Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 8 : Chapitre 7 - Les roches trachées

5523 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/07/2017 14:41

Chapitre VII

Les roches trachées

 

 

-Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût !

En compagnie de Polybios, puis d’Anaxis, j’avais acquis le contrôle de moi-même. Bien que l’envie m’en démangeât, Je ne faisais pas les cent-pas sur le pont, je ne haussai pointle ton, je restais très calme. Mais il y avait tout de même de quoi manifester, sinon son mécontentement, au moins sa frustration.

-         Alors, Zénicetès, où est-il, ton fichu repère ? Est-il si connu que Levestros s’en est senti le besoin de le rendre invisible ?

 

             Après les deux jours de mer convenus, notre quadrirème venait de jeter l’ancre à proximité d’une bande de sable, annonciatrice de hauts fonds, qui nous empêchait de nous rapprocher davantage de la côte. Côte constituée de falaises escarpées, est-il besoin de le préciser…

Entre les bancs de sables, les pitons surgissant des flots pour déchirer les coques, et le morne paysage rocailleux se dessinant à moins d’un stade, ce n’était vraiment pas le bon endroit pour installer une base ! Même le mont Olympe faisait figure de riante villégiature comparativement à ces terres désolées ! L’espace d’un instant, je subodorai le traquenard, bien dans la verve de Zénicetès, mais je me ravisai bien vite ; en ce cas, Anaxis m’aurait prévenu que nous faisions fausse route. A lui, au moins, pouvais-je faire confiance.

             En vain, je cherchai un bastion, surplombant les à-pic, en vain, balayai-je ceux-ci du regard à la recherche d’une anfractuosité suffisante pour y dissimuler un navire… Et ne maîtrisant pas encore totalement le Sens, je ne pus déchiffrer les pensées de l’archipirate…

-         Je savais que tu réagirais comme cela, triompha Zénicetès, affalé sur l’un des contreforts de l’entrepont. Levestros manque les trois quarts de ses raids, mais si les Romains ne l’ont jamais attrapé, c’est qu’il sait comment se dissimuler…

-         Et c’est donc uniquement pour me voir geindre que tu nous laisse ainsi dériver ? Au risque de révéler notre présence aux guetteurs de…

-         Calme-toi, me tempéra l’archipirate. La discipline est assez lâche, chez Levestros, je te l’ai déjà dit. A l’heure qu’il est, toutes ses sentinelles doivent être occupées à digérer leurs repas. Encore heureux ; il me fallait du temps pour retrouver le chemin…

 

             Zénicetès souleva son lourd séant de la charpente et me rejoignit aux avirons. Je remarquai alors qu’il griffonnait au suif sur un morceau de papyrus.

-         Oh, Anaxis ! Lança-t-il au pilote. Viens donc un peu par ici ! 

Le vieil homme quitta son poste et vint se joindre à nous, sans le moindre enthousiasme. Son « seigneur » lui tendit alors son gribouillage, tout en l’interrogeant :

-         Tu penses pouvoir gérer ?

-         Si les navires de Levestros le font tous les jours, je peux le faire moi aussi, répondit négligemment Anaxis en jetant un simple coup d’œil sur la carte improvisée.


-         Alors, à la nage ! S’enthousiasma Phedreos. Les thranites, à mon commandement… Nagez !

Et les matelots du rang inférieur reprirent leur activité de forçat, nous entraînant à l force des bras vers un passage semé de pitons aux redoutables saillants et de forts courants. Maintenir le navire sur sa trajectoire était alors, pour une novice comme moi, bien difficile.

-         Par tous les dieux ! Lançai-je à l’adresse d’Anaxis, resté à l’arrière du navire pour mieux me communiquer ses directives, nous allons nous éventrer sur ces rochers !

-         Mais non, avança-t-il complaisamment. Encore deux coups de pelles, et nous aurons survécu à la partie la plus taquine de notre progression… Celle qui est là pour décourager les curieux.

Et, de fait, une fois les premières passes derrière nous, les courants se firent bien moins forts, et les eaux s’avérèrent plus profondes jusqu’à la côte.

-         Et maintenant ? Demandai-je au pilote, désormais rassurée.

-         Heureux que tu le demandes, s’interposa Zénicetès. Jusqu’à présent, promener incidemment notre regard sur cette falaise ne nous menait à rien. Désormais…  

                                                   

             Désormais, une fois les grandes langues de sable qui alimentaient les courants doublées, notre perspective sur la côte fut plus dégagée… Anaxis, suivant le plan de l’archipirate, me conseilla de faire nager à tribord, mais je n’avais guère besoin d’un tel conseil. En l’espace d’un instant, je repérai ce qui m’avait si longuement échappé.

Tout comme au pied du mont Olympe, comme partout en Cilicie trachée d’ailleurs, une large anfractuosité transperçait le continuum de roc rouge. Elle était suffisamment large pour laisser passer non pas un, mais deux cargos de front. Seulement, par caprice de Gaia, son architecture naturelle la faisait obliquer vers la gauche dès son seuil passé. De loin, cela donnait une impression d'une falaise grimpant sur une autre, réduisant à néant toute chance de la repérer.

-         Impressionnant. soufflai-je en m’y engageant.

-         Et encore, sourit Zénicetès. Tu n’es pas au bout de tes surprises.

-         Personnellement, prévint Phedreos, même s’ils sont censés se la couler douce, il faudrait qu’ils soient totalement demeurés pour ne pas nous avoir repérés.

-         J’en suis bien conscient, confirma l’archipirate. Il va me falloir redevenir acteur… Fillette, dans moins d’un dixième d’heure, nous allons croise rle poste de garde dont je t’ai parlé tantô. Ses occupants seront certainement armés jusqu’aux dents.

-         Et tu es encore là ? Grinçai-je.

-         Je sais, je sais… Se défendit l’archipirate. Qui mène cette opération, selon toi ?

Et, comme cela avait été préalablement convenu, Zénicetès disparut sous la tente du capitaine. Pour ma part, je quittais les avirons, me couvris de mon capuchon, rejoignis les bancs de nage, et m'y fis la plus petite possible.

 

             A peine l’archipirate s’était-il dissimulé au regard des curieux, que notre navire était  forcé de mettre en panne à l’entrée d’un étroit goulet, où les flots semblaient former une étroite route entre deux grands escarpements rocheux. De sommaires cabanes en pins mal élagués y étaient installées, abritant tout un escadron de soldats. Des hoplites improvisés, barbares débraillés brandissant piques et arcs de manière anarchique, mais éloquente.

L’un d’entre eux, mieux harnaché que les autres, mit ses mains en porte-voix et nous intima l’ordre de ne rien tenter. Puis, comme il est de coutume dans ces moments-là :

-         Qui est votre capitaine ?

-         C’est moi, répondit sur le champ Phedreos.

Une femme libre sur un navire, cela était déjà assez peu conventionnel, mais si elle devait s’avérer être en plus l’épiplous, les soudards se seraient méfiés.

-         Tu t’es perdu, peut-être ? Reprit le commandant des « troupes » en faction, avec autorité et un brin d’insolence. Tu es sur une possession privée, ici, et ta venue n’était pas prévue.

-         Et alors ? Vociféra mon second. Dois-je faire demi-tour ?

-         Tu peux faire demi-tour. Mais à la nage, littéralement, en nous laissant ton équipage et ta fichue coque de noix. Autrement, tu vas nous laisser monter à ton bord et retourner ta galère de la cale à la muraille ! Et après, tu vas passer un long moment à t’expliquer auprès du seigneur Levestros…

-         Tant mieux ! Mon propre maître est justement venu s'entretenir avec lui ?

-         Comment ça ?

Et aussitôt, engoncé dans une cape vermeille, une épée à la richesse tapageuse au flanc, et toute une collection de joailleries ostentatoires aux doigts, Zénicetès se découvrit, en pestant férocement.

-         Quoi ? Rugit-il. Mais nous sommes en panne ! J’avais ordonné de ne pas faiblir la nage avant que soyons devant mon ami ! Qui ose ?

-         Ce sont ces tristes individus, répondit Phedreos d'un air las. Les cerbères de service, vraisemblablement.

-         Et c’est pour cette raison qu’ils entravent la route du grand Zénicetès ?

Le commandant, dont la peau tannée par le soleil était jusqu’alors d’un beau rouge écarlate, changea alors sur le champ de teint. Blêmissant de terreur, on eut dit qu’il n’avait jamais mis un pied en Méditerranée, débarqué tout droit des froides côtes de l’ambre.

-         Le… Le seigneur Zénicetès ? Balbutia-t-il. Mais, tu… Tu ne t’es pas fait annoncer…

-         Je me fais annoncer maintenant ! Tonna l’achipirate en tapant du pied sur le pont. Cela te pose-t-il problème, maudit putois ? Peut-être souhaites-tu me faire profiter de ta grande expérience en la matière ?

-         N… Non, mon seigneur, je… Je vais prévenir le seigneur Levestros sur le champ !

-         Tant mieux ! Et fais repartir ma galère, qu’elle puisse fendre les flots comme elle seule en a le secret.

Et aussitôt, nous fûmes introduits dans l’antre de la bête. Tandis que les hommes de Levestros s’écartaient respectueusement à notre passage, je me tournais vers Zénicetès et lui murmurai :

-         Incroyable… Ils se sont vraiment fait avoir facilement.

-         Je te l’avais dit, Scia, répondit avec une once de fierté l’archipirate, ce genre de personnages, tu ne leur donnes pas le temps de réfléchir, et ils t’obéissent au doigt et à l’œil.

-         Tenez-vous prêt, vous autres, « souffla » - c’est-à-dire qu’il parla à voix posée- Phedreos à l’ensemble de l’entrepont.

Or, nous étions encore loin d’être parvenus à bon port. Les passes se succédaient, il fallait sans cesse habilement manœuvrer, et finalement, nous débouchâmes sur un spectacle grandiose ; le temps, la force des vagues et des vents étaient parvenus à creuser une gigantesque grotte au fond de ce dédale calcaire. Par une ouverture béante s’appuyant sur les deux parois du labyrinthe naturel, nous fûmes conduits au sein d’un complexe bien moins imposant que l’était celui du mont Olympe, mais ô combien plus majestueux, une haute voûte à laquelle était suspendus d’immenses stalactites surplombant de petites habitations. Toutes étaient réparties à différents niveaux de la paroi, des terrasses naturelles s’étant créées à chaque hauteur au fil des siècles. Elles étaient reliées par des échelles ou de maigres ponts de bois, encerclant un profond bassin où étaient amarrés une dizaine de galères pour la plupart de très petite taille. Ainsi ce lieu donnait-il l’allure d’un vaste théâtre, où chaque maison était un spectateur, et chaque étage, véritable quartier légèrement en retrait de ceux en contrebas, un gradin. Enfin, la scène était occupée par le plan d’eau. Comment les navires qui y moullaient parvenaient-ils à résister à l’humidité ambiante ? Peut-être les vastes échancrures taillées par l’érosion dans les parois de la grotte, laissant passer les rayons du soleil, pouvaient-elles expliquer la conservation des navires ? Je me jurais bien, en tout cas, de le découvrir plus tard.

 

             Le monstre qu’était notre quadrirème se laissa lentement guider par les hémolias qui l’encerclaient. On lui fit jeter l’ancre sur un quai taillé à même la roche, tandis que sur la roche humide, au « rez-de-chaussée » de cette demeure de pierre, nous attendait impatiemment une foule impressionnante.

A leur tête, Levestros, le chien dont les hommes m’avaient enlevée, arrachée à ma vie. Celui qui n’avait vu en moi qu’un objet de profit. Et qui n’avait pas hésité à me terroriser pour que je me tienne tranquille. Comment avais-je pu en avoir aussi peur ? Je le voyais s’approcher en tremblant, ce petit vaurien de bas-étage aux origines indéfinies. Il y avait quelque chose de jouissif à voir ce tyran miniature jouer des épaules pour se donner une contenance, son cou sec et longiligne me laissant l’occasion de constater qu’il n’arrêtait pas de déglutir. Il s’épongea le front du revers de son manteau, agita ses doigts pour que ses hommes se mettent en place, puis se décida à marcher jusqu’à celui qui le terrorisait, individu que je m’étais tant de fois permise d’insulter…

-         Zénicetès, s’enthousiasma nerveusement le maître des lieux en ouvrant grand ses bras. Quelle merveilleuse surprise de te voir, mon ami ! Je remercie Eole de t’avoir porté jusqu’à moi !

-         Attends avant de lui sacrifier un bélier, répliqua sans ménagement Zénicetès, sans même prendre la peine de descendre de la quadrirème. Je viens ici pour affaire.

-         Mais bien sûr, ami, dis-moi quelle fructueuse association…

-         Et par « affaire », j’entends régler un compte.

Il n’en fallut pas plus pour faire réagir les cerbères de ces lieux. Les mains se portèrent rageusement aux poignées des glaives et des épées, on entendit distinctement la corde des arcs crisser, mais personne n’osa faire de geste brusque. Chacun, en ce lieu et à cette heure, savait qu’en s’attaquant au plus puissant des archipirates, ils ne vivraient pas vieux… Même s’ils sortaient victorieux de la confrontation. Zénicetès le savait, lui aussi. Levestros également. Ce dernier joua d’ailleurs la carte de la tempérance. Mais à ce jeu-là, il était très mauvais.

-         Mais de quoi parles-tu ? Se défendit-il. T’ai-je déjà offensé ? T’ai-je déjà dépossédé d’une prise ? T’ai-je déjà seulement capturé ne serait-ce qu’un navire ? Ou bien ravi une offre sur le marché des esclaves ?

-         Oh, je ne parle pas de mes comptes… Mais des siens.

Zénicetès pointa son pouce dans ma direction. Le pandémonium allait pouvoir se déclencher.

-         A l’attaque ! Vociféra Phedreos !

 

             Aussitôt, l’ensemble des épibates, équipés de pied en cap, soutenus par les plus féroces des esclaves libérés du latifundium, surgirent de l’entrepont, jusqu’alors dissimulés à la vue de tous par les thalamites, et se jetèrent depuis le plat-bord sur l’escorte de Levestros. Ils ne les tuèrent pas. Fermement tenus par le proratès, ils se contentèrent de les désarmer ou de les assommer.

-         Je prends le contrôle de ce repaire, et de toutes les possessions de Levestros ! Jubilait Zénicetès. Tous ceux qui se joindront à moi deviendront mes associés et mes protégés ! Tous ceux qui préféreront se battre pour ce crétin de métis Gaulois en subiront les conséquences !

 

Répercutés par l’écho de la caverne, ses mots résonnèrent dans chaque anfractuosité minérale. Ils ne retournèrent bien entendu que bien peu des pirates résidents, surpris et ne sachant comment réagir. Néanmoins… C’était tout de même Zénicetès, le Zénicetès, qui les avaient prononcés, et ils semèrent suffisamment le trouble pour laisser à nos troupes embarquées le temps de prendre pied sur la terre ferme…

 

             Levestros comprit très vite la difficulté de la situation. Et il agit sagement ; il prit ses jambes à son cou pour aller se réfugier aux étages supérieurs de son repaire. Ce faisant, il tentait de réinsuffler un soupçon de courage et de loyauté à ses hommes :

-         Battez-vous ! Ahanait-il. Battez-vous si vous ne souhaitez pas devenir des esclaves! Ils sont trop peu nombreux ! Nous sommes les plus forts ! Ecrasez-les ! Vingt tonneaux de bière à celui qui me rapporte la tête de Zénicetès !

Le problème, pour Levestros, c’est qu’il était déjà pris pour cible. N’attendant pas que Phedreos ait fini de ferrailler avec les gardes du niveau inférieur, je sautai de la galère pour partir à la poursuite du misérable archipirate.

             

             Or, Levestros n’était pas Zénicetès. Il était certes tout aussi imposant, mais il occupait l’espace davantage par le muscle que par la graisse. Aussi, en quelques foulées, était-il déjà parvenu aux échelles qui lui permettraient de se retrouver à l’abri. Quant à moi, je fus très vite repérée par les hoplites venus en renfort des troupes ennemis, dépassées par les épibates de Phedreos.

-         Une tueuse ! Cria l’un d’eux. Elle en veut à notre seigneur ! Arrêtez-la !

Je n’allais pas faire halte pour m’engager dans un combat que je savais perdu d’avance. Plus agile que tous ces Phéniciens et Grecs en armure lourde, je contournai leurs positions, évitait quelques javelots jetés depuis les hauteurs, et m’engageai à mon tour sur l’échelle empruntée par Levestros.

                                                                                                      

             A l’étage supérieur, quelques archers harcelant l’équipage de la quadrirème tentèrent de me bloquer le passage. Ils étaient trop légèrement armés, et n’avaient probablement jamais affronté quiconque, ne serait-ce qu’en pugilat. J’en embrochai deux au passage, sans le moindre état d’âme, sans même ralentir mon allure, et poursuivit Levestros qui continuait à grimper, le plus haut possible, espérant vainement échapper à mes griffes.

Certes, au niveau suivant, il fut assez malin ; une fois là-haut, il fit basculer l’échelle qui permettait d’y accéder. Je dus me servir d’un palan situé à l’écart pour pouvoir poursuivre, ce qui me fit perdre de précieux instants.

-         Faites couper les ponts ! Hurlait ma cible à ses lieutenants. Empêchez-la de me rattraper ! Je dois organiser la défense !

Ordre imbécile s’il en fut. Totalement paniqués, les épiplous de Levestros ordonnèrent de fait aux marins ne s’étant pas encore jetés dans la mêlée de couper les ponts, mais ce sans considération aucune quant à la position de leur seigneur. Résultat : tandis que ma vélocité me permettait de passer d’une plate-forme rocheuse à l’autre avant que ne fussent brisés les cordages, Levestros se retrouva bloqué au moment de s’engager sur le plus grand des ponts, celui reliant un flanc à l’autre du vaste cercle qui structurait son repaire, et enjambait la rade depuis son exutoire. Ledit pont venait d’être abattu par ses propres hommes.

-         Espèces de crétins ! Hurla l’archipirate à ses douteux adjuvants, sur le flanc opposé.

-         Seigneur, prends pitié ! C’est toi qui nous as ordonné de couper les ponts !

-         Mais pas devant moi !

 

A peine eut-il le temps de cracher sa rage que j’étais à quatre pas de lui. Le Gaulois fit volte-face, tira son épée, et se mit en garde :

-         Zénicetès a envoyé une gamine pour me tuer ! Grinça t-il. Tu me voulais, petite ? Eh bien, me voilà ! Offre-moi donc un combat potable, si seulement tu en es capable !

-         Je ne suis pas venue pour me battre, répondis-je. Je suis simplement venue pour te tuer.

Ma hache agriane fendit l’air jusqu’au thorax de Levestros, qu’elle brisa en son milieu, atteignant ses os et sa chair, lui coupant toute possibilité de respirer. L’achipirate tituba un instant, la main gauche sur le manche de mon arme, qu’il tentait vainement d’extirper de son corps… Puis il s’écroula, agonisant. Justice était faite.

 

*

 

             Il me restait une chose à faire. Puisque le plus terrible personnage de ma courte enfance gisait à mes pieds, autant rouvrir les vieilles plaies. Levestros crachait du sang, son bras droit s’agitant dans le vide, mais conservait tout de même sa lucidité. Je m’agenouillai à ses côtés, et rabattis ma capuche pour laisser voir mon visage.

-         Tu te souviens de moi ? Lui demandai-je.

Tétanisé, par sa blessure fatale comme par la situation, l’archipirate hocha négativement la tête.

-         Comment… Comment pourrais-je me souvenir de toi ? Gargouilla-t-il. Je me suis fait de nombreux ennemis ces dernières années…

-         Notre rencontre ne remonte pourtant pas à une éternité. Te souviens-tu de cette jeune fille que tes hommes ont capturé sur la côte des Ordryses, simplement parce que le cœur leur en disait ? Te souviens-tu de ce malheureux vieillard que tu as apporté à Patrocle d’Halicarnasse pour qu’il lui fasse ce que je viens de te faire ?

-         Ah, oui… Sourit le mourant, presque amusé. Tu as décidément la rancune tenace, catin… Des milliers de personnes ont subi bien pire de ma main, et jamais elles n’ont lancé une telle expédition contre moi…

-         Elles n’ont simplement pas osé te défier. Moi, j’ai été à la bonne école. Mais peu importe. Il ne nous reste plus beaucoup de temps. Depuis que tu m’as livrée, j’ai changé deux fois de famille, et la dernière a réussi à éponger les souvenirs qui me restaient de la précédente. Je te remercie, Levestros, car en ce jour, je puis enfin espérer trouver des réponses à mes anciennes interrogations. Aussi, puisque nous parlons de lui, il est toujours à Phasis ?

-         Qui… donc ?

-         Patrocle d’Halicarnasse ! Tu le connais bien ! J’ai besoin de le retrouver ! Il me doit des explications ! Pourquoi un marchand d’esclave s’est-il lié aux Assassins ? Pourquoi s’imagine-t-il bien s’occuper de sa « marchandise » alors que les esclaves, mes semblables, souffrent dans tout le cosmos ? Pourquoi m’a-t-il sans concession livrée à cette confrérie alors que j’avais pleinement intégré sa domesticité ? Pour le Sens ? Je suis une femme ! Un autre, comme Polybios, aurait pu prendre ma place chez les pirates ! Pourquoi tant de sollicitudes à mon égard si c’est pour se débarrasser de moi ensuite ? Pourquoi m’a-t-il arraché à Arisbe ? Pourquoi serait-ce à moi de sauver le monde ? Où est l’esclavagiste ? Réponds !

-         Et que veux-tu que j’en sache ? Il a… Tou… Toujours été un associé pour moi, rien de plus. Et puis, ces derniers temps, il n’arrête pas de disparaître à un endroit pour réapparaître à un… Autre ! Je ne peux pas… T’aider.

-         Erreur, conclus-je. Par ta mort, tu viens au moins de me soulager.  

 

             Levestros expira au moment où je finissais ma phrase. Tout n’était pas terminé néanmoins. J’étais soutenue par moins de trois-cent pirates, qui se confrontaient à un bon millier d’adversaires. Je dus mettre la main à la pâte pendant plusieurs heures encore pour sécuriser le repaire de Levestros. Certes, la victoire nous était pratiquement acquise : me débrouillant pour pendre le corps de l’archipirate à l’étage supérieur ; et le laissant se balancer au bout d’une corde, à la vue de tous, j’obtins avec facilité la reddition d’un nombre conséquent d’assiégés : fidèles, d’accord, mais point trop n’en faut. En revanche, quelques incorruptibles, assistés par de nombreux pillards en froid avec Zénicetès exilés en ces lieux, poursuivirent quelques temps la lutte.

 

*

 

             Dès le début de la soirée, cependant, Zénicetès fut maître de cette caverne et des côtes attenantes. Il commença par tenir parole. Il me la laissa, avec toutes ses richesses, largement de quoi congédier dignement l’équipage de ma quadrirème, et ses espaces, largement de quoi abriter les esclaves –illégalement- libérés au latifundium de Marcus Licinius Tatius.

 

             Le crapaud de l’Olympe se montra tout de même précautionneux. Il savait qu’en me confiant un repère et des navires, il ferait de moi une quasi-archipirate. De bien faible envergure, mais cela ne gâtait pas la réalité du statut… Voici pourquoi il fit une entorse à notre contrat, en s’accaparant toutes les embarcations de son concurrent, ne me laissant que la quadrirème. Et pourquoi, également, il veilla à laisser quelques-uns de ses fidèles – par exemple, Phedreos-, à mon « service » ; ils avaient désormais le rôle de mouchards qui le renseigneraient en toute circonstance. Enfin, bien entendu, il attendit ma soumission dans les règles, restaurant pour quelques instants les principes de vassalité les plus achéméniens. C’était une comédie ridicule, à laquelle je me pliai sans protester. Bien sûr, je n’étais pas pressée d’affronter les vicissitudes du commandement. Cependant, j’avais besoin de tous ces égorgeurs pour atteindre l’objectif que je m’étais fixé : rétablir la paix des dieux, à ma façon.  

 

             Il me fallait encore me dégager de l’autoritarisme de mon nouveau patron. Mais de nouvelles opportunités, j’en étais persuadé, s’afficheraient en temps et en heure. Car la Fortune m’avait sourie jusqu’à présent : en quelques semaines, j’avais pu me constituer une clientèle solide qui me devait tout, j’avais trouvé de quoi la loger, et m’étais dotée d’une base de départ pour mes futures expéditions. J’allais enfin pouvoir balayer les ambitions qui étaient portées sur moi. J’allais me concentrer sur la libération des esclaves, les moyens de les entretenir, en espérant surtout ne plus jamais entendre parler des Assassins. Après tout, ils ne m’avaient plus contactée depuis longtemps. Et s’ils préparaient une guerre, ils devaient être bien trop occupés pour se souvenir de moi. 

                                                                                                                                     

La désillusion allait être sévère…





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