La volte-face inversée

Chapitre 1 : Noël et volte-face

13989 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/02/2020 22:55

Noël et volte-face




La ville entière était recouverte de blanc.


C’était la première fois que Benjamin en voyait autant, à vrai dire. Bien sûr, la neige était déjà tombée les années précédentes, mais le jeune homme de vingt-trois ans n’avait pas souvenir qu’il y en eût eu autant que cette année-là. Toute cette poudreuse, en tous les cas, faisait le bonheur des adultes et surtout des plus jeunes, qui se livraient au choix à des batailles de boules de neige endiablées ou bien à des compétitions du plus beau bonhomme de neige. Bien couverts – il le fallait, il faisait si froid que même le lac Gourd avait complètement gelé –, ils s’amusaient dans le jardin de leur maison ou bien dans le parc. Et en voyant justement une petite fille traîner sa luge colorée dans cette immense étendue de sucre glace blanc, Benjamin ne put s’empêcher, dans un sourire, de retomber doucement en enfance, pour son plus grand plaisir.



***



Vingt-cinq décembre deux-mille-un, il avait neuf ans. C’était Noël, bien sûr, et ce qui était amer, c’était que c’était le dernier qu’il avait passé avec son père avant que celui-ci ne décédât dans des circonstances tragiques, seulement trois jours plus tard.


Il se souvenait parfaitement de tous les détails, il avait été réveillé ce matin-là par une senteur parfumée de thé. De l’Earl Grey, pour être précis. Henri Hunter était un fin connaisseur de ces breuvages, et avait transmis sa passion et son bon goût à son fils. Ce dernier ne l’avait jamais vu déguster autre chose que du thé, ni même du café ou du chocolat, tout du moins lorsqu’il avait eu le choix.


À cet arôme délicat se mêlait l’odeur de pain grillé à la cannelle, qui laissait deviner à quel point ledit pain pouvait être croquant et savoureux. Benjamin en avait même salivé, tant cela lui avait mis l’eau à la bouche.


Il ne lui en avait pas fallu plus pour bondir hors du lit et aller retrouver son père en cuisine, qui s’affairait déjà aux fourneaux pour préparer un petit-déjeuner de roi. Comment pouvait-il être debout, si frais et si vif, alors qu’il avait veillé jusque très tard dans la nuit ? Cela allait bientôt faire un an qu’il travaillait sur une affaire particulièrement complexe, et qui devait trouver son dénouement d’ici peu au tribunal. Il n’avait pas donné tous les détails à son fils, en avait enjolivé certains, même. Benjamin savait que ce dossier lui tenait particulièrement à cœur : son père était avocat de la défense, le meilleur d’ailleurs, et son fils l’admirait énormément pour cela, ce à tel point qu’il voulait devenir exactement comme lui, lorsqu’il serait grand. Le fait qu’il fît toujours de son mieux pour à la fois aider ses clients et assurer une enfance heureuse à Benjamin comblait ce dernier d’un sentiment de joie inégalable.


-         Bonjour mon grand ! Tu as bien dormi ?


L’intéressé marmonna quelques vagues paroles incompréhensibles, avant de pousser un bâillement et de se frotter les yeux, l’air encore quelque peu ensommeillé. Son père lui indiqua gentiment une chaise et le petit garçon ne se fit pas prier pour prendre place et attraper de ses mains un toast fumant qui reposait sur une assiette et qu’il badigeonna avec le plus grand soin de confiture de fraise. Sa langue passa de manière gourmande sur ses lèvres et il croqua à pleines dents dans le pain, tandis qu’Henri disposait son chocolat chaud devant lui. Un peu machinalement, Benjamin reposa sa tartine pour pouvoir boire une gorgée, tournant dans le même temps sa tête vers la fenêtre.


Ses yeux s’écarquillèrent devant le sublime spectacle qui se déroula juste sous son nez. Il poussa un petit cri d’excitation et reposa précipitamment sa tasse qui manqua de se renverser sous la vivacité de son geste. La seconde d’après, il quittait la table, courant vers la fenêtre comme si sa vie en dépendait.


-         Papa, il neige ! Il neige !


Devant la joie manifeste qui perçait dans la voix de l’enfant, Henri n’eut pas le cœur à le réprimander. Il rajusta légèrement ses lunettes et rejoignit en quelques enjambées son fils, qui avait le nez collé contre les carreaux. La chaleur de son souffle laissait de la buée sur le verre froid.


-         Il y a vraiment beaucoup de flocons. Ça souffle fort…


Les flocons tourbillonnaient effectivement dans tous les sens. Il n’y avait cependant rien de très surprenant à cela. En regardant les informations, hier, Henri avait appris qu’une tempête de neige particulièrement puissante risquait de paralyser la ville pour plusieurs heures au moins. Le trafic serait certainement ralenti, et rares devaient être ceux qui se trouvaient actuellement hors de chez eux par une telle météo.


-         En effet. On dirait que nous n’allons pas pouvoir sortir pendant une bonne partie de la journée.


Ces propos firent grimacer le petit garçon de déception.


-         C’est vraiment dommage ! Phoenix, Paul et moi, nous avions prévu de nous retrouver au parc pour jouer et parler des cadeaux qu’on aurait reçu.


Ah. Le fameux Paul du proverbe « Quand Paul Défès arrive, tout part à la dérive » ? Il paraissait en tenir une bonne couche, vraisemblablement. Chaque fois que quelque chose d’un peu suspect se produisait, il était certain que ce jeune garçon aux cheveux châtain clair y était mêlé, de près ou de loin, c’était en tous les cas ce qu’Henri avait pu remarquer. Pour être tout à fait honnête, il n’aurait jamais cru que son fils pût se lier d’amitié avec un garçon aussi turbulent. Il n’aurait jamais cru que son fils pût se lier d’amitié avec qui que ce fût tout court, soit dit en passant. Benjamin était plutôt du genre timide ou réservé, et passait le plus clair de son temps le nez plongé dans un classique de Charles Dickens ou bien dans un des livres de loi de son père. À la récréation, il préférait donc nettement lire que jouer avec ses petits camarades, et son père avait eu terriblement peur qu’il restât seul dans son coin jusqu’à la fin de la primaire et même plus loin encore.


Tout avait changé lorsque son fils était rentré de l’école un soir aux alentours de sept heures, le visage rayonnant de fierté. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour expliquer comment il s’était fait subtiliser son argent pour le déjeuner et comment un jeune garçon avait été injustement accusé du méfait. De là, Benjamin ainsi que Paul s’étaient tous les deux mis à le défendre au cours d’un procès scolaire, et sachant qu’il n’y avait aucune preuve, la professeure à l’époque avait fini par capituler et remplacer la monnaie. Il s’en était suivi que Phoenix, Paul et Benjamin étaient devenus inséparables. Un mois après ces événements, ils avaient scellé leur amitié grâce à trois porte-clefs à l’effigie de leur dessin animé favori, les Signal Samouraï. Progressivement, Benjamin avait commencé à sortir un peu plus le nez de ses livres, à regarder autre chose que les informations à la télé, et à avoir des préoccupations qu’un enfant de son âge était légitimement en droit d’avoir. Oh, et il y avait ce petit loulou de Poméranie que Benjamin avait également ramené ce soir-là, après être venu en aide à Phoenix. Quelle histoire ! Les trois garçons avaient bien tenté de ramener le chiot abandonné à sa propriétaire, mais elle avait refusé de le reprendre, et désormais, la famille Hunter comptait un nouveau membre dans ses rangs. Henri n’était pas sûr d’avoir jamais vu son petit garçon aussi heureux, depuis le décès de sa mère quelques années plus tôt, dans un accident de voiture.


-         Allons, ne prends par cet air triste, Benjamin, le calma doucement son père en lui ébouriffant affectueusement les cheveux. Je suis sûr que le temps va finir par s’arranger. Et à ce moment-là, je t’emmènerai toi et tes amis faire de la luge, d’accord ?


Les yeux noisette aux éclats d’argent de l’intéressé se mirent à pétiller de mille feux, comme un feu d’artifice. Il détourna cependant rapidement le regard, et ses joues se mirent à rougir furieusement. En général, lorsqu’il en venait à être aussi mal à l’aise, c’était qu’il s’apprêtait à demander quelque chose à quelqu’un et qu’il avait peur d’être ridicule en faisant cela. C’était incroyable, la fierté que ce garçon pouvait avoir, pour son âge. Il souhaitait toujours régler tous ses problèmes tout seul et garder ses secrets pour lui, même si cela s’était arrangé depuis qu’il avait rencontré ses nouveaux amis.


-         Dis, papa… Est-ce que tu penses que tu pourras aussi m’emmener voir l’un de tes procès, au tribunal ?


Cette requête laissa son père mitigé. D’un côté, il se sentait flatté par une telle demande : peu d’enfants auraient été intéressés par quelque chose d’aussi… peu jovial qu’un procès pour meurtre. Benjamin portait une très grande attention à ce que faisait son père, et cela lui procurait un certain sentiment de fierté, il ne pouvait guère le nier. D’un autre côté, ce garçon n’avait que neuf ans, et neuf ans n’était pas un âge adéquat pour assister à toutes les paroles et tous les mots tragiques qui allaient se dire dans l’enceinte de la cour. Ce n’étaient pas des choses qu’un enfant aussi jeune pouvait se permettre d’entendre, sans qu’il n’y eût aucune répercussion ensuite. Noël était une période de fêtes, il n’était pas raisonnable de le transformer en quelque chose de beaucoup plus sombre. Benjamin n’avait pas besoin de cela, vraiment. Il ne croyait déjà plus au Père Noël… Fallait-il vraiment briser encore davantage son imaginaire ?


Intimement, Henri en eut la réponse lorsqu’il porta son attention sur son fils, qui le regardait avec de grands yeux interrogateurs et suppliants. Il semblait vraiment avoir le désir d’assister à l’un des procès de son père, et l’adulte n’avait pas vraiment le cœur à lui refuser une telle chose. Ce d’autant plus que Benjamin n’avait encore jamais été voir son père dans le cadre de ses fonctions. Et puis, ce n’était pas un garçon qui réclamait sans cesse des choses ou faisait des caprices, alors peut-être que juste pour cette journée spéciale, il était possible de faire une petite exception.


-         Tu sais quoi ? fit Henri en s’agenouillant à la hauteur de son fils. Je pense que ça sera possible. Le procès a lieu le vingt-huit, on ira ensemble, ça te va ?

-         C’est génial ! Merci beaucoup, papa !


Benjamin vint enlacer son père de toutes ses forces, et Henri laissa échapper des éclats de rires en sentant le petit corps se serrer contre lui. Peu importait ce qui pouvait se passer par la suite, il serait toujours extrêmement fier de son fils.

Il déposa un baiser sur le front clair du petit garçon, enfouissant au passage son nez dans sa chevelure brun clair parfumée, et reprit, d’une voix chaleureuse, tout en plongeant ses yeux dans ceux de l’enfant :


-         Et si nous allions ouvrir tes cadeaux ? Ils t’attendent au pied du sapin. Et après, on pourra cuisiner des biscuits, tous les deux.

En guise de réponse, Benjamin offrit un sourire radieux à son père, et tous les deux se dirigèrent vers le salon, tandis que la radio émettait « Vive le vent » en fond sonore.



***



« Vive le vent » fut la première chose que le jeune homme entendit lorsqu’il passa la porte de la bijouterie.


Le magasin avait été somptueusement décoré pour le sapin. Un faux bonhomme de neige volumineux se trouvait dans un coin de la boutique, des guirlandes colorées ornaient la vitrine, un petit sapin croulant sous les boules mettait un point d’honneur à accueillir chaque client. Au plafond pendaient même de grandes étoiles dorées.


Benjamin avait longtemps hésité avant de choisir ce cadeau. Il n’était jamais sûr de ses choix, lorsqu’il s’agissait d’offrir un présent à quelqu’un tout du moins. Et il devait admettre qu’il était d’autant moins sûr que la personne était extrêmement importante, pour lui. Il la connaissait depuis des années, et pourtant, il doutait de l’avoir cernée complètement, même après tout ce temps. Elle avait son caractère, et bien qu’elle fût toujours extrêmement gentille en toutes circonstances, il avait sans cesse peur de la décevoir. Cette année, il s’était donc décidé pour une valeur sûre, c’était du moins la solution qui lui avait paru être la plus sûre et la plus adaptée.


Une jeune femme l’accueillit avec un sourire chaleureux au comptoir en bois verni, et lui posa toutes sortes de questions sur l’heureuse élue. Lorsqu’il lui expliqua que le cadeau qu’il comptait offrir n’était pas pour sa petite amie, elle afficha une moue dubitative mais ne s’engagea cependant pas plus loin sur ce terrain, par respect sans doute. Au moins était-elle professionnelle, car elle sortit d’une vitrine un petit coffret en velours noir qu’elle ouvrit devant ses yeux, et il dut admettre qu’elle avait exactement cerné ce qu’il souhaitait.


-         Nous avons celles-là, en argent 925, avec fermoir poussette. Les pierres sont en oxyde de zirconium…


Face à l’écrin, le jeune homme de vingt-trois ans demeura un instant subjugué devant la beauté du bijou qui scintillait sous ses yeux. Il s’agissait de superbes boucles d’oreilles pendantes en forme d’étoiles et au fermoir à poussette. Elles n’étaient pas plus grosses qu’un pouce, et pourtant elles brillaient aussi puissamment que des rivières de diamants. Pendant un instant, Benjamin se demanda même si elles n’étaient pas un peu trop voyantes, mais il accepta assez rapidement de les prendre : elles étaient exactement comme il les avait imaginées, et bien qu’elles fussent un peu plus chères qu’il ne l’avait escompté, il n’avait décemment pas l’intention de s’arrêter là pour si peu.


Et ce fut ainsi qu’il ressortit de la boutique, son paquet dans les mains et un sourire illuminant son visage. Tout était prêt pour son rendez-vous de ce soir, enfin presque : il devait encore trouver quelque chose d’un peu potable à se mettre sur le dos. Et puis, il avait encore une commande à passer prendre.

Benjamin inspira un grand coup et se remit en route, bien décidé à optimiser au maximum sa journée avant d’aller retrouver la personne qu’il devait voir ce soir ; la neige crissa sous ses pas. Il avait à peine fait quelques mètres dans la rue, perdu dans la foule de promeneurs, qu’il arriva devant un vieux kiosque à journaux décoré de houx et de guirlandes électriques. Ce fut cependant la une du magazine de presse qui retint toute son attention, et il eut du mal à croire qu’il n’était pas en train de rêver. Même lorsqu’il sentit le papier sous ses doigts et l’odeur de l’encre imprimée, il ne fut pas totalement convaincu. Sitôt le journal acheté au vendeur, il commença sa lecture, l’excitation et l’appréhension se mêlant toutes deux furieusement en lui.



NOUVELLE VICTOIRE DU PROCUREUR DÉMONIAQUE


L’avocat de l’accusation Phœnix Wright a balayé les arguments de la défense et établi la culpabilité de l’accusé en moins d’une heure.


C’est un coup d’éclat qui n’aura surpris personne. Hier matin se tenait le procès de Marin Lanchois, un poissonnier de quarante-cinq ans, accusé du meurtre de son employée Paula Frihr, vingt-six ans, qui travaillait dans le commerce depuis plusieurs années déjà. Le meurtre s’était déroulé quelques jours plus tôt, aux alentours de vingt heures. Des voisins inquiets avaient appelé la police suite à de violents cris ; lors de leur intervention, les forces de l’ordre avaient retrouvé la victime gisant au sol et monsieur Lanchois debout près du corps, et tenant une écailleuse à poisson dans sa main, qui avait par la suite été confirmée comme étant l’arme du crime (voir nos éditions précédentes).


Au banc de l’accusation se tenait le procureur de génie Phoenix Wright, notamment connu pour n’avoir jamais perdu aucun procès durant sa carrière, commencée seulement trois ans auparavant. Le procureur a ainsi mis en avant le mobile du crime passionnel, en appuyant sa théorie à l’aide de preuves présentées comme incriminantes, et du témoignage de l’unique personne ayant assisté au drame. Selon l’accusation, monsieur Lanchois était amoureux de son employée depuis qu’elle avait rejoint le commerce, et ces sentiments n’étaient pas réciproques. Le soir du drame, le prévenu ne supportant pas que la victime repousse une nouvelle fois ses avances, une dispute aurait éclaté et monsieur Lanchois lui aurait alors asséné un coup à l’arrière du crâne qui aura été fatal. Une théorie qui semble bien se tenir puisque l’accusé a reconnu avoir des sentiments pour son employée, mais qu’elle avait « mis les choses au clair » et qu’il n’avait alors jamais cherché à aller plus loin avec elle. Madame Frihr avait également fait part à des proches de son intention de quitter prochainement la poissonnerie, un motif qui, pour l’accusation, n’aurait fait qu’alimenter la rage ressentie par le prévenu d’avoir été éconduit.


Durant le procès, monsieur Lanchois a soutenu être innocent des charges pesant contre lui. Le juge a toutefois estimé irréfutables les preuves ainsi que le témoignage présenté à la cour. Il a reconnu l’accusé coupable de meurtre et l’a condamné à trente ans de réclusion criminelle. L’avocat de monsieur Lanchois, dont la plaidoirie a été particulièrement malmenée par le procureur Wright, a manifesté son intention de demander une révision du procès, et crie à l’erreur judiciaire : « Mon client a la ferme intention de faire appel. Il n’est pas normal qu’en deux-mille-quinze, de telles erreurs judiciaires puissent encore être commises » a-t-il martelé.


Si, pour certains ayant assisté à l’audience, la culpabilité du prévenu ne fait aucun doute, pour une majorité d’autres, le doute subsiste quant au verdict : « Les preuves n’ont pas été examinées correctement. L’accusation a volontairement décidé de ne pas exploiter le compte-rendu des techniciens scientifiques dans son intégralité » affirme une personne. « Le témoignage du témoin était bancal. Il récitait ses phrases comme s’il avait appris un texte par cœur, et quand il fallait répondre aux questions du juge ou de la défense, il ne parvenait plus à aligner trois mots sans hésiter ou bégayer » confie une autre, perplexe.


De nombreuses rumeurs pèsent en effet sur le procureur Wright, depuis qu’il a commencé à exercer. L’homme de loi a notamment la réputation de falsifier des preuves importantes et de manipuler les témoins, dans l’unique but d’assurer un verdict coupable et ce à n’importe quel prix. Cette nouvelle victoire vient ainsi alimenter encore plus ces rumeurs, tandis que les détracteurs du procureur l’accusent d’entrave à la justice. Personne n’a toutefois pu vérifier le fondement de ces allégations.


Des rumeurs qui ne sont pas sans faire écho à celles entourant Manfred von Karma, maître à penser de monsieur Wright et lui-même procureur redoutable, n’ayant lui non plus jamais connu aucune défaite durant ses quarante ans de carrière. Rappelons que les méthodes peu orthodoxes du vieil homme avaient été mises en lumière par son opposant au procès d’alors, le brillant avocat de la défense Henri Hunter, et lui avaient conséquemment valu de recevoir une pénalité pour avoir extorqué de fausses confessions à l’accusé. Plus tard le même jour, monsieur Hunter avait été malheureusement retrouvé assassiné d’une balle dans le cœur, alors qu’il venait de passer cinq heures prisonnier d’un ascenseur à attendre les secours ; avec lui se trouvaient son fils de neuf ans, Benjamin, ainsi qu’un huissier, Yanni Yogi, qui avait été accusé du meurtre avant d’être acquitté car jugé non responsable de ses actes ; il a d’ailleurs toujours clamé son innocence.

Cette nouvelle victoire du procureur Wright vient s’ajouter à un palmarès déjà impressionnant. Gageons toutefois que les soupçons de malversation qui planent sur lui ne sont pas prêts de disparaître.


Pressa Skandal



Benjamin releva lentement les yeux de l’article, complètement sonné. L’air lui manquait, il n’arrivait plus à raisonner correctement.


Phoenix ? Son meilleur ami d’enfance ? Accusé de falsification de preuves ?


Ça n’avait aucun sens.


Et pourtant… Ce n’était pas la première fois que le jeune homme qui avait autrefois été – et était toujours, d’ailleurs – son meilleur ami faisait parler de lui. La première fois que Benjamin avait appris, également à la une d’un journal, que Phoenix était devenu procureur, il avait cru se trouver dans une autre dimension et s’était senti terriblement mal ; il avait même failli s’évanouir, c’était pour dire. Surtout, il n’avait pas compris du tout ce qui se passait. On parlait d’un petit garçon qui s’était fait injustement accusé d’avoir volé la monnaie d’un de ses camarades alors qu’il n’avait rien fait. Il savait pourtant pertinemment ce que cela faisait de se faire traiter de voleur par tout le monde, d’être seul et sans personne pour vous croire et vous épauler. Pourquoi donc se mettait-il lui-même à pourchasser des innocents ? C’était incompréhensible de se dire qu’il avait pu changer à ce point, il n’était pas du tout ainsi lorsqu’il était petit.


Bien sûr, Benjamin voulait parler des rumeurs. Le problème n’était pas que Phoenix fût devenu procureur, bien au contraire. Tout le monde n’était pas forcément innocent, et il fallait bien faire en sorte que les vrais criminels fussent punis. Non, ce qui était le plus inquiétant, c’était que Phoenix tordait la loi à son avantage, quitte à ignorer volontairement la vérité au passage. Car s’il y avait bien une chose que Benjamin avait apprise de son défunt père – cela lui faisait toujours un douloureux pincement au cœur de voir son nom dans les journaux –, c’était que procureurs et avocats devaient travailler ensemble pour faire toute la lumière sur l’affaire dont ils étaient en charge et faire en sorte que justice fût rendue. Et bien rendue. Il n’y avait pas d’un côté les méchants et de l’autre les gentils. Aussi Benjamin s’était-il convaincu d’une chose : son meilleur ami avait besoin d’aide. Et cela tombait plutôt bien, puisque, par leurs professions respectives, les deux hommes seraient nécessairement amenés à se confronter au tribunal. Et alors, peut-être qu’à ce moment-là, Benjamin pourrait essayer de lui parler et de comprendre ce qui n’allait pas, et pourquoi il était devenu comme cela.


Il devait admettre qu’il avait déjà un élément de réponse : von Karma. Les souvenirs que le fils d’Henri avait de ce jour où son père avait affronté le vieil homme au tribunal étaient flous, mais il se souvenait que l’individu n’avait rien de sympathique dans son attitude. Il paraissait mépriser tout le monde autour de lui, et même sur la photo, jointe à l’article, qui le représentait, juste en-dessous d’un autre cliché pris pendant le procès, la haine pure semblait émaner de ses petits yeux noirs globuleux, et pour une raison qu’il ignorait, Benjamin avait le terrible sentiment que toute cette haine était dirigée contre lui.


Un autre mystère était le motif pour lequel von Karma avait pris Phoenix avec lui. C’était un petit garçon tout à fait normal. Pourquoi lui ? Cela avait peut-être un rapport avec la disparition de sa mère. Benjamin savait qu’elle était morte peu de temps après son père à lui. Il n’avait pas tous les détails, mais c’était tout de même là une coïncidence plus que troublante, lorsqu’on savait que les parents des deux garçons avaient toujours été des amis très proches. En tous les cas, Benjamin avait été placé en famille d’accueil, après le décès de son père, et il avait logiquement pensé qu’il en serait de même pour son ami, mais ce dernier avait déménagé, et ils avaient fini par se perdre de vue. Avait-il encore… ?


Le jeune homme secoua la tête et tenta de se vider de toutes ses émotions. Cette femme qui était morte, elle était à peine plus âgée que lui. Il espérait pour son camarade de classe que c’était effectivement le bon coupable qui avait été arrêté, mais rien n’était moins sûr. Pour le moment, il n’y avait rien à faire, ce fut le constat un peu pessimiste que se fit l’adulte en pliant le journal et en le rangeant dans son sac. Mais un temps viendrait où cela changerait.

Il rajusta la lanière de sa besace d’un air déterminé et reprit son chemin.

Pour le moment, il avait encore des choses à faire.



***



Mia Fey n’aimait pas particulièrement Noël.


Ou plutôt, elle n’aimait pas particulièrement toute l’agitation qu’il y avait autour de cette fête. Déjà, dès fin septembre, les grandes chaînes de la TNT se donnaient le mot pour commencer à diffuser leurs feuilletons mièvres sur Noël dont le script était généralement un pauvre veuf seul avec sa fille qui rencontrait une jeune femme en pleine rupture revenue chez elle pour les vacances et hop, c’était le coup de foudre. Comme si les choses pouvaient être aussi simples ! Sa sœur cadette aurait probablement adoré ce genre de feuilleton, elle n’en doutait pas, mais elle, vraiment, ne comprendrait jamais l’engouement que pouvait susciter ces films. À croire que tout le monde était obligé d’attendre ces réjouissances de fin d’année avec impatience ! Mais s’il n’y a avait eu que ça, encore, ça aurait pu passer. Non, ce qu’il y avait de pire, c’était le fait que Noël était intrinsèquement lié à famille.


Et cela, cela blessait Mia.


Son père avait quitté le petit village dans lequel elle était née alors qu’elle n’avait qu’une dizaine d’années, peu après la naissance de sa sœur cadette. Elle n’avait appris que bien plus tard qu’il était décédé. C’était surtout leur mère qui les avait élevées, et les trois filles avaient vécu parfaitement heureuses et en harmonie, durant cette période.


Jusqu’à ce que leur mère disparût à son tour.


C’était vers la fin décembre, à peu près. Il y avait eu cet article dans les journaux comme quoi un célèbre avocat de la défense avait été retrouvé froidement abattu d’une balle dans le cœur dans un ascenseur après y avoir été resté coincé pendant cinq heures, à attendre les secours. Il n’était pas tout seul à avoir été emprisonné dans le monte-charges. Avec lui se trouvaient un greffier du nom de Yanni Yogi, ainsi que son fils, qui n’avait pas encore dix ans, à l’époque.


L’enquête n’avançant pas, la police avait fait appel à une médium, dans l’espoir qu’elle pût aider à résoudre l’enquête. Cette médium était Misty Fey, la mère de Mia. La famille Fey descendait d’une grande lignée de médiums, et pouvait invoquer l’esprit d’un défunt pendant une certaine période, et le laisser agir à sa guise à travers eux. Grâce à cette technique de channeling ancestrale, les forces de l’ordre avaient cru que le meurtre serait rapidement résolu, si Henri pouvait révéler le nom de son meurtrier. La première chose qu’il avait demandé lorsqu’il avait été invoqué, c’était si Benjamin allait bien ; Mia s’en souvenait parfaitement, elle avait assisté à la séance avec sa sœur, ainsi qu’un avocat, Samuel Rosenberg, et quelques policiers triés sur le volet. Ça avait vraiment été impressionnant de voir sa mère en pleine action. Le fait que les forces de l’ordre eussent fait appel à une médium était censé rester secret.


Malheureusement, tout ne s’était pas déroulé comme prévu : Henri avait déclaré que c’était l’huissier, Yanni Yogi, qui l’avait tué. Ce dernier avait bien sûr réfuté ces accusations en bloc, mais il avait tout de même été arrêté pour meurtre. Il avait néanmoins réussi à s’en sortir, en plaidant le coup de folie lié au manque d’oxygène, sur les conseils de son avocat, Jean Durand. Et ça avait été le début d’une très longue descente aux enfers, pour lui. L’opinion publique l’avait toujours considéré comme coupable, même après le verdict, et il avait reçu quantité de lettres insultantes et de menaces de morts ; il pouvait à peine sortir de chez lui sans être agressé verbalement ou physiquement. Sa femme ne l’avait pas supporté et s’était suicidée quelques temps après.


Pour Misty Fey non plus, les choses n’avaient pas été simples : l’information comme quoi elle avait aidé la police avait fuité, et elle avait été accusée de fraude et d’être une charlatan. Le déshonneur s’était installé sur sa famille, et elle avait quitté le petit village reculé de Kurain, dans les hautes montagnes, pour ne jamais revenir. Afin de faire toute la lumière sur cette affaire qui avait brisé plus d’une vie, Mia avait décidé de devenir avocate. Elle espérait ainsi, peut-être futilement, retrouver sa mère. Malheureusement, elle savait le temps lui être compté : bientôt, le délai de prescription arriverait à échéance, et ce jour-là, la vérité serait alors perdue à jamais. L’année qui s’annonçait serait donc assurément décisive.


Mais pour le moment, c’était encore la veille de Noël. La neige était abondamment tombée, les parents étaient de sortie avec leurs enfants, prétendant à ceux qui faisaient des caprices que le Père Noël ne viendrait pas déposer les cadeaux chez eux ce soir. Les illuminations étaient également au rendez-vous, et elles étaient magnifiques : qu’il s’agît de sapins, de rennes ou bien encore d’étoiles filantes, elles vous laissaient avec le souffle coupé, et Mia eu beaucoup de mal à en détourner le regard, tant cela la captivait. Était-ce donc ça, la magie de Noël ? Une certaine gaieté emplissait son cœur, et c’était très agréable. Quant aux devantures des boutiques, elles n’avaient jamais aussi bien été mises en valeur, et en passant devant l’une d’elles, éclairée et ornée de décorations de toutes parts, la jeune femme de vingt-sept ans songea qu’il faudrait qu’elle achetât, un de ces jours, un nouveau lampadaire pour son cabinet d’avocats. Celui qu’elle avait actuellement commençait à dater un peu, et surtout, il éclairait de moins en moins bien, au fur et à mesure que le temps passait. Elle lui en parlerait : ils se voyaient très bientôt de toute façon.


Ses pas la menèrent vers une grande place de la ville particulièrement animée et fréquentée, en cette période. Des chalets en bois étaient accolés les uns aux autres, auxquels faisait face une large patinoire sur laquelle s’amusaient les plus jeunes comme les plus âgés. Les moins courageux les regardaient faire, assis sur des bancs en fer aménagés spécialement à cet effet tout autour. C’étaient de véritables tourbillons de couleurs qui évoluaient sur cette glace artificielle ; et juste au moment où Mia se surprit à penser que cela aurait été parfait avec de la musique, « Jingle Bells » retentit dans des enceintes probablement disposées à des endroits stratégiques de la place. La jeune femme sourit. Voilà qui était une sacrée coïncidence.


Tout en fredonnant, elle se laissa aller à visiter les différents stands du marché de Noël. Il y avait vraiment beaucoup de choses, c’était impressionnant. Les vendeurs, qui portaient tous au moins un bonnet rouge à pompon avec des étoiles clignotantes, lui adressaient de grands sourires lorsqu’elle passait devant eux. Des arômes de pain d’épices et de vin chaud embaumaient l’air, et de nombreuses personnes patientaient déjà pour acheter quelque chose à boire ou à manger. Mia ne fut pas en reste, puisqu’elle trouva notamment une boîte de chocolats, ainsi qu’un porte-clefs qui ferait assurément plaisir à sa sœur, même si elle avait déjà les cadeaux qu’elle allait offrir à cette dernière – ce téléphone portable rose bonbon était sans doute celui qu’elle apprécierait le plus.


Ses achats en main, la jeune avocate fit une pause devant l’un des chalets, pour commander un chocolat chaud ainsi que des gâteaux à la cannelle. Il y avait longtemps qu’elle n’en avait pas mangé ; sa mère leur en préparait chaque Noël, lorsqu’elle vivait encore avec ses filles, et après son départ, Mia n’avait plus touché à ces friandises pendant de très nombreuses années. Aujourd’hui encore, cela lui était difficile, mais elle ne pouvait pas vivre en restant perpétuellement bloquée dans le passé. Il était grand temps d’avancer.


Elle s’apprêtait à quitter le stand, lorsqu’elle remarqua, perdu parmi la foule, un pauvre homme sans le sou, adossé à un arbre et qui ne demandait rien à personne. Habillé de vêtements usés et élimés par endroits, il avait déposé une petite coupelle devant lui, qui contenait quelques maigres pièces ; son petit chien, au poil brun et ras, dormait, roulé en boule à côté de son propriétaire. Ils étaient si sages et calmes ! Mia ne pouvait s’empêcher d’être complètement chamboulée devant une telle vision, mais ce qui la contrariait le plus était que personne ne faisait attention à ce pauvre homme, alors qu’aujourd’hui était tout de même la veille de Noël. Elle ne pouvait décemment pas rester sans réagir ! Bien sûr, le fait qu’il y eût des gens qui se retrouvaient seuls et sans toit était une réalité, tous les jours. Mais c’était aussi pour cela qu’il fallait agir, et qu’elle n’allait pas demeurer piquée là, à attendre elle ne savait trop quoi, et à ne rien faire. Personne ne méritait une telle ignorance.


Sans réfléchir et sans arrière-pensée, elle s’approcha de l’homme et le salua gentiment. Le chien redressa les oreilles et la regarda d’un air intrigué donner son chocolat chaud et ses gâteaux ainsi qu’un peu d’argent à son maître. Les yeux du pauvre homme s’éclairèrent d’une vive lueur et il hocha la tête avec gratitude.


-         Merci beaucoup, madame.

-         Je vous en prie.


Mia n’osa pas ajouter « Bonne journée » ou « Bonnes fêtes de fin d’année ». Au vu de la situation de l’homme, ce n’était peut-être pas la meilleure chose à dire. Alors, elle lui offrit simplement un sourire, avant de se redresser, l’air particulièrement gai. Elle était heureuse d’avoir pu aider cet homme, elle aurait aimé qu’on en fît autant pour elle si elle avait été dans la même situation. Et puis, Noël était fait autant pour donner que pour recevoir, n’est-ce pas ? C’était là le sens premier de cette fête.


En parlant de ça… Elle avait intérêt à ne pas trop traîner. Elle n’avait pas complètement terminé ce qu’elle avait à faire et il ne lui restait plus beaucoup de temps avant ce soir.



***



Neuf heures n’avaient pas encore sonné lorsque Mia entendit frapper à la porte. Comme elle attendait quelqu’un, quelqu’un de spécial, cela ne la surprit guère, surtout connaissant la ponctualité légendaire de son invité. Et puis, elle avait tout préparé de toute façon, ce n’était pas comme si elle était prise de court. Elle vérifia une dernière fois dans le miroir mural que rien ne clochait, et se dirigea d’un pas léger mais énergique vers la porte d’entrée, qu’elle ouvrit sans hésitation.


Sur le seuil se tenait Benjamin Hunter, jeune homme dans le début de sa vingtaine, dont les soyeux cheveux brun foncé avaient des mèches argentés. Son duffle-coat noir cachait presque intégralement le pull en velours rouge bordeaux chic pour lequel il avait opté ce soir, et son pantalon foncé s’arrêtait juste au-dessus de ses chevilles. Ses traits encore juvéniles contrastaient harmonieusement avec la paire de lunettes sans monture qu’il portait. De là où elle se trouvait, la jeune femme pouvait sentir l’odeur envoûtante de son eau de Cologne. Enfin, dans ses bras, il tenait un bouquet de jasmins et de camélias, enveloppé dans du papier transparent et orné de rubans.


-         Bonsoir, Mia. Tu vas bien ? Je t’ai apporté des fleurs.

-         Bonsoir Benjamin. Ça va, oui. Elles sont magnifiques, je te remercie, répondit-elle en prenant le bouquet dans ses mains. Je t’en prie, entre.


Elle le laissa pénétrer à l’intérieur du cabinet et referma soigneusement la porte derrière lui, sans pour autant la verrouiller. Elle se concentra dans un premier temps sur le fait de trouver un vase adapté afin de mettre les fleurs dans l’eau. Le jeune homme savait à quel point elle appréciait les plantes, et cela la touchait qu’il eût profité de l’occasion pour lui amener un bouquet, elle n’en avait pas tant demandé. Cela étant, depuis qu’elle le connaissait, Benjamin avait toujours était du genre à s’appliquer dans tout ce qu’il entreprenait. Il était perfectionniste sur les bords, et lorsqu’il faisait quelque chose, il le faisait bien. Même pour ce soir, il s’était mis sur son trente-et-un, et Mia devait admettre qu’il savait choisir des vêtements qui le mettaient particulièrement bien en valeur.


Elle-même n’avait pas lésiné sur son apparence, pour être honnête. Elle avait revêtu une robe noire longue avec des manches en dentelle florale, ainsi qu’une paire d’escarpins assortis, dont le talon était d’ailleurs plus haut que ceux des chaussures qu’elle avait l’habitude de mettre. Elle avait également apporté la plus grande attention à son maquillage, que ce fût au niveau de l’eye-liner qui sublimait ses yeux foncés, ou bien de l’ombre à paupière argenté à peine pailleté qui conférait à son regard une touche sensuelle et mystérieuse. Elle s’était également fait les ongles, et, fait assez rare pour être souligné, avait attaché ses cheveux châtains en un chignon qu’elle avait essayé de faire ni trop raffiné, ni trop relâché. Mia n’avait jamais été très coquette, mais pour l’occasion, elle avait passé de longues minutes à choisir sa marque de fond de teint ou bien la couleur de son rouge à lèvres. Ce n’était pas souvent qu’elle avait l’occasion de s’apprêter, cela la changeait de l’apparence neutre qu’elle avait lorsqu’elle travaillait.


Après s’être occupée des fleurs, sa priorité fut de retrouver Benjamin, qu’elle avait laissé tout seul ; elle quitta la salle où elle se trouvait et retourna vers la pièce principale, rendue lumineuse par la présence de la grande fenêtre, même si, pour le moment, il faisait nuit. Il patientait là, dans le séjour, et elle le remarqua occupé à regarder quelque chose, sur un bureau. Un sourire se dessina sur son visage lorsqu’elle constata qu’il n’avait toujours pas enlevé son écharpe et ses gants, ni même sa sacoche ; c’était comme s’il avait peur de s’imposer, alors qu’il connaissait pourtant particulièrement bien l’endroit : c’était loin d’être la première fois qu’il venait au cabinet. La jeune avocate se demanda néanmoins ce qui pouvait autant accaparer son attention, et se rapprocha de lui sans faire de bruit, intriguée.


Il s’agissait d’un cadre en bois, dans lequel se trouvait une photo dont les couleurs avaient quelque peu passé, laissant présager du fait qu’elle datait d’une quinzaine d’années environ. Sur le cliché posait un petit garçon, à la veste rouge et au nœud papillon bleu, et qui tenait un petit chiot de race loulou de Poméranie dans ses bras. Derrière lui, à sa gauche, se trouvait un homme d’environ trente-cinq ans, dont les manches à moitié relevées de sa chemise vert pâle laissaient pleinement voir la montre qu’il portait à son poignet gauche. Il était aisé de déduire sans trop se tromper que l’adulte n’était autre que le père du garçon. Tous les deux affichaient un sourire aussi radieux que le temps qu’il devait faire ce jour-là, à en juger par le ciel bleu de fin d’été que l’on voyait en arrière-plan. Les arbres verdoyants et un bout de balançoire laissaient deviner que la photographie avait été prise dans un parc.


C’était donc ça. La jeune femme sourit.


-         Tu lui ressembles beaucoup.


Ses mots firent sursauter Benjamin, qui tourna la tête vers elle, surpris. Elle avait légèrement penché la tête sur le côté, et croisé les bras, le tout avec un air espiègle, comme elle le faisait souvent.


Elle n’avait pas dit cela pour être gentille ou polie ; non, elle était sincère. Elle ne souhaitait pas en dire plus au jeune homme pour ne pas raviver des souvenirs douloureux, mais il tenait énormément de son père, et pourtant Mia n’avait jamais eu la chance de rencontrer Henri Hunter lorsqu’il était encore vivant. Mais de ce qu’elle pouvait voir, lui et Benjamin partageaient la même douceur dans leur regard, la même manière spontanée de sourire, et leurs yeux reflétaient même la lumière de façon identique. Et avec les lunettes… la ressemblance était encore plus frappante. Avoir convaincu Benjamin de les acheter avait été une idée plus qu’excellente, en fin de compte.


-         C’est ce qu’on me dit, oui. Je ne savais pas que tu avais gardé cette photo.

-         Eh bien, en fait, disons que j’ai l’impression que comme ça, ton père veille un peu sur le cabinet. C’est quelqu’un que j’admire énormément, tu sais. J’aurais beaucoup aimé travailler avec lui.

-         Il me manque, avoua Benjamin en posant sur le cliché un regard triste.


Un silence pesant s’installa. Mia se mordit la lèvre inférieure, faisant tressaillir le grain de beauté qu’elle avait au coin droit de sa bouche, et posa une main chaleureuse sur l’épaule de son interlocuteur. Cela sembla faire prendre conscience à ce dernier du malaise qui s’était installé par sa faute ; ses joues chauffèrent quelque peu et son regard se fit fuyant.


-         Désolé, Mia. Je ne devrais pas me plaindre alors que toi aussi, tu as perdu quelqu’un, dans cette affaire.

-         Tu n’as pas à t’excuser. C’est toujours difficile de perdre un proche. Et si nous commencions à manger ? proposa-t-elle, autant pour changer de sujet que parce que l’un comme l’autre pouvaient sentir leur ventre gargouiller. Oh, et tu peux enlever ton manteau et tes affaires.


Son rire cristallin résonna mélodieusement dans la pièce devant la gêne évidente de l’intéressé. Ce dernier s’exécuta néanmoins, et posa ses effets personnels sur une chaise qui se trouvait dans un coin de la pièce. Quelques instants plus tard, les deux adultes se retrouvaient tous les deux assis côte à côte dans un canapé de cuir rouge, des biscuits apéritifs et deux flûtes de champagne disposés sur la table basse en verre devant eux, tandis que la télé non loin diffusait une émission de divertissement quelconque : depuis que Benjamin la connaissait, Mia avait toujours refusé de regarder les informations durant la veille de Noël et le soir du trente-et-un. Cette année ne faisait pas exception à la règle, et le jeune homme devait admettre que ce n’était pas désagréable de regarder des programmes amusants, de temps en temps. Surtout en cette période. C’était vraiment celle où il n’avait pas besoin de connaître ce qui se passait aux actualités.


-         Au fait, Benjamin, demanda Mia en prenant quelques cacahuètes dans un bocal, depuis que je te connais, tu as toujours eu ce porte-clefs rouge attaché à ta sacoche. Tu as l’air de beaucoup y tenir, et je me demandais s’il y avait une raison particulière ?


Elle fit un signe de tête en direction du sac de son interlocuteur. Celui-ci y jeta un bref coup d’œil, avant de reporter son attention sur la jeune femme aux longs cheveux bruns, son visage prenant subitement quelques couleurs.


Ah, ce porte-clefs. Il venait de défendre Phoenix – avec l’aide de Paul –, qui était accusé de lui avoir dérobé l’argent du déjeuner. Toute la classe de CM1 s’était liguée contre le pauvre garçon, et Benjamin n’avait pas pu le supporter. Une victime défendant l’accusé ! Avait-on jamais vu ça ? Toujours était-il qu’après ce fameux procès scolaire, les trois enfants étaient devenus inséparables. Ce même jour, ils avaient trouvé un chiot qui avait fini par atterrir chez les Hunter, et un mois plus tard, avec Dieu ne sait quel argent qu’il avait trouvé, Paul avait offert à ses deux compagnons des porte-clefs à l’effigie de leur dessin animé préféré : Signal Samouraï. Lui avait fini par se désintéresser du feuilleton, et Benjamin n’aurait pas été étonné qu’il eût jeté cette preuve de l’amitié qui les unissait autrefois, mais était-ce aussi le cas pour Phoenix ? Avait-il tourné la page aussi facilement qu’il voulait bien le faire croire ? Si c’était vraiment le cas, alors… Benjamin serait là pour en écrire la prochaine avec lui. Que son meilleur ami le voulût ou non, du reste. Il ne pouvait pas le laisser ainsi tout seul avec tous ces bruits qui couraient sur lui.


-         En fait, expliqua-t-il en se frictionnant nerveusement le bras, les yeux baissés, c’est un cadeau que des amis m’ont fait. Ça remonte à la primaire.

-         Eh bien, ça c’est une nouvelle ! Il faudra que tu m’en racontes plus à ce sujet ! s’enthousiasma Mia, en penchant la tête dans un doux sourire.

-         D’accord, acquiesça Benjamin. C’est promis.


Il leva les yeux vers elle et croisa son regard pétillant.


-         Merci de m’avoir invité. J’espère que je n’ai pas contrarié tes plans pour Noël…


La jeune femme étouffa un rire léger et replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, avant de croiser les bras sur sa poitrine. Cela faisait un bon moment déjà qu’elle n’avait plus de plans pour Noël. Autrefois, elle le passait tous dans son village natal dans les montagnes, Kurain, mais lorsqu’elle avait commencé ses études pour devenir avocate, elle avait cessé d’y aller. Sa tante, qui vivait là-bas avec sa fille, Pearl, ne lui inspirait pas la plus grande sympathie. Lorsqu’elle se rendait là-bas, c’était surtout pour y voir sa sœur, désormais.


-         Pas du tout, ne t’inquiète pas pour ça. Et puis, quelle genre de mentor serais-je si je laissais mon protégé seul dans pendant les fêtes, alors qu’en plus, il passe son examen dans quelques mois ?


Le destin avait forcé la rencontre de Mia et de Benjamin des années plus tôt, lorsque ce dernier avait été accusé du meurtre de l’un de ses camarades d’université, Patrick Hauméot, un jeune étudiant en médecine. Mia avait accepté de le défendre, un an après son premier procès éprouvant qui s’était terminé par un drame. La coupable avait été identifiée comme étant Dahlia Plantule. Benjamin avait eu du mal à y croire dans un premier temps, puisqu’il avait toujours considéré Dahlia comme une bonne amie ; il n’avait pas compris pourquoi elle tenait tant à récupérer ce collier en forme de cœur qu’elle lui avait offert en guise de leur amitié. Les doutes qu’il avait pu avoir au cours du procès s’étaient confirmés, et Dahlia avait été arrêtée pour ses crimes, parce qu’apparemment, le jeune homme n’avait pas été sa première victime. Il y avait déjà eu un précédent avec quelqu’un d’autre.


Les choses auraient pu en rester là, si Mia n’avait pas fait le lien entre son client et le dossier qui avait mené à la disparition de sa mère. Quand elle avait découvert que non seulement la personne en face de lui n’était autre que le fils de la victime de l’affaire DL–6, Henri Hunter, mais qu’en plus, il avait l’intention de suivre les traces de son père et de lui-même devenir avocat, elle avait purement et simplement explosé de joie. Depuis ses débuts en tant que femme de loi, elle n’avait eu de cesse d’enquêter sur ce dossier, afin de savoir la vérité de ce qui s’était passé ce vingt-huit décembre. Alors d’arriver enfin à retrouver l’un des protagonistes de cette affaire avait été inespéré ; elle lui avait expliqué son lien dans cette affaire et lui avait demandé s’ils pouvaient rester en contact. Et à partir de là, les deux jeunes gens ne s’était plus jamais perdus de vue, et leur relation s’était considérablement renforcée, du fait des éléments tragiques qu’ils partageaient avec cette sombre affaire. Alors quand Mia avait finalement ouvert son propre cabinet, elle avait aussitôt proposé à Benjamin de venir travailler avec elle, lorsqu’il aurait son diplôme en poche – ce dont elle ne doutait absolument pas, vu le brillant étudiant qu’il était – et elle lui avait appris tout ce qu’elle savait. Au-delà de leur puissante amitié, ils partageaient le même objectif de faire la lumière sur le cas DL–6, et ce par tous les moyens légaux qu’ils avaient à leur disposition.


Ils échangèrent tous les deux un regard complice. Finalement, le plus terrible des drames pouvait donner naissance à des belles relations pleines de promesses. La jeune avocate se saisit de sa coupe de champagne, rapidement imitée par Benjamin, qui leva la sienne, et ils trinquèrent tous les deux avec enthousiasme.


-         Santé !



***



Je suis là, comme je l’ai rêvé !


Perdue dans l’hiver…


Le froid est pour moi le prix de la liberté


Mia s’affala en riant dans le canapé, après avoir récité les dernières paroles de la chanson mythique « Libérée, délivrée « de La reine des neiges, qui venait de passer à la télé ; elle adorait les Disney, d’ailleurs, et aimait faire des marathons des films de la compagnie ou bien des blind test de chansons connues, toujours celle de Disney. Elle avait défait son chignon, et ses longs et lisses cheveux bruns retombaient souplement en cascade dans son dos.


Le dîner avait été excellent. La jeune femme était bonne cuisinière, et elle avait préparé un superbe repas de fête, un délicieux rôti avec une poêlée de légumes exotiques. Était venue ensuite la traditionnelle bûche, pour le dessert. Ils avaient parlé de tout et de rien ; du nouveau lampadaire que Mia comptait acheter pour le bureau, par exemple. Un peu du travail, aussi : elle avait confié à son jeune protégé être sur une affaire particulièrement délicate et importante, en ce moment. Cela concernait Redd White, le président de l’entreprise Blue Corp. Il faisait, semblait-il, chanter beaucoup de monde, dont l’ancien patron de la jeune femme, Samuel Rosenberg, et il était responsable pour avoir accusé Misty Fey de charlatan et avoir donné son nom en pâture à la presse. Au moins, il y avait là une partie de la vérité, mais le plus gros restait à faire. L’affaire était loin d’être élucidée, et il demeurait tellement de questions en suspens et si peu de temps… C’était particulièrement frustrant.


-         En tous cas, pour l’instant, je réunis des preuves. Et un jour, j’espère bien faire tomber White. À ce moment-là, j’aurai besoin de ton aide. On fera un pas de plus vers la vérité et ce qui s’est passé.

-         À propos de ça… Je voudrais justement te parler de quelque chose.

-         Attends. Je t’ai acheté un cadeau, et je voudrais te le donner avant d’oublier.


Ils en étaient déjà à la fin du repas, ainsi qu’en témoignaient les tasses en porcelaine remplies toutes les deux d’un Earl Grey fumant et la boîte ouverte pleine d’un assortiment de différents chocolats, qui étaient disposées devant eux. Mia était pleine d’entrain, peut-être même plus que d’ordinaire, et Benjamin ne se sentait pas de briser ainsi cet enthousiasme ; aussi rajusta-t-il ses lunettes et tenta-t-il de faire bonne figure. Ce qu’il souhaitait dire pouvait attendre, après tout, d’autant qu’il avait également prévu quelque chose pour sa… supérieure ? Mentor ? Meilleure amie ? Les trois à la fois, sûrement. Déjà que c’était elle qui avait tout préparé pour le repas, il ne serait quand même pas venu les mains vides, surtout la veille de Noël.


Il profita que Mia se fût éclipsée quelques instants du séjour pour aller chercher son cadeau à lui. En passant, il devait admettre que la jeune femme avait incroyablement bien décoré le cabinet : c’était elle qui l’avait invité à manger ici ce soir, parce que c’était toujours plus agréable et convivial que de sortir pour aller au restaurant, et partout où il posait le regard, c’était une explosion de couleurs qui lui faisait presque tourner la tête. Il y avait des guirlandes, électriques ou non, partout, des petites décorations accrochées çà et là au meuble, et surtout, Benjamin appréciait particulièrement le grand sapin illuminé de toutes parts aménagé dans un coin de la pièce. Il n’y avait aucun doute à avoir quant au fait que la propriétaire des lieux avait donné son maximum pour décorer l’endroit, et elle avait très bon goût, avec ça. Son futur employé ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine culpabilité face à tous ces efforts.


Quelques minutes plus tard, Mia revint, dans une démarche légère, et tenant dans ses mains un joli paquet noir avec des étoiles et enrubanné de mauve. Elle regagna gracieusement sa place sur le canapé, ses cheveux se mettant à onduler à chacun des pas qu’elle faisait, et tendit le présent à son petit protégé, la tête penchée et une expression de joie intense sur le visage.


-         Tiens, c’est pour toi ! Je sais que tu aimes beaucoup tout ce qui a trait à la logique et quand j’ai vu ça dans la boutique d’un vieil antiquaire, j’ai tout de suite pensé à toi. Je suis sûre qu’il va te plaire. Ouvre-le !


Ses yeux se fermèrent, et elle adressa un sourire si lumineux à son suppléant que ce dernier aurait presque eu besoin de lunettes de soleil pour se protéger de tant de rayonnement. Sans plus attendre, il dénoua le ruban et ôta le papier qui recouvrait le présent ; rapidement, il ne resta plus qu’une mallette entre ses mains, qu’il ne se fit pas prier pour ouvrir.


C’était un jeu d’échec flambant neuf.


Derrière les verres de ses lunettes, ses yeux s’éclairèrent comme des feux d’artifices, face ce cadeau. Il avait toujours adoré les jeux de logique, les échecs plus que les dames, mais jusqu’à présent, il n’avait jamais eu la chance d’avoir un propre échiquier rien qu’à lui. Il avait appris les bases du jeu par lui-même, en lisant, bien sûr, mais en-dehors du club d’échecs de son lycée, les occasions de pratiquer s’étaient faites plutôt rares, et c’était la raison pour laquelle il n’avait jamais osé s’acheter de jeu d’échecs pour le moment. Manifestement, sa patronne avait l’air d’avoir décidé de remédier elle-même à la situation, et il devait admettre qu’il était ravi qu’elle eût pris les devants. Il semblait qu’elle eût déjà particulièrement bien cerné ses goûts, mais depuis plusieurs années qu’ils se connaissaient, cela n’avait vraiment rien d’étonnant.


-         Alors, qu’est-ce que tu en dis ? J’ai commencé à apprendre les règles, donc nous pourrons faire une partie de temps en temps !

-         Merci, Mia… ça me touche beaucoup. Pour la peine, j’avais prévu quelque chose pour toi également.


La concernée écarquilla ses yeux noisette, surprise, et protesta qu’il ne fallait pas, mais Benjamin lui tendit son paquet, les joues rouges et les mains tremblantes, ainsi que regard quelque peu fuyant. C’était un petit sac blanc basique, qu’elle ouvrit d’un air curieux. L’écrin en velours qu’elle trouva ensuite et les boucles d’oreilles qu’elle découvrit à l’intérieur lui arrachèrent un cri de surprise, et elle resta sans voix pendant plusieurs secondes, ce qui inquiéta Benjamin plus qu’il ne l’était déjà.


-         Hm, je suis désolé. Des boucles d’oreilles, ce n’est pas vraiment original…


Le rire doux et cristallin de Mia résonna dans la pièce lorsqu’elle remarqua à quel point son ami était prêt à disparaître six pieds sous terre, accablé par la gêne.


-         Ne dis pas n’importe quoi; je les adore ! Je vais même les mettre maintenant, d’ailleurs !

-         Je ne voudrais pas que tu te sentes obligée.


Cela fut loin d’arrêter la jeune femme, qui ôta en un instant la paire attachée à ses lobes pour la remplacer par celle qui venait juste de lui être offerte. Elle prit même le soin de replacer ses mèches de cheveux derrière ses oreilles pour mettre d’autant plus le bijou en valeur. Elle respirait assurément le bonheur, et le jeune homme se détendit. Si les boucles d’oreilles lui plaisaient vraiment, il n’en demandait pas plus.


-         Au fait, j’ai eu Maya au téléphone, elle nous souhaite un joyeux Noël ! Elle m’a dit qu’elle avait acheté quelque chose qui nous serait utile pour le cabinet, mais elle n’a rien voulu me dire de plus. Je me demande bien ce que c’est.

-         Maya ? répéta Benjamin d’un air intrigué. Si je ne m’abuse, c’est ta…

-         … petite sœur, oui. Et le prochain Maître de la Technique de Channeling de Kurain. Je lui ai beaucoup parlé de toi tu sais ! Elle n’arrête pas de me demander de tes nouvelles. Je te la présenterai, un de ces jours, et on ira manger un morceau ensemble.


Technique de Channeling de Kurain. Benjamin n’y avait pas cru lorsqu’il en avait entendu parler, la première fois. Lui qui possédait un esprit tout ce qu’il y avait de plus rationnel et cartésien, il ne pouvait pas croire que qui que ce fût, encore moins la jeune avocate qui l’avait défendu contre Dahlia, avant de le prendre sous son aile, pût entrer en communication avec les morts. C’était complètement insensé. Qui pouvait croire, voire même pratiquer ce genre de… rituel ? Magie ? Il ne savait pas trop comment appeler cela. En tous les cas, il avait trouvé cela absolument absurde.


Et puis, il s’était souvenu de cette voyante, Misty Fey, à travers laquelle son père avait désigné celui qu’il croyait être le véritable meurtrier.


Et il avait commencé à se dire qu’il existait en ce monde des choses qui, peut-être, le dépassaient, et de très loin.


Cette médium… c’était la mère de Mia. Contrairement à lui, sa mentor avait assisté, avec sa petite sœur Maya, à la séance de channeling. Le secret de la technique étant jalousement gardé, seulement Samuel Rosenberg et quelques policiers triés sur le volet avaient été convoqués pour assister à la séance. De toute façon, Benjamin n’était pas sûr qu’il aurait pu supporter le choc. Les autorités s’affairaient déjà à lui trouver un nouveau foyer ; c’était à peu près à cette époque que Manfred von Karma avait réclamé sa garde, d’ailleurs. Et il avait été particulièrement obstiné : c’était comme s’il avait des comptes à régler avec la famille Hunter. Mais pourquoi aurait-il exigé à ce point de devenir le tuteur du fils de son pire ennemi ? Était-ce possible qu’il cherchât à accomplir une quelconque vengeance en s’en prenant au petit garçon ? Pourtant, cet effrayant procureur avait gagné le procès… ! Difficile de savoir ce qu’il cherchait à faire exactement.


Il s’en était fallu de peu pour que Benjamin ne terminât pas entre ses griffes, et si, dans le temps, il avait été trop jeune et submergé par la détresse pour comprendre de quoi il retournait exactement, aujourd’hui il avait le très net sentiment qu’il avait eu beaucoup de chance de ne pas avoir été adopté par von Karma. Et cela, il le devait à la mère de son meilleur ami, Phoenix. De ce qu’il savait, elle s’était battue pour que le petit garçon se retrouvât dans une vraie famille d’accueil, et restât le plus éloigné de Manfred. Quelle chance qu’elle et son mari eussent été des amis proches d’Henri ! Malheureusement, elle était décédée quelques temps après l’affaire DL–6, sans que Benjamin n’eût jamais pu lui rendre la pareille. Et sans parents, c’était Phoenix qui avait été adopté von Karma. Benjamin n’avait plus jamais eu de nouvelles de lui par la suite, et ce n’était pas normal. Pour les Wright, il était décidé à aller au fond des choses. Il avait cette étrange sensation que l’affaire DL–6 avait un lien avec le déménagement du garçon qu’il avait autrefois défendu lors du procès scolaire.


-         … Benjamin ? Est-ce que ça va ?


Le concerné sursauta légèrement à l’entente de son prénom et croisa le regard de Mia. Ah, il réfléchissait trop, et voilà où cela le menait d’être trop perdu dans ses pensées. Au moins espérait-il que ses sourcils ne se fronçaient pas trop, lorsqu’il était en pleine réflexion.


-         Oui, ça va, répondit-il en remontant ses lunette sur son nez. Je repensais juste à certains événements.

-         Je vois, acquiesça Mia, en portant sa tasse à ses lèvres. À ce propos, tu ne m’as pas dit que tu voulais me parler de quelque chose ?


Ah oui, c’était vrai. Il s’était promis de le lui dire ce soir, mais il avait été interrompu, tout à l’heure. C’était maintenant l’occasion ou jamais d’évoquer le sujet ; il s’était repassé des dizaines de fois la manière dont il allait aborder le problème, mais maintenant qu’il se trouvait face à la vraie personne, c’était comme s’il avait tout oublié. Comment allait-il s’y prendre ? Son plan était chamboulé ; il n’avait pas pensé que tout cela serait aussi compliqué, bien qu’il se fût douté que ce ne serait pas une partie de plaisir non plus.


Bon, autant privilégier la méthode franche.


-         C’est à propos de l’affaire DL–6.


Sa mentor pencha la tête d’un air intéressé, et l’invita de son regard chaleureux à poursuivre. Seulement… était-elle vraiment prête à entendre ce que Benjamin s’apprêtait à lui dire ?


-         Oui ? Tu as trouvé quelque chose ?


Il grimaça en entendant l’espoir dans sa voix. Elle se démenait avec ce dossier depuis des années, désormais, et il était sur le point, du moins le pensait-il, de réduire tous ses efforts à néant. Lui faire ça… il ne le pouvait pas, c’était bien au-dessus de ses forces.


Mais, s’il savait quelque chose, il était de son devoir de le dire, non ?


-         Je fais toujours ces cauchemars dont je t’ai parlé. Je suis dans cet ascenseur, il fait noir et j’étouffe, à cause du manque d’oxygène. Le greffier commence à paniquer, il attrape mon père par le col, qui essaye de se dégager. Je sens quelque chose de froid et de métallique sous mes doigts. J’attrape l’objet sans réfléchir et je le lance pour arrêter la dispute. Il y a un coup de feu, puis ce cri horrible qui retentit, avant que je ne m’évanouisse. Et, je n’ai jamais osé t’en parler jusqu’ici mais… plus j’y pense et plus je me dis…


Une fraction de seconde fut suffisante à Mia pour comprendre où son petit protégé souhaitait en venir, et elle l’observa d’un air choqué. Il n’était tout de même pas en train de… ?!


-         Non… souffla-t-elle, tu veux dire que… ?!


Un hochement de tête confirma ses pires craintes.


-         Le meurtrier de mon père, c’est moi. J’ai lancé ce pistolet et je l’ai tué.


Il y eut un long silence qui s’installa, durant lequel ni l’un ni l’autre n’osèrent parler. Benjamin agrippa son propre bras droit et se mordit la lèvre avant de détourner le regard, abattu et en colère contre lui-même. Encore aujourd’hui, il se demandait quelle idée lui était passée par la tête lorsqu’il avait ramassé cette arme et l’avait lancée sur les deux hommes en train de se battre. Pour sa décharge, il n’avait que neuf ans, à l’époque, il avait manqué d’oxygène, il avait eu peur, et il avait commis le seul acte qui lui avait paru sensé pour arrêter la bagarre. Les choses auraient-elle été différentes s’il n’avait pas jeté cette arme ? Son père serait probablement toujours en vie. Il n’y avait pas de raison pour qu’il en fût autrement. Il en certain, il était l’unique responsable de ce drame, il ne pouvait y avoir d’autre solution.


C’était pourquoi il avait longtemps réfléchi avant de parler de tout cela à Mia. Il avait déjà évoqué avec elle ces cauchemars qu’il faisait depuis bientôt quinze ans maintenant. Mais cette idée sous-jacente qu’il était responsable du coup fatal avait toujours plus ou moins demeuré dans son esprit. Après tout, Yanni Yogi avait toujours clamé son innocence, et aucune preuve n’avait jamais été établie pour prouver de manière irréfutable sa culpabilité. Si seulement il était possible de retrouver cet homme… Il avait mystérieusement disparu peu de temps après avoir été reconnu « innocent », et personne n’avait plus jamais entendu parler de lui. Et malgré tous leurs efforts, ni Benjamin ni Mia n’étaient parvenus à savoir où il se trouvait. Il se pouvait qu’il fût plus proche qu’aucun des deux ne le pensait, mais en attendant, il restait introuvable.


-         Je… Je ne voulais pas te le cacher, Mia. Simplement, je ne savais pas comment t’expliquer que cet accident était de ma faute.

-         Benjamin…

-         C’est à cause de moi, si tu as perdu ta mère, ce jour-là. Au début, je pensais que c’était l’huissier, et j’ignore si c’était parce que je le pensais vraiment ou bien parce que je cherchais à fuir ma propre culpabilité, mais je t’ai rencontrée, et en tant qu’ami, je me dois d’assumer mes erreurs envers toi.

-         Benjamin.

-         Même si j’étais encore un enfant, à l’époque, ce n’est pas une excuse. Je n’ai jamais rien voulu de tout cela, mais j’ai brisé beaucoup de vies et tu as tous les droits de m’en vouloir…

-         Benjamin !


L’intéressé releva brusquement la tête. Et pour cause : il n’avait jamais entendu sa mentor lui parler sur un tel ton. Il n’y avait aucune colère dans sa voix, à peine un brin de reproche. Non, il s’agissait plutôt de détermination. Même derrière l’expression sévère que voulait se donner Mia, le jeune homme percevait toute l’affection que sa future patronne lui portait. Et cela le décontenançait quelque peu.


-         Reprends-toi, s’il te plaît. Et cesse donc de te blâmer comme cela. Ce n’est qu’un rêve, rien de plus. Je n’ai absolument aucune raison d’être en colère contre toi.


Les yeux de son interlocuteur s’arrondirent comme des soucoupes. « Un rêve » ? « Aucune raison d’être en colère » ?


-         Comment ? Mais, cela explique tout, pourtant ! Mon père a sûrement menti pour me protéger, et monsieur Yogi s’est probablement enfui parce qu’il ne supportait pas d’être considéré comme coupable… Nous n’étions que tous les trois, dans cet ascenseur !


Pour toute réponse, l’avocate pencha la tête d’un air malicieux, ce qui déstabilisa d’autant plus son suppléant.


-         « Sûrement » ? « Probablement » ? Désolée, mais c’est un peu léger, ne trouves-tu pas ? Il n’y a que deux choses en lesquelles je crois : ce sont mon client et les preuves. Et j’ai toute foi en toi, Benjamin. Tu n’es pas coupable.


Leurs regards se croisèrent et le jeune homme demeura interdit quelques instants. Était-il possible d’avoir l’air à ce point déterminé et assuré rien qu’en prononçant quelques mots ? Son père avait-il eu toujours l’air aussi confiant, lors de ses procès ? Il ne méritait pas cette foi que Mia plaçait en lui. Si cette affaire venait à être officiellement réouverte et qu’il s’avérait qu’il était responsable du drame, il ne se le pardonnerait jamais, c’était certain.


-         Mais, et si c’était quand même le cas ? Qu’est-ce qui se passerait ? Même accidentel, un meurtre reste un meurtre et toi, tu–

-         Quelle que soit la vérité, et aussi tragique puisse-t-elle être, je ne t’abandonnerai pas. Je tiens bien trop à toi pour pouvoir faire ça.


Pour un peu, le jeune étudiant aurait cru entendre parler Henri. La vérité… Son père avait toujours pensé que les avocats de la défense et les procureurs se battaient ensemble pour la découvrir. Benjamin avait hérité des valeurs de son père, assurément, et il était certain que Mia aussi. Cette philosophie était, au premier abord, idéaliste, mais tous les trois y croyaient fermement, et c’était ce qui les guidait. Car, quand on est tout seul, il est tellement plus difficile d’atteindre ses objectifs… En tous les cas, Benjamin devait admettre qu’il se sentait un peu plus rassuré, après avoir partagé ses doutes et ses craintes avec sa future supérieure. C’était impressionnant de constater à quel point elle pouvait remonter le moral par de simples paroles. Il l’enviait sincèrement, pour être honnête.


Il ne s’était cependant pas attendu à ce que la jeune femme prit ses mains dans les siennes, et il fut agréablement surpris de constater à quel point elles étaient chaudes. Cette pensée lui donna une bouffée de chaleur qui lui monta brusquement aux joues, mais il n’osa pas détourner le regard. Cela aurait été trop dommage : il aurait raté le sourire radieux que Mia lui adressait. Il ne l’avait, de mémoire, jamais vue aussi rayonnante qu’en cet instant. Quelle chance avait-il eu de rencontrer une personne aussi merveilleuse…


-         Ne t’inquiète pas. Un jour, on finira par faire la lumière sur cette affaire DL–6. Ensemble.


Il hocha la tête, empli d’un espoir nouveau face à autant de conviction de la part de son aînée. Dans ces moments-là, il avait l’impression de pouvoir aller au bout du monde, lorsqu’il était à ses côtés, et que rien ne pouvait lui arriver. Des fois même, il avait l’impression de devenir quelqu’un d’autre. Croire donne ce pouvoir au gens, parfois. En outre, il était tellement sûr que son amie resterait à ses côtés ! Découvrir la vérité tous les deux serait leur plus belle victoire. Mais, c’était une tâche que le jeune homme ignorait encore qu’il devrait malheureusement accomplir sans le soutien de sa patronne à ses côtés pour l’aider.


Et tandis que l’animateur à la télé annonçait qu’il venait d’être minuit, les deux jeunes gens s’enlacèrent amicalement, les tracas du quotidien loin derrière eux, juste l’espace d’un instant.


-         Joyeux Noël, Benjamin.


Un sourire.


-         Joyeux Noël à toi aussi, Mia.


Tout irait bien.




***




Hey, bonjour/bonsoir à vous !


Cet OS étant déjà particulièrement long, je ne vais pas m’attarder de trop sur les notes de bas de page, et j’avais la flemme d’ouvrir un autre chapitre juste pour ça. Donc, allons à l’essentiel.


De base, ce récit était censé être posté beaucoup plus tôt. Pour le vingt-cinq décembre d’abord, puis pour le vingt-huit, puis pour le premier de l’an… Et il n’arrive que maintenant. Disons que j’ai eu des périodes de démotivation assez importantes, donc ceci explique cela, entre autres.


Comme vous pouvez le voir dans les caractéristiques de cette fiction, il s’agit d’un univers parallèle, et si vous connaissez le fandom, vous aurez vite compris pourquoi. Que dire ? Benjamin et Mia sont des personnages que j’apprécie tout particulièrement, et en plus ils partagent énormément, avec cette affaire. Du coup, j’ai eu envie d’explorer l’idée d’un univers où ils auraient travaillé ensemble, un peu de la même manière que dans le canon que nous connaissons.


Cette histoire se focalise donc sur la relation entre Mia et Benjamin si ce dernier, après l’affaire DL–6, avait pu échapper à von Karma et poursuivre son rêve d’être avocat de la défense. Je suis convaincue que si Benjamin était devenu avocat comme c’était son intention au départ, il aurait rencontré Mia et serait devenu proche d’elle, même s’il l’est, d’une certaine manière… Du coup, c’est Phoenix qui prend la place de son ami en tant que procureur. Mon idée est que dans cet univers, en plus du meurtre d’Henri, von Karma est responsable de celui de la mère de Phoenix (il n’est pas à un assassinat près, me direz-vous), parce que cette dernière a justement permis à Benjamin d’échapper à Manfred. Du coup, pour se venger, celui-ci a recueilli Phoenix, qu’il savait être le meilleur ami de Benjamin, afin de faire justement souffrir Benjamin par l’absence de Phoenix, et en modelant ce dernier à son image, comme il le fait pour Benji dans le canon. C’est diabolique, je vous l’accorde, mais bon, ça colle au personnage. Je ne sais plus si c’est précisé, mais Phoenix a perdu son père quand il était petit, dans cet OS. Je trouve que ça dresse un parallèle intéressant avec Hunter, qui a lui perdu sa mère.


Voilà, j’ai placé quelques références – comme le lampadaire où le téléphone rose de Maya, dans « La volte-face des sœurs » – que les connaisseurs auront peut-être repéré ? Dans cet AU, Mia décède malheureusement toujours à cause de White, et Benjamin se retrouve avec Maya comme assistante, du coup. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à me MP, j’y répondrai !


Sur ce, à plus !


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