La volte-face inversée

Chapitre 2 : Volte-face nocturne

13366 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 31/07/2020 22:44

Volte-face nocturne




Cette fanfiction participe aux Défis d’écriture du forum Fanfictions . fr : Songe d’une nuit d’été (juin - juillet 2020).




–       Est-ce que je pourrais… dormir ici, ce soir ?


La question avait pris Benjamin Hunter totalement au dépourvu. Seulement quelques heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait remporté le procès, ce procès, et impossible pour lui de songer à autre chose depuis.


Le « ici » en question désignait le cabinet d’avocats Fey & Co., où il travaillait. Ou plus exactement, où ils travaillaient. Il s’agissait d’un endroit simple mais moderne, qui comportait notamment un grand séjour, un coin cuisine, et un espace nuit. Si la mentor et patronne de Benjamin, Mia Fey, se plaisait à crécher au bureau de temps à autre, notamment lorsqu’elle travaillait sur une affaire particulièrement complexe, les choses différaient sensiblement pour son petit protégé, bien que l’autorisation lui eût pourtant été chaleureusement donnée dès le début de leur collaboration. Mais ce soir, une exception se révélait envisageable, estimait le jeune homme. Et pour cause.


Mia… ne réapparaîtrait plus jamais au bureau.


Son décès… restait gravé dans l’esprit du jeune avocat de la défense, et il ne parvenait pas à admettre que tous les événements s’étant enchaînés ces derniers jours possédassent un semblant de réalité. Après tout, elle aurait célébré ses vingt-huit printemps vers la fin de l’année. Alors comment pouvait-on mourir aussi jeune ? Quelle injustice, tout de même. Elle aurait accompli tellement de grandes choses, si le PDG sans scrupules d’une entreprise aux services douteux ne s’était pas mis en tête de l’éliminer froidement.


Posséder l’intégrité comme qualité diminuait considérablement l’espérance de vie, semblait-il.

Maintenant, le meurtrier, Redd White, se trouvait là où il devait se trouver, derrière les barreaux, et il y demeurerait pour un très, très long moment, lui ainsi que son irritante secrétaire, complice du crime. Quant à Benjamin…


Dire qu’il se sentait perdu équivalait à un euphémisme. Il connaissait Mia depuis plusieurs années déjà, l’admirait depuis tout aussi longtemps, et tous les enseignements importants qu’il avait acquis provenaient d’elle. Sa foi inébranlable en ses clients, sa détermination à découvrir la vérité, sa douceur et sa gentillesse dans chacun de ses gestes, constituaient autant de raisons pour le jeune homme de l’apprécier et de la considérer comme un modèle. À bien y prêter attention, elle jouait un peu le rôle d’une grande sœur, pour lui, enfant unique élevé par son père, avec qui il avait partagé une si belle complicité pendant des années.


Benjamin sentit sa gorge se nouer violemment. Ah, son père. Il représentait à la fois le plus grand drame de sa vie et ce qui liait le destin de Mia au sien. « Un mal pour un bien », clame le proverbe, n’est-ce pas ? Pas que l’opportunité de choisir eût été accordée à l’avocat débutant de toute façon. Le vingt-huit décembre de cette année sonnerait les quinze ans de ce qu’on appelait communément « l’affaire DL–6 ». Environ quinze ans auparavant, son père, un brillant avocat de la défense nommé Henri, avait été assassiné d’une balle en plein cœur alors qu’il empruntait un ascenseur en compagnie de son fils et d’un huissier pour rentrer chez lui après un procès. Le coupable courait encore et personne ne parvenait à le retrouver. Bientôt, le délai accordé à la résolution de cet incident arriverait à son terme, et certaines choses qui n’auraient pas dû être oubliées seraient perdues. À jamais.


Mia possédait également un lien avec cette affaire : Misty, sa mère, une médium réputée, avait généreusement apporté son aide à l’enquête en invoquant l’esprit d’Henri pour qu’il pût désigner son meurtrier. Seulement, les choses avaient dégénéré, et sitôt l’information selon laquelle la police utilisait une voyante pour l’assister dans l’affaire eut-elle fuité, que la pauvre dame s’était trouvée couverte de honte et avait quitté son village en disgrâce. Elle n’avait plus jamais été aperçue depuis lors. Mia tenait à retrouver sa mère, Benjamin brûlait du désir de découvrir le meurtrier de son père : là se situait le point de départ de leur partenariat, avec la promesse d’aller jusqu’au fond de cette affaire quel que fût le prix à payer.


Seulement voilà, avec le décès de Mia… son petit protégé se retrouvait désormais seul pour tenter de tenir envers et contre tout ce pacte scellé entre eux deux des années auparavant. Comment devait-il s’y prendre maintenant, il l’ignorait. Les indices lui manquaient cruellement : à part une deuxième balle qui demeurait introuvable, il n’existait pas d’autres indices susceptibles d’expliquer le déroulement du meurtre ce jour-là. Henri, son fils et l’huissier avaient attendu les secours pendant cinq longues heures, prisonniers d’un ascenseur subitement rendu hors d’usage à cause d’un tremblement de terre ayant coupé l’électricité. Une dispute, un coup de feu, puis le noir complet. Lorsque Benjamin avait repris connaissance le lendemain à l’hôpital, on lui avait appris le décès de son père. Rapidement, et sur les déclarations d’Henri, l’huissier avait été considéré comme le meurtrier. Il restait toutefois libre, du fait du jugement « non coupable » obtenu par son avocat. « Un coup de folie passager dû au manque d’oxygène dans la cabine », selon les termes de ce dernier.


L’huissier, Yanni Yogi, demeurait à ce jour introuvable, malgré tous les efforts fournis par Mia et Benjamin pour le retrouver. L’un comme l’autre méritaient une explication. Il fuyait la justice depuis des années, et plus que la rancœur, la détresse imprégnait la vie du jeune homme, parfois par vagues violentes venant s’échouer sur les récifs de son quotidien. D’ordinaire, la simple présence de Mia suffisait à calmer la tempête, mais à présent qu’elle était passée de l’autre côté, Benjamin se trouvait comme un bateau perdu pris en pleine nuit dans un ouragan, sans la lumière d’un phare pour le guider.


Et surtout, la culpabilité le consumait de l’intérieur, tel un brasier ardent dans le creux de son ventre, depuis une quinzaine d’années. En supposant comme vraie l’innocence de Yogi, cela ne laissait comme possible suspect que le fils d’Henri, Benjamin, puisque seulement trois personnes empruntaient l’ascenseur au moment du drame. Une hypothèse d’autant plus plausible que le jeune garçon se souvenait avoir lancé un objet pour stopper la dispute ; le coup de feu était parti juste ensuite.


Le meurtre de son père, Benjamin peinait à en accepter l’entière responsabilité, mais pourtant, toutes les preuves sans exception tendaient dans cette direction. Même accidentel, un meurtre restait un meurtre, et penser que Yogi pût être une victime et non le coupable dans l’histoire donnait le vertige à Benjamin. Il savait que Mia croyait fermement en son innocence, depuis le tout début, en réalité. Elle s’était entêtée à explorer la piste de cette balle manquante, persuadée que la clé de l’affaire résidait là et que l’innocence de Benjamin coulerait de source ensuite. Elle lui accordait beaucoup trop de confiance à son goût.


Il ne méritait pas tant de loyauté.


Croire en les autres ou en soi-même, à ce jeu-là Mia savait comment procéder mieux que quiconque de toute façon, du temps où elle vivait encore, et peut-être même maintenant aussi. Son rire, sa douceur, sa chaleur… Elles manquaient cruellement à son protégé. Il ne pensait pas qu’elle pût le quitter si vite, mais il devait garder la tête haute. S’apitoyer sur son sort n’y changerait rien. Toute la confiance et les espoirs de Mia reposaient sur ses frêles épaules ; il ne pouvait pas se permettre de flancher maintenant, bien qu’il existât toujours cette possibilité… que depuis le début, l’incident ayant détruit tant de vies fût de sa faute. Mais en attendant, il devait se reprendre : le cabinet n’allait pas tourner tout seul, de même qu’il avait des engagements à tenir auprès de sa mentor. Et jamais il ne faillait à respecter une promesse.


Ses yeux se posèrent sur Maya, la personne à l’origine de la question posée plus tôt. Petite sœur de Mia, elle ne lui ressemblait pourtant pas tant que ça, physiquement : elle possédait des cheveux plus longs et sombres, ainsi que des yeux d’une couleur bien plus foncée que ceux de son aînée, et surtout, il n’existait pas plus hétéroclite que les habits qu’elle portait : une robe courte rose pâle, une longue veste mauve, une ceinture fuchsia nouée à la taille par un nœud volumineux, et un imposant collier serti de perles autour du cou ne constituaient pas une tenue normale pour une adolescente de son âge. Pourtant, chaque fois que Benjamin l’observait, il retrouvait tout à fait Mia, dans les traits autant que dans les mimiques et expressions de la jeune fille. Elles se ressemblaient à un tel point, et il n’en prenait véritablement conscience que maintenant. Il soupira ; l’absence de sa patronne lui pesait plus sur le cœur qu’il ne souhaitait bien l’admettre, finalement.


Une tristesse certaine ternissait le regard de Maya, d’ordinaire si gai et pétillant. Un regard qui devenait de plus en plus suppliant au fur et à mesure des secondes qui s’écoulaient. Dire que quelques jours plus tôt, elle se trouvait en prison, accusée à tort du meurtre de sa sœur… Elle ne craignait plus rien maintenant, mais il ne lui restait plus grand-chose non plus : un père décédé, une mère partie, une sœur assassinée… Elle devait sûrement penser que toutes les personnes auxquelles elle tenait disparaissait les unes après les autres, et Benjamin ne la comprenait que trop bien : il ressentait exactement la même chose, entre son père, son ami d’enfance, et maintenant sa mentor.


–       Mademoi– Maya, se reprit-il presque immédiatement.


Fichue déformation professionnelle. Pour lui, mademoiselle Fey restait encore sa cliente, même le procès terminé. Si lui éprouvait des difficultés à agir de manière « informelle » avec les autres – il lui arrivait plusieurs fois d’appeler Mia par son nom de famille, à l’époque, même des semaines voire des mois après le début de leur collaboration –, Maya brisait toutes les barrières et l’appelait sans complexe « Benji », à peine quelques jours après leur rencontre. Seul Paul Défès, un ami d’enfance de Benjamin, le surnommait encore comme ça, à présent. Le jeune homme n’appréciait pas particulièrement ce sobriquet, mais de la part de Maya, il revêtait une toute autre dimension, beaucoup plus agréable, celle-ci. Et puis, maintenant qu’elle devenait son assistante, il pouvait la tutoyer, comme elle le lui demandait.


–       Maya, répéta-t-il avec plus de douceur. Bien sûr que tu peux dormir là cette nuit. Je prendrai le canapé.


Elle protesta, clamant que coucher dans le sofa lui convenait très bien et qu’elle ne souhaitait pas l’importuner et le déranger après les récents événements de ces derniers jours, mais le jeune homme coupa court à ses inquiétudes en lui assurant que cela ne le gênait pas le moins du monde.

Finalement, un sourire discret mais plein de gratitude se dessina le visage de la jeune fille.


–       Merci beaucoup, murmura-t-elle d’une voix étouffée, en guise de réponse.



***



Une terrible et longue secousse. Puis le noir.


Le choc s’avère si violent qu’il déséquilibre le jeune garçon de neuf ans ; son dos tape douloureusement contre la cloison de la cabine d’ascenseur, et ses jambes se dérobent sous son poids. Il tombe lourdement au sol dans un cri de douleur, le souffle presque coupé. Seule l’obscurité domine, presque totale si on ne compte pas l’éclairage de secours. L’obscurité et un silence de plomb : la petite musique d’ambiance propagée quelques instants plus tôt dans la cabine via des haut-parleurs… s’est éteinte.


–       Benjamin ! Tout va bien ?!


Entendre la voix chaleureuse de son père rassure l’enfant, qui parvient à se calmer et hoche timidement la tête, au bord des larmes.


–       Papa, j’ai peur…


Presque immédiatement, le petit garçon regrette sa phrase. Il ne s’agit que d’une simple panne d’ascenseur, et lui panique comme si un drame imminent allait se produire. Quel comportement indigne d’une personne mature, vraiment ! Et dire qu’à l’école, il ne cesse de reprocher à ses meilleurs amis Paul et Phoenix leur comportement enfantin et puéril... Voilà qu’il se retrouve dans une situation où il n’agit guère mieux. Dispenser des leçons et ne même pas pouvoir les suivre lorsque la situation

l’exige… La honte l’étouffe.


Benjamin ramène ses genoux contre son torse et les entoure de ses bras, prêt à y enfouir sa tête. Une furieuse envie de pleurer toutes les larmes de son corps le démange, mais il ne peut pas. Que dirait son père, pour qui il éprouve la plus grande fierté ? Hors de question de le décevoir.


Et pourtant, s’abandonner au désespoir et à la peur semble si facile.


Un bruit sourd parvient aux oreilles du garçon, un bruit de friction. Il comprend aisément que cela provient du pantalon de son père qui frotte contre le sol tandis qu’il essaye de se rapprocher de lui, à quatre pattes. Il y arrive rapidement, et serre les mains de son fils, si frêles et si froides, dans les siennes, si puissantes et si chaudes.


–       Ça va aller, mon grand. Les secours vont venir nous aider, mais en attendant il faut rester patient, d’accord ?


Son visage serein arbore une expression de « tout ira bien », et pendant un moment, Benjamin veut y croire. Il veut croire qu’aucun danger ne le menace, et que les services d’urgences les aideront à tous sortir d’ici. Alors, il acquiesce, quelque peu tremblant, et se laisse gagner par le calme olympien de son père, qui, de son côté, se meut jusqu’à l’huissier qui se trouve avec eux pour s’assurer que lui aussi va bien. Il ne reste ensuite plus qu’à prendre sagement son mal en patience jusqu’à ce qu’on les libère.


Pour passer le temps, les trois personnes commencent à discuter entre elles, à propos de tout et n’importe quoi ; enfin, surtout Henri et l’huissier, plus exactement. Si Benjamin se mêle à la conversation au début, il finit par ne plus piper mot. Son père et monsieur Yogi lui proposent ensuite de jouer à des jeux, mais coincés dans un ascenseur, les options s’épuisent rapidement.


L’oxygène aussi s’épuise, d’ailleurs. Au bout de cinq heures, alors que plus personne n’ouvre la bouche depuis un moment déjà, Yanni Yogi se met à paniquer, victime d’une violente crise d’angoisse et il se tient la gorge en criant de plus en plus fort. Benjamin se recroqueville sur lui-même face à ce violent accès d’humeur, tandis que son père essaye désespérément de baisser la pression, en s’efforçant de ramener l’homme à la raison. Ce dernier hausse le ton, vociférant au passage quelques mots sur sa fiancée, Alice, et Benjamin, toujours pris de terreur, enfouit sa tête dans ses genoux pour ne plus voir ce qui se passe sous ses yeux.


–       Arrêtez de respirer mon air !


Cette phrase, hurlée, le force cependant à se focaliser sur ce qui se déroule autour de lui, et il écarquille les yeux d’effroi face à l’horreur de la scène.


Son père grimace de douleur tandis que l’huissier l’agrippe férocement par le col de sa chemise, aveuglé par la rage. Henri tente comme il le peut de se dégager de son assaillant, et une lutte s’ensuit, au cours de laquelle l’arme de service de ce dernier tombe du holster où elle résidait jusqu’à présent. Elle glisse jusqu’à la main du petit garçon, qui, toujours focalisé sur le drame en train de se jouer devant lui, ignore qu’il s’agit d’un pistolet. Par réflexe, pour sauver son père, il ne se pose pas de questions et attrape l’arme qu’il jette sur les deux hommes en train de se battre, en criant de toutes ses forces à l’attention de l’huissier :


–       Lâchez mon père !


Un coup de feu retentit. La dernière chose qu’il entend correspond à un long hurlement rauque et effrayant qui paraît durer une éternité.


Il sombre dans l’inconscience juste après.

 


***



–       Papa !!!


Benjamin se réveilla en sursaut sur le canapé, le visage en sueur, la respiration saccadée, et le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, ses yeux écarquillés par la terreur.


Un cauchemar. Il ne s’agissait « que » d’un cauchemar.


Comme cela lui arrivait fréquemment depuis près de quinze ans maintenant.


Il tenta du mieux qu’il put de se calmer, déglutissant lourdement au passage ; tous ses membres vibraient encore de manière incontrôlable ; quant à son rythme cardiaque, il peinait à revenir à la normale.


Je ne me trouve pas dans cet ascenseur, mais au cabinet.


Je ne me trouve pas dans cet ascenseur, mais au cabinet.


Je ne me trouve pas dans cet ascenseur mais au cabinet.


Un conseil précieux, prodigué par Mia à l’époque où ils avaient commencé à évoquer ensemble les cauchemars : dès que cela devenait possible, essayer de se focaliser sur le réel, trouver un point fixe auquel se raccrocher, afin d’éradiquer la panique. Quelque chose, n’importe quoi. Les options ne manquaient pas : le cuir rouge du canapé dans lequel Benjamin avait planté les ongles de ses mains crispées, la chaleur de l’épaisse couverture en laine moelleuse qui recouvrait ses jambes, le vigoureux aboiement d’un chien plus loin dans la rue. Et à force de se concentrer sur ce genre de petits détails insignifiants, le jeune homme devenait ainsi en mesure de reprendre contact avec la réalité, et de réaliser que ce qu’il venait de vivre... restait fictif, irréel. Il ne s’agissait que de son imagination, rien d’autre. Rien… d’autre.


Comme s’il y croyait, Benjamin ferma les yeux et poussa un profond soupir de soulagement. Sa main tremblotant encore de manière presque convulsive écarta d’un geste vif quelques mèches châtaines qui collaient à son front et à ses tempes, qu’il devinait brûlantes, à cause de la sueur ; elle se hasarda ensuite sur la table en bois basse non loin, à la recherche de ses lunettes. Ses doigts fins agrippèrent finalement l’une des branches, et il installa maladroitement la paire sur son nez. En levant la tête, il posa son regard sur l’horloge murale petite et ronde accrochée à la cloison, et située pile dans son champ de vision. Les aiguilles noires et pointues indiquaient deux heures quarante-sept du matin.


Benjamin se mordit la lèvre. Une heure si tôtive, vraiment ? Eh bien. Voilà une nouvelle nuit blanche qui s’annonçait. Encore. Les cauchemars hantant son sommeil à la manière de revenants venus maudire les vivants refuseraient de le laisser se rendormir ; de plus, sa gorge complètement asséchée lui hurlait qu’il lui fallait de l’eau. Maintenant.


Éloignant la couverture de lui, il pivota et enfourna directement ses pieds dans des chaussons moelleux à l’effigie de sa série télévisée préférée du moment, « Le Samouraï d’Acier ». En temps normal et en public, jamais Benjamin n’aurait osé témoigner de l’affection qu’il vouait à cette série dont la cible se constituait majoritairement d’enfants d’une dizaine d’années, mais ce soir, ses priorités s’avéraient d’un autre ordre : les cauchemars le préoccupaient, et la terreur qui venait de le submerger s’avérait telle qu’il savait avec certitude qu’il ne pourrait se recoucher de sitôt, et même son émission favorite faillirait à y changer quoi que ce fût.


L’ambiance au bureau la nuit divergeait sensiblement de celle que Benjamin connaissait le jour. Les jeux de lumière déjà, se différenciaient par leur nature : là où la lumière du soleil baignait allègrement le séjour de toute sa puissance en journée, celle de sa sœur la lune pénétrait à la manière d’une voleuse par rayons pâles discrètement, presque comme si elle s’excusait de s’introduire sans prévenir dans un endroit où on ne la conviait pas. Les grains de poussière qu’on pouvait parfois apercevoir le jour, ressemblaient, le soir, à quelques petites et brillantes lucioles dorées dansant en rythme sous des lampions lors d’un bal un soir d’été, une de ces valses enivrantes qui vous hypnotisent et vous font tourner la tête.


Les meubles eux-mêmes différaient de d’habitude. Ils paraissaient… presque animés, comme si au fond d’eux sommeillaient une volonté propre et qu’ils allaient se mouvoir d’un instant à l’autre. Leurs ombres devenues géantes s’étendaient comme des spectres sur le sol : leur aspect ne possédait plus rien de normal, et de leurs contours irréguliers, pointus voire même griffus par endroits se dégageaient quelque chose d’effrayant.


Tout cela me monte bien trop à la tête, songea Benjamin, qui ne put toutefois réprimer un très léger tressaillement en entendant un petit claquement sec. Il ferma les yeux, tâchant de garder son sang-froid, et lorsqu’il les rouvrit, s’empressa d’aller chercher un verre d’eau dans l’espace cuisine. Il préférait d’ordinaire le thé, mais cette fois-ci, il se contenterait très bien d’eau. Il doutait honnêtement d’être en capacité de pouvoir boire autre chose, de toute façon. Son récipient rempli de liquide dans la main, il quitta la pièce en prenant soin de refermer la porte derrière lui.


Désormais de retour dans le séjour, il se dirigea vers le bureau incroyablement bien organisé de Mia – enfin, il s’agissait du sien, maintenant qu’elle lui confiait le cabinet, mais il n’arrivait toujours pas à le considérer comme « son » bureau, il restait et resterait pour toujours celui de sa patronne. Ses doigts se resserrèrent autour du verre et il poussa un profond soupir.


Pourquoi tenait-il à dormir ici ? Un meurtre avait été perpétré à cet endroit. Il jeta un regard hésitant en direction des fenêtres, et la silhouette terriblement réelle de Mia se dessina devant lui, adossée contre le mur, avec ses longs cheveux bruns et son ensemble tailleur noir, et éclairée avec pureté par un rayon de lune. On dirait presque qu’elle dormait, pourtant il s’agissait de la position exacte dans laquelle son protégé l’avait retrouvée morte, quelques jours plus tôt…


Le jeune homme laissa tomber son verre d’eau qui se brisa contre le sol, et recula précipitamment de plusieurs pas en laissant échapper un cri aigu de panique. Qu’est-ce que… ?!


–       … Benji ?


L’intéressé manqua d’effectuer un bond de trois mètres et se retourna précipitamment vers l’origine du son. Il se calma néanmoins de lui-même après quelques secondes en reconnaissant l’origine de cette voix.


Maya… Il en oubliait presque sa présence, dans tout cela. Elle dormait ici elle aussi, et il ne s’en souvenait même plus. Il fallait avouer aussi, qu’avec ses cheveux souples entièrement détachés et son uniforme de médium troqué contre une nuisette toute simple appartenant à sa grande sœur, la reconnaître devenait moins facile. Elle se tenait debout, dans le séjour, près de la porte de l’espace cuisine, comme une apparition divine, rendue simplement visible par la lumière argentée de l’astre nocturne, une lumière qui soulignait la pâleur du teint de la jeune fille, contribuant presque à l’assimiler à un fantôme, ou bien une de ces incarnations perturbantes et mystérieuses qui n’apparaissent toujours que la nuit. Cela troubla profondément Benjamin, qui se convainquit presque qu’il rêvait encore, et se demanda quelle marche suivre, à présent.


–       Désolée, je ne voulais pas t’effrayer. J’ai entendu des bruits, tout va bien ? interrogea Maya avec inquiétude.

–       Eh bien, en fait, je…


Il reporta à nouveau son attention vers l’endroit où se trouvait le corps sans vie de Mia encore quelques secondes plus tôt ; la stupeur le saisit de plein fouet en constatant que tout s’avérait être à sa place. U–Une minute ! Que signifie cette illusion ? Je n’invente rien ! Cette silhouette, elle appartenait bien à Mia, le soir où… !


Tout semblait en ordre pourtant.


Maya suivit le regard du jeune homme et réalisa en une fraction de seconde ce dont il devait être question. Son visage s’assombrit brutalement et elle baissa la tête.


–       … Tu n’arrives pas à trouver le sommeil, hein ? Ne t’inquiète pas, je comprends. Moi non plus je ne parviens pas à dormir. Ma frangine me manque.


Des bruits de sanglots et de pleurs ponctuèrent ces paroles, et Benjamin s’approcha d’un air hésitant avant de prendre timidement l’adolescente dans ses bras. Il la sentit se serrer contre lui plus fort tandis que les gémissements redoublaient d’intensité. Lui qui habituellement se révélait particulièrement peu doué pour réconforter les gens, voilà qu’il se retrouvait exactement dans l’un de ces cas de figure. Il ne pouvait cependant décemment pas laisser la jeune fille en tête à tête avec sa peine ; il valait quand même mieux que cela, et s’il ne veillait pas sur elle comme promis, il le regretterait toute sa vie. De plus, dans une certaine mesure, il ne comprenait que trop bien ce qu’elle ressentait. Il savait ce qu’on éprouvait à la perte d’un être cher – des souvenirs bien trop familiers remontaient en surface à chaque fois qu’il y pensait, sans compter les cauchemars qui ne cessaient de le hanter.


Benjamin n’appréciait pas la nuit. Ou plutôt, il ne l’appréciait plus. Plus depuis le meurtre de son père, en tous les cas. Des rêves terrifiants agressaient son sommeil depuis ce tragique événement, et régulièrement des insomnies chroniques rendaient le moindre endormissement impossible, quand il n’enchaînait pas nuits blanches sur nuits blanches dans ses périodes les plus mauvaises et les plus sombres. Et avec cette « apparition » qu’il venait de voir quelques instants plus tôt… La nuit s’amusait vraisemblablement à lui jouer un mauvais tour, et Benjamin se retenait de toutes ses forces pour ne pas crier ou entreprendre toute autre action irréfléchie qui témoignerait d’une quelconque angoisse. Il devait se montrer fort pour Maya, céder à la panique n’arrangerait rien.


La nuit promettait de durer encore longtemps.


Finalement calmée, Maya se détacha de l’étreinte réconfortante du jeune homme, et lui adressa un pâle sourire, avant d’ôter ce qu’elle portait nonchalamment sur les épaules et de le lui tendre. Benjamin, qui jusque-là pensait qu’il s’agissait d’un châle que la jeune fille revêtait à cause du froid, se rendit compte de son erreur lorsqu’un rayon de lune éclaira le vêtement en question.


–       Ma sœur me répétait souvent qu’elle te l’offrirait quand tu gagnerais ton premier procès.


L’écharpe de Mia… Elle ne s’en séparait jamais, et ce même si elle la détenait depuis de nombreuses années déjà. La soie dans laquelle elle était fabriquée semblait comme neuve, malgré le poids du temps qui s’écoulait. Maintenant que j’y pense, Mia comptait effectivement me confier cette écharpe, mais compte tenu des circonstances, je… je ne sais pas si je peux accepter. Surtout comme ça, de la part de Maya, en pleine obscurité. L’atmosphère du lieu, rendue inquiétante par la nuit qui régnait en maîtresse sur les cieux, jusqu’au lendemain, ne l’aidait pas à se sentir plus à l’aise non plus. Il restait tout de même intimement persuadé que ce corps aperçu sous la fenêtre… Enfin, il ne rêvait pas !


–       Allez, l’interpella Maya, tout en lui nouant maladroitement l’écharpe autour du cou. Tu sais qu’elle voudrait que tu la portes. En plus, elle te va super bien, Benji ! conclut-elle en tapant gaiement dans ses mains.

–       Vraiment ? questionna-t-il, surpris. Dans ce cas… je suppose que je peux la garder avec moi, si tu insistes.


L’enthousiasme retrouvé de l’adolescente lui réchauffa considérablement le cœur, et il remonta le vêtement jusqu’à son nez, prenant ensuite une profonde inspiration. La délicieuse senteur sucrée du parfum de Mia imprégnait encore le tissu, même quatre jours après son décès, et quelques larmes coulèrent silencieusement le long de ses joues. Ce qu’elle me manque… songea-t-il en fermant les yeux, ses doigts agrippant le textile comme si sa vie en dépendait. Finalement, la nuit ne possédait pas que des inconvénients : sa nouvelle assistante ne paraissait pas remarquer son désarroi, et il ne pouvait pas demander mieux. Elle s’inquiétait déjà suffisamment comme ça, surtout ces derniers jours…


Lorsqu’il rouvrit les yeux, Maya se tenait toujours debout devant lui, mais autre chose accaparait déjà son attention ; Benjamin le sut au moment où elle déposa quelque chose sur la table basse du salon, évoquant dans le même temps un « rituel », tandis qu’elle tapait énergiquement dans ses mains. Il devina qu’il s’agissait d’un sac lorsqu’il remarqua qu’elle en sortait un étrange attirail, constitué de petits objets qu’elle disposait soigneusement dans une position bien précise.


Rituel ? se répéta intérieurement Benjamin. Maintenant qu’il y songeait, les proches de Maya entretenaient d’étroites et obscures connexions avec le spirituel, l’ésotérisme et tout ce qui, de manière générale, touchait à l’au-delà. La famille Fey vivait dans le petit village de Kurain, localisé dans les hautes montagnes, à deux heures en train de la ville. Ses membres constituaient un groupe matriarcal très fermé et très pieux, qui ne se mêlait pas aux autres ; une civilisation à part entière. Même Mia, en quittant sa terre natale, croyait en un nombre de légendes et de contes invraisemblables, dont au moins la moitié se déroulaient la nuit, un cadre particulièrement propice aux mythes et à leur prolifération. Cela expliquait pourquoi la jeune femme éprouvait, de son vivant, toujours une sorte d’appréhension, lorsque le soleil se couchait pour laisser la place à la lune. Toutes les tentatives de Benjamin pour rassurer sa supérieure sur le fait que les vieilles histoires que sa famille lui racontait ne possédaient aucun fond de réalité se soldaient généralement par des échecs. Mia croyait de toute son âme aux pouvoirs surnaturels que détenait la nuit.


Qui peut prétendre que les fantômes ou même les vampires existent ? Il ne s’agissait que de caricatures pour effrayer les enfants et accentuer leur peur du noir et du soir, lorsque toutes les lumières s’éteignaient. J’imagine… que Maya doit tenir pour vraies toutes ces fables, elle aussi, songea Benjamin en l’observant s’affairer. Lui-même savait pourtant la puissance et l’importance des pouvoirs surnaturels du clan Fey. Il le constatait de ses propres yeux. Et malgré tout… cela le dépassait toujours autant. Il ignorait quoi en penser.


Le bruit sec d’une allumette que l’on craquait le ramena à la réalité. La maigre flamme éclaira le temps d’un instant le visage frêle et juvénile de Maya, qui la porta aux bricoles arrangées devant elle. À ce moment-là seulement, grâce à la source de lumière, Benjamin réalisa le but des agissements de la jeune fille.


Onze bougeoirs blancs, de formes longilignes et parfaitement identiques, trônaient sur le plateau en verre rectangulaire de la table basse grise du séjour. Elle les allumait un à un, créant par ce geste non pas des flammèches rougeoyantes, mais au contraire d’un étrange et envoûtant bleu azur, blanchâtre par endroits. Cette nuit défie les limites de l’extraordinaire, s’étonna Benjamin, désormais plus à une surprise près. Trop de bizarreries se produisaient dans un trop court laps de temps pour qu’il ne s’agît que d’illusions d’optique. Il se concentra sur la forme que les bougeoirs formaient : les uns à la suite des autres, ils dessinaient un magatama, un ornement typiquement japonais, à la géométrie complexe. Toutes les femmes de la famille Fey en arboraient toujours un, sous forme de collier autour du cou. En face des nombreuses bougies reposait un cadre vert en bois contenant un cliché d’une Mia resplendissante qui posait avec en arrière-fond l’entrée d’une université et un ciel d’un bleu éclatant. Ses fines mains exhibaient fièrement un diplôme sanctionnant ses années d’études de droit et l’autorisant officiellement à exercer en tant qu’avocate, sous couvert d’effectuer un an d’internat dans un cabinet au préalable.


Le cœur de Benjamin se serra ; il ne se considérait jamais très photogénique, sur les photos, raison pour laquelle il évitait comme il le pouvait qu’on le photographiât, mais tous ces images imprimées sur papier demeuraient la seule trace encore visible de gens à présent décédés qu’il affectionnait, et cela le confortait quelque peu de posséder un dernier souvenir d’eux, dans un sens, même si une certaine amertume persistait. La nuit… octroyait toujours un éclat spécial aux photos, en particulier celles des défunts, comme s’ils vivaient encore.


En plus de tout le matériel déjà présent, Maya ajouta également un diffuseur d’ambiance en bois, enduisant le bâton d’encens d’une huile très particulière avant de l’embraser à l’aide d’une nouvelle allumette qu’elle tira du paquet. Tout cela semble bien codifié. Pas une seule trace de doute n’altérait ses gestes. Elle s’agenouilla et joignit ensuite silencieusement les mains, murmurant une prière dans une langue étrangère aux oreilles du jeune homme, qui la détailla d’un air perplexe. Elle dut sentir son regard dans son dos, car elle cessa finalement de parler et se redressa, établissant un contact visuel avec lui.


–       Il s’agit d’une tradition du village, expliqua-t-elle avec un air mature qu’il ne lui connaissait pas. Lorsque l’un des nôtres… décède, lâcha-t-elle avec difficulté, il faut disposer onze bougies dans un ordre précis et enduire un bâton d’encens avec une huile précieuse, avant de le brûler, et réciter une prière.


D’où le rituel auquel le jeune homme venait d’assister. Il savait par Mia que le village conservait dans une urne sacrée les cendres de leur fondatrice, Ami Fey. L’histoire racontait qu’elle protégeait les gens et les âmes égarées sitôt le soleil couché, leur offrant un sommeil paré de rêves doux et de songes heureux. Si quelqu’un brisait l’urne, par malheur, alors… ses nuits deviendraient tourmentées et hantées par les malheurs pendant au moins treize sicles lunaires. Le jeune homme se garda bien de raconter que son sommeil à lui se trouvait déjà bien perturbé, sans pour autant qu’il n’eût brisé de quelconque vase précieux.


–       Le rituel commence normalement le soir suivant la mort de la personne et dure sept soirs. Je devais m’en occuper, mais avec les récents événements… ça crée un vrai chamboulement. J’espère juste que l’Amazake[1] sera compréhensive malgré tout.

–        … L’Amazake ?

–       Oui, la sorcière ! Si on effectue mal le rituel, elle attend la prochaine éclipse solaire pour capturer durant la nuit l’âme errante du défunt et condamner ce dernier aux enfers, l’empêchant ainsi de trouver le repos éternel. En plus de ça, elle maudit sa famille sur mille solstices d’été. Mais pas de panique, de l’alcool suffit parfois à l’apaiser, récita Maya, en agitant un flacon de la taille d’une paume de main sous ses yeux.


Benjamin écarquilla les yeux tandis que la jeune fille déposait un petit verre en cristal rempli de ladite boisson, à base de riz fermenté, devant l’autel improvisé pour sa sœur. Autant de légendes nocturnes pour un village aussi petit… Qui pouvait décemment croire à toutes ces choses ? Le jour, la nuit, le soleil, la lune, on les connaissait pour leur dualité, bien sûr, mais ils paraissaient détenir une place centrale dans les récits folkloriques qui se transmettaient de génération en génération dans la famille Fey. Existait-il vraiment une sorcière capable d’exercer une telle emprise sur l’âme des gens ?

Après tout, le clan Fey possédait bien le don de pouvoir invoquer des défunts à leur guise – les femmes, du moins. Si ces mythes s’avéraient vrais – et le jeune homme préférait de loin ne pas tenter le Diable –, ce rituel ne constituait finalement pas une si mauvaise idée. Alors, il ferma les yeux et exécuta un discret signe de croix, laissant planer un silence religieux pendant plusieurs longues minutes

Mia méritait un dernier hommage funèbre, avant son enterrement.


Lorsqu’il ouvrit à nouveau les paupières, Maya se tenait toujours debout à quelques mètres devant lui, mais autre chose accaparait déjà son attention. Il s’agissait des grandes, imposantes, fenêtres du séjour, vers lesquelles elle se rua sans attendre, toute excitée, en criant qu’elle souhaitait voir les étoiles. La facilité avec laquelle cette fille se trouvait capable de passer d’un sujet à un autre en aussi peu temps déconcertait Benjamin à plus d’un niveau, mais il n’émit pas la moindre protestation. Cette joie de vivre communicative qui seyait si bien à la jeune fille réchauffait l’ambiance de la pièce, devenue depuis quelques jours bien trop sombre et morose à son goût, et il éprouvait le besoin de penser à autre chose de toute façon.


Il se dirigea à son tour auprès de Maya, et l’air frais lui caressa agréablement le visage sitôt les fenêtres ouvertes. Elles donnaient vue sur l’hôtel Gatewater, juste en face, et malgré les lumières allumées derrière les carreaux de certaines chambres – Benjamin frissonna en repensant à l’assistante de Redd White qu’il revoyait encore parfaitement en train d’appeler la police –, on distinguait assez clairement la voûte céleste et les milliers d’étoiles qui scintillaient là-haut dans le ciel. La nostalgie s’empara rapidement de lui lorsqu’en les contemplant, toute sa jeunesse ou presque repassa en un éclair devant ses yeux. Plus petit, son père lui apprenait à distinguer les constellations et à repérer les astres avec un volumineux télescope. Ses deux meilleurs amis de primaire, Paul Défès et Phoenix Wright, s’amusaient eux à relier de manière imaginaire les étoiles entre elles pour créer toutes sortes de formes ; ces soirées pyjama-là se terminaient généralement par des histoires d’horreurs plus ou moins bien racontées sous la couette, à la lueur vacillante de vieilles lampes torches défectueuses.


Des souvenirs heureux d’une enfance à jamais révolue, que la nuit conservait jalousement depuis tout ce temps. Si seulement elle pouvait éviter de les ressortir et de les brandir de manière aussi imprévisible devant Benjamin… Je ne dis pas non.


La pleine lune se trouvait généralement au cœur de nombreux mythes et légendes, comme pour la transformation des loups-garous, par exemple, mais ce soir, elle revêtait un côté apaisant, pour le jeune homme, telle un joyau rutilant dont le ciel nocturne constituait l’écrin de velours – le fait que ledit ciel s’avérât noir d’encre renforçait l’illusion bijoutière à merveille.


–       Quel spectacle, souffla Maya, les deux mains appuyées sur le rebord de la fenêtre, et des paillettes plein les yeux.

–       J’approuve totalement. Rarement on peut admirer un ciel aussi dégagé.


En prime, le hululement d’une chouette – ou d’un hibou – couplé au frottement mélodique caractéristique des criquets constituaient à eux seuls un concert à ciel ouvert des plus appréciables. Les seules fausses notes provenaient du bruit feutré et intempestif de la circulation, mais cela restait facile à ignorer, avec un peu de concentration. Quelques fois, l’attention du jeune homme se trouvait happée par l’enseigne lumineuse d’un magasin qui clignotait vivement, mais ça n’égalait aucune des constellations observables ce soir. Benjamin repéra et reconnut une grande partie d’entre elles, mais il ne souhaitait pas briser le charme de la contemplation en les montrant à Maya. Il lui expliquerait et lui fournirait des informations à un autre moment. Pour l’instant… admirer le ciel leur suffisait amplement.


Maya demeura silencieuse un petit moment, perdue dans ses rêveries et un sourire béat aux lèvres ; ses mains soutenaient désormais sa tête. Elle reprit finalement la parole, au moment où une brise agita ses longs cheveux plus noirs que le ciel nocturne qu’elle dévorait du regard.


–       Mia doit se trouver parmi toutes ces étoiles, maintenant. Aux côtés de ton père, ajouta-t-elle à l’attention de Benjamin, en lui lançant un bref coup d’œil, avant de reprendre sa contemplation. Tu sais, je parie qu’ils s’entendent super bien !


Sous le coup de la surprise, son interlocuteur tourna aussitôt le visage vers elle, en arquant un sourcil intrigué. Eh bien, voilà quelqu’un qui n’éprouve aucune peur à exprimer ce qu’il pense, constata-t-il intérieurement. Comment savait-elle, pour la mort de son père ? Tout ce qui concernait l’incident DL–6 se trouvait dans l’un des tiroirs fermé à clé du secrétaire de Mia. Elle et Benjamin respectaient d’ailleurs la même promesse : celle de n’impliquer ni de ne parler à absolument personne de cette histoire, au moins jusqu’à sa résolution. Il s’agissait d’une affaire importante et bien trop brûlante pour en discuter avec n’importe qui. Mia reposait six pieds sous terre parce qu’un petit PDG ne supportait pas de voir ses malversations exposées au grand jour, son protégé ne pouvait pas se permettre de manquer de prudence, où il connaitrait inexorablement le même sort – son corps tout entier frissonna à cette simple pensée.


–       Tu sembles au courant de bien des choses, on dirait.

–       Nous les médiums, nous lisons dans les étoiles, précisa-t-elle en haussant les épaules, comme si elle parlait de quelque chose de tout à fait banal. Tiens, je peux même te raconter…


Elle plissa les yeux, comme si elle cherchait à se concentrer, et poursuivit :


–       … que tu jouais avec deux amis, en primaire. L’un d’eux se sépare du groupe du groupe à cause d’un événement tragique survenu un hiver… Ah, mais sa trajectoire va rejoindre à nouveau la vôtre ! Hm, je perçois aussi de la trahison, mais pas récente. Et dans le futur… tu te marieras et tu deviendras papa ! Mais pas avant plusieurs années. Alors, comment je m’en sors ?


Bien. Remarquablement bien, même, manqua de répondre Benjamin. À l’époque, il fréquentait effectivement Phoenix Wright et Paul Défès. « Quand Paul Défès arrive, tout part à la dérive », selon le slogan que les élèves scandaient dans la cour de récréation. Tous les trois partageaient un lien affectif fort depuis cette fameuse histoire de procès scolaire où la maîtresse ainsi que toute la classe accusaient alors Phoenix coupable du vol de l’argent de cantine que Benjamin transportait dans son sac ce jour-là. Grâce aux protestations de ce dernier ainsi que celle de Paul, les soupçons ne pesaient plus sur le pauvre garçon, et aujourd’hui encore, chacun conservait un porte-clefs de couleur différente à l’image de leur émission favorite, les « Signal Samurai ».


Enfin, Benjamin, du moins. Il ignorait si Paul possédait toujours le sien, car lui ne s’intéressait plus à ce feuilleton jeunesse depuis longtemps. Quant à Wright… le qualifier de méconnaissable relevait de l’euphémisme. Le petit garçon autrefois incapable de blesser le moindre animal ou individu n’existait aujourd’hui plus que par son travail. Son déménagement – à peu près à la même époque du meurtre d’Henri –, détenait peut-être une responsabilité dans le fait qu’il renonçât à exercer en tant qu’artiste, ainsi qu’il le souhaitait autrefois. À la place, il travaillait dans le droit, comme procureur et cela, Benjamin le savait mieux que quiconque : il venait de l’affronter, dans le cadre du procès pour le meurtre de Mia. Les journaux parlaient de lui en boucle, d’ailleurs, lui collant une réputation peu flatteuse qu’il n’usurpait malheureusement pas, il fallait le reconnaître. Surnommé le « Procureur Tricheur » par l’opinion publique, tout y passait : manipulation de témoins, falsification de preuves, pots de vins, et plus encore. Seule l’obtention d’un verdict coupable paraissait lui importer, à n’importe quel prix, même si cela signifiait envoyer une personne innocente en prison.


Benjamin cherchait des livres de droit dans la bibliothèque du tribunal, lorsqu’il découvrit pour la première fois un article parlant de son meilleur ami d’enfance devenu à présent un homme de loi redoutable. Il se trouva qu’une fille, Dahlia Plantule, l’interrompit, l’empêchant de terminer sa lecture de l’article. Ils devinrent amis après cela, mais cette fille s’avérait moins innocente qu’elle n’en donnait l’air, et Benjamin manqua de finir sous les barreaux, à cause d’elle. Il ne s’en plaignait pas, puisque grâce à cela, il connaissait Mia. Mais se rendre compte d’à quel point Dahlia s’avérait perfide et manipulatrice, cela dans le but égoïste de mener à bien ses projets funeste… Cela blessait forcément. Benjamin n’éprouvait aucun intérêt romantique pour la gente féminine, mais il pensait sincèrement que Dahlia et lui partageaient une amitié sincère, fondée sur l’honnêteté et le respect mutuel.


Il devait sûrement être maudit, pour perdre ainsi un par un tous les gens qui comptaient dans sa vie.


Le cri d’une chouette le ramena à la réalité. Maya l’observait avec de grands yeux noirs dans lesquels l’impatience commençait à se mêler à l’inquiétude, et le jeune homme se rappela qu’il lui fallait encore répondre à la question qu’elle venait de lui poser. Il divaguait tellement qu’il en perdait presque le fil de la conversation.


–       Tu te débrouilles très bien. Je ne te savais pas si douée pour réaliser des prédictions aussi justes.


Un rire léger s’échappa de ses lèvres.


–       Un tel don, ça se cultive, tu sais ! Je passe beaucoup de temps à m’entraîner. Par exemple, là, j’adorerais aller méditer sous une cascade d’eau glacée, avec un ciel aussi beau. Un peu comme un bain de minuit, quoi ! Mais j’imagine qu’il n’en existe pas dans le coin…


Elle baissa la tête de dépit face à la réponse négative de son partenaire. Personne de sensé ne veut aller se baigner dans une eau glacée à minuit ! songea-t-il, étonné autant qu’amusé. Il s’agissait probablement encore de techniques spécifiques au clan de Maya. Décidemment, cette petite le surprenait à chaque seconde un peu plus, et bien que Benjamin refusât de croire à tout ce qui possédait le moindre aspect irrationnel, il ne put s’empêcher de penser que de la relaxation sous une chute d’eau glacée au cœur de la nuit offrait quelque chose… d’amusant. Après tout, Mia lui répétait assez souvent « d’envisager les événements sous un angle nouveau », si jamais il venait à se trouvait dos au mur. D’un coup, l’idée de Maya sonnait d’une toute autre manière.


–       Au fait…


Benjamin l’invita d’un signe de tête à poursuivre.


–       Merci beaucoup de m’avoir défendue, et merci pour Mia aussi. On te doit une fière chandelle.

–       De… De rien, répondit le jeune avocat en rougissant légèrement. Je n’allais quand même pas t’abandonner à ton sort. Tout ça se trouve derrière nous, maintenant.


Plus ou moins, en tout cas. Il existait forcément un moment où Maya découvrirait le passé qui unissait Phoenix et Benjamin, et ce dernier ignorait comment lui expliquer la situation. Elle et lui avaient failli croupir en prison pour le restant de leurs jours, par la faute de Wright. Le jeune homme connaissait suffisamment bien son ancien ami pour lui pardonner. Quant à savoir s’il en allait de même pour sa jeune assistante, il s’agissait là d’une autre paire de manche. Il ne souhaitait pas la froisser, quand bien même elle ne paraissait pas tenir de rancune envers les autres, elle non plus.


Dans l’idée, le jeune homme espérait bien trouver un moment dans l’avenir proche pour essayer de rétablir le contact avec Phoenix, découvrir les véritables motivations derrière son comportement, et en fin de compte le sauver – son objectif premier depuis le début – mais il devrait encore attendre un bon moment, de ce qu’il comprenait. Wright venait d’essuyer le premier échec jamais subi dans toute sa carrière, et s’en remettre lui coûterait très certainement un temps considérable. Benjamin doutait que le déranger dans cette période délicate constituât un geste intelligent. La liberté de Maya caracolait en tête de sa liste des choses les plus importantes actuellement.


–       Quelle modestie ! s’esclaffa cette dernière, ses longs cheveux ondulant dans son dos. Grâce à toi, les choses peuvent reprendre un cours normal ; j’entrevois l’avenir plus sereinement.


Benjamin haussa les épaules. Maya le voyait comme une sorte de super-héros, mais lui ne se considérait pas comme tel. Personne d’autre que lui ne voulait défendre Maya, puisque White tenait toute la ville dans le creux de sa main. Il se contentait juste d’effectuer son travail du mieux possible, rien de plus.


–       N’empêche, tu ressembles à ma frangine, constata la jeune fille d’un air songeur. Elle aussi restait toujours super humble en toutes circonstances. Je comprends mieux pourquoi– Oh, regarde ! Une étoile filante !


Elle pointa un index assuré vers le ciel d’encre drapé d’étoiles. En suivant son doigt, et en scrutant attentivement le ciel, Benjamin constata effectivement la présence de quelque chose de brillant, et surtout de difficilement discernable. Cela tendait à prouver qu’il s’agissait d’autre chose que d’une étoile filante. Pas un satellite, car dans ce cas, le point lumineux clignoterait avant de disparaître, or là il demeurait fixe. Probablement une comète, alors, songea le jeune homme en resserrant l’écharpe autour de son coup. Elles se distinguaient difficilement à l’œil nu, et surtout restaient observables dans le ciel beaucoup plus longtemps qu’une étoile filante. Un article de presse lui revint en mémoire : maintenant qu’il y pensait, effectivement, une comète dont le nom lui échappait complètement devait passer à proximité de la Terre ces prochaines semaines.


Pleine d’excitation, Maya lui tira la manche du pyjama d’un geste sec.


–       Vite, pense à un vœu !

–       Maya, ce qu’on voit là, ça s’appelle une comète.

–       Quelle différence ? demanda-t-elle, un petit sourire taquin en coin. Benji, tu dois vraiment apprendre à t’ouvrir l’esprit !

–       D–D’accord, si tu le dis.


Un sourire se dessina sur ses lèvres tandis que l’adolescente joignait ses mains ; probablement réfléchissait-elle à un vœu qu’elle désirait de tout cœur voir exaucé. Je pourrais essayer, moi aussi. Jouer le jeu paraissait divertissant, après tout. Des milliers de souhaits se bousculaient dans sa tête, tant qu’il ne savait lequel choisir et qu’une migraine menaçait d’assaillir son crâne d’un instant à l’autre.

Du moment que Maya demeure à l’écart de tout ennui et que je peux revoir Wright, ça me va. Le reste ? Rien que du superflu. D’accord, pas tant que ça, mais les priorités d’abord.


Si tu m’entends de là-haut, Mia, toi ou papa… Je vous demande juste de bien veiller sur nous. S’il vous plaît.


Il inspira profondément et croisa intérieurement les doigts. Il ne restait plus qu’à attendre, à présent. De toute façon, il ne pouvait pas agir plus. Avec un peu de chance, la part de magie et de mystère associée à la nuit s’occuperait du reste.


–       Bon, lança Maya en tapant dans ses mains, pourquoi tu ne me lirais pas une histoire, pour clôturer cette belle nuit, Benji ?


Les yeux du jeune homme s’arrondirent face à cette demande inattendue, et il recula légèrement. Une histoire ? À son âge ? Je pensais ce rituel de soirée réservé aux jeunes enfants. Et où allait-il se procurer un livre qui plût à la jeune médium ? Ils se trouvaient dans un cabinet d’avocats, pas dans une bibliothèque. Il ne disposait pas de la faculté de claquer des doigts et hop ! tout ce qu’il voulait lui tombait dans les mains.


–       Eh bien, je–

–       Super ! Ne choisis pas un bouquin trop effrayant, par contre. Quand je désobéissais, ma tante Morgan me racontait des histoires d’horreur avant d’aller de dormir et, euh, je n’en garde pas de bons souvenirs.

–       Je vais essayer de trouver quelque chose.


Il secoua la tête, tandis que Maya refermait les fenêtres, étouffant un bâillement. Lui connaissait les insomnies à répétition, elle non. Lui raconter une histoire l’aiderait peut-être à s’endormir ; elle en éprouvait visiblement le besoin. Lui-même appréciait les livres ; plus petit, son père prenait l’habitude de lui en raconter un tous les soirs, certains d’auteurs connus, d’autres d’auteurs moins célèbres. Maintenant qu’il devenait un adulte, les œuvres à caractère scientifiques ou les romans de différents genres – surtout les grands classiques de la littérature – remplaçaient les contes pour enfants et les histoires enchantées qu’Henri lui chuchotait autrefois au moment du coucher. Maintenant, voilà qu’il se retrouvait lui-même avec la tâche de lire un récit à quelqu’un d’autre, et l’exercice le rendait nerveux, dans une certaine mesure. Bien sûr, il s’inquiétait pour rien, mais… tout de même, il n’ambitionnait pas de décevoir Maya, loin de là.


À sa grande surprise, il tomba presque instantanément sur ce qu’il cherchait. En inspectant une étagère toute simple, où s’alignait quantité de dossiers en cours de traitement ou bien déjà traités par Mia, il repéra une tranche sensiblement différente de celle des autres, car plus épaisse et de couleur plus vive. Les lumières du bougeoir ne fournissaient qu’un maigre éclairage – quand donc Maya comptait-elle les éteindre, au fait ? – et il ne distingua pas exactement le titre du livre relativement imposant qui reposait entre ses mains. Un clignement d’yeux plus tard, et sa vision davantage accommodée à l’obscurité, il poussa une exclamation de surprise en reconnaissant finalement l’ouvrage.


Une édition collector limitée des Mille-et-Une Nuits.



***



Mia déverrouille la porte du bureau avant d’entrer, Benjamin dans son sillage.


Elle actionne machinalement l’interrupteur. L’endroit, plongé dans la pénombre à cause de la nuit, retrouve une atmosphère chaleureuse et familière, sitôt inondé de la lumière dorée des luminaires. Ses talons blancs résonnent avec assurance sur le sol tandis qu’elle se dirige vers le vaste et moderne séjour, appuyant à nouveau sur un bouton, et d’autres lampes éclairent à leur tour l’espace. Le trousseau de clefs du cabinet tinte dans sa main ; elle les pose sur son bureau, entreprenant au passage de ranger les rares crayons et feuilles qui traînent sur le plan de travail.


–       Assieds-toi, Benjamin, l’invite-t-elle en désignant l’un des deux canapés rouges près de la télé et orienté dans sa direction. Je te donne le dossier tout de suite.


L’intéressé acquiesce et s’exécute, sans pour autant enlever ses affaires, et remarque que Mia ne peut retenir un sourire. Même après une année entière à travailler à ses côtés, il paraît toujours aussi nerveux que lors de leur première rencontre – et quelle rencontre, du reste.


Ils reviennent tout juste du restaurant. Une invitation de Mia, qui tenait à célébrer dignement la récente réussite de son petit protégé à l’examen du barreau. D’ordinaire, le jeune homme préfère le cadre d’un repas tranquille à la maison, mais quand sa mentor insistait, le refus n’existait plus. En outre, il devait bien reconnaître que le dîner dégusté ce soir… atteignait des sommets. La nourriture et les boissons possédaient une telle saveur que le résultat final ne décevait jamais. À l’occasion, Benjamin y retournerait très certainement. Heureusement qu’il peut compter sur sa supérieure ? amie ? pour l’amener à tester, et expérimenter de nouvelles choses.


Comme un bon restaurant, par exemple.


–       Merci encore, pour le repas.


Son interlocutrice relève la tête et lui adresse un sourire doux lorsque leurs regards se croisent.


–       Ça me gêne quand même de te laisser régler la note. Je pouvais payer...


Mia lève les yeux au ciel en entendant ces mots et se redresse, tout en croisant les bras sur sa poitrine. Benjamin, un vrai gentleman comme il n’en existe plus, presque jusqu’à l’extrême. Il délivre même parfois l’impression de s’excuser d’exister. Il va absolument falloir travailler là-dessus et l’aider à gagner davantage de confiance en lui.


–       Ne raconte pas n’importe quoi. Il ne s’agirait plus d’une invitation de ma part, si tu payais. Une réussite haut la main à un concours de mon petit protégé, ça se fête !


Elle penche la tête et lui sourit une nouvelle fois, rayonnante.


–       Tu vas bientôt pouvoir mener ton premier procès !


Ses sourcils se froncent en constatant qu’il n’apparaît pas particulièrement heureux à cette perspective. Étrange, pour quelqu’un qui ambitionne depuis tout petit et avec tant d’impatience de marcher dans les traces de son père. Dès qu’il obtiendra son badge, il passera d’ailleurs probablement son temps à le polir.


–       Tout va bien, Benjamin? Je pensais que cette nouvelle t’enchanterait, tu attendais de défendre ton premier client avec tant de ferveur.

–       Oui, mais maintenant que tout ça devient si proche et si réel, je…


Il prend une profonde inspiration, en même temps qu’il agrippe machinalement son bras.


–       … Je me sens un peu anxieux.


Les grands yeux noisette de la jeune femme, maquillés au crayon et au mascara, s’écarquillent. Son rire mélodieux et cristallin résonne dans tout le cabinet l’instant d’après. Elle connaît suffisamment son associé pour savoir que par « un peu nerveux », il faut plutôt comprendre « mort de trouille ». Benjamin, lui, sent qu’il va mourir de honte et se surprend à vouloir devenir une petite souris pour disparaître dans un trou et ne plus en ressortir. Il ignore complètement la raison pour laquelle il partage ainsi ses états d’âme avec sa patronne, parce qu’il sait qu’il la déçoit de toute façon et qu’il devrait éviter de raconter ses sentiments aux gens, surtout à elle. Question de fierté, tout simplement.


Lorsque le silence revient et qu’il ose à nouveau lever timidement les yeux vers elle, elle se trouve non loin devant lui, un air bienveillant marquant toujours ses traits délicats. Elle tend la main vers lui, et il hésite quelques secondes avant de la saisir.


–       Lors de mon premier procès, je n’arrêtais pas de m’exciter sur mon client et de le secouer par les épaules. Je croyais mourir sur place !


Interloqué, le jeune homme la détaille sans piper mot. Ça alors, il n’imaginait pas Mia si peu sûre d’elle-même ! À chaque fois émane d’elle cette aura de détermination et d’assurance, comme si elle voulait conquérir le monde. Il ne la soupçonnait pas si en proie à la nervosité. Dans un sens, cela les rapprochait.


–       Nous passons tous par là, donc ne t’inquiète pas, d’accord ? De toute façon, je ne te forcerai pas à prendre ta première affaire si tu ne te sens pas prêt.


Il murmure d’un ton à peine audible quelques mots de remerciement. Elle glisse ses mains chaudes dans les siennes, avant de finalement l’enlacer amicalement, pendant plusieurs longues secondes. Lorsqu’elle relâche son étreinte, les joues du jeune homme se trouvent fortement rosies, et Mia retient un rire léger.


–       Allez, je dois encore te passer le dossier de l’affaire.


Elle pivote élégamment sur ses talons et se dirige vers les étagères situées derrière son bureau, ses longs cheveux bruns et son écharpe oscillant de manière aérienne dans son sillage. Elle effleure de l’index les tranches des classeurs qui s’empilent les uns à côtés des autres sur les différentes rangées du meuble. Benjamin la rejoint juste au moment où elle déniche le trieur qu’elle cherchait. Elle le cale avec douceur entre ses bras.


–       Tiens. Tous les détails se trouvent dedans. On rencontre notre client au centre de détention demain.

–       Demain ? répète son interlocuteur, tout en ouvrant sa sacoche pour y ranger le classeur. Quelle rapidité…

–       La justice n’attend pas. Et puis, tu sais déjà l’essentiel des faits. Le reste coulera de source.


Elle doit probablement sentir son hésitation, car elle pose une main réconfortante sur son épaule, et il hoche la tête, un peu plus rassuré. Sa conscience professionnelle trop pointue l’incite à rester éveillé jusqu’au lendemain pour étudier les détails de leur nouvelle affaire en profondeur, mais d’un autre côté, il dort déjà rarement bien et une nouvelle nuit blanche risque de ne pas arranger ses affaires. Sa mentor ne lui pardonnerait pas, s’il continuait ainsi à se tuer à la tâche. Elle se soucie déjà bien assez de lui comme ça.


Il jette un coup d’œil à tous les classeurs ; leur nombre, qu’il peut seulement imaginer, lui donne le vertige. Cela dit, il se rappelait que chez son père, toutes sortes de documents encombraient eux aussi la grande et vieille bibliothèque de la maison, à l’époque, dégageant un parfum caractéristique. Donc rien de surprenant… jusqu’à ce que ses yeux s’arrêtent sur un objet coincé entre deux dossiers. Il ne parvient pas à voir correctement l’écriture sur la tranche, et se retrouve obligé, suite à une certaine curiosité, de tirer ce qui s’apparente à un livre. Un sentiment d’étonnement et d’excitation s’empare de lui lorsque l’ouvrage atterrit finalement entre ses mains.


–       Ça alors ! Je ne savais pas que tu gardais un exemplaire des Mille et Une Nuits au bureau.

–       Oh, ce livre ? Je le possède depuis mon arrivée en ville pour faire des études. Je suivais un cours d’option sur la civilisation perse, et ils demandaient d’acheter l’ouvrage. Celui-là vient d’une brocante ; j’aime me rendre aux vide-greniers, de temps en temps. Tu l’as déjà lu ?


Benjamin caresse avec un sourire mélancolique des doigts la couverture en velours mauve. Le titre, gravé en lettres d’or, brille sous la lumière électrique des lampes. L’image décorative, située juste en dessous, représente une jeune femme assise et richement vêtue, et sur la main de laquelle repose un grand oiseau blanc, avec en arrière-plan un palais.


–       Mon père… conservait des exemplaires de chacun des huit tomes des Mille et Une Nuits, à la maison. Il me lisait souvent une histoire tirée des recueils, avant de dormir ; je trouvais Schéhérazade particulièrement intelligente. J’ignore où les livres se trouvent maintenant ; peut-être perdus dans les cartons ? Après le décès de mon père et mon déménagement, je ne les ai jamais retrouvé.

–       Emmène-le avec toi, si tu veux ! Je te le prête.


Le jeune garçon relève la tête avec étonnement. Mia, les bras croisés sur sa poitrine, poursuit naturellement :


–       Je le connais presque par cœur. Je préfère les romans policiers, de toute façon.

–       Merci beaucoup pour la proposition. Je le prendrai à l’occasion. Dès que le juge reconnaîtra l’innocence de notre client.


Il replace le livre correctement, un peu à contrecœur. Si cela ne dépendait que de lui, il fourrerait l’ouvrage dans son sac sans hésiter, mais la peur de se replonger dans tous ces souvenirs d’enfance l’en empêche. Il ne souhaite pas repenser à Henri, qui hante déjà suffisamment ses nuits. Alors, il choisit de se réfugier derrière l’excuse selon laquelle il croule sous le travail… ce qui s’avère un peu vrai, dans une certaine mesure.


Mia secoue la tête d’un air amusé et Benjamin ressent la chaleur monter à ses joues. Il se considère particulièrement chanceux de bénéficier du soutien de quelqu’un d’aussi doux, attentif et compréhensif que sa mentor. Quelle fierté de travailler avec elle ! Elle incline la tête et lui sourit, resplendissante, un sourire qu’il lui retourne avec toute la sincérité du monde, le cœur tambourinant dans sa poitrine.


À eux deux, ils peuvent décrocher la lune.



***



Un rayon de lune argenté éclaira malicieusement la couverture du livre, restée exactement de la même depuis la dernière fois. Benjamin sourit : l’occasion se révélait parfaite pour le lire, à présent qu’il possédait un peu de temps pour lui. Il ne doutait pas que Maya apprécierait l’ouvrage, même s’il ne savait jamais à quoi s’attendre, avec elle, ni avec le clan Fey non plus, d’ailleurs. Leurs coutumes détonnaient fortement des rites occidentaux ; un décalage s’imposait donc forcément, inévitable. Qui ne tente rien n’a rien, décida-t-il en refermant le livre. Lire une histoire s’avérait toujours mieux que de plancher pour le restant de la nuit sur un dossier épineux, comme cela lui arrivait particulièrement souvent, parfois plus que de raison.


Depuis combien de temps ses pensées l’absorbaient-elles, il ne le savait pas, mais en tout cas, sa vue même affaiblie par l’obscurité lui permit de constater que Maya ne se trouvait plus dans la pièce. Il ne s’inquiéta pas outre mesure – elle reviendrait d’ici quelques secondes – et se dirigea vers l’un des canapés, celui face à la télé, dans lequel il s’installa confortablement, notamment grâce à deux coussins moelleux en velours qu’il cala dans son dos. La lumière des bougeoirs suffisait largement pour voir les lettres sur les pages, et le jeune homme satisfait feuilleta ainsi brièvement l’avant-propos et l’introduction, avant qu’une voix fluette ne l’interrompît brusquement par derrière.


–       Voilà du thé préparé rien que pour toi ! J’espère que tu aimeras !


Son associée déposa avec mille précautions une tasse en porcelaine remplie dudit breuvage devant lui. Il sentait de prime abord très bon – ce qui constituait déjà un avantage en soi, Benjamin ignorant tout du niveau en cuisine de la jeune fille –, et il décida de patienter un tout petit peu avant de commencer sa dégustation, au risque de se brûler avec le thé fumant.


Maya joignit les mains, ravie en constatant la trouvaille que le jeune homme venait de dénicher.


–       Oh, ça semble chouette ! Attends, je branche ma veilleuse et j’arrive !


Pourquoi Maya détenait-elle un tel objet, censé n’appartenir qu’aux jeunes enfants, le jeune avocat demandait à le savoir, mais avant même qu’il ne lui posât la question, l’adolescente farfouillait déjà dans un sac, et alluma rapidement sa lampe électrique. Cette dernière baigna la pièce d’une lumière blanche aussi pâle que la lune, et de petites étoiles se retrouvèrent projetées au plafond et sur les murs, se déplaçant au rythme d’un doux air de boîte à musique.


Lorsque Benjamin, absorbé par ce manège féerique, reporta son attention sur Maya, elle se trouvait avec lui sur le canapé, et sa tête reposait sur ses genoux. Un plaid qui traînait d’ordinaire sur l’accoudoir du canapé recouvrait pratiquement l’intégralité de son corps, jusqu’à sa poitrine, et elle serrait dans ses bras un doudou à l’effigie du lutin brigadier, un bonhomme mascotte de la police que Benjamin peinait à apprécier, même si lui-même possédait des peluches, plus petit. La jeune fille plongea ses yeux malicieux dans les siens, un sourire à la limite de l’impertinence vissé sur les lèvres.


–       Ben alors, tu la commences, cette lecture ? On ne va pas y passer la nuit !


Il retint une exclamation faussement outragée, histoire de jouer le jeu.


–       Comme vous voudrez, mademoiselle, capitula-t-il finalement.


Il redressa ses lunettes sans monture sur son nez d’une main tandis que l’autre caressait dans un mouvement de va-et-vient affectueux les cheveux de jais de sa partenaire, comme pour la bercer. Je ne dois pas oublier non plus d’y mettre l’intonation. Une grande inspiration plus tard, il se lança.


–       « Première nuit : Le marchand et le génie.

Sire, il y avait autrefois un marchand qui possédait de grands biens, tant en fonds de terre qu’en marchandises et en argent comptant. Il avait beaucoup de commis, de facteurs et d’esclaves… »


Benjamin remarqua que Maya dormait à poings fermés lorsqu’il aborda le conte de la troisième nuit, mais selon lui, elle se trouvait déjà dans les bras de Morphée bien avant qu’il n’achevât le récit de la première nuit.


Il inséra un marque-pages en bois à l’endroit où il s’arrêtait – hors de question de corner le papier ! – et reposa le livre sur la table basse, en évitant soigneusement de réveiller l’adolescente, particulièrement discrète, d’ailleurs, puisqu’elle ne ronflait même pas. Son geste suivant fut d’attraper l’anse de sa tasse afin de boire sa dernière gorgée de thé, toujours sans un bruit. Il ne s’agissait pas d’Earl Grey, comme il en savourait habituellement, mais l’infusion concoctée par Maya demeurait fruitée et agréable en bouche. Il allait devoir lui rendre la pareille pour cette gentillesse qu’elle adoptait avec lui, même s’il cherchait encore comment pour le moment.

Puis, il écarta doucement le récipient de ses lèvres, et il crut halluciner.


Mia se tenait debout, devant lui, dans ses vêtements noirs et les bras croisés.


Les mains du jeune homme se refermèrent instantanément sur la porcelaine, au point presque de la briser, tandis qu’il clignait des yeux, pour chercher à déterminer s’il rêvait, encore. Peut-être s’agissait-il de somnambulisme ? Il secoua la tête, plus fort qu’il ne l’escomptait. Le jour appartenait aux vivants, la nuit appartenait aux morts, mais même à ce moment-là, les défunts ne pouvaient pas revenir à la vie comme cela.


Quand il rouvrit les yeux, il constata que sa mentor se trouvait exactement au même endroit et ne bougeait pas. Sans rien à perdre, il étendit la main, comme pour la toucher, avant de refermer le poing dans le vide. Il murmura même son prénom, presque persuadé qu’elle l’entendait.


Elle demeura immobile. Seule l’expression de son visage changea significativement ; Benjamin le sut lorsqu’elle lui adressa un regard plein de douceur, et lui offrit un sourire solaire tranchant radicalement avec l’ambiance nocturne de la pièce, auquel il répondit par un hochement de tête. Qui dit qu’il faut forcément des mots, pour communiquer ? Pour une raison qu’il ignorait, il se satisfaisait même de cette situation. Tout cela paraissait si irréel, il éprouvait une peur terrible que le moindre son brisât l’illusion et que Mia disparût pour de bon, cette fois. Alors, il se plongea tout simplement dans ses yeux chocolat ; cela l’apaisa.

Et tandis qu’il remontait la couverture sur les épaules de Maya, pour la border, une réflextion lui traversa l’esprit et il se surprit à sourire.


Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas passé une nuit aussi douce.



***



[1] L’Amakaze est un démon du folklore japonais. Elle apparait sous la forme d'une vieille femme, frappe aux portes des maisons la nuit et demande avec une voix d'enfant de l'amazake – un alcool japonais peu fort à base de riz fermenté. Si les personnes présentes dans la maison ne répondent pas, elles tombent malades. Le mythe est ici librement modifié.

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