Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 7 : Chapitre 6 - La Grecque sur le rivage

13822 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/07/2017 23:24

 

Chapitre VI

La Grecque sur le rivage

 


Nous retournâmes au mont Olympe. Nous y fûmes accueillis en héros, enfin, Zénicetès plus particulièrement. Toute la gloire de notre combat contre les trières rhodiennes, dont la nouvelle n’avait pas tardé à courir, lui revenait ; n’était-il pas l’archipirate, le plus grand de tous, tétrarque et roi plutôt que malandrin ? Il commandait, donc, il profitait. Comme il me jurait de tout faire pour retrouver d’anciens pirates réduits en esclavage, je me résolue à gagner mes pénates, et à attendre qu’il ait achevé ses besognes.  

 

             Ces investigations prendraient du temps, et Zénicetès ferait traîner l'affaire autant que possible, je n'en avais pas le moindre doute. Mais il fallait me montrer patiente. Je mis donc les mois qui suivirent à profit pour m’entraîner davantage au maniement des haches, et à l’arc d’Homây : Zénicetès avait aménagé un petit bac à sable qu’il s’évertuait à appeler « gymnase », dans lequel ses barbares pouvaient se défouler, et dont je sus tirer parti. C’était d’ailleurs l’un des rares moments où je croisai les habitants du mont Olympe. Le reste du temps, je me cloîtrais dans mes quartiers, ne répondant à aucune de leurs objurgations salaces, leur rendant bien le mépris qu’ils me manifestaient. N’étais-je pas supérieure à eux tous, à la fois par les nobles desseins que j’entendais servir, mais également par mes dons innés ? Ces infâmes bouchers marins, s’évertuant à faire subir aux autres la misère qu’ils avaient connue, ne m’inspiraient que dégoût. Seul Anaxis et Phedreos dérogeaient à cette révulsion générale, puisque après tout, ils m’avaient aidée au moment où j’en avais le plus besoin. C’est sous leur tutelle que j’effectuai les sorties nautiques qui suivirent, apprenant à manier les avirons et à mieux maîtriser les courants. Les vagues comme le bois se ressentent sous le pied. Ils bougent, ils vivent, tiennent à te faire savoir qu’ils ont leurs humeurs et leurs manière de se faire comprendre, et qu’ils peuvent être comme toi les instruments de la volonté des dieux. A chacun de trouver son propre équilibre entre les hommes, les éléments, et les forces d’Excellence. Enfin, lorsque les échardes sautant du bois de cette galère eurent fini de s’incruster sous la plante de mes pieds, je fus rassérénée : j’atteignais enfin une parfaite harmonie avec l’esquif.

 

Pour autant, à cette époque, je ne pris plus part à un seul combat. Pour ainsi dire, je ne descendais sur le port que lorsque cela était absolument nécessaire. J’en voyais tant, des sbires de Zénicetès ramenant avec un air féroce des malheureux razziés aux quatre coins de la mare internum, otages temporaires ou futurs esclaves. Les pirates prenaient notamment un malin plaisir à humilier les Romains, pris plus souvent par chance que par ruse. Dès qu’un citoyen de l’Urbs avait le malheur de descendre des galères, on le gratifiait d’une parodie de triomphe et de supplications, où il se retrouvait la risée de tous.

La première fois que j’en entendis parler, j’imaginais que cela m’amuserait. Je n’assistai à ce triste spectacle qu’une seule fois. Il m’écœura, et ne m’aida certainement pas à réviser mon jugement au sujet des pirates. Il y avait bien une dizaine de personnes, surtout des hommes, à être ridiculisés de la sorte. Les Romains capturés étaient rarement des patriciens, plus souvent des paysans pauvres ou des vétérans venus chercher leurs terres en Asie, et, dans les deux cas, ils ne faisaient absolument pas montre de la majestas les rendant si antipathiques aux yeux des Grecs et des barbares. On n’observait que la peur dans leurs yeux. S’ils s’étaient montrés aussi hautains que lorsqu’ils étaient libres, je me serais probablement réjouie avec les autres. Mais ces pauvres gens, mis à nu, dépouillé de tous leurs biens, bombardés de fruits pourris et de quolibets, qu'avaient-ils de despotique ? Et à présent, les Assassins entendaient faire alliance avec ces pirates, ces massacreurs, ces profiteurs ? Il n’avait décidément rien compris au monde, ce vieil Homây !

 

Phedreos et Anaxis tentaient souvent de me faire réviser mon jugement ; ils voulaient me faire comprendre pourquoi il en était ainsi, parce que je ne pouvais commander à ces hommes sans crainte d’une mutinerie, si le je les abhorrait. Ainsi, le vieux pilote, l'index levé et un sourire aux lèvres, raillait toujours le proverbe « Seuls les marins sont vraiment libres ». Car si c’est assurément le nez aux quatre vents, le cœur noyé d’iode, le bois crissant sous tes pieds, que tu vis tes meilleurs moments,  demande donc à n’importe quel rameur du dernier rang ce qu’il en pense. Pour lui, un navire n’est qu’une prison. Où promiscuité et insalubrité, je crois déjà l’avoir souligné, vont de pair. Pour l’immense majorité des marins, la galère, ce n’est pas la vie au grand air : c’est le sel qui t’attaque le cul, tandis que tu renifles à loisir les relents nauséabonds qui émanent de celui du camarade devant toi ; tu ne peux pas te boucher le nez, tu dois en sus te briser le dos en soulevant une pelle aussi lourde qu’encombrante. Qui donc aspirerait à une telle existence ? Etre marin est une souffrance ; qu’il faut parfois expier sur les autres, ajoutait Phedreos.

                                                                                                                         

Et puis, poursuivait le marin aux muscles noueux, il est connu qu’il n’existe pas en ce monde d’individu esseulé : chacun se pense en fonction de sa communauté, cité ou famille, et de son statut légal au sein de ladite communauté. Chacun a une pleine conscience de son existence et de ses opportunités, mais il vit avant tout par et pour ses semblables, ses concitoyens. Or, les pirates sont des individus qui ont tout perdu : cité, concitoyens, famille, statut. Ils sont seuls, libres de toute entrave ou reconnaissance civique. En clair ; ils ne sont plus rien.

 

Au fond, concluaient-ils en cœur, tu es comme eux, Scia. Tu dois entièrement te reconstruire. Mais non ; je n’étais pas comme eux. Polybios me l'avait prouvé. Je souhaitais sauver la paix des dieux, j’avais les pouvoirs pour le faire. Je pensais aux autres ; les pirates ne pensaient qu’à eux-mêmes. Faire fortune, en spoliant comme ils ont été spoliés, voilà quels étaient leur seule occupation, avant de se trouver un chez-soi, gorgés de butin, partageant leur temps entre les éromènes et les prostituées. Et puisque j’étais bloquée dans cette matrice d’injustice et de carnage, je me jurais bien de faire de ces hommes inutiles et violents de véritables héros. On allait voir ce qu’on allait voir !

              

 

*

 

             Au milieu de l’été, Zénicetès me fit parvenir, via l’intercession de l’un de ses commis, le lieu où étaient retenus certains de ses meilleurs marins, réduits à l’état servile depuis deux ans déjà. Anaxis et moi nous trouvions justement en pleine conversation, sur la jetée du port, lorsque le messager nous exposa les desiderata de l’archipirate. Et il nous parla longuement d’un latifundium au sud de Kos, situé sur une plaine étriquée, coincée entre les montagnes et la mer, et parfaitement visible à des milles à la ronde. Là, nous trouverions un nombre important d’ « obligés » potentiels.

Anaxis eut alors une remarque des plus lumineuses. Il demanda au messager pourquoi, malgré son imprudente proximité avec les flots, les pirates ne s’attaquaient jamais à ce Latifundium. D’un air gêné, l’autre répondit qu’il était la propriété d’un riche patricien romain qui avait l’intelligence de verser un tribut au seigneur Théron pour que ce dernier protège sa plantation.

             Le vieux pilote et moi-même haussâmes le sourcil. Nous nous doutions bien que Zénicetès n’agissait jamais avec désintéressement, la vertu et le respect des dieux ne pouvant lui suffire… mais de là à aller de nouveau humilier cet archipirate concurrent… Cette fois, il nous faudrait craindre des représailles. Le commis, considérant notre scepticisme, s’empressa alors de nous affirmer qu’il s’agissait du moyen le plus rapide de me constituer un équipage fiable.

 

             Ma remarque, fut, quant à elle, moins pertinente. Je savais naviguer et me battre, toutefois j’étais encore bien sotte quant aux composantes du monde civilisé. Qu’était-ce donc, un latifundium ?

-         Une immense plantation pratiquant une agriculture extensive, me renseigna plantureusement Anaxis. Elle appartient souvent à un riche propriétaire terrien qui y fait travailler des hommes libres. Des journaliers, généralement, ils coûtent moins cher. Seulement, ces derniers temps, les riches ont oublié leurs devoirs, et ont thésaurisé à tout va, rendant exsangue la populace ; il n’y a plus que des esclaves à travailler dans ces champs. Les autres sont au chômage, ils coûteraient trop cher à entretenir ; l’aristocratie romaine a largement de quoi s’offrir des milliers de serviteurs sans gages. Zénicetès ne me fera pas croire que seules deux cent cinquante personnes servent dans ce genre d’exploitation. Tu libéreras peut-être ce qu’il te faudra pour naviguer, mais tu devras laisser les autres prisonniers.

-         Je me demande si ces esclaves sont satisfaits de leur statut… M’interrogeai-je distraitement, fixant l’ondulation des flots.  

Le pilote parut littéralement estomaqué par cette remarque.

-         Quoi ? ceux qui travaillent dans les latifundia ? Oublie cela, Scia ! S’ils peuvent survivre trois ans dans ce genre d’exploitation, ils ont de quoi se dire chanceux ! Les intendants sont peu regardants sur la marchandise, et, dès qu’il y en a un qui crève, ils ont tous les crédits nécessaires pour le remplacer[1]. 

Le messager s’excusa, et nous précisa que le « maître de l’Olympe » souhaitait, puisque nous parlions de la canaille, être mis au fait d’un point précis : de quelle manière escomptions-nous libérer les seuls pirates, tout en évitant de semer un vent de révolte parmi les autres forçats ?

« Qui donc pouvait bien émettre une telle proposition ? » Clamai-je aussitôt. Un félon corrompu par l’or et l’intérêt, empli de dédain pour le peuple tout autant que ceux qu’il combattait. Et j’étais censée adhérer à ses plans ? Je menais un navire, à présent !

-         Le crapaud de l’Olympe s’imagine donc que nous allons abandonner les terriens et les exposer à de terribles représailles ? Fis-je en me relevant. Nous allons libérer tous les esclaves. Et à cet effet, nous ferions bien de faire mettre à la mer et la quadrirème, et la dizaine de pontos[2] que les épiplous du mont Olympe ont capturée. Ils transporteront tous ceux à qui nous devrons rendre la liberté.

L’homme de Zénicetès ouvrit des yeux ronds.                                

-         Enfin, femme, cela coûterait horriblement cher. Et puis, que ferions-nous de toute cette main d’œuvre servile ? Nous ne pourrons pas la revendre en masse, les marchés romains et égyptiens n’en voudront pas s'ils parviennent à les pister, et le temps que nous prenions contact avec les Parthes…

-         Epargne-moi tes basses considérations commerciales, maudit vautour méridional ! imposai-je en serrant les dents. Ce qu’il adviendra de ces hommes et ces femmes, j’en conviendrai en temps et en heure, fais-moi confiance ! Quand donc pouvons-nous partir ?

-         Le temps de rassembler tout ce que tu demandes, il nous faudra plusieurs jours.

-         Tant pis. Je ne suis pas pressée. Mais j’inspecterai l’avancée des travaux moi-même.

-         Zénicetès ne voudra jamais…

-         Il ferait bien « de vouloir », sifflai-je en pointant un regard noir sur le commis. Va prévenir ton cher maître de ma décision, moi, je vais rassembler mes affaires et discuter de tout cela avec Anaxis.

-         Mais…

-         Il y a quelque chose que tu n’as pas compris ?

L’obligé de service préféra, comme prévu, s’éclipser plutôt que de s’exposer au conflit, et Anaxis écarta les bras en signe d’incompréhension.

-         Tu ne t’imagines tout de même pas une seule seconde, prétendit-il, que Zénicetès puisse accepter tes conditions délirantes ?

-         Il n’a pas vraiment le choix, si ? Pas avec Polybios derrière lui…

-         Tes amis Assassins peuvent négocier avec le plus puissant des archipirates, mais certainement pas lui dicter ses vues. Zénicetès est totalement incontrôlable. Tu devrais te méfier… Surtout s’il accède à ta demande fort déraisonnable.

-          Alors, tu peux déjà commencer à devenir soupçonneux.

-         Mais, Scia, si seulement tu réussis, as-tu la moindre idée d’où loger tous ces gens que tu entends libérer ?

-         Pas la moindre.

Le vieux grec se renfrogna en bougonnant.

-         C’est pourtant vrai qu’elles feraient mieux de rester au gynécée. Triste époque…

 

*

 

             Anaxis n’avait pas tort. La réaction la plus prévisible du pillard en chef eut été de me lester de plomb et de m’immerger au large sans autre forme de procès. Or, depuis que je me trouvais sur le mont Olympe, le crapaud se montrait des plus conciliants à mon égard ; sans doute, me félicitai-je, craignait-il mes pouvoirs. Peut-être, également, extravagant comme il était, tenait-il à savoir jusqu’où je serais prête à aller dans l’impertinence et les insultes. Et peut-être, enfin, aussi redoutable qu’il fut, Zénicetès se souvenait-il du serment qu’il avait fait devant les dieux, de tenir le contrat qu’il avait conclu avec Polybios.

Toujours est-il qu’il céda à toutes mes exigences, et nous fûmesbientôt de nouveau embarqués dans la même mésaventure, l’archipirate, Phedreos, Anaxis et moi, faisant battre les flots à nos pelles afin de nous mouvoir vers le ponant.

Je m’étais une fois de plus improvisée Gubernetès.

-         Lâche ces avirons ! Fulminait le « maître de l’Olympe ». Laisse mes marins faire leur travail !

-         Fort aimable, répliquai-je, mais je préfère rester à cette place. Je crois déjà t’avoir signalé qu’elle me permettait de faire corps avec le navire.  

 

La flottille que nous avions réunie était considérable : qu’il m’en souvienne, on y comptait plus d’une demi-dizaine de navires marchands tout à fait vides, à peine lestés de pierres, protégés par six hémolias, et notre quadrirème elle-même, bien entendu. Zénicetès poussa par conséquent l’obligeance jusqu’à soudoyer tous les postes d’observations rhodiens se trouvant sur notre route, afin de ne pas attirer de policiers avides de revanche.

La seule chose que nous avions alors vraiment à craindre, mis à part les caprices de Poséidon, c’était la rencontre avec d’autres pirates. L'air salin me fit revenir en mémoire les raisons pour lesquels le latifundium que nous visions n’avait jusqu’ici jamais été attaqué : la bienveillance de Théron d’Illyrie. Sans doute, me dis-je aussitôt en tournant la tête vers mon archipirate de maître, cela constituait-il en soi-même une raison suffisante pour que le maître de l’Olympe s’attaquât à cette plantation.

Or, les navires de son concurrent étaient probablement à l’affût dans l’une des innombrables criques de la côte, et notre équipée prenait, pour un observateur extérieur, une agréable allure de convoi au contenu bien appétissant. Qui sait si nous n’allions pas être interceptés avant même d’avoir aperçu les champs de blé ?

 

             Fort heureusement, la plupart des pillards marins abandonnaient la poursuite, Lorsqu’ils apercevaient les couleurs du batracien de l'Olympe battant à nos proues. Notre flotte était rapide, agile, et placée sous la protection d’un archipirate… A l’aller, pour le moins, cela suffirait à nous éviter bien des ennuis…


             Ma cible se trouvait dans le Dodécanèse, juste avant de croiser les grandes cités de Kalimnos. Etant donné l’ampleur de nos forces, tenter une approche frontale était hors de question. On nous eut aperçus à des milles à la ronde, les esclaves prestement évacués sur les hauteurs, et les « protecteurs » de la plantation, les pirates de Théron, intervenant aussitôt. Il fallait donc ruser. Et c’est là que l’Assassin pointerait à nouveau sous l’épiplous.


 

*


 

             Pour échapper à la vigilance des pandores rhodiens comme à celle de nos turbulents confrères, nous nous étions terrés contre une large paroi de roche rougie par le sol et l’écume, perdue au fond d’une large crique. S’y amarrer s’était mué en une vraie partie de déplaisir. Ce roc s’avançait sur les flots jusqu’à y plonger brutalement, comme s’il se fût agi de l’épine dorsale d’un monstre figé en plein mouvement. Une fois la quadrirème mise en panne, aucun navire croisant au large ne pouvait nous y repérer. Nous étions seulement vulnérables par la terre : l’escalade de cette paroi s’avérait fort aisée, et nous risquions d’être attaqués par en haut. Mais qui aurait eu l’idée de venir nous dénicher ici ?

Je lâchai mes avirons, récupérait mes deux haches, et chaussai mes sandales. Il était temps pour moi de savoir ce que je valais en termes d’infiltration.

-         Bon, et à présent, Scia, grogna Zénicetès, explique-nous donc ce que tu as en tête.

-         Les esclaves sont très majoritaires dans les latifundia ; leurs gardiens seront très vite débordés s’ils se révoltent.

-      Ils doivent avoir assez de surveillants là-dedans pour décourager toute tentative d'insurrection.

-Pour le moment.

-         Tu parles de tuer ces gens ? Sais-tu seulement combien ils sont ?

-         Puis, poursuivis-je sans tenir compte de cette déclaration, je vais semer la panique dans les rangs des tyrans ; rassure-toi, je sais comment m’y prendre. Si tous les esclaves font corps, ils pourront alors gagner la plage. J’attends donc de vous à ce que vous vous trouviez devant l’embarcadère de la plantation avec la toute la flotte dans, disons… Deux heures ?

-         Comme le soleil le voudra, fit le proratès. Dis-moi, fillette, tu ne souhaites pas être accompagnée pour cette opération des plus dangereuses ?

-         Non, tout ira bien… J’ai déjà passé des jours entiers seule en un pays inconnu, poursuivie par des hostiles de la pire espèce, je pense pouvoir faire face pour une matinée.

-         J’ai beaucoup parié sur toi, Assassin, morigéna Zénicetès comme s’il était tout d’un coup navré de me voir partir. Alors, une dernière fois, si tu veux garder la vie sauve, renonce à cette folie.

-         Je n’ai pas peur des Romains. Tout ira bien, vieux batracien.

-         Oh, ce ce ne sont peut-être pas les Romains qu’il te faudra craindre le plus…

 

*

 

              

              

Anaxis ne m’avait pas menti. Ce latifundium était véritablement gigantesque. Seules les parois abruptes de la montagne sur laquelle je me tenais semblaient pouvoir retenir son expansion quasi-géométrique. Les parcelles de culture parfaitement définies semblaient pouvoir se multiplier à l’infini tant que le terrain et le sol le permettaient. Une activité fébrile s’y déployait. Nous étions alors au tout début de la moisson, les vignes étaient proprement sarclées et les épis de blé chutaient les uns après les autres, abattus par une multitude d’esclaves qui les entassaient bientôt sur des chevaux de bâts, eux-mêmes conduits jusqu’à des granges pour y déverser les plants aussitôt battus avec célérité.

 

             Un détail moins agreste attira soudain mon attention. Par Bendida, j’avais été bien inspirée de ne pas trop faire approcher nos navires ! Sur la plage, patrouillaient un grand nombre d’hommes en manteaux rouges. Et trois lourdes galères occupaient les embarcadères, faisant ombrage aux frêles bateaux de pêche qui les entouraient. Ce Théron avait donc dû être mis au fait de notre destination depuis un moment déjà, puisqu’il avait eu le temps de prévenir ses « protégés »… Ou plutôt devrais-je dire ses tributaires ? Car c’étaient bien des vigiles romains… Et, par tous les dieux, des légionnaires ! Qui en contrebas faisaient les cent pas.

Heureusement, cet archipirate ne s’attendait certainement pas à un assaut terrestre. L’intégralité des militaires se concentraient sur le rivage, prêts à repousser un ennemi qui n’arriverait que lorsqu’ils seraient occupés ailleurs. Bien entendu, il y avait toujours la menace des surveillants… Je m’y étais préparée. Je me couvris la tête de mon capuchon, et descendis vers le latifundium.


 

*


 

Un haut et épais mur servait à la délimiter ; on ne pouvait accéder à la plantation que par des portes pratiquées dans ce barrage de brique et de béton, accès bien entendu gardés.

Bien sûr, franchir ce genre d’obstacle, après être passée par les montagnes de Cappadoce… Cela n’a rien d’intimidant. Usant des grands oliviers dont les branches passaient par-dessus le mur, je me retrouvai bientôt dans l’enceinte de la propriété. Aux marges de cette dernière, le sol était pauvre. Une épaisse broussaille s’y était développée, qui me dissimulait à merveille.

 

             Or, à peine m’étais-je glissée entre les premiers épis touffus, à peine avais-je fait mes dix premiers pas, qu’alentour une dizaine d’esclaves s’échinaient déjà. Au moins la majeure partie des blés n’avait-elle pas encore été moissonnée, me fournissant ainsi une couverture convenable sur l’ensemble de la plantation. J'entrepris alors d'éliminer les surveillants, un à un, dissimulant leurs corps dans les garrigues buissonnantes qui bordaient les prés. La plupart se tenaient à l'écart des travailleurs de force, somnolant à l'ombre de grands pins parasols, battant parfois l'air de leurs baguettes, pour rappeler aux esclaves au travail qu'ils étaient toujours là. Débutant mon ouvrage de massacre, je me faufilai jusqu'à eux, en tuais quatre, cinq... Sans que les moissonneurs, abrutis de soleil et de travail, leurs yeux embués de sueur, ne se rendent compte de quoi que ce soit. Ils étaient tellement épuisés qu'ils ne se rendaient même pas compte de la menace du cep, qui, petit à petit, s'éteignait. Cela m'irritait, mais je ne pouvais tout de même pas leur signaler ce retournement de situation sans me dévoiler moi-même ! Comme j’en étais là de mes réflexions, commençant enfin à saisir le sens des paroles de Zénicetès, toute mon attention se porta sur un véritable cortège, qui d’un pas lent, cheminait au travers des cultures.


     

-         … Est néanmoins un honneur de t’accueillir ici, Tatius, malgré les circonstances.

-         Ne t’inquiètes pas, Diogenes, j’ai bien compris à quel point la situation était difficile sur mes terres. Malheureusement, je dois retourner à Délos séance tenante, et par conséquent, je te prierai de réaliser cette opération le plus vite possible.  

Un groupe d’hommes déambulait au travers des sentiers aménagés entre les parcelles où s'épuisaient les esclaves. Eux n’en n’étaient absolument pas, cela va sans dire, si l'on exceptait ceux qui soutenaient les paravents. Deux hommes étaient à la tête de la procession : Le premier portait un simple péplos et de fines sandales, paré pour affronter toutes les rigueurs de l’été. A l’inverse, du fait de sa tenue, son compagnon suait sang et eau… Et cela n’était guère surprenant.

             Il portait la toge. Une toge magnifique, entièrement blanche. En plein soleil, alors qu’il allait probablement lui falloir marcher longtemps pour parcourir l’ensemble de cette propriété où l’on se moquait bien de l’apparence, sa fine et haute silhouette s’était chargée de la plus encombrante des parures. Cela lui conférait certes une bien belle allure, son visage émacié superbement encadré d’étoffes immaculées, cependant il ne m’aurait pas plu d’être à sa place, les pans les plus bas de son vêtement devant sans cesse être relevés pour ne pas traîner dans la poussière. Ce détail pittoresque, avilissant un vêtement si solennel, rendait alors son porteur presque ridicule.


Celui au péplos, Diogenes devait être l’intendant, et celui à la toge, Tatius, le propriétaire .Ils étaient solidement escortés d’une part par une demi-douzaine de secrétaire affairés à remplir leurs ardoises d'argile, et d’autre part, par des militaires, c’est-à-dire un grand nombre de vigiles, qui faisaient suite à un quatuor de solides légionnaires. Ils s’éloignaient de ma position. Or, si personne ne réagissais à la disparition des surveillants, nul doute que celle de leurs maîtres provoquerait quelques émois ! C’était un véritable cadeau de Bendida ! Une occasion que je ne pouvais laisser passer ! Je suivis donc discrètement la procession, suivant ainsi l’ensemble de la conversation.


-         A ce propos, flagorna l’intendant, comment va ton fils ? Est-il toujours au contact des dieux ?

-         Oui, je songe à en faire un flamine, plus tard, répondit le Romain croulant sous les draps. Un bon moyen d’accéder aux plus hautes magistratures.

-         Nul doute qu’il y parviendra, s’il est aussi sage que toi !

-         A propos de sagesse, ami, sermonna l’aristocrate élancé, la franchise m’oblige à te rappeler aux vertus. Tu devrais avoir honte. Toi, citoyen honorable, devenir le vulgaire client d’un pillard sans aucune dignité…

-         Oh, de tous les archipirates qui grouillent en ces contrées, Théron d’Illyrie est probablement le plus fréquentable… Et il a le mérite de tenir ses congénères à distance… Au fond, je ne fais qu’entretenir des mercenaires à ma solde… Et qui plus est, j’obtiens un prix de gros sur tout le matériel vocal. Cela est tout à ton bon bénéfice. N’en n’es-tu pas satisfait ?

-         Ces brigands sont un fléau, Diogenes. On ne peut les laisser continuer à oppresser le peuple plus longuement. Les Grecs pourraient se mettre à gronder, le sais-tu ? Ils en ont assez de devoir payer la rançon des citoyens romains.

-         Ils ne sont bons qu’à cela, de toutes manières, ces philosophes d’apparat, qui paradent tout nus dans les gymnases ! Ils pourraient au moins faire l’effort de nous assister, nous qui les protégeons !

-         S’ils doivent gronder, c’est justement parce que nous ne les protégeons pas assez.

-         Ô, brillant Tatius, immense seigneur, je sais ton agenda surchargé ; je suis certain que tu n’as pas fait ce détour uniquement pour m’accabler de reproches.

-         C’est un fait, répondit le grand maigre à la toge, je viens de la part de mon propre patron, le préteur Sylla.

Aussitôt, l’autre cessa de marcher, entraînant un arrêt complet de toute la suite. Il pouvait parler des pirates sans sourciller, mais la simple mention de ce nom semblait le paralyser.

-         Par mes ancêtres, seigneur Tatius, lança-t-il, comment toi, l’un des plus éminents éléments de l’ordre équestre[3], as-tu pu te retrouver sous l’obligeance de ce misérable ivrogne ?

-         Les… Circonstances, Diogenes. Les circonstances. Il se trouve que ce « misérable ivrogne » est sénateur. Tu lui dois respect, et, quoi que tu en penses, il a de grands projets pour la République. Or, toute entreprise nécessite des moyens proportionnels au but qu’elle poursuit. Me comprends-tu, mon ami ?   

-         Je suis navré, Ô Tatius, se confondit l’intendant, mais ce que tu demandes est impossible. Il va nous falloir encore tout un mois pour terminer les récoltes. Sans parler du temps nécessaire pour les acheminer là où tu le demandes.

-         Mets tous les esclaves au travail. De jour comme de nuit, s’il le faut. Je récupérerai également la production des ateliers. Les vases grecs fourniront de quoi nous attacher les plus vétilleux des chevaliers.

-         … Et le blé, les comices[4], j’imagine…

-         Exactement. Tu as tout compris, Diogenes.

-         Alors, le préteur veut simplement assurer son élection au consulat[5]. En quoi les autres patriciens agissent-ils différemment ? Crois-moi, Tatius, tu n’as aucun intérêt à répondre à sa requête. Il y a certainement d’autres moyens que de vider tes possessions de leurs richesses pour…

Le propriétaire de la plantation cessa à son tour sa progression, pour se camper face à son client.

-         Ami, tu n’as aucune idée de ce qu’envisage mon patron. Cela va bien au-delà de la course aux honneurs, crois-moi. Et ceux qui l’assisteront dans la tâche colossale qui va être la sienne… Seront des plus récompensés. Saisis-tu ?

Diogenes revint aussitôt à de meilleurs sentiments.

-         Oh. Oui, certes, j’entends bien. Cependant… Rien d’illégal, j’espère ?

-         Rassure-toi, mon ami. Rien d’illégal.

-         Tant mieux. Viens, rendons-nous donc aux ateliers. Tu pourras y admirer les dernières créations de tes biens vocaux.

-         Je suis certain qu’ils se sont surpassés. Mais, qu’est-ce donc, cela ?

                                                                                                                           

             Alors qu’ils s’étaient remis à déambuler, se dirigeant vers un complexe de longs bâtiments qui s’étendait dans le fond de vallée,  les deux Romains se heurtèrent à un spectacle hélas assez courant dans un latifundium, mais qui n’apparaissait guère du goût du propriétaire. Un surveillant battait un esclave. Avec rage. Le second n’était déjà pratiquement qu’un paquet sanguinolent. Et malgré tout, il semblait vouloir conserver toute sa vivacité sous les coups de baguette répétés. Dès que le bras du butor s’abaissait, il répondait en griffant et en mordant, tant et si bien que si l’affaire devait durer, le bourreau allait finir dans le même état que sa victime : en charpie

Je devinai très vite les raisons pour lesquelles « Mimius » s’émouvait de ce triste spectacle. Un esclave qui rend les coups, cela n’est pas chose à montrer au beau milieu d’une plantation grouillant de main d’œuvre servile. Ensuite, cet acharnement était peu orthodoxe de la part du surveillant, étant donné qu’il ne s’agissait pas d’un… Mais d’une esclave.

 

             Notes qu’il me fallut un certain temps pour le remarquer. Elle bougeait tellement et son corps comme ses vêtements étaient si abîmés qu’il m’aurait presque fallu avoir recours au Sens pour identifier son sexe.

Diogenes, craignant de voir abîmé son précieux bien, pria le drap de lit mobile de bien vouloir l’excuser, avant d’héler le surveillant.

-         Epistème, cette scène est déplorable, propre à attiser les plus vils instincts du cheptel ! Qui est cette fille ? Pourquoi la bats-tu ici, aux yeux de tous ?

Jusqu’alors, seule la fureur se lisait sur le visage de l’intéressé. Dès qu’il redressa la nuque et aperçut son propriétaire, le loup se transforma en agneau, et après avoir flanqué un bon coup de pied dans les côtes de la fille pour qu’elle se calme définitivement, il tordit sa baguette entre ses doigts tout en bafouillant de plates excuses :

-         Je suis navré, maître, navré ! C’est cette misérable, qui m’a forcé à la corriger de la sorte…

-         Qui est-elle ? Demanda le Romain en jetant un coup d’œil distrait sur le morceau de viande qui gisait à ses pieds. Ne me dis pas que c’est encore la fille du…

-         Si fait, maître ! Impossible de la tenir !

-         Cela fait déjà deux mois qu’elle appartient à notre bon maître Tatius ! Est-il donc impossible de la dresser ? Bon, qu’a-t-elle donc fait encore cette fois-ci ?

-         Nous l’avions envoyé travailler à l’atelier de poterie…

-         Elle a déjà brisé neuf amphores, vous l’avez fichue dans un atelier de poterie ?

-         Ce n’était pas très intelligent, je dois bien l’avouer… Remarque, ceci dit, ce n’est pas moi qui aie décidé. Il paraît que c’est une fille de bonne famille, qui ne parvient pas à s’habituer à sa condition.

-         Tout le monde peut s’y habituer ! Bon, qu’a-t-elle fait ?

-          Lorsqu’elle se déchaîne, on croirait un éléphant en rut…

-         Epargne-moi tes comparaisons douteuses, Epistème. Réponds à ma question !

-         Presque toute la production du mois. Le secrétaire est en train de faire l’inventaire.

Aussitôt, Diogenesse retourna d’un air éploré vers son patron, qui, faisant mine de ne rien entendre, s’était détourné pour converser avec ses autres clients.

-         Décidément, voilà qui est bien déplorable, fit l’intendant dans un murmure difficilement perceptible. J’ai peur qu’il nous faille nous débarrasser de cet ouragan au plus tôt. Au fait, pourquoi l’as-tu traînée dans les jardins quand tu aurais pu la battre directement à l’atelier ?

-         Euh… Et bien, comme ni le fouet ni la baguette ne suffisent, je pensais trouver un coin tranquille pour… Euh…

-         Tu cherchais à la violer ? Fit Marcus en haussant le sourcil.

Et puis, l'intendant, reprenant sa marche en compagnie de Tatius et de sa suite, annonça indifféremment :

-         Après tout, pourquoi pas ? J’en ai assez d’acquérir sans cesse. Le seigneur Tatius ne peut pas se payer plus de quelques milliers d’esclaves ! S’ils peuvent se reproduire entre eux, je ne vois pas le moindre problème. Mais, Epistème, je t’en prie… Sois discret, hum ?

-         Merci, maître, acheva le butor. Soyez tranquille, je la dresserai, cette catin !

 

             Voilà qui était problématique. J’allais devoir dévier une fois de plus de mon objectif. Je n’allai tout de même pas poursuivre ma route sans porter secours à cette malheureuse ! J’aurais pu être à sa place ! Et puis, je devais me débarrasser des surveillants, et l’un d’entre eux me tendait les bras… Enfin, disposer d’une alliée dans la place, fut-elle dans un état lamentable, me serait des plus utiles.

Je me décidai donc à laisser les privilégiés déblatérer dans leur coin, et, toujours à travers les hauts épis me dissimulant si efficacement, entrepris de suivre Epistème, qui traînait quasiment l’esclave par les cheveux, et s’obstinait à ne pas la faire suivre autrement, malgré ses cris de protestations comme de douleur. Cette fille avait vraiment de l’énergie à revendre !


 

*


 

             L’intimité malsaine recherchée par le surveillant me convint parfaitement : un coin vers lequel personne ne songerait à regarder, derrière une rangée d'oliviers parfaitement alignés. cela me permettrait d’œuvrer sans le moindre problème. Finalement, voilà le butor stoppa sa marche derrière un pressoir en terre. Je n’attendais que cela.  Il lâcha la fille et commença à retrousser sa tunique, mais il n'eut guère le temps d’aller plus loin, car, me précipitant à sa rencontre, je lui projetai l’une de mes haches agrianes en plein torse. Il s'effondra aussitôt. 

          

L’infortunée esclave se mit à tousser, et, presque aussitôt, se redressa bon gré mal gré, s’appuyant sur le four, et, accessoirement, sur ses jambes flageolantes.

-         Il a vite finit de bander, celui-là, souffla-t-elle en se remettant lentement sur ses deux pieds. Maudit esclave !

Et, pour que la revanche soit complète, elle se débarrassa du sang qui encombrait sa bouche en crachant sur le cadavre du surveillant.

-         Un « merci » aurait suffi, lui fis-je remarquer en arrachant une nouvelle fois mon arme d’un cadavre.

-         Je n’ai pas demandé d’aide, poursuivit la jeune femme en tentant de reprendre un semblant de dignité. Qui plus est, je ne vois pas en quoi bafouer ton statut par le meurtre d’un homme peut bien te pousser à exiger de ma part une quelconque gratitude.

-         Mon « statut » ?

-         Tu es une femme. Les femmes sont faites pour saigner. Pas pour se faire saigner.

Celle à qui je venais d’épargner la pire des humiliations faisait une tête de plus que moi, et devait être mon aînée d’une bonne décennie. Ses joues étaient creusées de sel et de fatigue, ses longs cheveux rêches et effilochés. Elle inspirait une grande pitié. Pour autant, je ne pouvais m’empêcher de la toiser du regard. Qui était-elle pour me donner des leçons ? Se rendait-elle seulement compte de ce qu’elle me devait ?

-         Ai-je seulement l’air d’avoir perdu le contrôle de la situation ? Grognai-je en pointant l’une de mes armes sur le cadavre du surveillant.

-         Tu n’es pas une esclave, répliqua l’impertinente en se drapant, solennelle, dans ce qui lui restait de vêtements. Et pas davantage une Grecque ou une Romaine. D’où viens-tu ? Qui es-tu ?

-         Appelle moi simplement Scia. Je suis là pour vous aider, dis-je naïvement.

-         « Nous » aider ?

-         Toi… Et tous les autres esclaves de ce latifundium.

La femme, qui venait de remettre de l’ordre dans sa chevelure, indiqua de la tête le cadavre de son agresseur.

-         C’était un esclave, celui-là.

« Celui-là » ; il était clair qu’elle se plaçait au-dessus de la masse informe et grouillante de la population servile, qu'elle doive travailler ou superviser. Son port était fier et altier, le défunt surveillant était dans le vrai ; il s’agissait probablement d’une de ces Grecques dont la famille de notables, ruinée, avait choisi de se délester de l’élément le plus inutile de la maisonnée : la fille.

-         Pas tous les esclaves, rectifiai-je cependant, essayant de faire preuve de patience. Seulement ceux traités comme du bétail.

-         Et la principale qualité du bétail, c’est que l’on peut l’égorger à volonté, c’est bien connu… Pourquoi t’y intéresser ?

Je perdis aussitôt toute notion de discrétion. J’explosai.

-         Bon, ça suffit ! Tu es une esclave, toi aussi ! Aurais-tu préféré te faire lutiner avant d’être battue jusqu’à la mort ?

-         J'eusse préféré cela plutôt que de continuer à moisir dans leurs ergastules. Je suis Euboulè de Mytilène. Je suis une femme libre ;  Tous le reste n’est qu’un affreux malentendu. Je veux cependant bien te concéder qu’il ne serait pas bon pour moi m’attarder ici plus longtemps. Qu’attendons-nous pour fuir ?

 « Euboulè » clopina en direction du mur de démarcation de la plantation, mais je lui plaquai ma main sur l’épaule pour lui faire faire demi-tour.

-        Je te l'ai dit : je ne m'en irai pas sans tes camarades !

-         Mes « camarades » ? S’étonna-t-elle. Mais d’où tu sors-tu, barbare ? Tous les autres esclaves à deux milles à la ronde préféreront nous dénoncer plutôt que de nous suivre !

-         Ils ont peur ?

-         Et je les comprends ! En fait, si je n’avais pas été éduquée à la spartiate, j’agirais à l’identique ! As-tu seulement idée du sort réservé à l’esclave qui tente de s’échapper, ne serait-ce qu’une seule fois ?

L’amer souvenir de Minosthène me rappela aux moments les plus difficiles de ma courte existence. Mais je n’en laissai rien paraître. 

-         La liberté, s’il réussit, affirmai-je.

-         Complètement folle… Murmura Euboulè, qui me rappela furieusement Anaxis et Zénicetès.

A force de l’entendre, je dus reconnaître que cette assertion devait tout de même contenir une part de vérité. Je me décidai donc à revenir sur mes ambitions. Tout ce qui comptait, à l’instant, c’était l’équipage qui ne manquerait pas de me rejoindre si je le libérais.

-         Il paraît que des pirates sont retenus ici.

-         De parfaits falots, oui ! Pesta la Grecque. Ils les ont mis à l’entretien des galères, et ils s’acquittent de leur tâche avec toute la célérité souhaitée par leurs maîtres !

-         Ils aiment la mer et tout ce qui s’y rapporte.

-         Oui, ou alors ils craignent de finir crucifiés comme nombre de leurs congénères dégénérés. Et je me demande…

-         Oui ?

-         … Si toi non plus, tu n’es pas des leurs.

-         Ce n’est que temporaire, sifflai-je entre mes dents. Alors, tous ces pillards sont enchaînés sur le port, c’est ça ?

-         Si on peut appeler « port » les trois planches qui servent d’embarcadère à cette forteresse de la torture, confirma Euboulè en se massant les tempes, encore étourdie.

-         C’est parfait… Nous allons bien voir si les « autres » esclaves, les moissonneurs et les artisans, ont suffisamment de tripes pour aller au-delà des règles établies.

-         De quoi veux-tu parler ?

-         La mer, Euboulè, ou quel que soit ton nom : voilà le seul chemin que nous puissions emprunter pour nous sortir d’ici. Peux-tu rejoindre discrètement les pirates prisonniers, et les prévenir de se tenir prêts ?

-         Evidemment, avança celle-ci un peu témérairement, car tenant à peine sur ses jambes.

Mais je n’avais d’autre choix que de lui faire confiance ; le temps nous était compté, et je devais sur le champ  emprunter la direction opposée à celle d’Euboulè pour mettre mon plan à exécution.

 

*

 

             Je laissai donc cette maudite Grecque se débrouiller, sans toutefois m’imaginer qu’elle parviendrait jusqu’aux berges de la plantation. J’étais toute entière tournée vers mon nouvel objectif : causer une telle panique dans la plantation, que les maîtres devraient l’abandonner. Puisque l’ombre de la répression planait au-dessus des esclaves, il fallait la chasser par une terreur encore plus grande. Je m’enfonçai donc de nouveau à travers les parcelles de blé, me rapprochant à chaque pas un peu plus de cette foultitude d’esclaves et de maîtres occupés à rentrer les grains. Une fois à leur hauteur, je cessai de rêver : ils n’étaient pas nombreux, les coups de baguette et de fouet. A peine frappaient-ils le sol pour intimer à un membre réticent du troupeau de prendre le travail plus à cœur. Personne ne se plaignait, et tous de redoubler d’ardeur à la moindre parole de ces insupportables surveillants. Quelques esclaves s’effondraient sous le poids de la chaleur. Ils devaient venir du Nord, comme moi. Le climat si terrible de la mer Egée convient difficilement à notre race. Et les Romains, manifestement, s’en moquaient.    

                                                                                                

             A quelques pieds de moi, s’étalait une large place pavée cernée de bâtiments faits de mauvaise terre, au centre de laquelle avait été étendu l’immense drap qui recueillait le grain une fois les épis battus. Si celui qui me lit dispose de la moindre connaissance en termes d’agriculture, il se doutera que tiges et feuilles étaient ensuite stockées dans un coin de la place dans le but de servir de fourrage. Or, une belle journée, dans le monde grec, signifie également une journée sèche. Très sèche. Et un accident est si vite arrivé… Evidemment, tout ce résidu agricole était parfaitement en vue, et des dizaines de serviles jardiniers et de surveillants s’affairaient alentour. Je grimpai donc sur la façade du bâti exposée aux versants, qui m’offrait une excellente couverture pour échapper aux regards des uns et des autres. Je m’y faufilai, jusqu’à pouvoir grimper sur ces greniers à l’architecture grossière.

 

             Leurs toits moulés en une unique terrasse étaient entièrement désertés. On y eut fichu un ou deux surveillants, aucune des malheureuses bêtes de somme trimant en contrebas n’aurait pu s’autoriser le moindre instant de pause sans être immanquablement repérée. Mais par inattention, ou bien simplement parce que le soleil tapait trop fort sur cette terre blanche et qu’y être de faction était trop fatigant, personne ne s’était donné la peine d’y monter. Cela faisait mon affaire. Je surplombai bientôt l’informe tas végétal. Je frottai un silex préalablement ramassé contre le plâtre chauffé à blanc, et, une pluie de petites étincelles en ayant jailli, je le jetai au beau milieu de ce qui restait des épis.

 

             L’incendie qui s’ensuivit fit renaître un peu de dignité dans le cœur des esclaves. Lorsque le blé commença à brûler, les surveillants vociférèrent : « Éteignez ça ! Éteignez ! M’entendez-vous, bande de chiens ? ». Mais les forçats, déjà au bord de l’insolation, ne purent accepter d’être davantage la proie de la plus brûlante des menaces. Ils commencèrent par reculer, face aux flammes qu’Eole attisait, avant de se disperser dans toute la plantation. Les surveillants paniquèrent et se mirent à appeler à l’aide.

Mon cœur battait la chamade. Je ruisselai de sueur. J’avais semé une belle pagaille. Les comptables et secrétaires sortirent bientôt du bâtiment qui prenait feu, à moitié asphyxiés, priant les Grands Dieux de leur venir en aide.

Descendue de mon perchoir, je hurlai à qui voulait l’entendre que les pirates étaient là, que toute la population servile qui le souhaitait devait rejoindre la côte. Cela fonctionna. Plusieurs dizaines d’esclaves défraîchis m’interpellèrent, me demandant si j’avais un moyen de quitter ce lieu de tortures. Finalement, Euboulè et Zénicetès n’avaient pas eu raison sur toute la ligne : j’avais pu mobiliser assez d’énergie pour me frayer un passage jusqu’au port. Une fumée âcre, toutefois, envahissait le latifundium, suffoquant mes nouveaux alliés, et nos yeux rougis, embués de larmes, nous empêchaient de distinguer clairement tout ce qui se déroulait dans les parages. Je me contentais de foncer en priant pour que cette Euboulè fût parvenue sur le rivage, et qu’elle m’interceptât avant que je n’aie les pieds dans l’eau.

Alors que le rythme régulier du ressac commençait à couvrir le crépitement des braises, peine j’eus l’occasion d’entendre : « …Nous sommes plus en sécurité, désormais, maître », avant de me heurter à un grand mur souple et blanc.

 

             Je venais de m’empêtrer dans la toge de Tatius. Celui-ci perdit bien entendu l’équilibre, mais se redressa à temps, la crainte de perdre en dignité lui confiant une agilité de caprin. Pour ma part, je ne manquais pas de me ridiculiser, et roulai dans la poussière pour ne me relever qu’une fois les Romains et leurs suivants revenus de leur surprise.

-         Mais qui es-tu, femme ? S’étouffa Diogenes.

-         Moi, je sais, avança Tatius, plein de morgue. C’est une Assassin. Rien de plus qu’une vulgaire truande.

Puis, m’avisant du regard :                                                                     

-         Tu es là pour moi, n’est-ce pas ? Quelle présomption de la part de ta confrérie, d’envoyer une femme pour m’arrêter ! Mais tu échoueras ; mon horoscope est formel, je ne mourrai pas aujourd’hui !  

 

D’un geste désinvolte, le chevalier fit claquer ses doigts et quatre guerriers sortirent de la brume épaisse produite par les cendres. Je n’avais vu de légionnaires sur le pied de guerre qu’une seule fois. A Sidé. Et ceux d’Éphèse étaient bien peu impressionnant, davantage en villégiature qu’en charge de la province. Mais j’avais entendu tant d’histoires à leur sujet ! Je savais à quoi m’en tenir.

Ce quatuor-ci était équipé de pied en cap, prêt à en découdre, les glaives tirés et les boucliers brandis vers l’avant. Ses membres formaient un impénétrable mur de bois, s’avançant inexorablement jusqu’à m’acculer à la mort ou la reddition. Même l’adoption de cette formation n’était pas nécessaire pour me faire comprendre que ces gardes du corps étaient particulièrement dangereux. Le proconsul avait apparemment octroyé à Tatius ce qu’il possédait de meilleur. Et moi qui ne pouvais encore que tuer par la ruse et la surprise ! Les choses se présentaient mal…

 

Je ne pouvais quitter les légionnaires des yeux pour m’enfuir ; ils m’auraient transpercée de leurs pila. Eux non plus ne semblaient pas vouloir me lâcher. Parfaitement en confiance, ils m’attaquèrent tous les quatre au même moment. Je repoussai le premier, m’acharnai sur lui, frappant sans cesse son bouclier de mes haches, mais le Romain, qui n’était pas un imbécile, mit genoux à terre et devint presque invulnérable, tandis que ses camarades étaient libres de m'éventrer de leurs glaives.

Ils ne le firent pas. Ils n’en n’eurent pas l’occasion. Ils furent pris à revers.

-         Je me doutais que tu ne t’en sortirais pas. Me lança alors une voix féminine, dans le dos de mes assaillants;

 

Euboulè surgit soudain de la brume, flanquée de la plupart des esclaves de la plantation, dont ceux que j’avais libérés. Guidés par les imprécations de la Grecque, Ils usèrent de tous leurs outils de servitude, maillets, chevilles et autres ustensiles contondants, pour se débarrasser de trois des milites. Le quatrième, voyant la partie perdue, me repoussa en me forçant à éviter une frappe de son glaive, puis s’enfuit piteusement, à la suite de son maître, qui s’était bien entendu empressé de regagner sa galère personnelle sans attendre l’issue du combat.

             Euboulè semblait s’être beaucoup amusée de me voir en difficulté, cernée et sur le point d'être taillée en pièce. De quel sale caractère cette fille était donc dotée, me dis-je en rengainant mes haches.

-         Franchement, je me trompais, ironisa-t-elle. Tu n’es pas folle. Juste totalement stupide. J’imagine que nous sommes quittes, à présent. 

Et dire que quelques instants auparavant, elle était encore à moitié morte de douleur !

-         Quitte ? Ricanai-je en retour. Ah ! Je n’avais pas besoin d’aide !

Voilà une phrase, me ravisai-je, que, toutes deux, nous eussions mieux fait de garder pour nous. Euboulè fit elle aussi le rapprochement avec ses propres paroles, et, après un instant d’hésitation, je me décidais à mon tour à ravaler ma fierté.

-         Bon, soit. Merci.

La Grecque se tourna alors vers les pirates occupés à dépouiller les corps des légionnaires de tous leurs objets de valeur. Elle eut une moue de dégoût, puis me dit :

-         J’ai du mal à comprendre, « Scia ». Que cherches-tu, exactement ? Tu n’es pas une esclave, tu n’as pas l’allure d’une pirate, et tu viens probablement de contrées barbares… Serais-tu complètement perdue ?

-         A peu de choses près, oui, reconnus-je.

-          Ceci explique ton manque de sagesse. Tu aides des gens à qui tu ne dois rien. Mais je suis certaine que nous aurons l’occasion d’en rediscuter : comment comptes-tu quitter cet endroit ?  

-         Nous embarquerons bientôt sur le navire qui ne va pas manquer d'accoster.

-         « Nous » ?

-         Moi et tous ceux présents, fis-je en esquissant un geste vers les anciens esclaves.

-         Pourquoi souhaitais-tu les libérer ? Ce ne sont que des soudards. 

-         Ils pourraient m’être utiles. Et ils pourraient servir une cause plus juste.

Euboulè éclata alors d’un grand rire irrespectueux, qui se changea vite en un douloureux rictus de frustration.

-         Ma pauvre fille, souffla-t-elle en se tenant ses côtes fêlées… Dans quoi donc nous embarques-tu ?

En attendant, tous les esclaves avaient fait cercle autour de moi. Ils me jaugeaient d’un œil torve, étonnés qu’une jeune femme ait pu semer une telle pagaille, persuadés qu’il devait s’agir d’un piège, tendu peut-être par leurs maîtres eux-mêmes. Mais leurs soupçons s’évanouir lorsque la flotte de Zénicetès, ayant comme prévu quitté sa cachette, accosta sur les berges.


 

*


 

-         Déplorable ! Tonna la voix grave de Phedreos tandis qu’il prenait pied sur la plage, flanqué d’un escadron d’épibates lourdement armés. Si nous ne rembarquons pas dans l’heure, nous allons brûler avec cette plantation ! Je ne te félicite pas, Scia, nous ne pourrons rien récupérer ! Ni le blé, ni les productions du cru !

-         Tes amis pirates ? Observa Euboulè en toisant le proratès avec morgue.

-         On peut voir les choses comme ça, répondis-je, amusée.

Cela suffisait à cette fille entreprenante.

-         Parfait. Écoutez moi, tas de sauvages, rugit-elle à l’adresse des pirates et travailleurs à peine libérés, je… Nous vous laissons le choix. Ou bien pouvez-vous vous considérer comme libres de toute obligation envers nous, mais dans ce cas nous vous laissons pourrir ici, ou bien vous acceptez de servir sous les ordres de la… « Dame » avec la capuche, et dans ce cas, nous vous tirons d’ici.

Les malheureux ne se firent pas prier, et s’empressèrent de me lancer des bénédictions du bout des doigts, avant de se ruer sur les navires.

-         Tu sais te battre et ordonner, fanfaronna Euboulè, mais pour ce qui est de la rhétorique, tu n’es vraiment pas au point… Je…

La Grecque ne parvint pas à finir sa phrase. Elle plaqua l’une de ses mains sur son front, l’autre sur ses reins, avant de s’affaisser lentement jusqu’à s’effondrer au sol. Je me précipitai à son secours, lui filai une claque pour la réveiller, mais, vraiment, cette journée s’était montrée trop éprouvante pour elle. Phedreos me rejoignit alors.

-         Il va quand même falloir que tu m’expliques, s’interrogea-t-il. Comment peux-tu…

-         Toi ! Lui rétorquai-je. Rends-toi utile, pour une fois ! Porte cette fille à bord !

-          D’accord, insista le proratès en se grattant le crâne, mais, quand même, je…

-         Oh, je t’en prie ! Ce n’est pas le moment !

Et sur ce, je m’empressai de suivre la route empruntée par les esclaves : celle de la liberté, et elle passait par ma galère.


 

*

             

              


La mission était un succès : ne leur avais-je pas montré ce dont j’étais capable, à tous ces pillards incultes ? Certes, j’avais dû improviser, mais finalement, tout s’achevait pour le mieux : au moment de superviser les manœuvres qui nous sortiraient de la baie, je pus constater que les pontos étaient pleins à craquer, un épais duvet de toges rapiécées et d’esclaves enthousiastes couvrant leurs ponts.  

 

             Quant à Euboulè, justement, Phedreos alla l’allonger sous les auvents du gaillard d’arrière, où elle était à l’abri du soleil et pouvait trouver un peu de fraîcheur. Tandis que nous quittions la baie du latifundium sains et saufs, peu après la galère du propriétaire de la plantation, le proratès vint reprendre sa place à mes côtés. Là encore, je fus pour le moins intriguée. Il portait sur ses bras et son visage – débarrassé de son étouffant casque corinthien- les traces de nombreuses lacérations. Et il avait l’air passablement vexé.

-         Un problème, Phedreos ? Subodorai-je.

-         C’esr rien de le dire ! Beugla le proratès. Quelle est donc cette furie que tu nous as fait embarquer ? Elle s’est réveillée tandis que je la portais ; bon, d’accord, je manque de… De tact pour ce genre de choses, mais tout de même ! Elle aurait pu éviter de me déchirer la peau tout en m’ordonnant de la reposer à terre.

-         Elle a vécu une expérience traumatisante. Il faut la comprendre.

-         Ouais ! Sauf qu’une fois laissée tombée, elle a été incapable de se relever ! Alors, je lui ai de nouveau proposé mon aide, mais elle m’a hurlé de ne pas la toucher, et m’a attaqué ! A quatre pattes !

-         Oui, elle m’a l’air vraiment insupportable…

-         Elle est un peu comme toi…

-         Passons. Qu’est-ce que tu as fait, alors ?

-         Un Egyptien m’a un jour rapporté un petit félin de son pays. Chaque fois qu’il me griffe ou qu’il me mort un peu trop, je lui flanque une grande claque sur le museau, et il se calme pour un bon moment ! Là, j’ai fait la même chose, en plus fort, parce qu’elle était plus coriace.

-         Oui, autrement dit, elle ne se réveillera pas avant plusieurs jours. Tu devrais apprendre à parler aux femmes, Phedreos.

-         Peuh ! Pesta en retour le proratès. Tant que celles sur mes genoux ne se débattent pas…

                                                                                                      

             Nous étions hors de danger. La quadrirème et les deux navires de transports venaient de rejoindre le gros du convoi, et nous voguions tranquillement sur une mer plate, à peine fouettés par les embruns. Il ne me restait plus qu’à trouver où loger tous ce beau monde. Une tâche ardue, mais en attendant, je me délectai de la mine renfrognée que Zénicetès affichait depuis que nous avions quitté la plantation.

-         Tout le monde fait la tête, aujourd’hui ! Ricanai-je à son attention. Il est donc si difficile pour toi, glorieux archipirate, de voir une femme te prouver à quel point tu as tort ?

-         Il s’agit bien de cela ! Pesta-t-il en retour en flanquant un violent coup de pied au plat-bord, balayant mes supputations. Juste avant que nous ne levions l’ancre, une somptueuse galère de plaisance nous a précédés. Sais-tu à qui elle appartenait ?

-         Un certain Tatius, si je ne m’abuse…

-         Un « certain » ? C’est pire que cela ! De si peu, nous venons de manquer le rapt du siècle ! Celui du Primus Negotiatoris !  

-         Le quoi ? Fis-je, interloquée.

-         Les negotiatores sont des hommes d’affaires envoyés par Rome dans les provinces pour traiter de diplomatie comme de commerce en gros. Ils servent de relais entre les publicains et les autorités locales.

-         En somme, des commerçants doublés de diplomates…

-         Oui, si tu veux, bien qu’ils ne soient véritablement « diplomates » qu’avec les marchands. Autrement, les populations qu’ils rencontrent sont tenues de les considérer comme de véritables oracles.

-         Et, si j’en juge par ce surnom, ce « Tatius » serait le plus puissant de cette classe ?

-         C’est rien de le dire. Ah ! Si nous avions pu lui mettre la main dessus, nous en aurions tiré une coquette rançon ! Sache que Marcus Licinius Tatius s’est mis au commerce avant même qu’il ne devienne père de famille. Et pourtant, son géniteur est mort bien jeune ! Il a acquis une expérience qui l’a rendu redoutable dans le domaine de l’économique. Ce type dispose en outre d’un réel talent pour ce qui est de la fraude et des imbroglios entre grands nobles.

-         Je ne suis pas étonnée, alors, qu’il fasse affaire avec le préteur Sylla…

-         Moi, ça m’étonne, avança Phedreos. Sylla, c’est un fonceur, un homme plein de virilité. Tatius, ce n’est qu’un pédéraste qui passe son temps à palabrer.

-         Oui, mais il sait apparemment bien choisir ses mots, précisai-je en me remémorant la conversation qu’il avait eu avec son l'intendant Diogenes.

-         Et s’il n’y avait que ça, bougonna –pour changer – Zénicetès. Je ne vois pas quoi faire de tous ces inutiles que tu as libérés, Scia. Où vais-je les mettre ? Quant aux pirates, ils vont être difficiles à dresser…

-         Je déteste ce vocabulaire, Zénicetès, rappelai-je à l’archipirate. Retire ça tout de suite.

-         Je pèse mes mots ! Renchérit-il. J’ai fait ma petite enquête, car j’aime savoir qui se trouve à mon bord ; beaucoup des types que tu as libérés étaient de chez Levestros, un archipirate de pacotille incapable d’inculquer le moindre esprit de discipline à ses clients !    

Mon cœur bondit dans ma poitrine, mes bras se crispèrent sur les avirons, au point que pendant un court instant, j’en perdis le contrôle du navire. Une sueur froide me balaya l'échine.

-         Levestros ! M’exclamai-je, tremblante. Levestros ! J’ai déjà entendu ce nom là quelque part…

-         Bon, soliloqua Zénicetès, c’est quoi, cette fois, le problème ?

-         J’ai un compte à régler avec lui. Ses hommes me diront-ils où ce chien se terre ?

-         Pas la peine de leur demander. Chaque archipirate dispose de caches secrètes, mais son repaire principal se doit d’être connu et reconnu. Les grandes expéditions d’été n’ont pas encore commencé, il doit toujours se trouver au repos dans le sien, à deux jours de navigation d’ici.  

-         Et… Il stocke beaucoup de richesses, dans ce « repaire » ?

-         Evidemment ! Il a récupéré un grand nombre de prises l’année passée, et… Attends, tu n’aurais tout de même pas l’idée de…

-         Il fallait de l’argent à nos marins, non ? Il fallait les fidéliser ? Eh bien ils vont l'être, assurément !

La large bouche de Zénicetès se déforma en un sourire mauvais, démesuré. Il se gratta son dru menton d’un air songeur, alléché à la perspective de tout ce qu’il y aurait à gagner dans cette expédition.

-         Ce n’est pas une bonne idée, objecta néanmoins Phedreos. Deux archipirates qui s’attaquent de front, sans provocation ou avertissement préalable… Si nous ne parvenons pas à capturer Levestros du premier coup, nous serons raillés par tous les frères de la côte, du Palus Méotide aux Portes d’Hercule, et nous y perdrons toute notre crédibilité.

-         Cela dépend… Calcula Zénicetès. Je te propose une affaire, Scia ; nous attaquons le repaire de Levestros. Tu me débarrasses de cet imbécile. Nous nous accaparons ses biens. Si tout se déroule comme prévu, non seulement je te laisse ce navire, ses hommes, et les esclaves libérés, et en plus de cela, le repaire de Levestros, toutes ses richesses et ses navires les moins… Avenants. Moi, je me contenterai de sa zone d’influence et de sa clientèle, qui ne manquera pas venir me lécher dans la main.

Un parfait exemple de coup pendable. Mais pour l’occasion, il allait m’être fort profitable. "Tout cela se paiera un jour", me dis-je, sans trop vouloir y croire.

-         Et si tout ne se passe pas « comme prévu » ? Demandai-je prudemment.

-         Levestros me réclamera sans aucun doute ta tête… Et je me devrais de la lui donner.

-         Tu peux toujours essayer, m’engageai-je en guise de conclusion. Phedreos ? Va donc dire à Anaxis que nous changeons de cap… Nous ne retournons pas tout de suite au Mont Olympe… Nous allons d'abord débusquer un serpent.

-         Ah, fillette, s’enthousiasma Zénicetès, tu me plais, finalement ! Sacrifions donc à Poséidon pour sceller notre accord ! 








[1] C'est une morbide question d’offre et de demande : le marché romain est inondé d’esclaves au premier siècle av J.C. Ressource abondante, donc facilement remplaçable et peu onéreuse. Les choses changeront considérablement à la fin du haut-empire (IIe-IIIe siècle ap. J.C.) : les esclaves se faisaient alors trop rares, il fallait en prendre soin.

[2] Navire cargo à voile, conçu pour naviguer sur la mer et les grands fleuves.

[3] Les chevaliers romains, issus de la « première classe » de combattants de la vieille république. Pour être chevalier, il fallait être un citoyen honorable issu des grandes familles et détenir au moins, en termes de propriété, 400 000 sesterces.

[4] Assemblées du peuple à Rome.

[5] Plus haute magistrature romaine, pouvant être obtenue après la préture. Il y avait deux consuls à Rome élus pour un an, l’un patricien, l’autre plébéien. Sans détailler leurs prérogatives, rappelons que les consuls donnent leurs noms à l’année, que les grandes familles romaines, pour mesurer leurs prestiges, « comptaient » les consulats de leurs aïeux, et que pour les familles riches mais de moins grande envergure, la présence d’un consul dans la généalogie était la condition sine qua non d’acception dans la noblesse. Autant dire que devenir consul, c’était atteindre le firmament de la romanité.

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