Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 9 : Chapitre 8 - L'invitation

6035 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/07/2017 23:44

Chapitre VIII

L’invitation

 



Nous apprîmes, un matin, que Sylla était reparti pour Rome, après avoir capturé un seul archipirate, Théron d'Illyrie. Celui-ci avait trop de soutiens chez les Grecs et les Romains, grands amateurs d'esclaves. Il dut le libérer, et piteusement se replier. Il n'était plus préteur et avait échoué. Depuis ma conquête de la grotte de Levestros, l'Antre d’Arsinoé, comme on l'appelait, c'était bien la seule bonne nouvelle qui m'était parvenue. Une migraine constante m'assaillait des journées entières. J'étais une femme d'action, et depuis ma victoire, je ne faisais rien de plus que du travail de secrétaire, de gestionnaire ! Je n'y entendais rien, et pourtant, Zénicetès m'avait assuré que la logistique était le point le plus fort des pirates de Cilicie ! Résultat : je passai mon temps sur les quais, à superviser l'import et l'export de toutes les marchandises qui, le plus secrètement possibles, transitaient par lagrotte marine. Toutes les heures, je devais contrôler l'identité de ceux qui entraient comme réfugiés ou négociants, vérifier l'état du navire, régler les rixes qui ne manquaient pas d’éclater compte tenu de la promiscuité ambiante : les Chaldéens ne voulaient pas dormir à côté des Cariens,Les Ioniens prenaient un malin plaisir à narguer les Doriques, les Arméniens narguaient les Perses,certains de mes clients voulaient partir s’installer sur les hauteurs, d’autres souhaitaient réoccuper les anciennes pénates de Levestros, d’autres enfin ne vivaient que pour rejoindre leur cité natale… C'était à me rendre folle ! Des centaines d'esclaves libérés, mais pas deux qui ne souhaitaient la même chose ! Impossible de gérer ces marins sur terre ! Je ne pouvais pas rester toute-puissante longtemps, à ce rythme. Il me fallait déléguer une partie de mon autorité à quelqu'un qui savait manier les foules. Mais qui ?


 

*


-         Ai-je manqué quelque chose ?

Ce fut la première phrase que m’adressa Euboulè lorsqu’elle put enfin s’extirper de sa couchette. Elle ne fut pas peu surprise de se retrouver au sein de la gigantesque grotte qui me tenait désormais lieu de port d’attache.

La Grecque n’était pas en excellente forme. Elle ne s’était réveillée que quatre jours après qu’Phedreos l’ait douloureusement allongée. Elle devait s’aider d’une canne pour marcher, qui ne la quitterait plus, et portait encore nombre de bandages aux côtes et aux bras. Et il avait fallu remplacer sa tunique grisâtre rapiécée par les coups de fouets par une de mes vieilles robes de laine, à laquelle avait été adjoint un léger voile pour respecter la pudeur grecque. Mais autrement, vigoureuse et volontaire, l’hellène avait déjà retrouvé toute sa lucidité, et surtout, semblait à chaque jour qui passait un peu plus élégante et soignée.

 

             Donc, au moment où elle me demandait des nouvelles, j’étais occupée à compter des amphores de grains venues tout droit du mont Olympe pour m’ « aider à démarrer », pour reprendre les termes de Zénicetès. Je répertoriai leur contenu et leur destination respective au sein du repaire, que je reportai sur une tablette d’argile. C’était absolument inintéressant. Ravie de pouvoir laisser tomber cette activité sans intérêt, je voulus confier l’intendance à Anaxis, pourtant très mauvais gestionnaire, pour aller retrouver Euboulè. Mais ce dernier se défila juste à temps, et ce fut finalement la grecque qui me rejoignit, puisque je devais toujours rester devant ces stupides réceptacles en terre cuite. 

-         Contente de te voir debout, débutai-je. Tu as dormi suffisamment longtemps pour nous permettre de nous installer ici sans t’en référer. Tu nous en excuseras.

Elle ne fit pas attention à l'ironie mordante, qu'une fois de plus, je déployais.

-         Où sommes-nous ? Se contenta-t-elle de demander, tout en promenant son regard sur toutes les parois de l'immense caverne.

-         Au cœur de la Cilicie trachée. Au coeur, dans tous les sens du terme.

-         C’est un repaire de pirates, ceci.

-         Tout à fait. Je me le suis approprié il y a deux jours. Tu es une bonne observatrice.

-         J’ai surtout une bonne oreille. Les chants et les conversations qui me parviennent ne sont pas ceux des esthètes de Mytilène.

-         Je m’en doute. Mais au bout d’un moment, on ne les remarque même plus, crois-moi.

-         « Au bout d’un moment, hein » ? Combien de temps vais-je devoir rester ici ?

-         Cela dépendra… 

-         Tu vas être déçue, Scia. J’ai été ostracisée[1] de ma Cité. Et j’ai fini esclave. Personne ne paiera rien pour moi.

-         « Ostracisée » ? Tu es une femme ! Et Mytilène, ça n’est pas une démocratie ! Tu ne peux pas être ostracisée !

-         C’est une longue histoire.

-         La mienne n’est pas inintéressante non plus. Quant au temps que tu devras passer dans ce trou humide… Cela dépendra de toi, Euboulè. Tu n’es pas mon otage. Tu peux rester ici autant que tu le souhaites, ou partir avec quelques vivres et bagages du butin, comme l’ont déjà choisi certains des anciens esclaves de Tatius.

-         Ce n’est pas la première fois que ta bouche émet ce discours incohérent, persifla Euboulè en présentant la paume de ses mains au ciel pour mieux témoigner de son incompréhension. Mais à chaque fois, cela me surprend un peu plus.

-         Etant donné la difficulté de tes maîtres pour te dresser, je ne te voyais pas faire grand cas de la servitude.

-         Je ne fais pas grand cas de ma servitude. Je suis Grecque, asta[2] à Mytilène ! Je ne méritais pas cela. Mais les esclaves sont nécessaires. N’importe qui te le dira. Tu es la seule à t’imaginer qu’une société sans esclaves serait meilleure. La seule pirate à avoir lu Cratès.

-         Cratès ? C’est pas un des pentécontarques de Zénobios ? Un gros monstre au visage grevé par la vérole ?

-         Oublie ça. Tu ne peux pas comprendre. Tu n’es qu’une barbare.

Je commençais à en avoir vraiment assez de me faire traiter d’arriérée par le monde entier.

-         Bon, alors, qu’attends-tu ? Gesticulai-je. Tu n’es pas contente d’avoir été libérée ? Tu te crois supérieure aux autres esclaves ? Très bien, tire-toi !

-         Pour aller où ? Ce vieil imbécile de Diogenes doit faire battre la campagne, à l’heure qu’il est, pour retrouver ses biens égayés. Peut-être même a-t-il déjà prévenu les liménarques[3]. Je tiens à me faire oublier ! Ceux qui sont partis ont eu tort. Il n’y a qu’avec toi, hélas, que nous serons en sécurité. Mais, vraiment, Scia, ou quel que soit ton nom, je me demande bien pourquoi tu fais tout cela.

-        J'ai été formée pour aider les autres, m'expliquai-je tout en tentant de me replonger dans mes comptes. Je ne suis pas d'accord avec les idéaux de ceux qui m'ont éduquée, mais j'ai vu tant de souffrances chez les esclaves de Méditerranée... J'essaie juste de corriger un peu les choses, de changer les pirates.

-Quitte à tuer tous ceux qui te passent sous la main ? S'étonna la Grecque.

-Parfois, ce n'est que trop nécessaire, fis-je dans une moue de regret.

-        C'est ce que disent tous les tyrans, répliqua Euboulè. Dis-moi, jeune fille, t'es-tu déjà faite pénétrée ?

Je relevai la tête de ma tablette d'argile, croyant avoir mal entendu. Il me fallut l’aide de la locutrice pour replacer cette phrase dans le contexte de la conversation. 

-         Pardon ?

-         Tu as très bien compris, barbare, même si tu ne connais rien à la médecine. La défloration doit advenir très tôt, et tu n’en n’as visiblement pas privilégié, car de là te viennent des envies de meurtre.

-         Oui, en effet, répondis-je mécaniquement, gardant mon calame en l’air, estomaquée par la tournure prise par la conversation. Il me vient d’ailleurs en ce moment précis, une envie meurtrière au sujet de quelqu’un en particulier…

-         Tu t’en rends compte, à présent : tes saignements s’évacuent moins facilement, font remonter ta matrice sur ton cœur, ce qui cause une forte contention des humeurs. Tu n’as jamais lu Hippocrate, mais toi-même, tu dois être capable de comprendre ça… Enfin, tout n’est pas perdu, il se trouve un nombre conséquent d’hommes ici, qui sauront te faire retrouver ta vraie place. 

-         Mais de qui te moques-tu ? Vitupérai-je la Lesbienne. Sache que c’est à ces mêmes hommes que j’aurais pu te livrer ! Sous prétexte que tu es Grecque, tu pourrais échapper au viol et pas moi ?

-         Ah non. Je ne parle pas là d’agression, mais de fécondation ; la maternité est l’essence même de la femme.

-         Tiens donc ? Alors, où sont-ils, tes enfants ?

                                                                                           

             La Grecque pâlit, se raidit et évita de répondre à mon ultime altercation. Elle préféra changer de sujet de conversation, apposant un coup d’œil distrait d’abord sur la tablette d’argile qui se trouvait entre mes mains, puis sur les amphores chargées de céréales qui s'accumulaient à notre droite.

-         Tu n’es plus dans ton village de bovins perdu dans les steppes, différa la Grecque. Une « Cité » - ou tout qui s’y rapproche- est infiniment plus complexe à gérer. Entre les hommes, les navires et les défenses de ce bouge, tu ne pourras jamais reprendre la mer.

-         Merci. J’ai déjà eu l’occasion de m’en rendre compte. Et tu crois pouvoir t’en sortir mieux que moi ?

-         Je peux essayer…

 

Euboulè se saisit alors sans ménagement de la tablette d’argile, la consulta négligemment, puis poussa un profond soupir et me rendit mon pensum avant de se diriger d’un pas assuré vers les hommes de Zénicetès, occupés à répartir les cargaisons entreposées au sein de la base.

-         Bien, les veaux marins, quand donc aurez-vous fini de décharger tout cela ?

-         Tu es l’archipirate, demanda le capitaine du haut du navire de transport, ou une simple pute ?

-         C’est comme si je parlais par la bouche de la première.

-         Ah ; alors, cela devrait nous prendre encore une petite heure.

-         Bien. Quand vous aurez fini, vous me porterez tout cela aux greniers. Vous avez bien des greniers, ici, au moins ?

Puis, elle revint vers moi en se lavant les mains de cette tâche si facilement expédiée.

-         Voilà qui est fait. Qu’y a-t-il d’autre à régler dans ce cloaque immonde ?

-         Attends, la contestai-je en consultant de nouveau ma tablette. Ca ne va pas du tout ! Une grande partie des anciens esclaves ont directement besoin de ce grain, ils m'ont demandé de le leur envoyer...

-         Pour le moment, il va se répartir là où il le faut, là où il sera mieux employé. Si tu te mets à écouter tes subordonnés, alors ils gaspilleront ce qui est précieux. Dès demain, de nouveaux péripatéticiens te cerneront, exigeant de toi un blé que tu auras déjà distribué. Aux greniers, au moins, nous pourrons en suivre la consommation.

-         Je n’ai pas de subordonnés, encore moins de péripatéticiens, et tes actes sont ceux d’un gouverneur !

-         … Ou d’un archipirate, rectifia Euboulè en haussant les sourcils dans une grimace impudente.

 

*

 

             Comme je la détestais, oh, comme je la détestais ! La Lesbienne et moi étions aux antipodes l’une de l’autre ; j’eus l’occasion de le constater après lui avoir offert l’hospitalité dans ma propre demeure de bois et de pierre, perchée sur les hauteurs de l’Antre, en attendant qu’elle puisse acquérir la sienne. Là où s’exprimait en elle toute la féminité possible, je me fendais en pulsions masculines. Lorsqu’elle relevait le bas de sa robe, c’était pour s’épiler les cuisses ; pour ma part, j’y étais contrainte pour réparer mon arc. Elle soulignait ses cils d’un fin trait de khôl ; je me barbouillai la figure des onguents propres à soigner mes écorchures. Elle se limait les ongles ; j’aiguisais mes haches.

La Grecque pouvait passer des heures dans le coin de la maison grossièrement mué en bain à grands renforts de paravents. Usant de larges bassines d’eau pour distinguer son reflet, elle y soignait sa chevelure jusqu’à ce que cette dernière fût resplendissante, soyeuse et ondulant au gré de son altière démarche.

Un soir que j’en finissais avec mon propre entretien corporel, Euboulè manqua défaillir en constatant la manière dont j’agençais mes cheveux. En effet, j'avais pris l’habitude de me tresser des nattes grossières qui me cerclaient le visage et la nuque, à l’instar de nombre de mes matelots. Avantage : rien de mieux pour parer les coups de glaives portés de taille. Désavantage : la grâce n’est plus au rendez-vous. Dois-je préciser que la Grecque se répandit aussitôt en commentaires déplaisants ?

 

 Et, dans le même temps, comment pouvais-je sciemment renvoyer cette irascible hellène ? Elle se retrouva bientôt en charge de toute l’intendance du fait de ses qualités apparemment innées ; elle remplissait sa fonction de « femme parfaite », en gérant le domaine économique de notre nouveau foyer. Pour être plus prosaïque, elle effectuait tous ce que je ne souhaitais pas régler moi-même, par principe ou par laxisme. Et elle le faisait si bien, faisant apparaître l'ordre à la place du chaos. Très vite, pas un seul résidant de l'Antre n'osa critiquer la moindre de ses vues, tant elle fait preuve de justesse d'esprit. Au final final, je ne fus plus responsable que d’un éventail très restreint de prérogatives, relevant toutes de la mer et du pillage : j’organisais les expéditions, définissais les cibles, commandais sur le terrain, et répartissais les équipages sur les navires capturés, adjugeant son rôle à chacun et nommant les capitaines… Tout le reste, Euboulè s’en chargeait. Hypocrite, prétendras-tu ? Répression, spoliations des plus faibles, contrôles serrés, tout ce qui rebute les justiciers de tous poils, effectué par ses sous-fifres… J’en étais bien consciente, mais je m’aperçus très vite qu’il était impossible de mettre au pas tous ces sauvages, autrement qu’en maniant à la fois la carotte et le bâton. Que restait-il de mes valeurs égalitaristes après cela ? Je veillais surtout à ne pas me le demander.

 

             Ainsi, Euboulè devint-elle véritablement « l’âme » de notre organisation. Phedreos, c’était inévitable, ne cessait de me mettre en garde contre elle. Il ne l’aimait pas. Comment le pouvait-il ? Il m’avait acceptée comme archipirate du fait de mon androgynéité, mais il ne pouvait supporter qu’une « maîtresse » en chiton et en himation fasse la loi au sein du repaire. « Elle prend de plus en plus d’importance », s’inquiétait-il, « Et tous lui prêtent oreille ; car elle empêche l’anarchie. Aussi, laisse-la encore un peu élargir son influence, et elle te trahira ! ». Ce à quoi j’ajoutai : « Elle trahira Scia… Ou la cliente de Zénicetès ? ».

Phedreos n’était assurément pas lui-même exempt de reproches ; en effet, il remplissait son propre rôle à merveille, et renseignait constamment le seigneur du mont Olympe sur nos faits et geste. Jusqu’alors, il s’était débrouillé pour contenter les deux partis, mais cela allait-il durer ? Tôt ou tard, cette brute au grand coeur devrait faire un choix. Et selon toute vraisemblance, sa fidélité allait vers Zénicetès...

 

             Toujours est-il qu’Euboulè ne manifestait pas la moindre velléité de gloire ou de pouvoir au sein des pirates de Cilicie. On ne s’en méfiait pas moins. D’abord, ses manières, sa démarche traduisaient chez elle la dignité de sa naissance ; il était inutile qu’elle débitât son flot de paroles sentencieuses et coutumières pour le comprendre. Ainsi, si la femme noble est naturellement inférieure à l’homme, elle est tout de même supérieure aux va-nu-pieds. Mon postulat de base me semblait de plus en plus inconvenant : Euboulè n’eut pas été la première femme de haute-naissance vendue comme esclave, mais à son âge, tout de même… Comment une personne de sa qualité, avec autant de connaissances et, apparemment, de ressources, avait-elle pu tomber si bas ? 

La Grecque se refusait à tout commentaire quant à son passé, quand bien même lui racontai-je ma propre histoire pour la mettre en confiance. Et il fallait bien accepter Euboulè telle qu’elle était, stricte, acerbe et méticuleuse. Mais passons. Je n’ai guère le temps d’écrire, et je ne peux pour le moment m’attarder sur la complexité de ma relation avec cette compagne d’infortune. Reprenons-donc le cours des évènements.

 

*

                                                                                                                 

             Nous approchions de la 171ème Olympiade[4]. Je m’étais faite un « nom » dans tout le monde grec. Je ne devais pas avoir pillé dix plantations, rançonné cinq oligarques, et libéré deux-cent esclaves, mais ma réputation était déjà à flot ; mon sexe imposait la stupeur et la crainte au sein des cohortes de la légalité et du respect des bonnes mœurs. Et mon patronyme agrémentait considérablement cette frayeur d’une teinte de mystère.

Quelle année fatidique allais-je cependant vivre ! Quel évènement décisif, infléchissant mon destin, les Dieux allaient-ils mettre sur ma route !

Qu’il m’en souvienne, c’était peu avant le printemps… Cruel et destructeur printemps. Mes navires n’étaient pas repartis en campagne ou en expédition, la mauvaise saison n’étant pas terminée. Depuis des mois, j’étais occupée à inspecter les fortifications et les derniers ouvrages d’Euboulè, qui tenaient tout autant du métier à tisser que du mortier de construction. Tout allait pour le mieux ; les réserves de grains étaient pleines – on ne pouvait pas en dire autant dans toute l’Asie – les hommes obéissants et volontaires, et les défenses du repaire chaque jour un peu plus conséquentes.

 

             C’est dans ce contexte presque idyllique que la confrérie des Assassins se rappela à mon bon souvenir. A sa manière, bien entendu.

Un soir que je retournai à mes appartements, anciennement ceux de Levestros, je trouvais l’un de ces tueurs furtifs tranquillement assis sur ma paillasse, à m’attendre les bras ballants.

             Le Sens se développait peu à peu en moi. Dès le moment où je mis les pieds dans mes quartiers, je ressentis l’inconvénient. Et dans l’instant qui suivit, guidée par mon seul instinct qui m’orientait furieusement vers ma chambre, je découvris l’importun.

-         Je te salue, Scia, me dit-il simplement. Cela fait longtemps que la confrérie n’avait plus reçu de tes nouvelles. Cela est fort dommage, car tu jouis déjà d’une grande renommée. Loin d’être exagérée, d’ailleurs. J’ai compté… Trois pontos et quatre galères amarrés à tes quais.

Un moment, je fus tentée de lui demander comment il était parvenu jusqu’à cette demeure, celle située la plus en hauteur dans toute la grotte, gardée jour et nuit, placée au fond d’une baie garnie de défenses, baie dont la seule existence était connue de bien peu, néanmoins je me ravisai rapidement ; je n’étais pas une cible, moi. Je savais pertinemment que la raison d’être des Assassins, après le meurtre, c’était de se trouver là où personne ne les attendait. Je préférais donc travailler davantage ma réponse.

-         Vous ne vous êtes pas pressés, finis-je par affirmer. Cela fait pratiquement un an que je vous attends. Et si j’avais abandonné v… « Nos » principes pour me tourner toute entière vers la piraterie ? 

-         Justement. Il nous fallait savoir si tu étais prête à t’engager définitivement dans notre voie, sans pour autant t'attaquer sans cesse aux plus nécessiteux. Or, tu as toujours préféré attaquer des archontes plutôt que des paysans. Dans l'ensemble, tes actes comme ta tenue témoignent donc de tes qualités.

En effet, les robes d’Assassins étaient devenues comme une deuxième peau pour moi. Et homây m'avait enseigné bien des choses sur les conditions des humains... Mais je n’entendais pas me conformer à ses codes, simplement les utiliser à mon avantage.

-         Un bout de tissu n’a pas grande importance, arguai-je froidement. Je n’ai suivi votre enseignement que par défaut. Et je n’ai pas cherché à vous retrouver.

Mais le sicaire en face de moi ne sembla pas saisir le sens caché de mon propos. Au contraire.

-         Je comprends, poursuivit-il en se levant et en marchant vers moi. Tu étais très occupée, et tout ton savoir concernant la confrérie est encore bien théorique. tu sauras donc apprécier mon message à sa juste valeur.

 

             L’encapuchonné se dégagea alors des recoins de mes quartiers pour s’exposer à la lueur d’un vieux brasero vacillant. Jusqu’alors à peine visible dans la pénombre, je remarquai qu’il portait, tout comme Polybios, un manteau des plus particuliers, bien plus élégant que le mien, et fait de matières riches, comme en témoignait la couleur de sa tenue, d’un bleu profond, aussi profond que la teinte prise par la haute mer, teinture que l’on ne retrouve qu’en Inde, et dont les formes étaient identiques à celles de l’Assassin d’Ephèse. En un seul coup d’œil, je pus ainsi noter que je n’avais affaire ni à un novice, ni à un nécessiteux.

-         La guerre est imminente, débita-t-il sans la moindre emphase.

-         J’ai déjà entendu cela… Il y a longtemps. La guerre n’est toujours pas venue.

-         La première vertu de l’Assassin est la patience, Scia, tu le sais… Et toutes les conditions sont enfin réunies pour mettre un terme à la tyrannie romaine sur le monde grec. Les fils de la louve s’entredévorent en Italie[5], ils…

-         Bah ! Je me moque bien de toutes ces histoires. Renchéris-je en battant l’air de la main, fatiguée de tenir un double discours. Que veux-tu de moi ?

-         La confrérie… Espère que tu sauras convaincre les pirates de se joindre au roi Assassin pour s’attaquer aux Romains… Et aux Rhodiens qui empêchent vos trafics, cela va de soi…

-         Avec un argument pareil, et surtout assez d’argent, vous n’aurez aucun mal faire en sorte que tous mes « amis » s’allient à vous…

-         Et, en ce cas, il nous faudra quelqu’un pour veiller à ce qu'ils s'en tiennent à leurs engagements. Souviens-toi de la raison pour laquelle Polybios t’a poussé à t’embarquer : Parce qu’il les sait motivés par leur seul intérêt. Et il a besoin de quelqu’un qui puisse directement surveiller ces archipirates.

-         Tu n’y es pas, mon pauvre ami, répliquai-je. C’est moi qui suis espionnée, actuellement. Zénicetès n’a aucune envie de voir une femme égaler ses exploits.

-         Eh bien, tu pourras ainsi lui rendre la monnaie de sa pièce.

-         Et… Comment serais-je censée les surveiller pour vous ? Vous ne vous êtes pas fait très loquaces, ces derniers mois.

-         Ton manque de confiance me navre, regretta l’Assassin, impavide. Il nous a fallu nous faire les plus discrets possibles. A présent, je suis certain que le Roi Assassin saura te convaincre de la justesse de nos actions. Sa Majesté Mithridate t’attend donc dans trois mois, jour pour jour, à Sinope, capitale de son royaume.

Cette nouvelle me stupéfia. Une archipirate, et à fortiori une femme, en audience avec l’un des souverains les plus puissants d’Asie. Je n’en concevais ni engouement ni vanité, cela me paraissait simplement par trop suspect.

-         Le roi Assassin souhaite me voir ? M'étonnai-je, une moue incrédule aux lèvres. En personne ?

-         Ne sois pas si égocentrique, Scia. Tu ne le rencontreras pas seule. L’ensemble des archipirates du levant sont également invités… Pour s’allier à notre cause. A ce sujet, je me dois de te préciser qu’il y aura un banquet… 

Ah ! Si les motifs de ce conciliabule se faisaient politiques, alors tout s’expliquait !

-         Je vois… Il tentera de nous corrompre, ou il voudra nous faire massacrer ?

-         Cela sera plus solennel, je le crains. je te l'ai dit, il s'agira d'une alliance, ni plus ni moins. Du reste, ma sœur, le roi Assassin souhaitera probablement te voir entre quatre yeux. Il souhaite te rencontrer car, d’après ses dires, qu’une femme réalise tant d’exploits est proprement remarquable. Et je veux le croire, s’il m’a envoyé ici en personne.

-         Et c’est moi qui suis prétentieuse !

-         Un Assassin n’est jamais censé dévoiler son identité en mission, me rappela inutilement l’encapuchonné. Mais tu es ma sœur, et je peux bien te révéler la mienne. Mon nom est Archélaos. Je suis le commandant en chef des armées du Roi Assassin.

Pour toute réponse, je fis silence un instant avant de me fendre d’un grand rire irrespectueux, devant ce présomptueux quidam qui me tenait lieu d’interlocuteur.

-         « La guerre est imminente », parodiai-je en l’Assassin en ressassant ses dérisoires paroles. « Nous te convaincrons de la justesse de notre action ». Que de choses importantes doivent se dérouler en ce moment au royaume du Pont ! Et son souverain m’envoie sans hésitation son pion le plus important simplement pour…

-         Je ne suis pas un pion ! S’indigna l’Assassin. J’ai appris à gérer à la fois les affaires d’un royaume et celles de la confrérie !

-        Et avec toutes tes charges de stratège, tu as accepté de jouer les estafettes ?

-        Je ne laisse pas les responsabilités m’embrumer l’esprit… Et puis… Les temps sont graves. Le conflit qui approche secouera tout le monde grec, peut-être même s’étendra-t-il au-delà des frontières du cosmos. Nous aurons bien besoin de solliciter tous les alliés disponibles.

L’argument du sicaire n’était pas si mauvais. Peut-être, à Sinope, pourrais-je clarifier ma situation vis-à-vis de la confrérie, annoncer aux Assassins, une bonne fois pour toute, que je n’étais pas des leurs, et surtout, savoir à quoi m’en tenir pour la saison de chasse à venir. Une guerre n’est jamais bonne ni pour les civils, ni pour les affaires.

-        Alors, quelle réponse dois-je faire au roi du Pont ? Demanda Archéalos, théâtral, les mains tendues en signe de supplication.

-        Très bien, je viendrai. répondis-je avec énergie. Je viendrai, je rencontrerai le roi Mithridate, et je verrais bien si j’ai affaire à un Assassin ou à un monarque !









[1] Bannie pour dix ans. Le système est largement abandonné au Ier siècle av.J.C., car l’oligarchie a de très loin remplacé la démocratie, mais tous les philosophes grecs aiment y faire référence.

[2] Typiquement le statut de la femme gréco-romaine ; elle est citoyenne, mais sans les droits qui vont avec.

[3] Magistrats chargés de la surveillance des ports.

[4] 90 av J.C.

[5] Les Romains considéraient les Italiens comme un véritable peuple « frère », leur accordant la majestas et les qualifiant de « porteurs de toges », tout en évitant que l’Italie soit réduite en province. En outre, les Italiens constituaient près de la moitié des effectifs de l’armée romaine, mais sans pour autant avoir droit de regard sur le butin ou la distribution des terres. Une violente polémique avait été déclenchée en 102 av.J.C., à l’aune notamment des réformes de Marius et après la crise des Gracques en 133-132 av J.C., le tout sur fond de crise économique : fallait-il octroyer la citoyenneté romaine aux Italiens ? L’assassinat (voir l’archive 764 du Liberalis Circulum pour plus de détails) du tribun Livius Drusus en 91 av.J.C. fit monter les tensions jusqu’à déclencher une première guerre civile, ou guerre des alliés, qui s’étendit de 91 à 88 av.J.C., et mobilisa toutes les forces vives de Rome. Celle-ci, après quelques victoires très difficiles, mit un terme à la guerre en accédant aux revendications des Italiens, et en leur confiant la citoyenneté. La mention de cette guerre revient à bien des reprises dans l’ouvrage de Scia.


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