Tranche de vie
Le parfum d’un repas presque prêt flottait dans la grande cuisine d’Andréa. Les casseroles s’entrechoquaient, les enfants couraient entre la table et le canapé, et les voix s’entremêlaient dans un joyeux mélange.
— Les garçons ! Basta ! (Ça suffit !) Arrêtez de courir dans la cuisine, lança Isabella, mi-amusée, mi-exaspérée.
— Porqué mamá ? (Pourquoi maman ?) cria Santiago en riant aux éclats.
— ¡Porque aquí estamos intentando cocinar ! (Parce qu’ici on essaie de cuisiner !) répondit Isabella en évitant de justesse Jonah qui passait derrière elle.
— Lo siento, tía Isabella (Désolé, tante Isabella), dit Jonah en attrapant à la main de son cousin. Viens, on va jouer au salon.
— Non, allez plutôt dehors, coupa Andréa en ouvrant la porte du patio d’un geste théâtral. Surtout si vous comptez courir partout…
Elle poussa doucement les trois garçons vers le soleil.
— J’étais tranquille, moi, abuela… maugréa Manolo, qui venait de se faire claquer la porte au nez.
Du côté des filles, le salon avait été envahi par une véritable nurserie de poupées.
— Mira, mon bébé veut de la salsa ! (Regarde, mon bébé veut de la sauce !) plaisanta Rose en tendant une cuillère à sa poupée.
— ¡No le pongas mucho picante ! (Ne lui mets pas trop de piment !) répliqua Camila en mimant la grimace.
— Maintenant, le bébé est fatigué, expliqua Rose solennellement. Il faut le coucher.
— Papa, pousse-toi, protesta Camila en débarrassant le pied de son père de la table basse. Nuestros bebés están cansados. (Nos bébés sont fatigués.)
Le mari de María échangea un regard entendu avec celui d’Isabella : les deux hommes soupirèrent, se levèrent et sortirent rejoidre les garcons dehors.
— Voilà, maintenant ils sont bien, fit Rose en déposant sa poupée sur la table.
Dans la cuisine, une énergie souriante bourdonnait : poêles qui frémissent, odeur de coriandre fraîche, tortillas qui croustillent.
Sophia, dix-sept ans aidait sa grand-mère. Elle jeta un œil attendri à ses cousines dans le salon, puis retourna à la poêle pour remuer le riz.
Plus loin, Isabella et María pétrissaient la pâte des tortillas maison.
TK avait aussi été réquisitionné pour aider au repas.
— TK, pásame un limón, por favor (Passe-moi un citron, s'il te plaît), dit Andréa sans quitter la poêle des yeux.
— Euh… bien sûr, répondit TK en attrapant une lime.
— ¡Ay Dios mío, TK ! (Oh mon Dieu, TK !) s’exclama Andréa en tapotant la main du mari de son fils. Después de todos estos años… (Après toutes ces années…)
Tout le monde leva les yeux et éclata de rire. TK, pris sur le vif, rougit.
— Un limón, tío TK (Un citron, oncle TK), corrigea Sophia en lui lançant un citron.
— Je fais de mon mieux, protesta-t-il en l’attrapant.
Carlos, appuyé au plan de travail, râpait du fromage en regardant la scène avec amusement. Il se pencha vers TK, tout bas :
— J’ai toujours pensé que tu finirais par apprendre par immersion…
— Ha ha, fit TK, faussement vexé. Concentre-toi plutôt sur ce que tu fais — tu risques de te râper un doigt.
— Oh, ça, ce ne serait pas la première fois, lança María en levant les yeux de sa pâte.
— Je suis très doué en cuisine, se défendit Carlos. J’ai toujours adoré cuisiner avec papa…
Isabella le toisa, sourire en coin.
— Je me souviens quand tu as mis du sucre dans les enchiladas.
— J’avais dix ans, protesta Carlos.
— Mentiroso ! (Menteur !) rigola María.
— Hé, c’est toujours moi qui cuisine à la maison, se vanta Carlos en se tournant vers TK.
— Je ne me mêle pas de ça, répondit celui-ci.
— Tu vois, rit Isabella. Même ton mari ne veut pas se mouiller…
Carlos éclata de rire, attrapa une poignée de fromage râpé et la lança vers sa sœur.
— ¡Oye! ¡Eso es para los tacos, no para mi cabeza ! (Hé ! C’est pour les tacos, pas pour ma tête !) s’écria-t-elle en secouant ses cheveux, un sourire aux lèvres.
— Bah, tu dis toujours que le fromage rend tout meilleur, répliqua Carlos, l’œil malicieux.
— ¡Carlos Reyes ! lança María en brandissant son rouleau à pâtisserie comme une arme. Si tu recommences, je te fais éplucher les oignons !
Carlos fit mine d’attraper une seconde poignée.
— ¡No te atrevas ! (N’ose pas !) cria María.
— ¡Mamá ! Carlos está tirando comida otra vez ! (Maman, Carlos lance encore de la nourriture !) se plaignit Isabella.
Andréa leva la louche, amusée mais ferme.
— Carlos, si tu veux continuer tes bêtises, tu vas dehors courir avec les garçons.
Rose, qui suivait la scène du coin de l’œil, roula les yeux.
— Papa, on ne joue pas avec la nourriture…
— Écoute ta fille, sourit Andréa.
Carlos, feignant l’indignation, passa derrière sa mère et déposa un baiser sur sa joue.
— Te amo, mamá (Je t’aime, maman), dit-il avec son plus beau sourire.
— Sí, sí (Oui, oui), grogna-t-elle sans se retourner. Maintenant, coupe-moi ces tomates avant que je t’envoie dehors pour de vrai.
— ¡Está bien ! (D’accord !) lança-t-il en prenant un couteau, le regard espiègle.
Bientôt, la grande table en bois croulait sous les plats : riz parfumé, haricots, tacos garnis, tortillas encore chaudes couvertes d’un linge, bols de salsa et quartiers de citron. Les adultes parlaient fort, les enfants criaient pour se faire entendre ; Andréa, du coin de l’œil, surveillait que personne ne renverse la limonade.
— J’ai commencé le soccer ! lança Juan, tout fier, cherchant l’approbation de ses cousins.
— Ah ouais ? répondit Jonah, intéressé.
— Oui ! No soy el más rápido (Je ne suis pas le plus rapide), mais je suis un bon gardien, se vanta Juan.
— Moi aussi je veux être gardien ! s’enthousiasma Santiago, la bouche encore pleine.
— Toi, t’as même pas l’âge de jouer dans mon équipe, le taquina Juan sans méchanceté.
— ¡Sí que tengo edad ! (Si, j’ai l’âge !) protesta Santiago, déterminé.
— Tu dis toujours ça, intervint Camila en riant. T’es le plus petit ici, c’est tout.
— Non ! c’est pas vrai ! répliqua Santiago. C’est Rosie le bébé ici !
— J’suis pas un bébé, grogna Rose. J’ai huit ans.
— Basta ! (Ça suffit !) coupa Andréa en levant la main. Pas de chicane à ma table.
Rose, rouge de colère, pointa un doigt accusateur.
— C’est Tiago qui a commencé, abuela.
— Non, c’est pas moi ! protesta Santiago. C’est Juan qui veut pas que je sois dans son équipe.
Isabella se pencha vers son plus jeune :
— Mi corazón, tu n’es pas dans la même classe que ton frère. Juan, joue avec des enfants de son âge. Et toi, si tu veux vraiment jouer au foot, on t’inscrira avec des enfants de neuf ans, d’accord ?
Juan lança un regard railleur aux deux plus jeunes et murmura en espagnol :
— Ustedes son bebés (Vous êtes des bébés).
— Papa ! s’exclama Rose, outrée.
— Juan, arrête tout de suite, ordonna Isabella.
Santiago, pas du tout intimidé, leva les yeux vers son frère :
— Tío Carlos va te mettre en prison si tu continues ! lança-t-il.
La table éclata de rire, sauf Carlos qui prit un air grave — puis se relâcha et entra dans le jeu.
— Oh non, répondit-il en hochant la tête. Les policiers ne mettent pas les enfants en prison, Tiago. Notre boulot, c’est d’aider les gens quand ils ont peur ou sont en danger.
— Pfff, fit Juan en ricanant. De toute façon, tu pourrais pas m’attraper. ¡Estoy corriendo demasiado rápido ! (Je cours trop vite !)
Un rire général couvrit sa provocation, la maison entière vibrante d’un après-midi simple et plein d’amour.