La volte-face mélodramatique

Chapitre 1 : Prologue

5321 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/09/2022 21:28

Le célèbre cabinet d'avocats Wright & Co. avait conclu sa précédente affaire il y avait désormais six mois. Le procès avait fait la une des journaux : Phoenix Wright, avocat de la défense de renom, avait réussi un exploit en faisant éclater toute la vérité sur l'histoire tragique d'une famille de médiums. Vrais pouvoirs ou arnaque du siècle ?... Les personnes présentes au temple Hazakura la nuit du drame savaient pertinemment que les "Fey" et leurs pouvoirs d'invocation des esprits n'avaient rien d'une arnaque. M. Wright en était d'autant plus conscient que son assistante, Maya Fey, était la descendante directe de cette fameuse lignée à la puissance paranormale. Elle y avait d'ailleurs eu recours plus d'une fois lors des activités du cabinet : invoquer les esprits des morts via son propre corps avait permis de résoudre bien des meurtres en appréhendant des points de vue a priori... insondables. Mais cela avait aussi causé bien des ennuis au fameux duo... qui avait toujours fini par s'en sortir, soit via les compétences de l'un, soit via les pouvoirs de l'autre.

 

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6 février, 10h20

Cabinet d'avocats Wright & Co.

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« Phoeniiix ! s'écria Maya depuis le couloir de l'immeuble dans lequel se situait le cabinet.

 

— Maya ? Pourquoi tu cries comme ça ? Je suis là et c'est trop tôt le matin pour que j'aille où que ce soit... marmonnais-je en sortant cette malheureuse brosse des toilettes, comme tous les jours à quelques exceptions près. »

 

Mon costume bleu foncé et ma cravate rouge manquèrent de glisser dans les toilettes. Je me redressai et me retournai pour accueillir ma chère assistante, dont les bruits de pas m'alertaient systématiquement, tant à cause de sa délicate démarche de rhinocéros que sa joie si communicative... Presque spirituellement. En pivotant mon corps, je me retrouvai soudain nez à nez avec elle qui me collait déjà un flyer sur le torse en sautillant.

 

« Regarde, regarde ! Il y a une promo au camion de burgers qui s'est installé en face !

 

— Oh, c'est génial, ah ah...


J'étais content pour elle, mais...


— Ecoute Maya, on n'a pas accepté une affaire depuis six mois alors...

 

— Oh... »

 

Je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir mal pour elle, mais la promotion ne servait à rien si on n’avait pas un sou à la base. A ma grande surprise, elle affirma quelque chose que je ne pensais pas l'entendre dire un jour.

 

« Ok Nick !

 

Tout mon entourage me surnommait Nick.

 

— On va prendre une affaire et la régler en un tour de main !

 

— Quoi ?! Attends, Maya...

 

— Non, non, pas de discussion !

 

Elle empoigna le flyer promotionnel affichant un gigantesque burger et me le flanqua dans la main, à moitié chiffonné.

 

— On.Va.Prendre.Une.Affaire. C'est décidé !

 

— Que...


Je restais sans voix. Sur ces mots, elle repartit en sens inverse, toujours avec son pas de velours (de rhinocéros) et descendit aussi vite au rez-de-chaussée qu'elle était montée à l’étage. En m'approchant du bureau en demi-cercle du cabinet, surplombé d'une armoire pleine de classeurs, je confirmai ce que je pensais avoir vu : elle venait de se faire la malle avec mon portefeuille.

 

— Sacrée Maya... ajoutai-je avec affection. »

 

Je savais pourtant qui avait le plus souffert de notre précédente affaire. Elle avait vu sa famille s'entre-déchirer au fil des années pour des histoires de positions et de pouvoirs. Elle, qui était née avec un don naturel pour la technique "Kurain", directement nommée d'après le village d'où venait la fameuse lignée de médiums. Elle qui, a de multiples reprises, en avait fait usage et avait invoqué des esprits, pour sauver des vies ou simplement pour extraire la vérité. Elle qui avait vu sa sœur mourir, puis sa mère. Mais à chaque fois que je la pensais perdue, Maya retrouvait son chemin à l’aide de sa seule force, en avançant avec le sourire. Et à chaque épreuve, ses propres faiblesses ployaient sous sa détermination inextinguible... Je m'aperçus qu'en soulevant le portefeuille, mon assistante avait fait glisser sur le bureau le billet qui s'y trouvait. Elle ne risquait pas de payer son burger... Et qu'importe ses pouvoirs magiques ou sa force intérieure... Maya restait Maya.

 

« Bon, il est temps de partir à son secours avant que le vendeur lui en fasse voir de toutes les couleurs ! »

 

Et sur ces mots, je sortis du cabinet, fermai à double tour et rattrapai ma compère au camion avec l'argent.

 

En arrivant devant l'immeuble, je l'apercevais déjà se faire enguirlander par le vendeur bourru, qui n'avait pourtant pas l'air méchant.

 

« Mais enfin ma p'tite dame ! Vous me commandez à manger et vous avez rien pour payer, ça s'fait pas ce genre de choses.

 

— Euh, oui, désolée... acquiesça la jeune femme détournant le regard, les bras pendants.

 

Il était vraiment temps que j'arrive. J'exposai le billet en arrivant dans son dos.

 

— C'est ça que vous cherchez "ma p'tite dame" ? ne puis-je m'empêcher d'ajouter.

 

— Nick !

 

Elle attrapa le billet dans ma main et le donna au vendeur.

 

— Eh ! m'exclamai-je, un peu surpris.

 

— Et tenez, voilà la monnaie ! conclut-elle avec un sourire vite renouvelé... Ainsi qu'un peu de bave au coin des lèvres.

 

— Maya... Tu sais qu’il n’est même pas onze heures ?

 

— Oh allez Nick, j'ai trop faim !

 

— Mais oui, ça lui fera du bien. Allez, voilà vos burgers ! Ajouta le restaurateur, pas mécontent d'avoir trouvé une cliente à cette heure.

 

— Attends, "vos" burgers ?!, remarquai-je immédiatement. Tu ne vas pas tout engloutir ?!

 

Elle se tourna vers moi, les yeux grands ouverts et me fixa avec ses deux monstres de nourriture dans les mains.

 

— Mais non Nick, celui-ci c'est pour toi ! »

 

Je ne pus m'empêcher d'accepter l'offre que me faisait la jeune femme enjouée en face de moi. Seulement, un repas de cette envergure à cette heure, c'était plus son style que le mien... Enfin, cela s'avérait sûrement être un sacrifice nécessaire (celui de mon estomac).

 

Avant que l'on parte, le marchand nous interpella de sa voix avenante.

 

« Oh, vous m'avez l'air d'un bien joli couple !


Je rougis soudain, comme un feu... rouge, puis il reprit.

 

— Bon écoutez, vu l'enthousiasme dont vous faites preuve, j'ai bien quequ'chose à vous proposer ! Je suis membre d'un club de théâtre et on cherche des participants pour faire une grande représentation d'ici un mois ! Ça vous dit ?

 

— Oh ç'a l'air génial !

 

— Attends, on sait même...

 

— Ah, la p'tite dame est intéressée ! me coupa le vendeur.

 

Je suis à peu près sûr qu'il savait ce qu'il faisait, d'ailleurs.

 

— Nick, dis oui !

 

— Attends, tu as oublié ta promesse ? Il faut qu'on trouve une affaire, sinon ce sera ton dernier burger avant longtemps.

 

— Mais...


Elle serra son manteau violet et sa robe rose pâle entre ses doigts, en tournant les yeux vers le sol. Et je soupirai.

 

— Bon... Très bien. Peut-être que rencontrer de nouvelles personnes nous permettra de trouver une affaire.

 

Le marchand de burgers regardait la scène avec son sourire satisfait.

 

— Très bien mes amis ! Tenez, voilà le flyer, il y a toutes les infos dessus. Et je vous dis à la prochaine ! »

 

Aussi tôt sa mission accomplie, il nous salua d'un revers de la main. Nul doute, je venais de me faire avoir.

 

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8 février, 9h54

Théâtre Wasabi

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Nous nous étions levés tôt avec Maya pour arriver à l'heure du rendez-vous fixé par le marchand de burgers : dix heures. Je n'avais même pas eu le temps de terminer le récurage des toilettes... Bref, il ne nous avait pas précisé grand-chose, préférant conserver la surprise jusqu'au dernier moment sur le thème de la pièce à laquelle nous allions participer. Pour être honnête, je stressais autant à l'idée d'être sur une scène de théâtre que derrière le banc de la défense. Peut-être même plus...

 

« Eh oh Nick, allô la Terre !


Maya jeta son regard sur moi, les sourcils froncés.


— Le feu est vert, on traverse !

 

— Hein ? Euh oui, pardon... »

 

J'étais encore en train de me réveiller, les yeux plissés et dans le vague. Une notion que Maya ne connaissait pas, simplement parce qu'elle était... elle-même, je suppose ?

 

« Tu le dis si tu ne veux pas aller au théâtre ! grogna-t-elle en gonflant les joues.

 

— Mais si, mais si... Je me demande juste ce qui nous attend là-bas.

 

— On verra bien ! lança-t-elle, impatiente. »

 

Elle attrapa ma main et me tira sur le passage piéton, son sourire habituel vite arboré. Les gens de part et d'autres traversaient à vive allure, comme tous les citadins pressés en semaine. Certains grognaient de ma lenteur, tandis que quelques-uns se retournaient sur la tenue étrange de mon apprentie. Sa tenue de médium aux couleurs rosées et violettes, qui ne la quittait jamais, passait difficilement inaperçue au milieu de la foule. Malgré tout, elle était habituée aux regards d'autrui et cela ne la dérangeait pas plus que ça. Les immeubles surplombant les chaussées agencées au millimètre, les bouchons automobiles et le rythme effréné de la ville faisaient maintenant partie de son quotidien, en dépit de ses origines rurales. Cependant, le théâtre qui allait se présenter à nous au prochain coin de rue dénotait complètement de ce paysage de verre et d'acier. Nous fixâmes un instant la devanture, hésitants sur notre destination, puis nous avançâmes au pas de l'entrée.

 

Nous restâmes quelques secondes les pieds sur le bitume sale, à observer cette fameuse devanture. La peinture verte encore éclatante traversait les craquelures du bois vieilli et parcourait l'arche qui délimitait l'entrée tout en largeur. Au-dessus des deux vieilles portes vitrées, en plein centre, se dessinait une sculpture végétale : une feuille de wasabi géante aux contours arrondis et à l'extrémité en as de pique, d'un rouge flamboyant, sublimé par le vert qui l'encerclait. Cela semblait anodin, mais le contraste entre les façades de béton adjacentes et cette entrée de bois rénovée avait quelque chose d'irréel, de mystique.

 

« Waouh... lâcha Maya, la bouche grande ouverte.

 

— Surprise ma p'tite dame ?! surgit soudain derrière nous un visage connu, personnage bourru mais aux rides dessinées par la joie.

 

— M'sieur le marchand, c'est vous ! s'exclama l'interlocutrice surprise.

 

— Oh, oh ! Pas de "monsieur le marchand" un jour de repos ! Je me prénomme Hamburg Astrit. Mais appelez-moi Hamburg, mes p'tits tourtereaux !

 

— Hamburg, donc. Phoenix Wright, ravi de vous connaître. »

 

Je fis une nouvelle fois abstraction de sa remarque sur Maya et moi. Je tendis ensuite ma main, qu'il accepta avec plaisir... avant de la broyer dans la sienne, en guise de salutations. Les gouttes de transpiration commencèrent à couler sur mon front. Au bout d'un moment, il finit tout de même par desserrer sa poigne de fer. Ouf, je n'avais pas craqué. Bravo, Phoenix !

 

« Et vous, ma p'tite dame ?

 

— Euh, Maya Fey, sir ! bégaya-t-elle impressionnée.

 

— Ah, ah ! Phoenix et Maya, formidable ! Allez, entrez ! »

 

Le géant enroula ses bras autour de nos épaules respectives et nous traîna à l'intérieur du bâtiment par les portes battantes. A l'intérieur, des chaises en plastique alignées de long en large regardaient une scène en parquet pas très imposante. Deux longs rideaux noirs étaient repliés à chaque extrémité, soulignant la belle hauteur sous plafond. Enfin, deux passages parallèles longeaient les chaises jusqu'à de petits escaliers montants à l'arrière de la scène. En somme, le théâtre était tout à fait ordinaire.

 

« Suivez-moi, les autres doivent être à l'arrière de la scène ! »

 

Nous nous exécutâmes, montâmes les escaliers et tombâmes nez à nez avec une petite troupe... composée de plus de personnes que je ne l'aurais cru.

 

« Oh Hamburg, tu as attrapé des nouveaux ! s'exclama l'un d'eux.

 

Comment ça, "attraper" ?...

 

— Approchez donc. Notre cuisinier peut être un peu cru (il rit, puis reprit), mais il n'est pas méchant ! Je me nomme Blake DEBALE, heureux de vous connaître.

 

Le jeune garçon, pas très costaud, fit signe à ses collègues de se présenter.

 

— Régis STAYRE, pour vous servir ! s'enthousiasma le deuxième homme, le visage assombri par sa casquette noire.

 

— Moi, c'est Alice PALETIN, bienvenue... salua la fille au teint blanc d'une voix faible, mais chaleureuse.

 

— Avec un peu plus d'énergie, Alice ! ajouta une dame plus âgée. Ne lui en voulez pas, elle n'est pas très douée pour se mettre en avant. Quant à moi, je me prénomme Ophélie RETOU, directrice et propriétaire de cet humble théâtre. J'espère que vous saurez trouver du plaisir dans le jeu et une vraie force de vivre, insista-t-elle tout en fixant Alice. »

 

La troupe paraissait soudée. Nous nous présentâmes à notre tour, puis j'expliquai à ses compères comment Hamburg nous avait "rabattus" jusqu'au théâtre... Ce que je ne savais pas, c'était pourquoi il l'avait fait. Mme RETOU, plus honnête, s'empressa donc de nous en faire part.

 

« Je dois vous avouer que j'ai écrit ma propre pièce : une tragédie amoureuse. Un roturier, un vulgaire mendiant délaissé par le monde moderne, trouve un jour une petite annonce : "recherche homme courageux pour sauver princesse du Moyen Age". Mais aucun lieu n'est précisé ! Il arrache l'annonce, souhaitant saisir sa chance, et soudain !... Oh, soudain ! Un portail s'ouvre devant lui, le téléportant dans le passé, à l'époque de sa princesse ! Il va affronter hommes et monstres pour secourir la princesse, qu'il ramènera dans le présent. Elle deviendra la princesse du Japon. Ils se marieront mais son mari, en fait de sang royal, sera emporté par la maladie. Effondrée par le chagrin, sa dulcinée mettra fin à ses jours. De génération en génération, tout le monde se contera son histoire : le conte de la princesse du Nouveau vieux Tokyo ! » conclut-elle, essoufflée.

 

A l'écoute de cette histoire, Hamburg s'enfuit comme s'il savait ce qui allait se passer, prétextant qu'il allait préparer à manger pour le midi.

 

J'avais une impression de déjà-vu... Un mauvais pressentiment aussi. Et qu'est-ce que c'était que ce scénario à dormir debout ?! Je me tournai vers Maya, désabusé, cherchant un regard comprenant le mien. Mais un drame se produisit. Ses yeux d'enfant scintillaient de mille feux à l'écoute de la directrice. C'était trop tard... Elle me fixa intensément une seconde.

 

« Phoenix, Phoenix !

 

— Quoi ?... demandai-je en connaissant la réponse (s'il te plaît, surprends-moi).

 

— On...

 

— Oui ?...

 

— On va participer à cette pièce, ç'a l'air génial ! Un scénario néo-moderne ! Le conte de la princesse du Nouveau vieux Tokyo ! Trop cool !

 

Et mince.

 

— Euh... Oui, on va y réfléchir.

 

— Comment ça, on va y réfléchir ?! me fixa-t-elle avec ses sourcils recroquevillés et ses bajoues gonflées.

 

— Euh, oui enfin je veux dire, on va sûrement participer. Mais il faut qu'on se prépare, ah ah...

 

— Youpi ! fêta Maya en sursautant.

 

— Attends, j'ai pas dit que...

 

Maya ne m'écoutait plus. Elle se tourna vers la directrice et se montra décidément très entreprenante.

 

— Mme RETOU, dites-moi comment je peux vous aider !

 

— A vrai dire, nous aurions besoin d'une personne pour jouer le rôle de la princesse si cela ne vous incommode pas, répondit la directrice sans hésiter.

 

— Attendez, Mme RETOU. Je ne suis vraiment pas sûr que cela soit une bonne idée de faire monter Maya sur scène. Vous ne...

 

Mon assistante ne m'écoutait toujours pas.

 

— Youpi, je vais jouer la princesse ! Ça va être trop bien, Nick ! »

 

L'assistance acquiesça vivement devant l'enthousiasme de la jeune femme. De mon côté, je venais de subir une nouvelle défaite face à la légendaire maîtresse de la maison Fey. Malgré cela, je ne pouvais m'empêcher de sourire bêtement en la regardant.

 

« Oui, Maya... Ça va être trop bien. », soulignai-je avec un léger rictus.

 

Sur ces mots, la troupe se mit en branle et prépara immédiatement les décors pour faire un premier essai, texte en main. Tout le monde était impatient de voir ce que le script de Mme RETOU allait donner sur scène, même si l'appréhension se lisait sur les visages. Régis positionnait les projecteurs à l'aide de diverses cordes, tandis qu'Alice sortait les costumes de la petite loge située au fond à droite de la scène ; Blake expliquait les points essentiels à Maya et lui montrait le passage concerné. Enfin, Ophélie s'occupait des moindres détails encore à peaufiner. Pour ma part, je restais un peu l'écart, plutôt surpris de la coordination de la petite équipe, qui dénotait totalement avec la première impression que j'en avais eu.

 

Une fois tout en place, Alice, Ophélie et moi-même nous assîmes sur les chaises inconfortables. Régis supervisait l'aspect technique et Blake jouait le roturier sauvant la princesse... Maya.

 

« Oh, ma princesse, je ne puis vous laisser ainsi, dépourvue d'un monde qui vous sied ! »

 

Le jeune homme en tenue de chevalier s'agenouilla devant les remparts du château de pierre, regardant sa dame coincée à l'intérieur de l'enceinte, au-dessus du pont-levis. Enfin c'est ce que j'aurais aimé dire, mais Blake dans son costume de chevalier s'était juste agenouillé devant Maya, qui se tenait sur un escabeau. Ses yeux bleus et sa frange noire faisaient bonne allure. Au moins, il avait le style adéquat...

 

« Oh oui mon très cher chevalier, venez me sauver ! » criait Maya en sursautant, toute excitée.

 

Et je pense qu'à cet instant, elle n'avait vraiment pas compris le concept. La longue robe azur qu'elle portait se pliait de haut en bas tandis qu'elle exprimait son engouement de façon un peu trop... évidente, pour une princesse soi-disant enfermée. Blake fut décontenancé, mais il continua en gardant son calme.

 

« Si c'est ainsi, je franchirai les portes de ce château de gré ou de force ! »

 

Il tendit la main vers l'arrière de la scène d'où descendit un gros accessoire de bois similaire à un rocher, de la même taille que l'escabeau sur lequel se tenait Maya. Il s'approcha du "rocher" et monta dessus, invitant notre princesse à attraper sa main.

 

« Oh, mon sauveur !

 

Jusque-là, tout allait à peu près bien. Bravo, Maya.

 

— Je serai la princesse de votre royaume ! Youpi ! s'exclama-t-elle avec un grand sourire enjoué. »

 

Blake se figea, décontenancé. Encore. Ce n'était pas tout à fait le personnage de la princesse imaginée par Ophélie... ni ce qu'il y avait sur le script d'ailleurs. Alors il ne put s'empêcher de lui faire remarquer, pendant que je me tordais de rire dans ma chaise.

 

« Euh, Maya... La princesse ne fait pas "youpi" à ce moment-là. D'ailleurs, elle est plus soulagée que ravie d'être sauvée par mon pouvoir surnaturel des roches, ajouta-t-il pertinemment. »

 

Les deux acteurs recommencèrent donc la scène à nouveau. Et à nouveau. Et à nouveau. A chaque fois, ma chère assistante ne pouvait s'empêcher de gaffer. Le visage de Mme RETOU se décomposait un peu plus à chaque fois, figeant son expression. Elle essaya de guider Maya, puis ils recommencèrent à nouveau. Puis à nouveau. Puis à nouveau... Au bout d'un moment, l'équipe avait compris mes réticences et essaya d'en parler avec la jeune femme, la directrice la première.

 

« Hm Maya, tu es très bien dans le rôle, et je dois m'excuser de t'avoir demandé de participer pour rien mais... si tu le permets, j'aimerais jouer le rôle de la princesse, bégaya Ophélie, d'habitude si assurée.

 

— Mme RETOU, vous êtes sûre ?... s'étonna Alice d'une voix à peine discernable. »

 

A vrai dire, il lui fallait surtout trouver un moyen d'écarter Maya sans la blesser. Mais à cette annonce, la concernée baissait déjà les yeux vers le plancher, lâchant un petit "oh...". Je me devais donc d'intervenir pour, disons, ne pas briser ses rêves trop soudainement.

 

« Ecoute Maya, il y a d'autres moyens de participer à la pièce. Si cela tient à Mme RETOU qui a écrit la pièce, alors on doit lui laisser le rôle."

 

— Oui, tu as sûrement raison, dit-elle en arborant déjà un nouveau sourire, un peu retranché. »

 

Régis en profita pour prêcher sa paroisse :

 

« Et pourquoi vous ne viendriez pas en coulisse ? Je n'ai pas de problème technique mais je manque sérieusement de bras pour tout faire ! Ce serait l'occasion de découvrir les secrets de la scène.

 

— Hm... Pourquoi pas, cela semble une bonne idée. Qu'en dis-tu Maya ?

 

— Oui, c'est une bonne idée ! Nous pourrions observer les acteurs aux premières loges !

 

— Parfait alors, c'est décidé ! se réjouit Régis, pas mécontent d'avoir de la compagnie.

 

— Et vous aurez plusieurs "cordes" à votre arc si vous allez en coulisses ! Ajouta Blake, cherchant nos regards qui l'évitaient...

 

— Si cela vous convient à tous, je vous propose une première représentation dans un mois, reprit Ophélie. Nous manquions de bras à tous les postes, mais avec vous deux à la technique, je pourrai totalement me concentrer sur mon jeu. Comme Blake et moi-même connaissons déjà nos rôles respectifs, cela devrait faciliter les répétitions. Alice, je compte également sur toi pour la confection des décors, je sais que tu peux y arriver !

 

— Je ferai de mon mieux, Mme RETOU... murmura la fille d'un battement de lèvres.

 

— Très bien, que cette pièce soit un succès !

 

— Evidemment ! acquiesça Régis avant d'arborer un regard assuré. »

 

Sur ces paroles, les membres partirent chacun de leur côté, rangeant la salle ou les loges en fonction de leurs rôles, puis se retrouvèrent un peu plus tard, presque à l'heure du déjeuner. Mais honnêtement, vu le déroulé de la matinée, tout le monde mourait déjà de faim, surtout Maya. Hamburg avait préparé ses fameux hamburgers, qui n'attendaient que nous...

 

Après avoir mangé, nous nous séparâmes. Nous nous revîmes plusieurs fois de cette façon pendant le mois suivant, abordant avec Blake le minimum des prérequis techniques du théâtre, tandis qu'Ophélie, Blake et parfois Alice répétaient leurs rôles à l'approche de la première représentation... Nous nous retrouvâmes aussi pour distribuer des tracts et faire un peu de publicité... Puis le moment, tant attendu, arriva. 


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9 mars, 20h53

Théâtre Wasabi

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La salle était bondée. Les luminaires d'ambiance éclairaient à peine l'assemblée, assise pour l'occasion dans des fauteuils gracieusement prêtés par la ville. Le groupe d'artistes se préparait en coulisse depuis plus de deux heures. Ophélie ne voulait rien laisser au hasard pour cette première représentation publique, achèvement de longs mois d'écriture et d'un travail acharné. La troupe était à la fois perplexe devant le nombre de personnes rassemblées ce soir, mais aussi impatiente, car cela signifiait qu'ils allaient enfin montrer le fruit de leurs efforts. Ils devaient pour cela principalement remercier Hamburg, qui avait un don naturel pour la publicité...

 

« Phoenix, tu dors ? m'interpella Régis, irrité.

 

— Non, non, désolé !

 

— Tu te souviens comment on ouvre le rideau, n'est-ce pas ?

 

— Euh bien sûr ! Ah ah...

 

Je ne m'en souvenais pas du tout. Il soupira et me regarda fixement avec ses yeux noirs, puis me montra à nouveau comment faire.

 

— Allez, tu vas y arriver ! Tu attrapes ces deux cordes que tu tires vers le bas en même temps, cela fera coulisser les rideaux jusqu'aux bouts de la scène. Et pas le droit à l'erreur ! A chaque entracte, rideau ! Tu vas voir, c'est facile. »

 

Je lâchai un sourire forcé. Le groupe était un peu à cran, mais à part quelques bévues, chacun connaissait son rôle. Je ne savais pas exactement comment nous avions été embarqués dans cette aventure mais,

désormais, avec Maya, nous étions aussi impliqués que les autres. D'ailleurs, je n'imaginais pas encore à quel point...

 

Neuf heures. Les lumières s'éteignirent. La salle plongea dans le noir. Hamburg et le reste du public se turent soudain dans l'expectative du spectacle à venir. Régis, qui gérait les décors, me fit un signe de main sans équivoque. Je tirai les deux cordes vers le bas et les rideaux s'ouvrirent. Ophélie, dans son costume de princesse, apparut au centre de la scène, éclairé par le projecteur que Maya avait déplacé et allumé via le panneau de contrôle à l’opposé. Et la magie commença...

 

« Mesdames et messieurs, chers hôtes, bienvenue au théâtre Wasabi ! Moi, Ophélie RETOU, ainsi que toute l'équipe, vous souhaitons par avance une agréable soirée en notre compagnie ! »

 

Les gens, noyés dans l'obscurité, applaudirent.


Le rideau se ferma sous mes mouvements, puis se rouvrit cinq minutes plus tard, dévoilant le début du conte de la princesse... Du nouveau vieux Tokyo.

 

Blake était assis dans un coin de la scène, recroquevillé, couvert d'un drap sale. Des décors de foules de citadins traversaient l'arrière de la scène.

 

« Oh, pourquoi, monde injuste ?! N'y a-t-il en ton sein qu'un immense creux ? N'apportes-tu donc pas la justice et la chance à tous ?!... »

 

Le visage maquillé de saleté, levé vers le plafond, le jeune héros jouait sa tirade à la perfection, avec comme fond le silence attentif du public. Puis, alors qu'il se résignait, apparut soudain un portail en nuances de bleu et de blanc au milieu de la scène, devant les personnages en bois défilant à l'arrière. L'acte continua ainsi jusqu'à ce qu'il se retrouve dans l'autre monde. Il affronta de nombreux périples. Les ogres et autres personnages surnaturels devinrent de plus en plus féroces au fil de la soirée, jusqu'à ce que l'abandonné du nouveau Tokyo fit la rencontre de sa princesse. Il s'agissait d'ailleurs de la même scène qui s'était jouée un mois plus tôt.

 

« Oh, ma princesse, je ne puis vous laisser ainsi, dépourvue d'un monde qui vous sied ! s'exclama Blake, tragique.

 

— Oh oui mon très cher chevalier, venez me sauver ! répliqua Ophélie, le visage volontairement éreinté et la main tendue vers son sauveur.

 

— Si c'est ainsi, je franchirai les portes de ce château, de gré ou de force ! décida-t-il, le regard ferme. »

 

Sur ces paroles, il tendit la main vers l'arrière de la scène d'où descendit un gros accessoire de bois similaire à un rocher, de la même taille que l'escabeau sur lequel se tenait Ophélie. Il s'approcha du "rocher" et monta dessus, s'approchant de la princesse en détresse. A cet instant, elle emplit sa réplique d'émotions.

 

« Oh... Mon sauveur ! Ah... Je... »

 

Sa voix tremblante figea le temps. La salle attendait également la suite, retenant son souffle. A cet instant, elle détourna le regard. J'eus l'impression qu'elle me fixa aussi, dans ce bref instant, dans cette seconde inerte, comme pour fuir grâce à ses yeux d'un bleu de cristal le centre de la scène. Mais je ne me faisais pas d'illusion : son jeu parfaitement orchestré avait dû faire naître chez la plupart des spectateurs ce sentiment d'appel à l'aide. Puis, ayant répété des dizaines de fois, Maya déplaça le projecteur au-dessus d'Ophélie et l'alluma avec le plus gros flamboiement du théâtre Wasabi. Il oscillait. La robe azur de la princesse scintilla soudain de mille feux et sa bouche entrouverte fit reprendre au temps son cours d'un son étouffé. Le projecteur oscillait.

 

« Ah... » soupira-t-elle puissamment, jouant l'émotion la plus totale en posant ses genoux sur l'escabeau, robe repliée.

 

Le public respirait à nouveau, rappelé à la réalité par ce soupir. Ophélie s'écroula sur la planche de l'escabeau, en véritable princesse épuisée. Mais le projecteur qui se balançait de plus en plus sur sa rampe métallique finit par se décrocher. Blake eut un temps de réaction décalé. Dans sa course, droite et sans arrêt, l'objet de verre et de métal avait à nouveau figé le temps.

 

« No... »

 

Le jeune homme essaya de jeter sa main vers son amie. Les mots étaient de toute façon trop lents. Mais alors que tout son corps se propulsait vers l'avant, il fut repoussé par son rival à l'inertie dangereuse. Le bord du projecteur de huit kilos percuta l'arrière du crâne d'Ophélie. La lumière s'éteignit définitivement. L'escabeau se brisa sous le poids du projectile et Blake fut repoussé vers l’avant de la scène.

 

Une demi-seconde s’écoula dans le silence. A l'issue de celle-ci, un mouvement de panique se déclencha.

 

« Appelez la police ! cria l'un.

 

— Mais non, les urgences ! cria l'autre.

 

— Poussez-vous, laissez-moi sortir ! cria un troisième. »

 

Et bien d’autres haussaient la voix, dans un brouhaha général. Les gens se bousculaient, perdus. L'équipe était sous le choc, réalisant à peine ce qui venait de se produire. Je savais pertinemment ce qui venait d'arriver. J'avais l'habitude. Mais on ne s'y fait jamais vraiment. Maya, les mains toujours sur le panneau de commandes de l'autre côté de la scène, jeta son regard vers moi, éclairé par les faibles lumières de secours. Ses yeux humides et ses fines lèvres recroquevillées en disaient plus qu'il n'en fallait. La police ne tarderait pas à arriver. Les urgences non plus, mais en vain, car une femme était morte ce soir-là.


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