Une courbure de l'espace-temps (saison 2)

Chapitre 20 : Un dîner léger

4063 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 25/04/2024 09:30

Repères chronologiques : cette scène s'insère comme une scène coupée de The Umbrella Academy, saison 2, episode 6, autour de 28:00 (une demi-heure avant l'arrivée de l'Umbrella Academy pour son propre 'diner léger').


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Mercredi 20 novembre 1963, 18h52


La nuit est déjà presque noire lorsque je lève les yeux sur le haut bâtiment qui se dresse devant moi, celui du Southland Life Building, qui correspond à l'adresse du 1624 Magnolia Street, et qui est accolé à un immense hôtel Sheraton, probablement construit récemment en cette année 1963. Clairement un centre immense à des millions de dollars, dont je devine directement en passant dans le hall que la décoration a coûté aussi cher que l'architecture.


Plus timidement que je l'aurais imaginé, je montre l'invitation que j'ai reçue à la réceptionniste en petites lunettes aussi design que les canapés du lobby, et elle m'oriente vers l'ascenseur, et le 14ème étage. Je traverse cet espace où une immense attention a été donnée au mobilier et aux oeuvres d'art moderne, voire carrément déco-futuristes. Un style prisé dans les années soixante, que j'avais plutôt bien aimé jusqu'à ce jour. Je monte les marches d'un double escalier m’amenant à un palier intermédiaire où j'appelle un ascenseur. Malgré moi, le petit voyant qui s'allume fait monter d'un cran mon appréhension. Et je regarde de nouveau l'invitation de Reginald Hargreeves à ce "dîner léger".


'A mes concurrents : Moi, Reginald Hargreeves, sollicite votre compagnie pour un dîner léger, le 20 novembre 1963, à dix-neuf heures précises. 1624 Magnolia Street, Dallas, Texas'.


J'ai été convoquée trente minutes plus tôt que Klaus, qui l'a visiblement été en même temps que ses frères et soeurs. Je me demande si je suis seule, sur mon propre créneau horaire. Avec ce mot 'concurrents', qui me fait froid dans le dos. *Ding !* L'ascenseur arrive, dans un bruit de mécanique sophistiquée et moderne qui me noue la gorge alors que je devrais l'adorer. Je monde dedans, je vérifie la tenue relativement sobre que j'ai choisie de porter, faite d'une tunique violine et d'un pantalon de toile beige. Je prends une grande inspiration. Et mon doigt presse le bouton numéro 14.


Suis-je nerveuse de rencontrer celui qui m'a observée et monitorée en silence pendant des années ? Celui qui avait 'acheté' la présence de ma mère et ma grand-mère à The City, pour pouvoir observer croître mon pouvoir dans un environnement 'le moins altéré possible' ? Celui qui me désignait malgré tout dans ses notes sous le nom d'Omega', et qui avait prévu une mise à jour de son robot domestique me comptant éventuellement comme l'un de ses enfants ? Celui qui a concrètement détruit tous ceux qu'il avait vraiment adoptés, en tentant de les garder sous contrôle. Celui qui a enfermé Klaus pour le forcer à côtoyer les fantômes. Celui qui a transformé ses nuits en cauchemars, et ses jours en successions d'addictions avec lesquelles il luttera sans doute pour toujours. Celui que je vais devoir me retenir de ne pas insulter. Mais celui dont j'espère des réponses, en sachant que je ne les obtiendrai sûrement pas.


*Ding !* Après une ascension qui me semble avoir duré une éternité, les portes métalliques de l'ascenseur lambrissé s'ouvrent de nouveau, directement sur l'espace étagé d'un bar cosy à la décoration hawaïenne, et au nom de Tikki Lounge brillant entre une nuée de lampions. Ouvert sur les ténèbres du dehors par une rangée de trois fenêtres rondes, l'endroit est semblable à une nuit chaude en milieu tropical, ponctuée de monsterras en pots et surplombé par un bar où les bouteilles variées se détachent sur un fond rétro-éclairé orangé. Partout, des tables de toutes tailles sont dressées de nappes blanches, sur lesquelles brillent les flammèches dansantes de photophores rouges ou dorés. Tout sent le rhum, le bois, l'osier, et les fleurs de plumeria.


L'endroit est vide de trace humaine, à l'exception de celle d'un barman qui semble s'affairer, et d'un petit homme pressé muni d'un attaché-case, qui me croise rapidement sans me saluer avant de s’engouffrer lui-même dans l'ascenseur prêt à redescendre. Je le regarde partir, sans trop m'interroger, puis je marche jusqu'au bar où j'observe faire l'employé en chemise aloha ocre, qui astique ses verres avec une rapidité d'exécution virtuose.


"Mmm, j'ai rendez-vous à 19h précise avec Reginald Hargreeves, je suis un peu en avance, je-"

"Il va venir, il fait toujours une pause dans ses quartiers, entre les entrevues".


Cette réponse directe - alors que je n'avais même pas fini de poser ma question - me saisit quelque peu, mais je comprends que cet homme a l'habitude de l'entendre. Je fronce les sourcils.


"Est-ce que c'est véritablement un dîner ?"

L'homme me regarde tout en essuyant le verre suivant.

"C'est une façon de parler. Sir Reginald désigne ainsi les rendez-vous où il traite de ses affaires hebdomadaires, pour son business et ses mondanités. Vous êtes l'avant-dernière entrevue. Mais si vous espériez vraiment manger..."

Je fronce les sourcils, parce que - non - de toute façon je n'aurais jamais pu.

"... ne vous inquiétez pas, vous aurez un cocktail et l'accès illimité aux corbeilles de fruits".


Si 'je' suis l'avant-dernière entrevue, c'est que je suis bien seule. Je regarde les tables, derrière moi, les verres à petits parapluies de papier coloré, et jusqu'à l'ascenseur qui s'est refermé sur mon prédécesseur. Ceux qui me succèderont autour de l'une de ces tables, je ne sais que trop bien qui ils sont. Alors je demande :


"Qui était le type, avant moi ?"

Le barman me regarde tout en poursuivant son mouvement rotatif du poignet. Ce type entend tout pendant les rendez-vous de Reginald Hargreeves.

"Je suis tenu au secret, dans votre intérêt également. Mais puisqu'il a été éconduit... je peux sûrement vous dire qu'il développait un tissu déperlant visiblement très médiocre, pour la toile de parapluie".


Alors c'est ça que nous sommes. Des 'affaires courantes' à régler, semblables au choix d'une matière première... Je m'apprête à dire quelque chose de plus, mais je n'en ai pas le temps. De l'autre côté du Tikki Lounge, une porte battante à larges hublots vient de s'ouvrir pour laisser passer un homme grand, droit et pressé.


Son port est digne et son front grisonnant, austère, emprunt d'une sévérité étudiée. Ses yeux sont si neutres - au dessus de sa barbiche - qu'ils renvoient tout le jugement que l'on peut se porter à soi même. Il porte un costume anthracite sur une chemise de la même couleur que ma blouse. Une cravate noire, sous un veston quadrillé ponctué de boutons brillants. Et à son oeil gauche, est fiché le monocle suspendu à une chainette dorée, que j'ai toujours su qu'il possédait sans jamais le lui avoir vu.


Sans même me regarder, il va s'asseoir à une table de deux, pose sur la table les dossiers qui constituent le registre de toutes ses entrevues, ainsi que son carnet de notes. Il sort un stylo, remet en place ses manchettes, et attend en silence que j'obéisse à l'ordre implicite de venir m'installer. Il me vient une pulsion de défi : celle d'attendre qu'il me le demande concrètement et gentiment, pour obtempérer. Mais je devine que ce serait stérile, et que si j'ai envie de tourner cette entrevue à mon profit plutôt qu'au sien, j'ai tout intérêt à surveiller mon sang froid. Lentement, en feignant d'être à l'aise, je tire la chaise en osier qui lui fait face. Et tandis que je m'assoie, il lance sans aucune autre entrée en matière que celle-ci :


"Avant hier, mon centre de recherches a détecté une anomalie dans les ondes électromagnétiques. Un événement à propagation massive qui a détraqué nos senseurs, et dont mes renseignements ont pu tracer l'épicentre... à l'emplacement de votre laboratoire illicite".

"Bonsoir..."


Il relève ses yeux perçant sur moi, considérant visiblement que ma requête de politesse est superflue. Et il ne semble absolument pas remarquer que je suis terrifiée malgré moi, ce qui est au moins une bonne chose chose.


"Camoufler vos installations dans une boutique d'électronique est une idée intéressante. Avez-vous acquis tous les hangars situés derrière le magasin ? Toutes les caves des bâtiments environnants ?"


Je le fixe un instant, ma peur se changeant immédiatement en un étonnement médusé. Mon laboratoire illicite ? Il croit... que je mène moi aussi des recherches ? Que je suis... une forme de scientifique, ou plutôt... d'ingénieur ? D'un coup, je comprends la dénomination de 'concurrents' figurant sur l'invitation. Et si cette confusion faite par l'homme-même que je redoutais le plus de rencontrer pourrait me faire grincer de rire, je me retiens. Non. Je me dis qu'il y a ici une raison à ça. Et je me racle la gorge.


"Il s'agissait... d'un effet inattendu. Pas d'une manoeuvre délibérée..."


Je ne mens pas, en lui disant ça. Et il me plaît bien de laisser un instant planer le doute sur ce que sont vraiment mes activités.


"Les plus grandes découvertes ont souvent été faite par erreur", dit-il avec un flegme qu'il veut sûrement frôler la sympathie mais qui sonne faux. "Nous avons pu tracer la formidable mise en réseau des appareils de la ville qui a précédé l'onde de choc. Je n'irai pas par quatre chemins : quel type d'ordinateurs étaient impliqués ? Des modèles à tubes à vide, ou à transistors ? Avec quel type de circuits logiques discrets ? Le réseau que vous avez créé s'est étendu jusqu'à Fort Worth et peut-être au delà".


Persévérer dans le bluff serait tentant, mais je ne suis plus ni amusée, ni réellement compétente dans le domaine, ni disposée à risquer que des mensonges par omission se retournent contre moi. Je croise mes bras sur la table sur le menu des cocktails, et je lui réponds :


"Merelec n'est pas un labo. Nous n'avons rien d'autre qu'une machine à calculer pour la comptabilité. Nous réparons des télés. Et la seule employée - et responsable de ce regrettable incident - c'est moi".


Je ne veux pas qu'il s'intéresse à Lloyd. Et j'ignore complètement ce que j'ai produit. Je n'avais qu'une très vague impression de cette 'mise en réseau' des appareils de la ville, même si au fond de moi, je sais qu'il dit vrai, parce que je l'ai déjà fait à l'échelle de l'atelier, pour reprogrammer les chaînes de toutes les télés à la fois. Avant-hier, cependant, j'ai agi sous le coup de la peine, de la colère. Et visiblement, ce que j'ai provoqué a fait plus que piquer son intérêt. Comme... s'il l'attendait.


"La seule responsable", répète-t-il.


D'un coup, je le vois retirer son monocle, l'observer, le nettoyer, l'arranger, puis le replacer sur son oeil comme s'il me contemplait par là sous un angle entièrement nouveau. Je vois passer en lui une satisfaction qu'il tâche de contenir, mais il ignore certainement ce que je peux percevoir. Ce monocle n'est pas un simple dispositif destiné à corriger sa vue, non, je soupçonne d'ailleurs sa vision d'être parfaite. Je ne sais pas ce qu'il voit de moi au travers, mais cette impression étrange qui me vient m'avait déjà parcourue en présence de la technologie irréelle du robot que nous nommions alternativement Grace, ou 'Maman'. Quelque chose qui ne relève pas de ce monde.


"C'est intéressant", dit-il avec cet accent anglais que Klaus avait plusieurs fois évoqué, et qu'il me glace d'entendre pour de vrai.


Je suis obligée de me convaincre que c'est bien lui, que je suis simplement assise en face de cet homme qui a si souvent hanté ma vie indirectement, puis littéralement. A simplement converser, de façon insensée. Et il répète, son ton sec virant d'un coup à une gentillesse déconcertante et une chaleur troublante.


"C'est très intéressant".


Ses yeux se plissent, et il ouvre son carnet de notes au niveau de ses toutes premières pages, avant de le refermer de nouveau. Je devine sous ses moustaches qui rebiquent le commencement d'un vague sourire, ce qui me fait le regarder de biais. Et puis soudain, il pose comme un constat :


"Vous travaillez dans cette boutique d'électronique, c'est admirable".

Et je ne peux qu'acquiescer.

"Vous êtes douée avec les machines ? Avec l'électronique ? Avec l'optique ou les matériaux ?"


Subitement, il est en train de réviser ses questions. Il ne va pas prononcer le mot 'pouvoir', il est bien trop intelligent pour ça. Non. Il va juste faire en sorte que les informations viennent de moi, en me donnant l'impression d'être écoutée et digne d'intérêt, contrastant avec la façon dont Klaus s'est toujours senti sans valeur face à lui.


"Suffisamment apte pour avoir été embauchée dans cette petite boutique ordinaire, en tout cas", je réponds en choisissant mes mots.


J'ai l'impression de marcher sur un fil ténu, tandis que - lui - rajuste élégamment son veston.


"Ne soyez pas si modeste", dit-il, à la fois rugueux et tout en miel. "Avec de telles capacités... Vous pourriez envisager de travailler dans le domaine - naissant mais prometteur - de l'informatique. J'injecte moi-même un argent considérable auprès de Fairchild Semiconductor sur le développement d'un circuit intégré commercial - une sorte de processeur - qui révolutionnera le domaine."


J'ignore pourquoi il est en train de me parler de microprocesseurs ou de je ne sais quelle merde, et mes lèvres se pincent.


"Alors vous ne donnez pas que dans les parapluies..."

Il se cale au fond de sa chaise en osier.

"La manufacture de mes débuts m'a successivement permis d'investir dans l'horlogerie, l'aérospatiale, l'électronique et l'informatique. Je ne vise rien d'autre qu'un monde meilleur, et les graines des réalités de demain se plantent dès aujourd'hui."

Je ne peux retenir un trait de sarcasme :

"Oh vous êtes un visionnaire..."


Il semble immédiatement prendre ceci pour une ouverture. Il penche sa tête grisonnante de côté. Il n'a pas touché à son cocktail, et je me doute qu'il ne le fera pas, si c'est son énième 'dîner léger' du jour.


"Vous n'estimez pas les possibilités techniques à naître. Les nouveaux matériaux. Les nouvelles sources d'énergie. Vous pourriez dès maintenant élargir vos compétences pour-".

"Non, je n'y tiens pas".


Mon ton est sec. Nous ne sommes plus en train de parler seulement d'informatique et de machines. Il vient de dévier de façon plus générale sur la matière et l'énergie, et ça me glace le sang de le voir manoeuvrer. Je regarde de nouveau son monocle. Je ne doute plus une seule seconde du fait qu'il sait très bien ce que je suis, et peut-être tout, ou partie de ce que mon pouvoir fait. Et les mots qu'avait prononcés Pogo en 2019 résonnent en moi : "il y avait des pouvoirs qu'il attendait plus que d'autres". D'un coup, je me sens en danger. Parce que - de nouveau - je ne me sens que comme un pion sur un échiquier que je ne peux pas contempler en entier.


"C'est dommage", affirme-t-il. "Les perspectives en ingénierie expérimentale sont immenses."

Je lâche ironiquement, une nouvelle fois sans qu'il ne s'en rende compte :

"Vous me semblez effectivement du genre à exceller en expérimentation".


Même sur les gens, même sur ses propres enfants, et ma colère gronde sourdement, alors je cède au besoin de boire une gorgée du cocktail qui se trouve devant moi tandis que son regard me scanne de nouveau à travers son monocle.


"Vous n'avez pas tort, c'est l'une de mes qualités. Vous savez lire au travers des gens, en plus des machines. C'est appréciable".


J'en ris presque avec amertume, car - non - je ne sais pas le 'lire'. Je pensais que Cinq était au sommet des gens que mes capacités empathiques ne pouvaient pas percer à jour... mais je viens de lui trouver un sérieux challenger. Reginald Hargreeeves est déroutant. Comme s'il réajustait en permanence son attitude en fonction de mes réactions. Comme s'il réenvisageait sans cesse les retombées qu'il pouvait attendre de cette conversation et de moi. Mes yeux se plissent, puis se rouvrent sur lui.


"J'aimerais bien être comme vous", lui dis-je soudain. "Vraiment, vous m'impressionnez".


Est-ce que je viens peu subtilement de tenter de le flatter ? Absolument. Car au travers de mon trouble, j'ai comme un doute, que son air instantanément satisfait me confirme : il n'a pas repéré que ce n'était en rien sincère. Il n'a précédemment pas non plus décelé ma peur, ni mon agacement, mon sarcasme ou ma colère. S'il semble naviguer dans les événements et leurs causalités aussi bien qu'Ulysse... Reginald Hargreeves me semble en revanche tout bonnement incapable de prendre en compte les émotions humaines, même les plus évidentes. D'un coup, il ne me surprend pas qu'il ait fait tant de mal en voulant 'élever' des enfants sans jamais rien comprendre à leurs émotions, même si ça ne le rend pas moins malfaisant. Et j'ajoute, plus ironique que jamais :


"J'aimerais tellement être aussi sûre que vous de ne pas me planter".


Un instant passe, où aucun bruit ne traverse la grande salle vide du Tikki Lounge qu'il a privatisée, à l'exception de la musique hawaïenne que je ne suis pas certaine de pouvoir un jour de nouveau écouter avec plaisir. Une nouvelle fois, il ne détecte pas ma flagornerie, et me répond sincèrement.


"Au contraire, jeune demoiselle, je me trompe, et je me trompe souvent. Se tromper... est essentiel".

Cette réponse, je ne m'y attendais pas, et un trait de surprise passe peut-être sur mon visage fatigué.

"L'erreur, l'imperfection, est trop souvent perçue comme une fin. Mais au contraire : elle est indispensable pour faire mieux. Pour optimiser. Pour aller plus loin. C'est même là... le moteur-même du processus d'ingénierie".


Je le regarde fixement, et il le fait en retour sans plus sourire, comme s'il était justement en train d'essayer de décider s'il s'était 'trompé' ou non à mon sujet. Est-ce que c'est ainsi ? Est-ce qu'il avait planifié qu'il me convoquerait devant lui, en ce jour du passé ? Pour évaluer mon statut d'accomplissement ou mon adéquation à ses plans, comme un vulgaire produit issu d'une chaîne de production, passant l'étape du contrôle-qualité ? Est-ce qu'il compte faire de même... - mes yeux s'ouvrent un instant, certainement trop grands - ... est-ce qu'il compte faire de même dans quelques minutes avec ses propres enfants ? Et il ajoute :


"Vous aussi, trompez-vous. Réajustez. Et si jamais un jour vous touchez au but... allez encore plus loin. Doublez vos chances. Mettez tous les atouts de votre côté".


Je déteste que Reginald Hargreeves me donne des conseils. J'en tremble à nouveau. Parce que je sais que je vais y repenser, et parce que j'ignore dans quelle mesure cette nouvelle graine qu'il vient de planter aura des conséquences sur ce que je ferai. Si ça ira dans la direction qu'il souhaite. Quel est mon libre arbitre dans tout ça ? Et je déteste aussi penser que - peut-être - son conseil pourrait être bon.


"Maintenant que vous savez que je ne suis pas une entreprise concurrente dans votre domination technologique de l'univers", je demande entre mes dents, "est-ce que je peux m'en aller ?"


Une dernière fois, il ne s'offense pas de mon ton grinçant. Il pose sa montre à gousset sur la table pour vérifier que nous sommes dans les temps et qu'il aura bien le droit à 'sa pause', puis ouvre de nouveau son carnet de notes et me présente l'une des pages de papier crème et duveteux.


"J'ai une dernière question pour vous".


Mes yeux se froncent. Mais déjà, il avance devant moi un croquis. Un diagramme très simple, à l'encre noire, fait de lignes, de cercles et de carrés imbriqués. Un tracé mince, épuré. Bien plus clair à mes yeux que tous ceux qui l'entourent sur la même page de ses notes. Je cligne trois fois ignorant le frisson qui remonte le long de mon dos. J'ignore ce que c'est, si c'est un de ces foutus tests psychologiques visant à évaluer la personnalité à la manière d'un test de Rorschach, ou...


Non.


Non, ce n'est pas ça. Je relève vers lui des yeux perturbés tandis qu'il rajuste de nouveau son monocle. Je le vois sourire plus clairement, cette fois, sa moustache fine accompagnant cette expression.


Cette figure - même si elle ne fait pas sens pour moi - parle à mon âme sans que je ne puisse expliquer pourquoi, à la manière dont le font les circuits imprimés des postes de télé, ou la mécanique du moteur de Priscilla. Limpide. Comme si ce dessin avait un sens dans la matière et l'énergie, dans l'espace et le temps. Dans la machinerie de l'univers, que je ressens plus que jamais dans mon être. Je tends mes doigts vers le cahier, souhaitant spontanément suivre ce tracé.


L'énergie s'agite, plus que je le voudrais, au point de venir faire briller les mécaniques alentours avec cette poussière dorée qui avait aussi envahi Merelec dans mon acte désespéré. Dans les lampes du plafond, dans les petits hauts-parleurs qui diffusent la musique hawaïenne. Et jusque dans sa montre à gousset posée sur la table dont je remarque le cadrant immensément complexe, doté de cinq sous-cadrants aux engrenages visibles, et dont la marque vient frapper mon esprit.


Omega.


D'un coup, je recule. Profondément - terriblement - effrayée.


"Non", lui dis-je en hâte tout en ramenant ma main à moi et me levant pour quitter cet endroit et son foutu ukulele, tandis que la pièce retombe dans sa lumière ténue. "Non, je n'ai jamais vu ça jusqu'à aujourd'hui".


Je suis sûrement livide. Je reprends mon sac, je repasse ma veste. Tandis que je fais un pas pour retourner en direction de l'ascenseur et de ma prétendue liberté, je l'entends me dire, dans mon dos :


"Au plaisir, chère amie, d'un jour de nouveau collaborer".


Et je lui réponds simplement :


"Jamais".


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Notes :


Pogo l'avait exprimé dans la saison 1 de cette histoire : les plans de Reginald fonctionnent par eux-mêmes, une fois qu'ils sont enclenchés. Et pourtant, il prend le soin de contrôler qu'ils se déroulent sans accroc, les améliore... et les réajuste s'il n'en est pas satisfait. Rin est terrifiée de le réaliser. Elle se sent impuissante face à l'inexorable. Et à ce stade, vous aurez peut-être deviné ce qu'elle est.


Elle aura aussi approché deux choses, aujourd'hui : que Reginald Hargreeves est convaincu de faire le bien (ce que Steve Blackman a lui-même confirmé), et qu'il est parfaitement déficient pour interagir avec des humains, au point de parfois mettre en péril ses plans. Heureusement, 'ce monde n'est pas fait de règles, mais de chances', et il sait les manier.


Dans la série, la nature du monocle d'Hargreeves n'est jamais adressée. J'ai impliqué ici qu'il était bien plus qu'un accessoire d'optique. Comme dans le comics, il est un artefact de technologie avancée, lui permettant de 'voir la réalité telle qu'elle est vraiment' (rien de plus n'est dit, dans le comics, mais c'est tellement savoureux ainsi).


J'espère que vous supportez encore la musique hawaïenne...

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