses compagnons".


J'ignore pourquoi, mais ses mots me calment en un instant, eux que je reconnais être tirés de l'Odyssée, d'Homère. L'un des rares livres dont je me souvienne, au cours de mon fugace passage au lycée. D'un coup, mon coeur semble s’apaiser. Peut-être parce que j'y ressens une forme de parallèle avec nos errances au travers de l'espace-temps. Peut-être parce que je crois que Cinq en porte plus que nous tous une forme de responsabilité, comme à la barre du navire. Et peut-être... parce qu'il y a cet espoir sourd de pouvoir - comme Ulysse et malgré les péripéties - un jour finalement rentrer pour de bon. Je cligne des yeux.


"Cinq..."


D'un coup, je lâche ma prise sur l'énergie et dissipe la sphère, dont l'énergie s'écrase fluidement au sol. En un instant, il n'en reste plus rien. Ni la mouvance, ni le halo, ni le son. Juste la lumière blême du lampadaire, au dessus des genoux que je serre toujours contre moi.


"Tu crois vraiment qu'on y arrivera ? A rentrer".


Il secoue la tête un moment, d'une façon honnête quant au fait qu'il ne sait pas. Je sais que Cinq ne raisonne pas en certitudes, mais en probabilités. Qu'il sait mieux que quiconque que chacune de nos respirations ici peut engendrer un changement demain. Mais je sens encore qu'il y croît, au fait que nous puissions retourner d'où nous venons. Au loin dans le futur, dans l'espace-temps "tranquille" où Granny serait en train de regarder un drama. Une larme de plus me vient, mais je la réprime en reniflant.


"Je fais tout pour", me dit-il, mais je sens qu'il y a une gravité dans sa voix. "En tout cas, il va nous falloir utiliser ce qui nous reste de capacités cognitives, et rapidement, parce qu'une nouvelle apocalypse aura lieu dans 7 jours".

Je ne dis rien, je reniffle encore comme si mon cerveau était blanc, et il ajoute.

"J'y étais, je l'ai vu. Mais je pense que tu le sais".


Je le regarde de façon troublée. Pendant des mois, nous avons eu cette connexion, lui et moi, en raison du vortex que nous avons mobilisé pour nous enfuir ici. Et où qu'il ait été dans la ligne du temps, j'ai vu par ses yeux des événements que je n'aurais probablement pas dû contempler. Que j'aurais préféré ignorer, le plus souvent. Et celui-ci, le tout premier qu'il m'ait été donné de "rêver", je le revois encore intact, parfois, lorsque je ferme les yeux.


Je me souviens du chaos, de la mitraille sur Avon Street, des tentatives désespérées de tous : Luther, Allison, Klaus, Diego, même de Viktor et de Ben. De ma propre impuissance face aux flammes et l'intensité des combats. Et je me souviens de la pluie de bombes atomiques, pleuvant sur Dallas depuis un ciel d'automne sans nuages, comme celui que nous avons depuis des jours.


"Est-ce que c'étaient une attaque nucléaire, Cinq ?"

Il reste silencieux, et ceci - en soit - est une réponse pesante et terrible. Puis, enfin, il me dit en voyant que je me mets à trembler :

"Il semble que pour une raison que j'ignore, la Guerre Froide s'apprête à devenir subitement... chaude et bouillante".


Un nouveau silence suit cet aveu qui n'en est pas un. Je sais que c'est vrai : je l'ai vu par ses yeux. Mais même si je ne suis pas allée bien loin dans mes études, je suis à peu près certaine qu'aucune fin du monde n'a eu lieu avant que je sois née.


"Je ne sais pas ce que nous avons changé", me dit-il. Mais d'une façon ou d'une autre, le monde a pris un tournant qui n'était pas celui de notre ligne temporelle".

"Tu... tu ne sais pas pourquoi ?"

Je tremble. Car rien que Klaus et moi, aurions déjà pû induire tellement de changements, rien que pour avoir existé au sein des 'Enfants'.

"J'y travaille", murmure-t-il. "Je dois remonter toutes les chaînes de causalité".


J'ai déjà entendu ça, il y a trois ans, quand il essayait désespérément d'empêcher la première Apocalypse. Et tout me laisse à penser que la fin du monde ne s'en est trouvée que consolidée, voire amorcée. Parfois, j'ai peur. Peur que les actions de Cinq ne soient pas là pour empêcher le jugement dernier, mais bien pour le provoquer, comme si ce qui était supposé arriver se produise, avec la précision d'un métronome. Comme s'il incarnait lui-même tout ce qu'il déteste de la Commission Temporelle, jusqu'au plus profond de ses os. Cette fois, pourtant, il y a un paramètre qui n'existait pas la première fois, et il me dit :


"Je pense qu'il est regrettable... mais urgent d'entrer en contact avec Papa".


Je n'avais à aucun moment songé que Reginald Hargreeves puisse être en vie, même si ceci coule de source. C'est comme si mon inconscient avait voulu le croire mort pour toujours, y compris dans son propre passé. Mais non. Bien sûr que Hargreeves est en vie. Et même si une bouffée de colère et et de rancoeur me saisit à la gorge, la rationalité qui me reste me murmure que Cinq a raison : si quelqu'un est en mesure d'en savoir plus sur ce nouvel Armaggedon, alors c'est probablement lui.


"J'ai retrouvé tout le monde, Rin", ajoute-t-il en se relevant.

Je rouvre les yeux et je le fixe, peinant à croire que j'ai bien entendu.

"Tout le monde ? Tu as retrouvé tout le monde ?"

"Enfin, presque tout le monde. Je n'ai pas eu besoin de chercher Klaus, puisque je t'ai trouvé toi".


Cette parole me ferait presque pleurer de nouveau, ce soir, et je secoue la tête de côté, quelque peu amèrement. Mon avis est que Klaus souffrira encore de l'idée de ne pas avoir été cherché activement là où tout le reste de sa fratrie l'a été, et moi aussi. Mais je ne peux pas penser à ça, maintenant, non. Ça me fait bien trop mal. Et je demande, le coeur serré :


"Tu as retrouvé Viktor ?"

"Oui".


Le regard bleu de Cinq est sérieux, presque noir dans l'obscurité de la ruelle. Nous avons emmené Viktor en connaissance de cause par la courbure de l'espace-temps, conscients de ce qu'il pourrait être capable de provoquer de nouveau. Toutefois, ce sont bien des ogives nucléaires que nous avons lui et moi contemplé tomber du ciel, et elle ne sont pas du fait de Viktor. Et Cinq ajoute :


"Il va aussi bien qu'il le puisse, il vit dans une ferme. Il ne se souvient de rien et n'a eu que des manifestations de son pouvoir... assez contrôlées".


J'expire de soulagement. Et de joie, au fond. Que Viktor aille 'bien' est quelque chose que j'ai si souvent espéré. Pour un peu, d'autres larmes me viendraient, et Cinq ajoute :


"Je l'ai trouvé grâce aux radars d'Eliott - ici présent - qui aurait été très fan de X-files, en son temps".


Avec un sourire en coin, il me désigne le type qui bricolait ses antennes paraboliques sur le toit de son immeuble comme si elles étaient ses bébés. Il est descendu par une échelle sur le côté de la façade, et s'avance à présent vers nous avec un drôle d'air mi gêné, mi extatique. Et je comprends que c'était lui que Mark avait évoqué, et qui lui laissait de temps en temps une collation.


"Tout fonctionne à peu près, là-haut, dit-il".

Il désigne son immeuble à Cinq, au dessus duquel trônent une rangée de capteurs high-tech pour l'époque.

"Mais les télés du showroom... Tous les circuits imprimés ont grillé à l'intérieur, il n'y en a plus que trois qui s'allument".


Mes lèvres se pincent avec culpabilité. Quelle ironie. Moi qui ait passé tant de temps à suer sang et eau pour réparer ces engins, voilà que je risque d'avoir réduit au silence toutes celles du quartier. Et Cinq se penche de nouveau au dessus de moi en avisant le fait - pathétique - que je sois en chaussons et sans manteau. Je déteste inspirer la pitié. Mais avec mes paupières gonflées de larmes, il serait bien difficile de l'empêcher.


"Tu peux dormir chez lui, j'imagine", me dit-il, tandis que le dénommé Eliott ajoute :

"Si tu supportes l'idée que Diego fricote toute la nuit avec sa dulcinée british".

"Non, je..."

En tremblant toujours autant, je me relève péniblement sur mes pieds, soutenant mon équilibre en posant une main sur le mur de Commerce et Knox.

"... je vais trouver un autre endroit où me crasher un moment".


Pour être parfaitement honnête : non, je ne supporterai pas d'entendre Diego s'envoyer en l'air. De dormir au milieu d'un nouveau cimetière de postes de télés. Ou de gérer mes insomnies à côté de Cinq qui se perfuse au café pour retourner dans sa tête toutes les possibilités de notre mort imminente. J'ai besoin de silence, et de temps pour réfléchir.


"Comme tu veux, mais..."


Cinq a compris que le chaos s'était abattu dans ma vie, mais je sais qu'il ne demandera ni comment, ni pourquoi. Sa proposition factuelle est déjà la plus immense expression d'altruisme que je lui ai jamais vu. Il n'insiste effectivement pas, se retourne en direction d'Eliott pour retourner à l'intérieur avec lui, et me dit par dessus son épaule :


"... je réfléchis à réunir toute la famille demain".

"Ne me compte pas comme faisant partie de ta famille, Cinq. Et pour ton information, j'ai besoin... de ne plus voir la tête de Klaus pendant un moment. Si possible".


Il réprime un sourire narquois et met ses mains dans ses poches.


"Alors ça y est ? Il t'aura fallu quoi. Douze ans ? Treize ans ? excuse-moi, j'ai râté tout le début".

Mes dents se crispent.

"Ferme-là".

"T'es vraiment l'archétype de la résilience Rin. Je ne te donne pas un jour avant de 'rentrer à la maison'".

"Vraiment, Cinq, ta gueule. Laisse moi déguster mes foutues vingt-quatre heures de paix".


J'ai beau nier, il a raison, et pour Klaus ça sera pareil : il va se saouler, engouffrer du menudo ou des tacos comme toujours dans ces cas-là, et demain soir ça sera oublié. Mais je ne l'admettrai pas tout de suite. Cinq en rit presque, ce qui est rarissime. Tellement rarissime que c'en est insultant. Alors je tourne les talons moi aussi, en direction d'Avon Street, aussi bornée que lui. Je ne me retourne pas, je sais très bien où je vais aller dormir. Mais avant de me téléporter, je l'entends lancer dans mon dos un mot de grec ancien :


"οἴκαδε !"


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Notes :


οἴκαδε (oíkade), en grec ancien, signifie littéralement "vers la maison". Dans ce chapitre, il est clairement interprétable avec plusieurs sens. Car finalement, au milieu des fluctuations de l'espace-temps, où se trouve réellement "la maison" ? Rin le sait déjà, au fond : elle ne restera sûrement pas fâchée longtemps.


Le parallèle des actions de Cinq et de celles d'Ulysse de l'Odyssée est soulignée par la série, lui qui cherche désespérément à ramener sa famille dans leur ancienne réalité. Ce chapitre se déroule juste après la scène de la série au consulat du Mexique, à la fin de laquelle Cinq interpelle Reginald à l'aide d'une citation de l’Odyssée. Un mythe qui lui a été insufflé dans l'enfance, comme à tous les Hargreeves, en tant que lecture obligatoire du soir. Reginald - lui aussi - se compare sans doute à Ulysse. Avec au bout de sa 'navigation' (mais sans grande considération pour son équipage...), l'espoir de revoir sa Pénélope.

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