Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 10 : Chapitre 9 - Le protégé de Dionysos

17926 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/07/2017 21:48

                                                                                                                  

Chapitre IX

Le protégé de Dionysos

 



Jamais ma quadrirème n’avait entamé un tel voyage, depuis la Cilicie trachée jusqu’aux côtes du Pont. Jamais je ne m’étais absentée si longtemps de mon repaire. Je quittais les régions méridionales pour me rendre de l’autre côté de l’Anatolie, sur les non moins venteuses, mais infiniment plus froids pics qui bordaient la Mer Euxin. Aussi, avant mon départ, veillai-je à confier la conduite des opérations à Euboulé, dont les talents de gestionnaire n’étaient plus à prouver. Cependant, je craignais qu’elle renforce, en mon absence, son autorité au détriment de la mienne. Aussi la sermonnai-je pendant des heures sur ce qui devait être fait et ne devait pas l’être, avant que mon intendante ne coupe court à l’admonestation.

-         Allons, ma fille ! Contre-piéta-t-elle. Je n’ai aucune envie de devenir archipirate de Cilicie ! Et comment le pourrais-je ? Il faut avoir la force d’un buffle et la cervelle d’un moineau pour s’imposer face à tous ces soudards ! Tu es toute dévolue à ce rôle ! Ici, je suis davantage ta protégée qu’autre chose ! N’aie crainte pour ta précieuse autorité et la marche de ton domaine, si tu venais à disparaître, je ne donnerais pas cher de ma peau !

Furieuse d’avoir été percée à jour, je me renfrognai quelques instants, avant que l’hellène ne reprenne le fil de la conversation.

-         Et… Puis-je savoir quel périple destructeur nécessite ton absence pour de si longues semaines ?

-         Je dois me rendre à Sinope. Pour y rencontrer le roi Assassin. Et peut-être m’allier à lui. La guerre va bientôt éclater, vois-tu.

-         Ah ! Merveilleuse nouvelle !

Elle était épuisante !

-         Comment ça, merveilleuse nouvelle ? M’étouffai-je.

-         J’ai beaucoup entendu parler du roi du Pont. Il s’identifie à Dionysos, le dieu libérateur par excellence. Si la guerre éclate et que tu te retrouves dans le camp des Grecs, tu passeras du rang de pirate à celui de défenseuse des cités. De celui de sauvageonne à celui d’Amazone.

-         Je croyais qu’avec toi, les femmes devaient rester au foyer.

-         Elles doivent faire de bonnes épouses, nuance ! Si leur cité est menacée, bien sûr qu’elles doivent prendre les armes ! Ainsi, à Sinope même, la légende dit…

Voilà que l’oraison tournait à mon désavantage ! Vite, il me fallait esquiver l’exemplat assommant !

-         N’en dis pas plus, j’ai compris ! Achevai-je d’un ton saccadé. Je te confie la charge du domaine ; fais en sorte qu’il soit plus prospère encore à mon retour qu’il ne l’est aujourd’hui ! Et sans faire commerce des esclaves, bien entendu !

Et comme je filai inspecter l’affrètement de ma quadrirème, qui dansait d’un bord sur l’autre aux abords des quais, ce fut Euboulè qui, cette fois, me sollicita. Elle me rattrapa de sa démarche hiératique, et pointa du doigt mon navire.

-         Dis-moi, Scia, n’est-ce pas la galère avec laquelle tu es venue me… Libérer ?

-         Si fait.

-         Elle a quelque chose de changé, ce me semble…

-         Absolument. L’équipage a été totalement refondu. Tous les hommes ont été remplacés. Désormais, ce sont d’anciens esclaves qui le composent, et ils me sont bien plus fidèles. Les seuls « anciens » qui restent sont Anaxis et Phedreos.

-         Je ne parle pas des sauvages auxquels tu t’acoquines ! Mais bien de l’apparence du bateau !

Ma réponse constitua une démonstration parfaite de mon intégration au monde marin.

-         Ah, ceci… Ce n’est pas question d’apparence, mais d’âme. C’est vrai, j’ai renforcé la muraille en ajoutant des doublures d’acacias, un bois plus leste, sur les rangs des thalamites, j’ai changé l’ancre et opté pour un modèle plus léger, j’ai fait installer des scorpions sur les plats bords, redessiné l’œil porte-chance, fait davantage galber…  

-         Non, se renfrogna Euboulè, décidément, je n’y entends rien à ces choses-là. La mer est vraiment l’élément le plus dégoûtant parmi les quatre qui existent !  

-         L’essentiel, flagornai-je comme tous bon capitaine, c’est que tu te souviennes être face au navire le plus rapide et le plus puissant du cosmos !

-         Quelle démesure ! Je te dispenserais bien quelques proverbes salvateurs, mais apparemment, tu ne les apprécies guère. Cependant, si ce que tu dis est vrai, peut-être serait-il temps de nommer cette terrible… Je n’ose dire bateau, cette terrible baleine ?

-         Euh… Je n’y ai jamais vraiment réfléchi…

-         Etant donné le peu de choses auxquelles tu consacres tes journées, voilà qui est surprenant ! Eh bien ! C’est le moment de le faire.

Je me fis pensive un instant, puis, tournant la tête vers Euboulè, j’annonçai :

-         L’Hippocampe[1]. Je vais l’appeler l’Hippocampe.

La Grecque fit la moue et haussa un sourcil.                                  

-         Quoi ? Me défendis-je.

-         Je m’attendais à tout autre chose. D’habitude, tout le monde sait ça, les navires portent les noms des dieux. Quelque chose comme « Le trident de Poséidon », « L’Eclair foudroyant de Zeus », « Le dauphin d’Aphrodite»… Pourquoi l’Hippocampe ? Cela n’a rien d’intimidant ! 

-         Quoi de mieux qu’un cheval de mer pour une guerrière thrace ?

Euboulè hocha négativement la tête.

-         Tu ne faisais même pas partie de la noblesse barbare ! Me rappela-t-elle.

-         Moi, j’aime bien l’Hippocampe, osa Anaxis venu nous rejoindre après avoir évité le long moment de réflexion.

-         Pardonne-moi, pilote, l’éconduisit brutalement la Lesbienne, mais je suppute que ta vocation n’est pas celle d’un prêtre ou d’un notable… Tu ferais mieux de laisser penser ceux qui savent le faire… Retourne donc surveiller l’horizon, et patiente jusqu’à ce que vous soyez en mer pour rouvrir la bouche…

La peau tannée du vieillard vira aussitôt au cramoisi, et il préféra retourner à bord de ma galère, les mâchoires serrées, plutôt que d’endurer plus longtemps l’impertinence crasse d'Euboulè.

 

*

 

 

             C’est dans les derniers jours du printemps que les flots se font les plus calmes … Autant qu’ils puissent l’être dans la Mare Internum. Les giboulées ne nous apportent plus leurs lots d’orages imprévisibles, et les grands vents du sud ne fouette pas encore l’écume de ces sables brûlants qui irritent le ventre de Poséidon.   

Il y a toujours du plaisir à naviguer par temps bonace. Un jour, si ce n’est déjà fait, je suis certaine que des imbéciles paieront pour embarquer sur un navire et faire des voyages d’agréments. Ils ne pourraient pas aller bien loin, notez. Car plus nous remontions vers le nord, plus les flots se faisaient agités, malgré le ciel clair et constellé de rassurants nuages cotonneux, de ceux qui annoncent que le beau temps va durer. Cela ne me surprit pas. Au sortir de la mer Egée, je savais qu’une épreuve nous attendait.

 

             Comme le déclame toujours Anaxis, si tu es capable de faire passer sans encombre un navire par le Bosphore, tu es digne de devenir capitaine. Aussi ne fus-je pas peu fière de réussir cette épreuve. Certes, le temps fut toujours radieux aux passages les plus difficiles, certes, cela fait longtemps que des pilotes spécialisés s’installent en ces régions pour guider les navires. Toutefois, les Symplégades, qui furent tant redoutées par les Argonautes eux-mêmes, méritent bien leur nom[2], je peux te l’assurer ! Les courants y sont si forts qu’il nous a parfois fallu l’aide d’autres navires pirates pour éviter l’ensablement ou l’échouage pur et simple !

                                                                                                                                         

             Enfin, sans retard, et, par la grâce des dieux, sans incident, nous accostâmes à Sinope. L’équipage était surexcité. Le soleil moins assommant qui régnait sur ces contrées suffisait à pousser les marins à s’activer, d’autant que la cité auprès de laquelle nous jetions l’ancre se trouvait en pleine effervescence.


 

*


 

             Sinope est au moins trois fois plus petite qu’Ephèse, deux fois moins riche, et sans aucun doute quatre fois moins peuplée, et pourtant elle était ce jour-là le témoin d’un gigantesque ballet rassemblant une immense variété de peuples et de métiers. Une foultitude de fumeroles noires s’élevait dans les cieux. Les excellents forgerons gaulois battaient d’innombrables armures en cette ville. Une fois débarqués, nous pûmes constater, mon équipage et moi, à quel point les lieux étaient investis par l’autorité militaire. On ne pouvait pas faire deux pas sans tomber sur un piquier macédonien, sur un archer arménien ou syrien, ou sur un guerrier galate. Et ils n’étaient pas comme les Romains d’Asie, dépouillés de leur attirail et égarés au fond d’une cruche de vin. Non, eux, étaient véritablement sur le pied de guerre, ne se déplaçant dans les commerces que pour acheter le nécessaire… C’est-à-dire des aliments se conservant longtemps, en vue de grandes campagnes.

 

             L'humeur de plusieurs de mes matelots s'en trouva refroidie. Ils se déclarèrent mal à l’aise et préfèrent retourner au navire en attendant l’appareillage. Je les comprends. Ce jour-là Sinope ne semblait plus vouloir vivre que pour les soldats, peu enclins à pactiser avec les pirates. Et encore, nous apprîmes très vite que tous ces uniformes que nous croisions ne correspondaient qu’à une infime partie des forces rassemblées dans la région par le roi Assassin. Le gros de ces dernières était cantonné ederrière le palais.

 

             Ici, je dois donc parler de la physionomie de Sinope. La ville s’est construite à la fois sur le continent, sur une presque-île dont les hauteurs surplombent largement la côte, et sur le mince cordon de terre permettant de relier l’une à l’autre. Le port se trouve en ce dernier lieu, de loin le plus peuplé et le plus urbanisé de la cité. Ou plutôt devrais-je dire les ports. Un pour le Nord, un pour le Sud, évitant ainsi à la moitié des vaisseaux une complexe manœuvre de contournement de la presque-île. Ces deux ouvrages ont été réunis par un autre des plus remarquables ; le roi Assassin a fait creuser, dès sa prise de pouvoir à son vingtième printemps, un petit canal permettant d’y faire circuler les marchandises entre les deux façades maritimes de la ville. Il passe par un immense bassin, qui se trouve juste en face de la demeure royale, située comme de bien entendu sur le point culminant de la presque-île. Lieu quasi-sacré puisque intégré à l’enceinte du palais, il n’en reste pas moins qu’un nombre considérable de navires civils défilaient chaque jour sous les balcons du souverain, comme pour mieux le laisser goûter tous les bénéfices engrangés. Et derrière l’imposant complexe architectural les intégrant, qui n’ont rien à voir avec les taudis loqueteux de Zénicetès, Se trouvent quelques jardins jouxtés par des reliefs escarpés, où, faute de mieux, l’on s’était décidé à installer les soldats.

 

*

 

             En me rendant comme convenu au palais, je fus fort impressionnée par l’ingénierie des Pontiques. Certes, ils sont un peuple de montagne, davantage pasteurs que marins, mais cette proximité des hautes chaînes qui leur ont prêté leur nom ne les a rendu ni arriérés, ni sauvages, comme le prétendent beaucoup. A Sinope, l’on croisait alors un bassin fait par des Grecs, des armées commandées et organisées par des Macédoniens, des forgerons gaulois dont la production ne se limite pas aux armes blanches et de sièges, mais qui savent aussi assembler des navires comme personne, de magnifiques haras tenus par des Scythes, et des commerçants en majorité Arméniens… En somme, alors que bien souvent les montagnes séparent, ici, elles réunissaient au sein d’une même enceinte politique des peuples qui d’habitude se haïssent et se combattent. Ah, comme Sinope était belle en ce temps-là, pas par son architecture, mais par l’harmonie qui semblait spontanément en émaner !

             Et dans les rues, quelle profusion de langues, de couleurs, de traditions ! Un temple à chaque pâté de maison, des centaines de vêtements de factures différentes qui tournoyaient à chaque embranchement… Même la ville basse, me dis-je sans pouvoir m’y rendre, devait être aussi magnifique que la plus belle avenue de Phasis.

 

             Voilà qui était tout à l’honneur du roi Assassin, s’il parvenait à faire régner la paix et même l’entente entre des gens de races et de cultures différentes, à l’instar d’un archipirate, mais sans pour autant user pour cela de méthodes coercitives, contraignantes. Ma méfiance s’était donc apaisée lorsque je me rendis au palais, bâti sublime qui, on s’en doute, reprenait tous les codes de l’architecture perse.

             Malgré le dédale des ruelles, gagner cette demeure d’or fut un jeu d’enfant. Une unique voie y conduisait, et elle était pavée de dalles rouges, ce qui excluait toute possibilité de s’égarer.

             Cette décoration solennelle menait droit aux hauteurs de la presque-île, et à une muraille interne, interdisant farouchement l’accès à cette Suse miniature. Devant une porte, monumentale, est-il besoin de le préciser, et comme le voulait la tradition, un chalcaspide[3] me somma de décliner mon identité et les raisons me poussant à vouloir être introduite en ces lieux, honneur suprême goûté par bien peu. Me gardant bien du qualificatif de « pirate » face à cette soldatesque taciturne, je ne donnai que mon nom et précisai être venue par voie maritime et non terrestre.

Rien ne se passa dans l’instant, probablement le temps que le garde vérifie la liste qu’il gardait inscrite sur une tablette de cire à la main gauche,, puis, enfin, les deux battants s’écartèrent dans un grincement, me permettant d’accéder aux jardins et à l’immense bassin du palais.

 

             A peine étais-je entrée qu’un vieil esclave, humblement plié en deux, me pria de le suivre. Je m’exécutai, et, tandis que nous cheminions entre les cyprès, je m’appliquai à examiner l’individu sous toutes les coutures. Un comble, alors que lui n’osait lever les yeux sur moi. Apparemment, cet esclave-ci était loin d’être maltraité par ses maîtres. Il se portait mieux que nombre d’hommes libres croupissant dans les rues, et mis à part sa posture de rétractation face aux éminences prétentieuses de ce monde, il ne semblait nullement torturé par la crainte et le désespoir. En bref, il s’agissait d’un véritable esclave de domesticité royale, choyé et gâté. Prévisible, mais au moins mes derniers doutes s’apaisèrent-ils. Peut-être même qu’Homây eut apprécié cet endroit…  

             J’eusse pu marcher jusqu’à l’entrée du palais sans risquer de me perdre au travers des allées verdoyantes. La voie rouge serpentait même au cœur de l’édifice, jusqu’à être brutalement confrontée au granit d’une volée de marche ouvrant sur des colonnades, soutenant un immense portique. Tout y était bel et bien oriental, si ce n’était les innombrables statues d’éphèbes et de demi-dieux parsemant l’allée écarlate. Sur la façade du palais, on ne trouvait ainsi pas d’attique, mais les colonnes soutenaient une immense plate-forme par-dessus laquelle avaient été ajoutée de grandes terrasses, desquelles pendaient les bannières du royaume du Pont : un croissant de lune surmonté d’une étoile. Les marches étaient flanquées de deux gigantesques lions de bronze, symbole de la royauté hellénistique. Pour un peu, s’il n’y eut l’odeur de poisson apportée par la proximité du port, je me serais crue propulsée dans les palais d’Alexandre le Grand.

 

*

 

             En revanche, une fois à l’intérieur du sacro-saint édifice, je dus bien reconnaître l’utilité d’être guidée par un familier des lieux. La complexité des pièces et des corridors à emprunter pour aller voir le roi Assassin était telle que je renonce à n’en décrire ne serait-ce qu’un seul. C’était magnifique, tout était resplendissant, les statues grecques, les tapisseries perses, les immenses fresques peintes sur les murs… Cette fois, cela était certain, en termes de déploiement des richesses, Zénicetès n’était qu’un grossier amateur ! Sans compter l’omniprésence des boucliers de bronze et d’argent, soutenus par des hoplites arborant cuirasses et casques, cimentés dans leurs positions… Il y avait de quoi impressionner n'importe quel ambassadeur...


             Finalement, nous débouchâmes sur l’antichambre, où me laissa « mon » esclave après s’être pratiquement brisé les vertèbres pour me saluer. Un frisson parcourut mon dos. L’antichambre, la pièce précédant les appartements royaux… D’après Homây, depuis les pharaons d’Égypte, les monarques orientaux s’y faisaient un plaisir de faire mourir de vieillesse les diplomates qui attendaient désespérément une audience avec Leur Majesté. Je n’avais guère envie de tenter l’expérience.

 

             Certes, l’endroit était loin d’être désagréablement aménagé. De spacieuses chambres à chaque recoin d’une large pièce, elle-même encombrée de couffins tranchant avec de spartiates pliants, et des plateaux chargés de victuailles et de boissons tous les quatre pieds, le tout agrémenté par une armée de serviteurs accourant au moindre caprice des hôtes. Et voilà bien pourquoi je ne pouvais me résoudre à attendre indéfiniment ; les invités.  

 

             Par les dieux ! Ils étaient tous là ! Toute la racaille de la Méditerranée levantine. L’ensemble des archipirates de Cilicie et d'ailleurs… Imaginez, moi qui ne pouvais plus supporter tous les satrapes confortant leurs richesses grâce au malheur des autres ! Moi qui croyais que l’argent ne devait aller au maître que pour mieux secourir les plus pauvres ! Je me retrouvais face à tous mes amis, camarades, ceux que je haïssais le plus au monde.

 

Beaucoup de ces pillards, de haute naissance, s’étant imaginé la piraterie plus lucrative que le commerce, étaient aussi raides que les hoplites du roi Assassin. D’autres, ayant « réussi » par eux-mêmes, arrivistes de tous les bords, tentaient de se contenir devant tout le luxe qui s’offrait à eux. Non pas qu’ils eussent pu avoir la tentation de dérober quelque chose, mais on les sentait prêts à sauter sur tous les jeunes esclaves accortes des deux sexes leur passant sous la main.

Bref, c’était l’un des moins charmants tableaux auquel il me fut donnée d’assister. Et je sais de quoi je parle.     

 

             Malgré cette foule compacte, je ne pus échapper longtemps au regard du pire des archipirates. Je veux parler de celui que certains appellent « le meilleur » sous prétexte qu’il pille et vole avec plus de perfidie que les autres. 

-         Scia ! S’enthousiasma Zénicetès, encore sanglé dans son armure et son chiton crasseux, déjà à moitié ivre, une coupe d’argent à la main. Quelle merveilleuse surprise ! Je me disais aussi ; notre glorieuse assemblée manque de présence féminine !

-         Tu n’es pas homme à penser cela, « patron », lui assénai-je en retour.

Le crapaud du mont Olympe était flanqué de deux autres archipirates qui semblaient le suivre comme son ombre.

Le premier était remarquable entre tous, deux fois plus haut que Zénicetès et dominant toute l’assemblée. Son profil, encastré dans une cotte de maille, était extrêmement sec, et il donnait la sensation d’être passé sous une meule pour avoir l’air aussi étiré. Son visage aux traits creusés et aux cernes prononcés renvoyaient une image extrêmement fermée, quasi-hostile à tous ce qui l’entourait.

Le second, en revanche, je l’assimilais bien volontiers à un autre personnage de ma connaissance : Diogenes, l’intendant du Primus Negotiatoris. Non pas que leur physionomie fut similaire, mais ils étaient tous deux dotés du même maintien et du même soin du visage, qui ne présentait pas une ride, tranchant par ailleurs avec le grossier arrangement de tissus arboré par Zénicetès et l’attirail de soldat de son gigantesque compagnon. Oui, c’était Diogenes tout craché, à un détail près : plutôt qu’un chiton, cet archipirate portait une tunique liserée de rouge. 

-         Maudit soit le jour où j’ai douté de cette femme ! Claironna le plus puissant des archipirates en me fichant une main sur l’épaule, juste assez fort pour que tous puissent l’entendre. Les sirènes sont dans leur élément, à l’eau !

-         Je constate que le tribut que je te paye te paraît suffisant, répondis-je en me dégageant de son bras.

-          Il augmente de jour en jour ! Je n’ai jamais été aussi riche depuis que tu écumes les mers ! Mais pour être vraiment du métier, il faudrait t’intéresser davantage à nous, petite !

-         La petite sirène n’est pas intéressée, grinçai-je en fronçant les sourcils.

-         Tu plaisantes ! Il te faut toujours connaître tes ennemis ! Et je ne connais pas pires opposants à nos projets que les deux lombrics que tu vois là ! Songe à détrousser leurs navires, un de ces jours !

-         Tu peux toujours rêver, Zénicetès, ricana le pirate à la tunique romaine. Je disposerai toujours de plus de pions que toi.

Pour des adversaires de longue date, les trois personnages ne paraissaient absolument pas manifester le moindre antagonisme. Pour tout dire, ils s’amusaient de se retrouver dans cette pièce après s’être si longtemps mis des bâtons dans les roues : j’appris par la suite qu’il s’agissait d’une règle tacite et très intelligente établie entre les archipirates. Pourquoi se battre face à face lorsque d’autres peuvent très bien jouer les intermédiaires ?

 

Pour toute réponse à la provocation du « Diogenes pirate », Zénicetès fit les présentations.

-         Scia, je te présente Livius Carbo, archipirate de Milo ! Un citoyen de l’Urbs. Et il nous vient de la haute ! Sa famille était de la noblesse romaine.

-         A entendre son nom, commentai-je, je l’avais facilement compris.

-         Ma Dame… Me salua Livius en inclinant la tête plutôt qu’en me tendant la main.

Je me méfiais de tous, Tu l’auras compris. Mais surtout des Romains. Néanmoins, celui-ci piqua ma curiosité dès le premier instant. Je fus donc encline à l’interroger sans le moindre préjugé.

-         Que vient donc faire un riche patricien dans la piraterie ?

-         Oh, s’indigna sur le champ l’intéressé, je ne suis pas patricien, seulement noble ! Hélas, Zénicetès a raison de parler de cette qualité au passé. Ma famille a déplu au consul Marius[4], il y a une dizaine d’années de cela, et son tribunal de la Majesté du peuple romain n’a pas fait dans le détail… Nos biens ont été confisqué, et nos droits supprimés. Mais je ne pouvais me résoudre à laisser la Fortune m’abandonner. Alors, je me suis lancé dans le commerce le plus lucratif de ces contrées : la flibuste.

-         Étrange… Je n’ai jamais entendu parler de toi.

-         Ton champ d’action se limite beaucoup trop à la Cilicie, me fit observer Zénicetès. Livius s’est installé en mer Egée. Et puis, il est dans notre milieu depuis à peine plus longtemps que toi…

-         Oui, se défendit le Romain, cependant j’ai su également me faire un nom… moins rapidement que Scia, j’en ai malheureusement peur… Les femmes ont souvent bien plus de facilité que les hommes pour certaines choses, quand elles sont volontaires…

-         Qu’entends-tu exactement par-là ? Renchéris-je, redoutant ce qui allait suivre.

-         Oh, rien de graveleux ou de petite vertu, rassure-toi ! Cependant, il est vrai que la grâce qui émane de nombre d’entre vous, et surtout des déesses, a de quoi fasciner. Je suis par ailleurs en train de travailler sur une statue de toute beauté qui…

-         Pah ! L’interrompit Zénicetès en crachant par terre, qui ça peut intéresser ? Laisse tomber ces frivolités d’ « artiste », Scia, il n’y a bien que les Romains pour s’intéresser à la culture grecque ! Viens plutôt saluer mon grand ami, dans tous les sens du terme, ici présent. Lui, tu as dû en entendre parler. Scia, je te présente… Théron d’Illyrie, archipirate de Corcyre.

Et Zénicetès, me saisissant le bras de ses doigts graisseux, me confronta aussitôt à l’ancien propriétaire de l’Hippocampe.

Je déglutis. Bien qu’il ne parut pas menaçant, le personnage était immense, armé jusqu’aux dents et ne laissait transparaître aucune émotion. C’était d’ailleurs étrange ; ne l’avais-je pas spolié d’une magnifique galère, et pillé les possessions qu’il était censé protéger ?

 

             Par bonheur, et compte tenu de la convenance citée précédemment, il n’en fut rien, et cet archipirate-ci, se refusant à tout commentaire, me tendit son avant-bras, que je serrais énergiquement.

-         Ravie, émis-je simplement, évitant tout commentaire sur nos rixes passées.

Mais, pour toute réponse, l’Illyrien hocha la tête. Je m’oubliai un instant, et prononçai l’irréparable :

-         Pourquoi est-ce qu’il ne me répond pas ? Demandai-je dans un murmure à Zénicetès. Il est trop timide, ou on lui a mangé la langue ?

Théron afficha aussitôt un visage cadavérique. Livius fit la grimace. Zénicetès s’esclaffa bruyamment.

-         Tu ne crois pas si bien dire, Scia, babilla le replet archipirate. Théron était réputé pour être un donneur d’ordres sans pareille, sa voix portant sur des lieues à la ronde. A côté de lui, Phedreos serait passé pour un aphone. Sauf que l’année dernière, comme tu le sais, il a été capturé par Sylla. Comme Marcus Licinius Tatius s’est interposé pour faire libérer Théron, le préteur a voulu un peu se défouler avant de s’avouer vaincu : il lui a fait arracher la langue ! Cependant cela n’a guère freiné ce prince des mers; car il s’est empressé d’apprendre à écrire, et désormais, tous ses ordres passent par une ardoise. Il est donc désormais en mesure de faire mourir les aristocrates par la seule force de son orthographe ! Comique, n’est-il pas ?

Théron ne partageait guère l’humour de son collègue. D’un geste, il me pria bien poliment de m’écarter, et, une fois qu’il fut à portée de bras de Zénicetès, il l’empoigna sauvagement, pour le soulever tel un fétu de paille, et le jeter contre une table basse.

Le seigneur du mont Olympe semait déjà le trouble dans les conversations, mais, à la vue de la scène, tous les flibustiers firent silence, certains manquant de s’étouffer tant ils se bâfraient.

Livius se servit un verre de vin, et tout en fixant son regard sur sa coupe, dit à Zénicetès, qui se relevait difficilement :

-         Maintenant, tu sais que l’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui…

Aussitôt, le plus puissant des archipirates se remit à s’ébaudir comme jamais, et tous de l’imiter bientôt, à l’exception de Théron, qui se contentait de sourire, et de ma propre personne, qui restait éberluée par la logique de cette assemblée.

             

*


             A peine les rires s’étaient-ils apaisés qu’un officier de l’armée pontique vint s’enquérir de nous.

-         Messeigneurs, le roi va vous recevoir. Veuillez m’accompagner.

Passant par une porte à double battants richement ornée, nous pénétrâmes dans une vaste salle à colonnades, au bout de laquelle se tenait, juché sur un gigantesque et somptueux tribunal, un trône chryséléphantin… Un trône vide.

Tout autour de lui, se pressaient des esclaves, eux-mêmes cernés de chalcaspides à l’air sévère, menaçant. La vaste pièce n’était pas fermée, donnait sur les jardins. Le vent s’y engouffrait, et faisait claquer les bannières au croissant et à l’étoile qui flottaient, au-dessus des soldats. L’ambiance se fit soudain lourde, sépulcrale. Nous y étions enfin… J’allai le rencontrer, ce potentiel protecteur, cet assuré ambitieux, ce roi Assassin.

 

             Après que les grandes portes se fussent refermées derrière nous, un nouveau Pontique, magnifiquement paré d’un thorax d’argent et d’une tunique bleue, apparut depuis une porte située derrière le trône, et, grimpant sur le promontoire supportant celui-ci, balaya sur nous son regard. Certains archipirates firent silence, s’imaginant qu’il s’agissait du roi. Mais il n’en n’avait guère la posture. Je remarquai alors que son majeur était sectionné, et que ses protections de bras arboraient un symbole dont j’avais pris connaissance depuis longtemps… J’étais pratiquement certaine qu’il s’agissait d’Archéalos, et son identité se confirma lorsqu’il glissa le plus discrètement possible à l’officier situé derrière lui : « C’est bon, je les reconnais tous. Sa Majesté peut se présenter sans crainte. » C’était donc par mesure de précaution qu’on avait fait traverser au stratège toutes les échancrures de la Cilicie. Je m’étonnais aussi qu’on nous laissât entrer avec nos armes…

                                                                                                         

Et c’est alors, avec une solennité sans pareille, d’un pas lent et posé, que le roi du Pont se dévoila. Émergeant depuis l’accès emprunté par son compagnon royal, Il gravit lentement les marches menant à son trône, mais ne daigna pas s’y installer, préférant nous dominer de toute sa hauteur.

             

             Plus personne ne bougeait, on n’entendait même plus le piétinement des chausses grossières sur la mosaïque du palais, seulement le feulement des insignes pontiques. Beaucoup d’archipirates étaient prêts à retrousser les babines, ce mutisme n’était pas respectueux, mais emplit de méfiance. Gorgés d’égo, beaucoup de grands seigneurs de la flibuste ne souffraient guère que l’on leur rappelle ce qu’était un vrai roi.  On attendrait donc d’entendre ce que « Sa Majesté » avait à dire, avant de s’en retourner piller ses vaisseaux. D’autres, moins nombreux, comme Livius, s’étaient pourtant bel et bien pour s'en tenir à l'étiquette commune. Théron resta muet par obligation, et je fis de même… Car j’étais estomaquée.

 

             Polybios ! Polybios ! Je ne pouvais m’y tromper, malgré mon incrédulité. ! Je n’avais plus vu l’Assassin d’Éphèse depuis longtemps, mais enfin, un homme de haute taille, teint mat, âge mûr, aux cheveux bouclés et coiffés à l'hellénistique, glabre… Même s’il ne portait pas le manteau d’Assassin, il ne s’y référait pas moins en arborant la longue tunique des rois perses, tunique aux mêmes atours – noir et or, que celles qui ornaient son capuchon.

 

             L’espace d’un instant, le regard du roi Assassin se posa sur moi. Je crus le voir sourire, ou plutôt le sentis-je sans bien le percevoir… Je fus tirée de mes observations par un vieil esclave qui se mit à décliner tous les titres de l’ « humble » souverain.

-         Rendez grâce à Mithridate VI Eupator Dionysos, roi du Pont, de Paphlagonie et de Cappadoce, protecteur de Chersonèse et de Phasis, héritier d’Alexandre, fils de Darius et de Xerxès, Eupator, et Philhellène !

 

             Mis à part les chalcaspides figés dans une posture martiale, tous les Pontiques présents inclinèrent respectueusement la tête à ces paroles. Les archipirates se gardèrent pour leur part de manifester la moindre émotion, exception faite de quelques-uns qui se confortèrent dans un bâillement illustrant à merveille l’énonciation des titres.

Par contre, leur intérêt fut fortement ravivé dès que le souverain prit la parole. D’une voix claire et forte, habituée à faire vibrer les foules comme les troupes, choisissant les bons mots pour parler à des individus motivés avant tout par l’appât du gain.

-         Messeigneurs, débuta-t-il, je sais le mépris que nombre d’entre vous portent à l’autorité royale ou impériale. Je ne vous en tiens pas rigueur. Les pirates sont utiles à la Mer Intérieure, ils y rééquilibrent le jeu des puissances, fournissent au cosmos esclaves et richesses venus des plus lointaines contrées. Comme vous l’avez sans doute déjà noté, nul ici ne vous a fait de remarque sur votre attitude, en particulier sur votre présentation peu protocolaire. Je ne vous ai pas fait venir pour vous soumettre. Vous n’êtes pas et ne serez jamais mes sujets, je puis vous rassurer sur ce point. Car de nos jours, les frères de la côte sont devenus une force politique. Je vous ai donc simplement convié afin de vous proposer une alliance. Qui nous profitera à tous.

-         Une alliance ? demanda alors Zénicetès, interloqué, apparemment nullement surpris de voir Polybios juché devant un trône. Le royaume du Pont a toujours été davantage un chasseur qu’un protecteur des pirates, mon prince. Pourquoi aurait-il tout d’un coup besoin de nos éperons et de nos rames ?

-         Parce que, répondit calmement Mithridate, comme je l’ai déjà énoncé, vous êtes la nouvelle puissance de la Mer Intérieure. Je préfère vous avoir avec moi, que contre moi.

-         C’est donc qu’une guerre se prépare, poursuivit Zénicetès, tournant sur lui-même, s’adressant manifestement davantage à ses collègues qu’au roi Assassin. Et dans cette guerre, tu auras apparemment besoin de nombreux soutiens. Or, mon prince, une alliance ne tient que face à un ennemi commun. Et comme tu l’as si bien dit, les pirates sont les ennemis de tous les rois, gouverneurs et empereurs. Lequel d’entre eux serait donc suffisamment haïssable et méprisable pour que nous, seigneurs des mers, acceptions d’effacer nos rancœurs à ton égard ? Qu’y gagnerions-nous ?

Le roi du Pont eut comme un hoquet de contentement, et, tout comme si la réponse eut été préparée à l’avance, il s’expliqua :

-         N’invoque pas l’injustice et la misère qui s’abattent sur le cosmos comme étant la responsabilité d’un seul souverain, ô Zénicetès. Les horreurs commises chaque jour sur les Grecs et les Galates ne sont pas le fait d’une seule personne. Elles sont le résultat des actions d’une nation corrompue par nature, étendant ses tentacules visqueux sur l’ensemble des hommes du monde libre. Il n’est qu’un seul adversaire en Asie qui mérite d’être combattu, et chassé des terres de la civilisation ! Et cet adversaire, cette hydre sanguinaire aux mille têtes et aux mille corps, c’est Rome !

 

Une chape de plomb s’abattit à nouveau sur la salle. L’indifférence avait fait place à une écoute attentive, qui venait de se changer en un suaire de peur et d’angoisse. Même des personnages comme Livius, attendant impatiemment de se venger des Latins, devaient inconsciemment espérer ne pas avoir à entendre cela. Attaquer Rome ! Quelle folie cela semblait, pour des archipirates aux responsabilités dépassant mers et terres, risquant de tout perdre malgré leur animosité envers la Ville ! S’ils eussent été de simples rôdeurs, sans la moindre ambition et le seul désire de survivre, ils n’auraient pas hésité à se joindre à Mithridate. Mais voilà : comme gouverneurs officieux de nombreuses régions d’Asie, les archipirates voyaient en Rome une force suprême avec laquelle il faisait bon négocier, mais qu’il fallait savoir ménager. Ils avaient plus à perdre que leur vie, eux.

D’ailleurs, l’un d’entre eux, un chauve bourru et impertinent, ne manqua pas de le rappeler au roi du Pont :

-         Quelle blague ! S’esclaffa-t-il. Tu t’imagines pouvoir ne faire ne serait-ce que peur aux Romains ! Mais regarde-toi, roitelet débile ! Tu règnes sur une chaîne de montagne aux flancs si escarpés que l’on ne peut rien y cultiver ! Tes sujets sont des Arméniens et des barbares qui se contentent de baiser des chèvres à longueur de journée ! Tu n’as aucune richesse à nous proposer, et tu t’es déjà soumis à Rome[5] ! Tu devrais te foutre un grand seau d’eau sur la gueule et retrouver un peu de lucidité ! Tu n’as aucune chance dans une telle confrontation !

-         On a toujours une chance, reprit calmement Mithridate. Il suffit de la saisir au bon moment, en prenant en compte toutes les données du problème que l’on souhaite régler. Rome est un problème comme un autre. Elle ne peut rien contre la volonté des dieux, et les oracles sont formels ; l’empire de ces barbares ne tardera pas à s’effondrer. Cela fait dix ans que je me prépare à ce jour. La nation romaine étant menée par l’avidité et l’intérêt privé, il était fatal qu’un jour, ses enfants s’entredévorassent. Ce jour est arrivé. La guerre civile vient d’éclater partout en Italie. Les alliés des Romains dans ce pays en ont assez d’être exploités par leurs impitoyables maîtres. Le consul Cneius Pompée vient de faire rapatrier la majeure partie des troupes d’Asie en Italie, pour étouffer cette révolte. Mon armée est prête. Quant à celle des Romains, elle est désormais d’une taille ridicule, en Asie, en Macédoine comme en Achaïe. Et les Grecs sont comme les Italiens, ils en ont assez de supporter l’insupportable. N’avez-vous pas écouté l’histoire de vos matelots? N’avez-vous pas vu ses familles autrefois prospères, cultivées comme vous et moi, désormais réduites à une triste mendicité aux portes des tavernes ? Croyez-moi, mes amis… Il est temps pour nous, véritables civilisés, de faire sonner le glas de l’injustice romaine. Mon peuple est paré pour l’affrontement final contre les rapaces qui entendent nous soumettre. J’ai tous les atouts en mains, et je compte bien les utiliser.

-         Permets-moi une remarque, Ô Mithridate, le contredit Livius d’un ton feutré. Je suis moi-même Romain, dans mon cœur sinon dans la Loi, et je suis donc bien placé pour reconnaître que jamais, depuis les guerres d’Hannibal, l’Urbs n’a été dans une situation aussi critique… Cependant, même Hannibal n’a pas réussi à faire plier Rome et son empire. Mieux vaut être un ami de Rome que son ennemi, car si elle méprise ses amis, elle sait également se montrer impitoyable avec ses ennemis.

-         Où veux-tu en venir, Ô Livius ? Rétorqua Mithridate, qui s’attendait apparemment un peu moins à cette réplique.

-         Sans doute nombre d’archipirates ici présent sont alléchés à l’idée du butin que pourrait leur rapporter le pillage des villes et place fortes romaines, et, assurément, il y a beaucoup à gagner… Mais encore plus à perdre. D’abord, les Romains sont nos meilleurs clients. En fait, ils accaparent tant la richesse qu’ils sont souvent les seuls en Méditerranée à pouvoir faire l’acquisition de nos marchandises. Ensuite, avec tout le respect que je te dois, tu n’as pas tous les atouts en main, Ô Mithridate. Certes, la plupart des légions ont évacué l’Asie, mais il reste les armées galates, bithyniennes, cappadociennes, les flottes égyptiennes et rhodiennes, pour défendre les intérêts de la République. Si tu es vaincu, les pirates le seront aussi, et nous serons traqués les uns après les autres jusqu’à disparaître !

Des murmures d’approbations traversèrent l’assemblée, et Zénicetès jeta un regard inquiet à l’attention du Roi Assassin.

-         Voilà une question fort pertinente, Romain, réagit sur le champ ce dernier. En effet, le conflit qui s’annonce n’est pas gagné d’avance, et c’est pour cette raison j’ai besoin des archipirates et de leurs flottes. Assurément, si nous perdons, nous perdrons tout… Cependant, tu n’as pas écouté ce que j’ai dit tantôt. Avec Rome, que l’on fasse la paix ou la guerre, tout perdre n’est qu’une question de temps. C’est vrai, vous les avez bien servis jusqu’à présent. Pour fournir aux patriciens des esclaves à moindres coûts, quoi de mieux qu’un frère de la côte ? Et puis, face aux Athéniens et aux Séleucides, ils étaient fort contents de pouvoir faire appel à vous comme mercenaires. Rappelez-vous cependant qu’aux yeux de la Loi des Latins, comme à ceux de la plupart des Etats, vous êtes des bandits, des bandits qu’il convient d’exterminer. Les Romains ont leurs terres aux portes des vôtres, à présent. Ils ont les flottes rhodiennes et égyptiennes pour les soutenir, ils n’ont plus besoin de vous. Souvenez-vous de ce qu’il est advenu des pirates d’Illyrie ! A présent, ils entendent réduire la Cilicie en province. Pour servir leurs ambitions politiques, nombre d’aristocrates Romains détruiraient bien volontiers la piraterie, et de moins en moins de patriciens s'y opposeront. Croyez-moi, la fin des pirates est quasiment annoncée, si dans les prochains années, l'empire de Rome ne vient pas à être démantelé.

-         Et si, contre toute attente, le Pont sortait vainqueur, renchérit le pirate chauve, qu’est-ce qui nous prouve que Mithridate VI ne remplacerait pas tout simplement les hordes de proconsuls ?

-         Je me vois ravi d’aborder ce point, sourit le « descendant de Xerxès ». Mes garanties seront bien plus intéressantes que celles, vagues et temporaires, vous liant aux Romains. Du point de vue des obligations, je vous demande de ne pas vous en prendre à mes possessions, clients et navires, et de répondre présent lorsque je vous convoquerai à la bataille. En échange, je vous achèterai vos produits pour le double de leur valeur, assurerai la protection des archipirates et leur immunité législative, et vous prouverez au passage que, contrairement à ce que vous prétendiez, la richesse ne s’extrait pas seulement de la terre. Certes, mon royaume est de petite taille, mais son aire d’influence et de commandement s’étend sur tous le Pont-Euxin. De mes mines sont extraits métaux précieux et fer en quantités illimitées. Je contrôle toutes les routes commerciales passant par mes domaines, dont certaines courent jusqu’à l’Inde. Et cela permet de disposer de bénéfices… Intéressants.

 

             Le roi saisit alors une bourse obligeamment tendue par son vieil esclave, et la jeta entre les pattes du pirate au crâne dégarni. Elle ne semblait pas contenir beaucoup de monnaie. Mais le flibustier s’empressa de dénouer son cordon, avant d’extraire de la petite sacoche… Une énorme pièce d’argent.

-         Il y en a vingt comme cela dans cette bourse, fit remarquer Mithridate, et tu en obtiendras quatre-vingt autres, si tu te joins à moi, comme tout autre de tes congénères. Pour l’heure, vous n’avez qu’à vous partager le contenu de celle-ci.

 

Par les dieux, comment le Roi Assassin pouvait-il régler, pour chacun, une somme pareille ? Cent talents ! Soit un cinquième de ce que récoltait Athènes du temps de sa splendeur, pour entretenir sa marine et reconstruire l’Acropole !

L’ensemble des archipirates se ruèrent autour de leur comparse pour vérifier qu’ils n’avaient pas rêvé. Seuls Théron, Zénicetès et moi, semblions rester à peu près stoïques face à cette déferlante de richesses. Il était inutile de jouer des coudes si chacun allait recevoir sa part. Il était néanmoins navrant de constater à quel point les hommes se font sérieux dès qu’il s’agit de parler d’argent.

Et cet « argent », au premier sens du terme, avait véritablement fait tourner la conversation en faveur de « Polybios ». Il ne fut pas nécessaire de poursuivre plus longuement. L’ensemble des archipirates acclamèrent le souverain et s’empressèrent d’aller proclamer leur alliance en bonne et due forme, devant un prêtre de Dionysos. Pour toucher les talents, pour se croire au bord du fleuve Pactole, ils eurent été prêts à s’agenouiller devant Sa Majestueuse Altitude. Mais quelques-uns conservèrent assez de dignité pour se retirer sans demander leur reste.

Livius n’était certainement pas parmi eux. La fortune se présentait à lui, il n’allait tout de même pas décevoir les dieux. Cependant, Théron, lui, probablement traumatisé par son expérience dans les geôles de Sylla, se garda bien de s’associer à cette incroyable entreprise qui consistait à défier la première puissance du cosmos. Quant à Zénicetès, il restait suffisamment en retrait pour démontrer sa supériorité face à la masse grouillante de l’aristocratie pirate, mais s’associait très volontiers à son aspiration circonstanciée. Ainsi, lorsque l’un de ses camarades s’émut de ce qu’il s’était proprement exilé de l’assemblée :

-         Mais… Tu ne vas donc pas retrouver les prêtres, Seigneur du mont Olympe ? Tu ne prêtes donc pas l'oreille à la fortune du roi ?

-         Tu plaisantes, mon prince ? Mithridate, à vingt ans, a reconquis ce royaume à lui tout seul ! Et il a fait la guerre toute sa vie ! Je serais prêt à parier n’importe quoi sur ce gars-là ! J’ai simplement pris mes dispositions avec lui avant cette conférence, histoire de ne pas devoir subir la proximité de vos effluves… Et si nous passions à table ?

Je ne fus nullement surprise par cette réplique.                                                                             

 

*

 

             Je ressortais de cette conférence chargée d’impressions mitigées. Avec Mithridate, je m’attendais à trouver soit un Assassin héroïque, le meilleur d’entre tous, soit un roi corrompu comme les autres, fourbe et veule… J’avais été rassurée au moment de pénétrer dans le palais, mais à présent, je me retrouvais face à un autre possesseur du Sens, presque un mentor, et un grand ami d’Homây… Outre les menaces que cela laissait planer au sujet de certaines vérités, j’étais proprement outrée que « Polybios » ait pu me faire ce coup-là. A croire que toutes les élites du Pont avait fait un tour dans les provinces d’Asie ces dernières années ! J’en étais là de mes génuflexions, lorsque la domesticité vint chercher les archipirates pour les faire passer dans ce qui paraissait être un gigantesque andrôn, qui allait servir de salle de banquet. Les colonnes s’effaçaient ici, de même que l’éloge du pouvoir et de la majesté, pour se muer en une ode au plaisir et au savoir-vivre, entre de larges tables alourdies de choses succulentes, et un service impeccable fourni par musiciens et danseurs.

Exactement le genre de frivolité qui, désormais, m’exaspérait. Après avoir laissé passer mes semblables, je regagnais la grande salle, et de là, l’antichambre… Vexée, je m’empressai de quitter ces lieux d’abondance et d’inconscience. Je voulais gagner les jardins, y respirer l’air salin, essayer de me donner une contenance, avant de m’en retourner vers les prêtres et secrétaires, pour leur faire part de ma décision définitive : allais-je oui ou non participer à cette alliance faite par des requins, pour des requins ?

 

             Or, à peine m’étais-je résolue à retourner sur mes pas, que trois chalcaspides vinrent faire front pour m’empêcher d’aller plus loin. J’allais me fâcher, et corriger les impudents, lorsque Archélaos se joignit à la confrontation. Il était accompagné d’un autre jeune homme magnifiquement paré, et arborant une tunique jaune à capuchon.

-         Salut à toi, Scia, débuta-t-il. Me reconnais-tu ?

-         Je dois avouer avoir eu du mal à te replacer, répondis-je avec acidité. Mais finalement, ton air rogue convient aussi bien à la tenue des Assassins qu’à une vêture de joaillier…

Le général pontique soupira.

-         Tu la laisses te parler sur ce ton ? S’indigna d’une voix aigrelette le jeune Pontique en ocre.

-         C’est une Assassin, précisa Archéalos, pas l’une de ces femmes que tu as l’habitude de mettre dans ta couche !

-         Ce n’est pas une question de rang, rétorqua l’autre, c’est une question de respect ! Tu es maître Assassin, elle n’est qu’apprentie !

-         Je pense que Scia n’a pas grand-chose à faire des grades de la confrérie, reprit justement le compagnon de Mithridate. Si tu ne voulais pas l’entendre, tu n’avais qu’à pas m’accompagner, Pharnace !

-         Pharnace ? Fis-je, intriguée de découvrir un nouveau membre de la confrérie. Nous n’avons pas eu le plaisir d’être présentés.

-         Pharnace et le fils du roi Assassin, déclara solennellement Archéalos. Prince de Bithynie de titre sinon de fait, apprenti sous l’égide de son père, et, accessoirement, l’un des plus grands séducteurs de Sinope… D’hommes autant que de femmes.

Je tournais successivement la tête vers le général, puis vers l’héritier du trône. Tout semblait séparer ces deux animaux politiques. Il est vrai qu’Archélaos était plus grand, plus imposant, mais aussi plus gauche, que Pharnace. Et le premier portait l’épaisse barbe des officiers vétérans, tandis que le second était rasé de près. D’un côté le combattant aguerri, de l’autre le jeune éphèbe épanoui. A peu de choses près, nous étions véritablement dans les caricatures des canons grecs.

-         En fait, nous ne sommes pas venus pour parler de la famille royale, reprit Archélaos après avoir fait silence, mais parce Sa Majesté souhaite te voir – seule.  

-         Je m’en doutais un peu…

-         Et pourtant, tu te retirais… Fit remarquer Pharnace.

-         Je ne goûte guère l’humeur ambiante, répliquai-je en un rictus. Mais si ton fourbe de père, qui m’a bien manipulée fut un temps, accepte de me recevoir en tête à tête, alors je serais ravie d’entendre ses explications. Mais, dites-moi, toute sa précieuse attention ne devrait-elle pas être tournée vers ses charmants invités ?

-         Le roi Assassin a autre chose à faire que de se préoccuper de vulgaires voleurs, s’emporta Pharnace, se fussent-ils arrogés des titres ronflants ! Tous ces barbares sont occupés à ripailler, ils n’ont même pas pris note de l’absence de notre souverain !

Il est curieux de noter que, là où certains suivent le mouvement de la foule pour se croire mieux protégés, d’autres remontent le courant contre vents et marées. Ainsi, le sentiment de solidarité à l’égard des archipirates m’aiguillonna à nouveau, tandis que j’écoutais les paroles de leur détracteur.

-         Pharnace ? Précisai-je au prince. Je suis l’une de ces voleuses.

-         Et c’est bien pour cela que le roi ne pourra te recevoir immédiatement, ricana-t-il en retour. Il s’entretient actuellement avec des émissaires plus sérieux, dans ses appartements privés.

-         Je croyais qu’il souhaitait me retrouver entre quatre yeux ?

-         C’est le cas, s’expliqua Archélaos, et il en sera ainsi dès que sa conférence avec les negotiatores romains sera achevée...

Cette véritable révélation manqua me faire trébucher.

-         Pardon ? Il s’apprête à déclencher une guerre pour libérer le monde grec, et en sous-main, il traite avec ceux qui l’ont asservi ?

-         Ce n’est pas tout à fait ça, objecta Archéalos. Il s’agit plutôt de…

-         Oh, et puis, rugis-je, exaspérée, je m’en rendrai bien compte par moi-même ! Les appartements royaux, où se trouvent-ils ?

-         Au dernier étage, me précisa obligeamment le compagnon, sans même se soucier de ce qui allait advenir.

Je tournai aussitôt les talons en direction des grands escaliers qui, encastrés dans un pan de mur, menaient aux firmaments du palais.

-         Mais tu es fou ! S’excita Pharnace dans mon dos. De toutes manières, elle ne parviendra jamais jusqu’à mon père ! il est trop bien gardé !

-         Si elle est vraiment l’une des autres, répondit calmement le chef des armées pontiques, mes hommes ne lui poseront aucun problème…

-         Alors, il faut prévenir le roi !

-         Inutile… Tu disposes du Sens comme ton père, Pharnace. Tu sais très bien que si elle s’approche, il le saura.

 

*


 

             Pharnace, malgré sa morgue, était dans le vrai. Tous les accès étaient très surveillés. A chaque porte, chaque volée de marches, et devant pratiquement chaque colonne, était placé au moins un hoplite solidement bardé de fer. Cela était d’autant plus préoccupant que, contrairement à la plupart des intérieurs qui m’avaient été donnés de visiter, en ces lieux, les parois étaient espacées et la lumière déferlait. Heureusement, les gardes, empaquetés dans leur fatras militaire, leur casque corinthien leur empêchant souvent de distinguer quoi que ce fut à deux pas, ne parvinrent pas à me remarquer.  Je me faufilai donc discrètement entre leurs crémides, me jetant d’une cachette à l’autre, et parvint jusqu’aux appartements royaux sans me faire prendre.

 

             Cependant, en poussant l’ultime porte de bois et de stuc permettant d’y accéder, je fus prise d’un malaise. Outre la richesse décadente qui suintait de chaque recoin du palais, je savais à présent me trouver dans le saint des saints des lieux de Sinope. Jusqu’alors, s’ils m’avaient interceptée, les Pontiques se seraient contentés de me jeter hors du palais. Désormais, je pouvais sans problème être accusée de trahison, voire de sacrilège. Heureusement, dans cette partie du bâtiment, il n’y avait plus aucun soldat aux allures de crustacé.

Je passais donc le plus vite possible par une magnifique chambre à coucher, dotée d’une immense terrasse, dont le lit – je veux dire le lit principal, celui qui n’était pas placé sous des paravents, à l’extérieur – n’ayant rien à voir avec ma modeste cubile, s’étalait en un écœurant fulcrum[6] aux boiseries serties, s’accordant parfaitement avec les grandes tapisseries parsemant les murs et les plafonds, mais qui tranchait sérieusement avec le reste du mobilier, principalement grec, et donc aussi pratique que sommaire.

 

             Mon ouïe put dès lors saisir des bribes d’une conversation inaudible pour le commun des mortels. Usant du Sens, je découvris bien vite l’origine de ces babillages.

Je m’engageai alors dans un étroit couloir, et débouchai sur la pièce, un andrôn de petites dimensions, où échangeaient copieusement Mithridate et trois Romains. Ils étaient assis sur des pliants et proprement attablés, devant une collation toute simple. Chacun traînait derrière lui une importante suite faite de nombreux esclaves, clients ou courtisans, qui eux, patientaient debout.

Sans prendre la peine de les écouter, car j’étais encore trop repérable, je me glissai d’une tenture à l’autre jusqu’à la grande terrasse qui longeait ce salon, juste-au-dessus de la grande salle de réception, et pus alors espionner tout mon saoul. Je notais alors que des trois Romains, tous empaquetés dans leurs toges, deux étaient des publicains, et le dernier, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, était le Primus Negotiatoris en personne. En effet, ce Latin-ci arborait sa toge blanche dans laquelle il continuait se prendre les pieds.

-         …Armée pourrait être interprétée par le Sénat comme une provocation délibérée, Majesté, s’exprimait donc Tatius avec toute l’emphase et la gestuelle des grands collèges des carrefours.  

-         En quoi, répliqua Mithridate, le rassemblement de mon armée sur mes terres pourrait-elle choquer le Sénat ? Le Pont ne manque pas d’ennemis, surtout au Nord.

-         Dans ce cas, Ô Mithridate, fit remarquer l’un des publicains, tu fus plus avisé de concentrer tes forces à Panticapée plutôt qu’à Sinope.

-         Majesté, reprit le Primus negotiatoris avec obligeance, compte tenu des circonstances, le Sénat serait tenté de voir des ennemis partout en Méditerranée… Et dans la mer Euxin. Les incursions « accidentelles » de certaines de tes unités en Cilicie, Le fait que tu ais réuni plus de deux-cent mille soldats en tout ton royaume aurait tendance à leur donner raison. En conséquence, je te prie –respectueusement- de te souvenir de la sagesse de ton père, qui fit du Pont un ami et un allié de Rome.

Tatius était un fin stratège. Il savait adapter son discours à ses destinataires. Il jouait donc de la fibre paternelle sur Mithridate, tout comme sur le respect qu’il portait – ou qu’il feignait de porter – au royaume du Pont.

Le problème, c’est que les sympathiques jeunes gens accompagnant le Primus Negotiatoris ne semblaient guère goûter le lent processus diplomatique savamment mis en place par leur aîné. L’un tapotait impatiemment des doigts sur une table, l’autre, par intermittence, se rongeait les ongles en jetant un coup d’œil réprobateur aux longues tirades du negotiatoris… Et ce qui devait arriver arriva ; le publicain phalangeophage poussa un profond soupir avant de couper court à l’éloge aux Pontiques émis par l’orateur :

-         Assez de tout cela ! Notre temps est précieux ! Ô Tatius, depuis quand l’otium[7] est-il affaire de plaisanterie ? Nous n’avons pas à nous justifier devant un… Un roi ! Oublions donc toutes ces formulations décadentes, allons droit au but !  

-         Varro ! Gronda en retour Tatius. Reste à ta place !

-         Mais non, mais non, sourit Mithridate. Ce charmant jeune homme n’a pas tout à fait tort de manifester son hostilité, bien compréhensible, pour les ambages. J’ai moi-même d’importantes affaires à régler, bien que je sois des plus admiratifs quant à ton éloquence, mon cher Tatius. Alors, que souhaitez-vous, mes amis ?

-         Nous souhaitons simplement… Oscilla le Primus Negotatioris… Que tu manifestes un peu plus concrètement ton amitié au peuple romain.

-         Nous voulons que tu retires tes troupes, continua Varro, s'avançant plus qu'il n'était permis. Que tu retournes à Rome pour y renouveler ton serment d’amitié envers la République. Que tu laisses désormais nos troupes et nos publicains passer sur tes terres. En échange, nous oublierons l’affront que tu viens de nous faire.

-         L’affront ? S’étonna Mithridate, les sourcils levés.

-         Voilà des années que tu ne nous fournis plus d’hommes pour la guerre ! Que tu troubles constamment la paix publique en Asie ! Que tu invites les archipirates à venir fêter les Bacchanales en ta compagnie ! Que tu cherches noise à tes frères, les autres rois !

-         Ils n’ont aucune légitimité. Les terres qu’ils détiennent appartiennent au royaume du Pont.  

Tatius, d’un pas incroyablement leste malgré la vêture qu’il portait, vint se placer entre le jeune publicain et le glacial souverain. Il tenta désespérément de rétablir un semblant de cordialité.

-         Voyons, paix, amis, paix ! Nous sommes ici pour éviter un conflit qui n’apporterait que malheur à tous ! Pas pour le déclencher le plus vite possible !

-         Que vous me demandiez de retirer mes troupes et de renouveler mon amitié, reprit Mithridate, je veux bien le comprendre. Mais des publicains sur mes terres ?

-         Les finances de la République, Majesté, poursuivit Tatius, humblement cassé en deux, les finances de la République. La guerre qui déchire nos terres est atroce, nous avons besoin d’argent pour y mettre un terme. Personne ne voudrait voir un tel conflit se propager à l’Asie, bien sûr…

Mithridate se leva de son pliant, et, coupant court à la conversation, lança :

-         Tatius, mon ami, tu as raison, il faut éviter la guerre. Dans le même temps, le roi Nicomède a volé des terres à ma famille, et je me dois bien de les reprendre. Qui soutiendrez-vous en cas de conflit ?

-         L’agressé, comme l’ont toujours fait les Romains, reprit Varro, nerveux. Nous savons ce qu'est la justice, nous.

-         Vous seriez donc prêts à vous délester de mon amitié pour une stupide question de partages dynastiques ? Mais où va le monde ?

-         Majesté, je t’en prie, renchérit Tatius, essaye de comprendre ; nous essayons de maintenir l’équilibre en Méditerranée…

-         Quel équilibre ? Tonna aussitôt le souverain, brandissant un poing au ciel. Celui qui vous permet de pressurer des populations entières, de les vider comme vous le feriez d’un fruit trop mûr ?

-         Cette fois, c’en est trop ! Cria l’autre publicain. Je vais le…

Trois chalcaspides se rapprochèrent imperceptiblement du Romain déchaîné, qui n’insista pas davantage. Le roi Assassin prit un air navré, puis ajouta :

-         J’ai donc été bien naïf de vous faire confiance, mes maîtres. Tatius, à toi qui est un homme de parole et de raison, je vais néanmoins te faire une proposition. Ni révocable, ni négociable. Vous les Romains, quitterez le Pont. Quitterez l’Orient. Et toutes les cités grecques sous votre joug, d’Apollonia à Xantos. Vous y laisserez à leur destin  leur liberté les citoyens grecs, qu’ils fussent dieux ou simples mortels. Vous retournerez à la péninsule déchirée par la guerre dont vous n’auriez jamais dû sortir. A cette condition, aucun sang ne sera versé.

Les Romains tombèrent de haut, figés dans leurs postures grandioses de navarques, abasourdis par la violence du camouflet.

-         Ceci, reprit Mithridate, amusé, était un affront. Mais un affront très sérieux.

-         Sa… Majesté plaisante, sans doute ? Dit Varro en serrant les dents.

-         En ai-je l’air ?

-         Majesté ! S’exclama alors Tatius d’un air navré. Ne t’expose pas à…

Hélas, le mal était déjà fait. Varro était devenu écarlate, et ses joues gonflaient à mesure qu’il s’étouffait de colère. Il serrait les poings, maudissant intérieurement le Pontique.

-         Comment… Comment oses-tu ? Cracha finalement le publicain à la figure du souverain. Qu’es-tu donc, pour te croire seulement digne de t’élever face à la majestas du peuple romain ? Un vulgaire tyran, un barbare savamment déguisé en homme de lettres, un satrape atteint d’hybris !

-         Pas du tout, répondit calmement le roi Assassin, seulement, même si je suis du sang des Achéménides, je suis bel et bien Grec dans mon cœur. Et mon cœur, navré de vous contredire, n’est pas seulement tourné vers les intérêts financiers. Ils ne sont pour moi qu’un moyen d’atteindre mon but, le plus beau but qui soit pour un Hellène… La liberté.

-         Quel culot ! S’interposa le second publicain. Il nous parlait encore de ses intérêts territoriaux il y a un instant ! Les cités grecques ne sont libres que grâce à nous ! Seuls les Romains sont aujourd’hui encore assez puissants pour les protéger, comme ils l’étaient lors des invasions d’Antiochos le Séleucide !

-         Les temps ont changé… Le peuple grec souffre.

-         Le peuple… Pouffa nerveusement Varro. Mais la souffrance n’est-elle pas la condition même du peuple ?

-         Si, ajouta son collègue, tu ne retires pas tes paroles sur le champ, tyran barbare, alors nos légions sauront te faire entendre raison !

-         Publius ! S’étouffa le Primus Negotiatoris. Es-tu devenu fou ?

Hélas, le jeune homme était bien engagé dans la provocation, et il crut bon de renchérir :

-         Si tu es du sang de Darius, Mithridate, alors tu fuiras à la première bataille. Si tu es de celui d’Alexandre, alors tu tomberas au combat. Et lorsque nous t’aurons pris, tu nous supplieras à genoux de t’accorder une mort rapide… Tu ne sais rien du pouvoir que nous détenons.

L’intéressé fronça à son tour les sourcils, puis se pencha sur son siège, pour que ses paroles soient mieux entendues de son désagréable auditeur.

-         Ecoute-moi, petit, et écoute-moi bien. Je ne sais en effet rien de la puissance de Rome. Mais je sais au moins ceci : dans toute l’Asie, les devins annoncent la chute imminente de l’Urbs. L’Italie est à feu et à sang. Ses esclaves sont à deux doigts de la révolte.

-         Je…

-         Laisse-moi finir. De votre côté, vous ne savez rien de la puissance du Pont. J’ai pu échapper in extremis à mon premier attentat à l’âge de mes onze ans. J’ai fui dans les montagnes où j’aurais dû mourir si Dionysos n’en n’avait pas décidé autrement. Puis, j’ai récupéré mon royaume avec moins de cinq cent hommes. Depuis, j’ai mené maintes guerres que j’ai toutes remportées, et dans toutes, j’étais en première ligne sur le champ de bataille. Il semble que vos… « Parques » me protègent, petit. Personne ne sait rien de la force ni de la volonté de son ennemi dans la guerre qui s’annonce. Nous sommes aveuglés par notre propre puissance. Or, dans un duel d’aveugle, c’est le plus Fortuné qui l’emporte. Et il semble que la Fortune… Aille au Pont ces derniers temps, au détriment de Rome.

Jugulés par la colère, incapables d’insulter davantage Mithridate, les deux publicains se retirèrent avec toute leur escorte sans demander leur reste. Ils étaient si vexés qu’en repartant, ils firent chavirer un vase précieux dont le cabochon alla s’écraser à terre. Heureusement qu’il était en diamant, sinon, il eut volé en éclat.

Tatius restait donc seul en tête à tête avec Mithridate. Le premier bredouilla quelques paroles en latin, et le Pontique lui répondit dans cette même langue. Ce n’est que plus tard que je pus comprendre l’ensemble de la conversation, que je retranscris ici de mémoire :  

-         Majesté, se confondit Tatius, ils ne savaient pas ce qu’ils disaient… Je suis navré…

-         Tu l’as déjà dit, lui asséna le roi Assassin en se levant et en marchant jusqu’à sa terrasse – je dus alors me faire le plus petite possible, dissimulée derrière un recoin des murs. Tu n’as pas à t’excuser. Même si tu me mens, comme tu te mens à toi-même…

-         Je crains de ne pas comprendre, Majesté.

-         Allons, Tatius, ces jeunes loups avaient pleine conscience de ce qu’ils exigeaient de moi… Et de mes peuples.

-         Tous les patriciens sont devenus fous de politique, à Rome, sembla regretter le Primus Negotiatoris. On préfère s’entre-égorger plutôt que d’assister à la faillite de sa famille. Comprends donc qu’ils soient sans cesse sollicités, éprouvés.

-          … Et… déplores-tu cette « folie », Tatius ? Après tout, chez les Romains, la perte de la virtus[8] signe votre perte tout court.

-         La concurrence entre les élites est ce qui donne toute sa puissance à l’Urbs, mais les élites n’ont plus de morale… Polybe avait raison, la prise de Carthage et de Corinthe nous a rendus fous d’orgueil et de puissance, cela je le reconnais… Mais, Mithridate, si tu pars maintenant en guerre contre Rome, tu perdras. Tu sais qui je suis et ce que je vaux. Je comprends ta colère. Mais je t’assure que le terrible état de fait qui sévit dans le monde grec ne durera qu’un temps… Le temps pour des individus emplis d’humanité de rétablir l’ordre et la paix des dieux.  

-         Mon pauvre ami, le contesta le souverain, si c’est là une prédiction, les dieux doivent se jouer de toi dans ton sommeil ! Ces « individus » que tu me décris n’accèderont jamais au Sénat, pas même au rang de questeur. Regarde-toi, Tatius ; le seul patricien honnête qui ait jamais vécu. Si tu ne faisais pas de commerce, de quoi ta famille vivrait-elle ? Et comme tu travailles, tu n’as ni le droit ni la possibilité d’accéder à une charge politique quelconque, même si tu es citoyen de la plus puissante cité de l’univers ! Et pour survivre, comme tu le dis si bien, tu n’as pas eu d’autre choix que de t’allier avec le pire de tous les Romains, celui détruit en ce moment même la paix des dieux : Lucius Cornelius Sylla.

-         Tu te trompes sur son compte, assura le Primus Negotiatoris. Certes, il utilise les Présents d’Orphée, certes, il entend bien resplendir dans l’arène de la politique, mais il a surtout la vision d’un monde pacifié, unie sous l’égide sage et bienveillante de la République.

-         Il mènera surtout le monde au chaos… Grogna le roi.

-         Et toi… Et tes sicaires, que ferez-vous, selon toi ? Oui, je sais ce que tu es, Majesté, et je le redoute. Mais je te plains également de croire autant en ta confrérie. J’ai déjà failli mourir de la main de ses membres. Ils ont libéré nombre de mes esclaves, qui désormais sèment la terreur dans toute la Cilicie. J’espère que de tels incidents, préludes à de grandes entreprises criminelles, ne se reproduiront pas. Tu ne peux nier qu’ils ne sont guère en accord avec la philosophie que tu prétends défendre.

Mithridate avala deux olives qu’il venait de piocher dans un petit bol. Puis, se retournant vers Tatius, il trancha :

-         Ces gens font ce qu’ils peuvent pour survivre. Ils le font comme tes amis, dehors, en ne pensant qu’à eux-mêmes. Moi, j’essaierai de penser aux autres. Tu devrais partir, à présent, Tatius. T’attarder plus longtemps provoquerait les foudres de tes publicains.

-         Je suis navré que tu prennes les choses ainsi.

L’homme d’affaire se courba pour saluer le souverain, puis fit signe à ses esclaves de faire volte-face, et ils le précédèrent de peu vers la porte de sortie des appartements royaux. Or, avant que le porteur de toge ne disparaisse de ma vue pour longtemps, Mithridate l’apostropha une ultime fois :

-         Tatius ?

-         Oui ?

-         Tu ne devrais pas seulement me quitter. En tant qu’ami, je te le dis, pour ton commerce et ta santé, il vaudrait mieux pour toi faire tes bagages et abandonner l’Asie…

-         Cette province est ma vie, répondit le negotiatoris. J’y resterai et j’y mourrai. Dans vingt ans, ou demain.

                                                                                                                            

*

 

             Les gardes et les esclaves faisaient tapisserie. Une fois les douteux plénipotentiaires éloignés, Mithridate alla se rasseoir et plongea dans un long mutisme. Il finit par boire une longue rasade du liquide contenu dans son inséparable gourde qui trônait sur la table, puis dit d’une voix forte :

-         Qu’attends-tu, Scia ? Viens-donc te joindre à moi !

 

             J’avais donc encore bien des progrès à faire pour dissimuler ma présence… J’étais incapable de leurrer un individu disposant lui aussi du Sens.  Je me contraignis donc à quitter mon couvert, pour me présenter toute entière devant « Sa Majesté », et son entourage subjugué. Cette dernière de laisser échapper un « laissez-nous. Tous. » Sans détour qui provoqua le départ simultané des esclaves, des compagnons et des gardes.  

                                                                                   

Puis, sans doute parce qu’il ne me jugeait toujours pas digne de porter les lèvres à son outre, il me servit un verre de vin contenu dans une petite amphore, avant de s’en retourner vers sa cuvée personnelle.

J’imitai le roi en buvant sans grand soif ni inspiration œnologique, attendant les cinglantes observations du puissant Assassin. Je fus agréablement surprise.

-         Ravi de te revoir, Scia. Alors, quelles nouvelles depuis que nous nous sommes quittés ?

-         « Polybios », hein ? Grinçai-je pour toute réponse.

-         Par Hermès ! Je n’allais tout de même pas faire le tour des tavernes de l’Asie sans me doter d’un pseudonyme courant ! Avec mon allure, c’eut été comme porter constamment le diadème royal !

Oui, il y avait de la logique derrière tout cela. Sans trop insister, je veillais toutefois à régler mes comptes avant de paraître apaisée.

-         Zénicetès le savait, n’est-ce pas ?

-         Pardon ?

-         Que Polybios était en réalité Mithridate.

-         Bien entendu, répondit le roi Assassin avec malice, tout en croquant dans une datte. Zénicetès a déjà croisé ma route par le passé, et il dispose de ses propres espions pour balayer ses doutes.

-         Il aurait pu te livrer aux Romains.

-         Jusqu’à aujourd’hui, le Pont était l’allié de la République. Tout ce qu’aurait gagné Zénicetès, c’est la crucifixion pour lui et ses hommes.

-         Je devrais le tuer pour cela

Mithridate ricana avant de soupirer.

-         Ma pauvre amie, je te sens encore si pleine de doutes, d’agressivité…

-         Tatius n’avait pas tort. Ce n’est pas facile de se croire justicière lorsque l’on règne sur une assemblée de malfrats.

-         Une assemblée de malfrats que tu contrôles remarquablement bien, Scia : j’étais certain que tu saurais accorder les préceptes de la confrérie à une vie nautique ; égalité pour tous, aucun esclave, la soif de liberté… Peu importe que tu ne te sentes pas solidaire de la confrérie ; par tes nobles principes, tu agis en tout point comme elle le souhaite. Alors, rassure-toi, il n’y a pas plus de contradictions dans tes actes qu’il n’y en a chez les miens.

M’asseyant à mon tour aux côtés du souverain, ou plutôt m’affalant sur un couffin, je repris, goguenarde, ses dernières paroles :

-         Dixit l’homme qui prétend défendre la liberté, mais semble assurément bien aise de pouvoir conquérir une partie de l’Anatolie par la même occasion ! Tu as dû être bien content de constater la réaction des Romains !

-         Nous sommes des Assassins, Scia. Indubitablement, nous devons toujours frapper les premiers. Et cette guerre révélera au cosmos la force de cette frappe. Mais derrière notre amour de la justice et de l’équilibre universel, nous devons aussi prendre en compte les justifications politiques. Aucun Pontique ne serait prêt à mourir pour la justice, pas davantage pour la liberté ; sous mon égide, il en dispose déjà. Si mes peuples doivent se battre, Ils ne se battront vite que pour celles des autres, et ils s’en désintéressent. En revanche, si mon royaume endosse le rôle de l’agressé, alors toutes les cités grecques me considéreront comme une victime, et mes hommes, en portant secours au cosmos, n’auront d’autre sensation que de protéger leurs foyers.

-         Alors, ce que tu as dit aux publicains… Tu avais tout de même de même prévu qu’ils répondraient comme ça.

-         Forcément. Il te reste beaucoup à apprendre, Scia. Je ne récupèrerai que les terres qui sont miennes par l’histoire et le sang. Les autres villes, je leur rendrai la liberté, et ensemble, nous chasserons Rome de la civilisation.

Assurément, je me sentais comme prise de court par cet individu à la lucidité d’automate, qui parlait de paix, de guerre et d’idéal avec un flegme presque inhumain. Dans le même temps, me dis-je, à peine avais-je commencé à pratiquer l’équitation, que Mithridate, lui, était déjà occupé à gouverner.

-         Même si tu t’en tiens à ce brillant idéal, le questionnai-je en rapprochant mon front du sien, intimidante, ne seras-tu pas plus roi qu’Assassin ?

Mithridate but à nouveau, sereinement, ses yeux portés vers ses jardins.

-         De nouveau, Scia, je crains de ne rien entendre à tes propos…

-         Tu vas agir en pleine lumière, alors qu’Homây m’a toujours dit que la confrérie ne pouvait agir que dans l’ombre. Qu’elle devait protéger les innocents et se cacher à travers la foule. Et tu vas jeter les corps de tes soldats contre ceux des Latins et de leurs alliés… Ce n’est pas que leur vie ou leur mort m’importe beaucoup, mais la guerre fait toujours des victimes innocentes, et oblige les gens à se découvrir… A se montrer tels qu’ils sont ? Ne vas-tu pas révéler au monde notre existence ?

Le roi baissa la tête.

-         Et crois-tu que je ne me sois pas posé les mêmes questions ? Seulement, nous n’en sommes plus là, Scia. La confrérie n’est désormais plus qu’un secret de polichinelle ; Sylla est au courant, Tatius est au courant, Zénicets aussi… Les Assassins pontiques paralyseront la machine de guerre ennemie, ils s’en prendront aux officiers mais ne combattront pas en pleine lumière, si cela peut te rassurer. Mais pour le reste, il nous faut revoir nos principes, Scia. La confrérie souhaitait maintenir l’équilibre du cosmos. Mais nos anciennes méthodes sont hélas dépassées face au raz-de-marée d’oppression qui nous submerge. Homây était mon ami, mais il réagissait bien comme un Assassin de la vieille école égyptienne : tuons les puissants qui abusent de leur pouvoir, protégeons les Présents d’Orphée, tous se terminera bien. Or, cela fait longtemps que la mort d’un seul tyran ne règle plus rien. Combien de publicains les Assassins ont-ils tué ? Trente, quarante, peut-être ? En quoi cela allège-t-il les Grecs du fardeau qu’ils supportent ? Notre faible nombre ne nous permet pas d’aller au-delà de ce score minable. Et il n’en résulte qu’une répression aveugle de la part des légionnaires. Le seul moyen d’en finir avec cette occupation inique, c’est de défaire tous les Romains, au grand jour, en une seule guerre.

-         Et tu crois vraiment pouvoir réussir ? Fis-je sur un ton à moitié ironique.

-         Les présages sont favorables. Le conseil de Ctésiphon vient de me faire parvenir ce matin son accord pour lancer une guerre au nom de la confrérie. Nous pouvons commencer… Et tu vas avoir, dans mon plan, une grande importance.

-         Je le sais. Je vais être chargée du triste rôle de l’espionne, et te rapporter tous les faits et gestes des archipirates.

-         Ce ne serait qu’un juste retour des choses. A savoir, le Seigneur du mont Olympe ne s’est pas gêné pour te faire épier constamment. Mais je n’ai guère à me préoccuper de cet élément-ci de mon plan ; tant que je les paierai, les archipirates seront sous le contrôle de la confrérie… Il reste donc le problème des esclaves.

-         Les esclaves ? M’interrogeai-je tout d’abord, inquiète à l’idée qu’un souverain aussi bien doté que Mithridate puisse seulement y songer.

-         Bien sûr, ils sont de plus en plus nombreux en Asie, compléta Mithridate. Pour la plupart, d’anciens citoyens ou incolae[9] injustement ruinés et soumis à une servilité barbare, dégradant la manière d’être esclave en Grèce. Tu ne peux, seule, parvenir à tous les libérer. Et encore moins gérer leur liberté retrouvée… Sauf si le roi du Pont te soutient. Je vais te fournir les emplacements précis de certains latifundia et marchés aux esclaves de la mer Egée. Je souhaiterais que tu t’en occupes, et me ramène tous les hommes délivrés de ce traitement indigne. Je leur ferai regagner leurs cités d’origines, et les entretiendrai à mes frais. 

-         Et pourquoi agirais-tu ainsi ? Tu es désormais en guerre, tu l’as dit toi-même. Tu vas avoir bien d’autre chose à penser…

-         Toutes ces plantations et places de commerces, Scia, sont contrôlées par nos ennemis. Si tu délivres tous ces Grecs en mon nom, et si je fais d’eux des hommes libres, ils deviendront mes clients. Et s’ils sont suffisamment honorables, ils se feront un devoir, une fois rentrés chez eux, de neutraliser politiquement les magistrats actuellement en place, qui ont pour la plupart collaboré avec l’occupant romain, et ne sont donc pas dignes de confiance.

-          Il n’y aura pas que « d’honorables citoyens » parmi eux. Tu devras t’attendre à ce que je libère tous ceux qui porteront des chaînes.

-         Bien évidemment. Les esclaves de longue date, et sur plusieurs générations, ayant vécu dans nos régions, s’installeront à leur compte comme artisans dans mes colonies, ou seront revendus à des maîtres plus humains, s’ils le désirent. Les barbares comme toi qui le souhaitent seront renvoyés chez eux. La collaboration des Syriens, des Arméniens et des Thraces me sera ainsi assurée.

Ainsi, il était possible de se montrer opportuniste pour la bonne cause… Polybios ne s’était peut-être pas tout à fait évanoui, finalement. Et s’il avait tout intérêt à faire le bien, peut-être pouvais-je y trouver mon compte, moi aussi.

-         D’accord, Mithridate, accordons-nous comme se le doivent un frère et une sœur.

-         Disons même, comme se le doivent deux amis, extrapola le souverain en levant sa gourde.

-         Pourrais-je dès lors obtenir la liste des exploitations que tu m’as promise ? Lui réclamai-je aussitôt.

-         Une liste ? S’en amusa Mithridate. Nous avons beaucoup mieux.

Et il me tendit une tablette d’argile, ainsi qu’un large morceau de papyrus plié en quatre. Comme je le déployai, j’y trouvai représenté l’ensemble de l’Anatolie et de la péninsule grecque.

-         Tu trouveras les emplacements sur cette carte. Es-tu satisfaite, Scia ?

-         Autant qu’on peut l’être, prétendis-je sans rien en laisser paraître. Et la tablette, à quoi sert-elle ?

-         C’est un laissez-passer. Sa facture spéciale est connue de tous mes officiers. Présente-leur, et ils seront tenus de t’obéir en tous points. Cela leur permettra de vérifier ton identité. Prends en soin.

-         Très bien. Alors, d’après toi, nous vraiment sommes certains de remporter la victoire ?

-         Seuls les dieux peuvent en décider, assura le roi Assasin en levant les yeux au ciel. Nous ne sommes que les instruments de leur volonté. Cependant, si tu continues à être acharnée à ce point, peut-être t’exauceront-ils ? Avec eux, la négociation est toujours possible… Mais pourquoi cette question ? Il est encore un peu tôt pour parler de victoire ou de défaite, ne crois-tu pas ?

-         C’est que je m’interroge au sujet des pirates… Tu dis vouloir libérer les Grecs, mais les frères de la côte ne risquent pas de respecter cette liberté… Ils complètent très bien les Romains, pour ce qui est du pillage de l’Œkoumène. Ne trouves-tu pas antinomique de  prétendre restaurer la liberté des Grecs tout en couvrant certains de leurs oppresseurs ?

Et Mithridate répondit, sans sourciller :

-         J’ai fait vœu d’accorder l’immunité aux pirates. Je n’ai pas précisé pour combien de temps…

 

Quelques jours plus tard, le branle-bas de combat sonna dans tous Sinope, les trompettes de guerre étouffant le raffut quotidien qui émanait de la ville. En Bithynie, le roi Nicomède savait à quoi s’en tenir, et préparait lui aussi ses troupes. Pour la première fois dans l’histoire de la confrérie, l’un de ses maîtres allait mener une armée au combat, pour défendre ses principes et répandre son idéal. Désormais, le doute n’était plus possible : venait de commencer la Guerre des Assassins.








[1] Par dérision, Haytam Kenway, ennemi des Assassins au XVIIIème siècle, appellera la frégate qui le transportera d’un bout à l’autre des Amériques durant la guerre de Sept Ans le « Seahorse ». Un navire autrement plus célèbre, le Morrigan, croisa sa route dans l’Atlantique nord en 1762.

[2] Symplégades = roches broyeuses. Nom mythologique du détroit du Bosphore.

[3] Piquiers formant la garde d’élite des souverains pontiques.

[4] Caius Marius, noble plébéien qui a donné à la légion romaine son visage le plus célèbre, celui d’une armée professionnelle basée sur les prolétaires. De 103 à 101 av.J.C, il a fait la loi à Rome, avant de se retirer – momentanément – de la vie politique. L’établissement du tribunal de la Majesté romaine qu’il avait temporairement institué permettait de poursuivre quiconque « attentait au prestige ou à la sécurité du Sénat et du Peuple de Rome ». Sic.

[5] Le père de Mithridate, pour l’aide qu’il apporta aux Romains contre nombre de leurs ennemis, fut fait « ami et allié du Sénat et du Peuple de Rome ». Mithridate veilla à cultiver ce titre jusqu’à ce qu’il puisse se détacher de ses douteux « amis ».

[6] Lit aux boiseries ouvragées, en quelque sorte l’ancêtre de notre baldaquin.

[7] Le temps libre nécessaire à la politique ; dans l’Antiquité, le travail était jugé, par les élites, comme très dégradant, et la nécessité de devoir travailler pour nourrir sa famille d’autant plus. Ce qui explique que la richesse fut indissociable des responsabilités politiques.

[8] La virtus correspond grossièrement à la capacité d’engagement politique.

[9] Résidents d’une cité non-citoyens, tout comme les métèques à Athènes ou les périèques à Sparte. Ce terme latin se généralise au Ier siècle av.J.C.

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