Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 14 : Chapitre 13 - La chute du colosse.

9752 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 10/09/2017 20:53

Chapitre XIII

La chute du Colosse

 



Le siège de Rhodes patinait[1]. Incapables de résister aux pirates dans le Pont-Euxin ou en Mer Egée, les marins aguerris peuplant cette île semblaient retrouver leur fougue d’antan dès l’instant où leur foyer se trouvait menacé. Assiégés depuis des mois, ils avaient déjà enlevé à Mithridate plus d’une vingtaine de navires, et toutes les tentatives d’investissement de la place par le roi Assassin s’étaient achevées en un fiasco complet. Son escadre était pourtant des plus imposantes, puisqu’il avait regroupé en face de Rhodes l’ensemble des marines qui lui étaient alliées, dont la fameuse marine athénienne, toujours vaillante malgré son lent déclin.

            J’appris tout cela de la bouche des Assassins que j’appelai à l’Antre, pour leur exposer les détails de la trahison de Patrocle. Ils ne semblèrent pas le moins du monde préoccupés par cette nouvelle. Toutes leurs pensées étaient fixées sur Rhodes. Tant que l’île tiendrait, elle serait susceptible d’attaquer nos arrières, de couper nos lignes de ravitaillement vers l’Europe. Imitant le capitaine qui m’avait sauvé la mise à Délos, ils me firent bien comprendre que Patrocle, on pourrait bien s’en occuper plus tard.


 

*

 

Hélas pour Mithridate, s’emparer de Rhodes relevait de la gageure, puisque ses vaisseaux étaient mal coordonnés entre eux : chaque cité conservait la souveraineté de sa flotte. Et si le Pontique imposait ses décisions avec une incroyable facilité à terre, une fois en mer, lorsqu’il ne pouvait plus invectiver les stratèges grecs, c’était une autre affaire. Chacun allait batailler dans son coin, et les Rhodiens, disposant de navires petits et rapides, en profitaient pour aborder et couler les retardataires d’une force qui, à chaque jour qui passait, s’amenuisait davantage.

           Au moins, songeai-je, la perspective du butin ferait marcher droit tous les pirates qui assisteraient les forces grecques libérées. Par la seule promesse des richesses entreposées à Rhodes, j’avais pu liguer avec moi un grand nombre de mes frères marins… Ils vinrent de toutes les mers, de tous les horizons. Tous les autres archipirates s’étaient défilés, la flotte rhodienne étant autrement plus menaçante que les balistes de Délos. Mais il existait tout de même assez de miséreux dans la flibuste, pour tenter cent fois l’aventure. Et puis, la bataille qui s’annonçait tenait aussi de la revanche : qui avait eu un frère crucifié, un autre brûlé vif sur son navire en perdition… Les Rhodiens n’avaient pas bonne réputation en Cilicie, et quiconque pouvait leur nuire n’y réfléchissait pas à deux fois avant d’aiguiser ses lames.

           Malgré l’enthousiasme considérable d’une grande partie de mes matelots, qui ne cessaient de chanter des airs de marche et de lutte que l’on ne devait d’ordinaire n’entendre que chez les hoplites, j’étais relativement inquiète. Que pouvaient donc faire les hommes face à Bendida ? La nature était contre nous : la belle saison était terminée, déjà, les courants se faisaient plus forts et les tempêtes plus fréquentes.

En voguant à vive allure vers la côte lycienne, nous essuyâmes deux grains de moindre importance, mais qui nous coûtèrent toutefois deux hémiolias. Et j’eus la sensation de voir la tempête redoubler d’intensité dès l’instant où il fallut retrouver Mithridate…

 

*

 

-         Incapables ! Misérables attardés ! On ne manie pas une galère comme une phalange ! Il faut donc tout vous apprendre ?

Le roi du Pont dissimulait bien sa colère. Ses invectives étaient pratiquement susurrées, sur un ton sec et cassant, tandis qu’il brandissait son sceptre tel une massue, faisant reculer de quelques pas les « incapables » venus lui faire leur rapport. Beaucoup de ces capitaines, qui l’entouraient comme des abeilles collent au miel, étaient trempés, à moitié nus, s’étant manifestement extirpés in extremis de la carcasse de leurs navires.

-         Pardonne-nous, Majesté, mais, lorsque nous avons vu ces deux navires isolés, nous pensions…

-         Vous n’avez pas pensé. Nos effectifs et nos ressources sont limités, si vous vous efforcez de tomber dans tous les pièges que l’on vous tend, nous ne pourrons jamais chasser les Romains du cosmos ! 

-         Ce n’était pas un jour faste, Majesté. Nous ne pouvions réussir !

-         Et alors ? Devrais-je faire modifier le calendrier afin que les dieux ne servissent pas de remparts à votre bêtise ?

De toutes évidences, je m’immisçai dans une conversation déjà bien entamée. Cependant, je ne risquais pas de m’en détacher. J’avais mis trop de temps à trouver le roi Assassin.

 

           Malgré les dégâts essuyés par ma flotte, nous accostâmes dans les criques de la côte lycienne, au point de rendez-vous convenu, à peine cinq jours après avoir quitté la Cilicie, les cales pleines de vivres, de matériel et de soldats. Seulement, il n’existe pas de grande cité sur la côte faisant face à Rhodes, et pour diminuer le temps de la traversée, Mithridate avait intelligemment fait installer son camp de base au point où la croisière serait la plus courte, et ce malgré l’absence de bâti urbain. L’hétérogénéité des troupes qui furent concentrées dans ces baies et ces goulets, conjuguée à l’absence tragique d’une organisation citadine, avait fait de ce camp un véritable bouillon de culture où il valait mieux être armé de patience et d’une santé solide pour retrouver une connaissance, fut-elle le commandant en chef de tout ce beau monde. En cherchant Mithridate, je me souvins ainsi, au milieu des toux des soldats entassés les uns sur les autres, avoir entendu parler pas moins de six langues au travers du campement. Le roi s’était quant à lui éloigné des troupes, perché comme à son habitude sur les hauteurs. Là, il tenait sa cour de larmoyants fidèles qui se confondaient en excuse pour leur incompétence. Je décidai de couper court à cette conversation. Mon temps était devenu précieux, lui aussi.

-         Mithridate ! Lui lançai-je. Je suis de retour !

Constatant ma présence, le souverain me parut surprit.

-         Retournez sauver ce qui peut encore l’être, ordonna-t-il encore aux triérarques. Je veux le rapport précis de vos pertes dès ce soir ! Autrement, vous irez vous expliquer avec vos stratèges.

-         A tes ordres, Majesté.

Et, tandis que les hommes s’éloignaient, la femme s’approchait.

-         Merci de m’accorder un moment, débutai-je. Je ne souhaitais pas t’interrompre…

-         Ça ne fait rien, me sourit en retour le Pontique, plaçant son sceptre sous le bras. J’ai dit ce que j’avais à dire. Et puis, je préfère parler avec toi. Cela a plus d’intérêt. Et je te félicite, jeune fille. Tu masques ta présence de mieux en mieux. Je ne t’ai même pas sentie approcher…

-         Je ne fais que suivre tes conseils pour mieux aiguiser mes talents.

-         Tant mieux. Nous allons avoir bien besoin de ta nouvelle expérience pour ce qui va suivre.

-         La situation est si critique que cela ? M’alarmai-je aussitôt.

-         Pire. Si tu as lu les rapports transmis par la confrérie, sache qu’ils sont en dessous de la réalité. Je ne veux pas alarmer les Grecs, fussent-ils des Assassins. La réalité, c’est que le quart de la flotte a déjà été détruite par les Rhodiens, et qu’un autre quart risque d’y passer si Athéniens, Corinthiens et Lydiens ne mettent pas un terme à leurs différends mutuels !

-         Voici pourquoi tu as besoin des pirates…

-         C’est ironique, reprit Mithridate en s’asseyant sur une vieille souche rongée par le sel, et en m’invitant à m’installer à ses côtés. Voilà que les pillards, la plèbe des mers, se montre plus disciplinée et utile que les marines régulières elles-mêmes. Je ne doute pas que les capitaines bouffis de prétention et d’orgueil resteront dans le rang, s’ils voient la misère du monde se battre et se sacrifier, en héroïne. Car c’est ce qui nous attend sans doute ce soir, Scia. Il faut absolument que Rhodes tombe. Elle est le symbole de la compromission de certains Grecs. Même lorsque Rome lui a pris des terres, elle a continué à la servir aveuglément. Sa chute convaincra les dernières cités grecques encore neutres à se joindre au combat pour la liberté, et la mer sera enfin débarrassée de ses plus dangereux parasites.

-         Mais nous ne sommes pas encore victorieux, rectifiai-je. As-tu seulement un plan ?

Le sourire rêveur qu’arborait Mithridate se changea aussitôt en un rictus carnassier.

-         J’ai toujours un plan… Suis-moi.

 

*


Nous nous levâmes, descendîmes du plateau sur lequel nous étions battus par les vents, pour nous arrêter à mi-chemin du rivage, sur un roc instable presque suspendu aux flots, sur lesquelles les vagues ne cessaient de s’écraser en projetant des gerbes d’écume, le roi Assassin pointa du bout de son bâton d’or l’horizon bleuté.

-         Nous avons de la chance, annonça-t-il, le ciel est clair, aujourd’hui, et il le sera probablement cette nuit. Aperçois-tu ce minuscule bout de côte, perdu à l’horizon ?

Je dus mettre ma main en pare-soleil pour repérer la fine courbe brune désignée.

-         Oui… A peu près.

-         C’est Rhodes. Si loin et pourtant si proche. Outre sa capitale éponyme, toutes ses cités ont rallié l’ennemi, l’île est devenue une forteresse qu’on ne peut réduire qu’en dominant la mer sur toute la longueur de la traversée. Mis à part lorsqu’ils nous harcèlent à quai, lorsqu’ils nous expédient des brûlots, les Rhodiens sont incapables de nous empêcher de progresser. Jusqu’au moment où il faut débarquer les soldats sur leur rivage. Jusqu’à présent, nous avons été incapables de réussir un tel tour de force.

-         Pourquoi donc ?

-         Le moment décisif, celui où tout se détraque, c’est lorsqu’il faut faire éclater notre formation pour encercler la ville de Rhodes. A peine nos hommes prennent-ils pied sur les berges qu’ils sont abattus par les défenseurs occupants les remparts, sans compter les navires ennemis qui s’en prennent à nos transports de troupes… Nos galères s’égayent et se font détruire une à une… Pourtant, nous sommes si près du but… Les Rhodiens ont mis tous leurs espoirs dans leur marine… Si nous ne prenons ne serait-ce qu’une portion de leurs murs, alors mes phalangistes et mes archers tailleront en pièces leurs lamentables hoplites.

-         Mais pour prendre un mur, fis-je observer, il faut nécessairement un matériel de siège. Et vous ne devez jamais avoir le temps de le déployer, si vous vous faites tirer dessus dès le débarquement…

-         Ils ne nous laissent pas l’occasion de cerner la ville, Scia… Donc, il faut prendre ces remparts dès le moment où les hommes auront quitté les galères.

-         C’est impossible.

-         Soldats ! Faites amener la sambuque !

 

Depuis la crique voisine, un lourd assemblage s’ébranla, fendant les flots à vitesse réduite, jusqu’à doubler un cap pour se livrer tout entier à mes yeux ébahis.

Et terrifiés.

-         C’est quoi, ce monstre ? M’étonnai-je en attendant d’un Mithridate visiblement très satisfait des explications des plus lumineuses.

J’assistai à un spectacle pour le moins peu commun. Deux énormes héptères tiraient lentement, grâce à d’épais filins, une sorte de chimère, un navire difforme et sans grâce. Il me fallut quelques instants d’une soigneuse observation pour comprendre qu’il s’agissait en fait de deux polyrèmes[2] rassemblées en une seule au moyen de cales et de chevilles. Le flanc tribord de la première était quasiment cloué au flanc bâbord de la seconde, et seules leurs murailles tournées vers les eaux pouvaient se permettre d’accueillir des rameurs.

Ces deux monstres en supportaient un troisième, d’autant plus pesant. Sur le pont de cet étrange vaisseau, s’élevait en effet une gigantesque tour de siège tapissée de fourrures humides et sertie d’armes en tous genres. Lorsqu’elle assombrit ma position, j’eus l’occasion de constater qu’elle était également garnie de soldats. J’étais stupéfaite.

Et, pour toute réponse, le roi murmura, comme fier de la chose qui s’avançait :

-         Il n’y a pas que les Romains qui soient capables d’effectuer de vastes travaux…

-         Cet espèce de cétacé risque de se démantibuler dès ses premières brasses, grinçai-je nerveusement.

-         Il se démantibulera si nous ne sommes pas capables de le protéger. Ce dont vont être chargés tes pirates.

-         Attends, alors tu veux dire si « je » n’en suis pas capable ?

-         Cette nuit sera le moment décisif ! Nous percerons leurs défenses ou nous abandonnerons le siège, j’en fais le serment ! Et je n’ai pas l’intention de m’en remettre à un quelconque stratège. Ma galère personnelle me mènera au plus fort du combat !

-         Tu choisis où tu veux être. Mais je ne parierais pas sur nos…

Il me semblait avoir entendu quelque chose de particulièrement désagréable au travers des ultimes propos de Mithridate.

-         Comment ça, « cette nuit » ?

-         Nos forces ne grossiront pas davantage, répliqua le souverain, et les Romains ne tarderont pas à contre-attaquer à l’ouest. Nous devons frapper le plus vite possible, et ce dès que l’obscurité aura envahi le ciel. De nuit, les tirs ennemis seront moins précis et leurs forces moins coordonnées.

-         Oui, mais les nôtres également… Et puis, mes hommes viennent d’arriver, ils sont éreintés.

-         Dis-leur qu’il leur faudra fournir un ultime effort ; qu’ensuite, ils pourront sans partage dominer les mers. Et que je ferai ma part ; je serai au milieu de la formation, à guider l’attaque. 

De cela, je ne doutais pas une seconde.

 

*

 

           Encore me fallait-il aller annoncer la mauvaise nouvelle aux équipages de ma flotte. Ils réagirent plutôt favorablement. Les muscles des rameurs étaient encore chauds, et les épibates étaient impatients d’en découdre. La fatigue n’était rien en comparaison des souffrances endurées par nos malheureux camarades jetés à la mer durant notre pénible traversée, pour que leurs corps fussent ensuite charriés par la houle. Leur souvenir nous grisait et aiguisait nos instincts meurtriers.

Dès la nuit tombée, les vaisseaux se rassemblèrent tout autour de ce qui devait être le fer de lance de l’assaut contre Rhodes : l’immense sambuque se retrouva, à quelques stades de la côte seulement, bientôt étouffée par un essaim d’embarcations de moindre importance, minuscules lucioles étincelantes, qui, lentement, s’alignaient selon un ordre précis, défini par Mithridate.

           Il observait ce colossal manège depuis une plage où était stationnée sa galère personnelle. On ne cessait de l’assaillir de questions ou de l’alarmer quant à tel navire n’ayant pas pris sa place, ou subissant des difficultés, et toujours il s’empressait de revoir l’ordre de sa formation, rectifiant à chaque fois son plan d’attaque avec une étonnante vivacité. Puis, lorsque tous les bâtiments furent en place, il invita ses subordonnés à un ultime conciliabule. Des hémiolias débarquèrent donc les commandants sur la plage où se tenait le roi et une fois que nous fûmes tous rassemblés, Mithridate entreprit de tracer, du bout d’un bâton, une carte sur le sable.

-         Bien, récapitula-t-il, notre premier objectif, cette nuit, c’est d’amener la tour jusqu’aux remparts de Rhodes ; ceux qui sont sur le port, et sont accessibles depuis la mer. Les Rhodiens vont très vite saisir toute la gravité de la situation ; ils voudront couler notre engin de siège. C’est pourquoi j’ai fait flanquer la sambuque et les navires chargés de la tracter par nos galères de guerre les plus puissantes. Elles seront sous le commandement d’Aristion.

L’interpellé, un vieil homme barbu à la carrure de géant et au cou de taureau, s’empressa de répondre avec déférence :

-         C’est un honneur, Majesté.

-         Montre-toi digne de Thémistocle, Athénien. Que pas un seul de tes navires ne rompe la formation si ce n’est pour aller porter secours à l’embarcation d’assaut. De toutes manières, vous serez vous-mêmes escortés pas les galères les plus légères : elles sont en ligne ; elles prendront l’ennemi en tenaille ou rompront l’encerclement si jamais l’on tente de vous stopper. Ephialtès, tu les commanderas.

-         Mais si nous parvenons jusqu’à leurs murs, Majesté, objecta l’un des commandants, les galères ennemies feront barrage à la tour… Et il faudra bien l’amenerau plus près de la ville !

-         Exact. C’est pourquoi les pirates, dirigés par Scia, formeront l’avant-garde. Ils nettoieront notre itinéraire et veilleront à ce que…

-         C’est un scandale !

-         Des pirates ! De vulgaires voleurs ! Est-ce ainsi que nous défendrons notre liberté ?

-         Mettre une femme en tête de la flotte ! Majesté, ce n’est pas sérieux !

Pour faire taire ses détracteurs, le roi Assassin se contenta d’arquer les sourcils. Le silence se fit aussitôt.

-         Les pirates, et celle qui les commande, sont les plus aguerris des marins dont nous disposons. Et surtout, ils ont un avantage : leur carrière n’est, pour leur part, pas souillée par l’échec.

Un froid glacial s'abattit aussitôt sur tous les oligarques prétentieux venus « défendre leur liberté ». Ma bouche se tordit dans un sourire, que je m’efforçai de réprimer au mieux.

-         Et… Une fois que la tour sera en position ? Demandai-je au souverain en vue d’oublier mon contentement.

-         Mes soldats nettoieront les remparts et neutraliseront les défenses du port. Ils ne seront pas assez nombreux pour prendre la ville, mais, une fois cela fait, il leur suffira de tenir la position pour le reste de la nuit, et nous acheminerons alors une quantité telle de renforts sur les quais que Rhodes ne pourra tenir une journée de plus. Maintenant, clama haut et fort Mithridate comme pour conclure, à flot ! La nuit est déjà bien avancée, et il nous faut nous mettre à l’ouvrage ! Je superviserai les opérations depuis ma galère, devant celles d’Aristion. Amis et compagnons, battons-nous avec fougue et courage, et nous volerons aux Romains leurs derniers triomphes !

 

*

 

A la septième heure de la nuit, après que Mithridate eut sacrifié aux Cabires, les navires s’ébranlèrent avec une immense solennité. Ce fut le spectacle le plus impressionnant qu’il m’eut jamais été donné de voir… Après ma première représentation des Dyonisies, cela va de soi.

Nous avions tous appliqué du naphte sur les flèches, afin de savoir où finiraient nos traits une fois décochés. De nombreux feux étaient ainsi allumés sur chacune des galères de la flotte, afin d’embraser cette substance. Mais ces foyers avaient également le mérite de nous signaler les uns aux autres, et lorsque je me retournais vers la poupe de l’Hippocampe, il me semblait avoir sous les yeux une gigantesque cité flottante, dont l’éclat n’avait d’égal que les sons. Les aulètes entonnaient de concert des chants propres à chacun de leurs instruments, à chacune de leurs inspirations, produisant ainsi une cacophonie mémorable, mais pas désagréable, car les keleustès ajoutaient à ces airs des paroles, toutes reprises par l’équipage de la galère, et lorsque mon navire se rapprochait d’une autre, c’était une déferlante de chansons chaque fois différente que nous recevions.

On allait voir ce qu’on allait voir ! Les Rhodiens devaient déjà s’être terrés de peur dans leur maudite citée, face à tout ce nombre et cet enthousiasme !

 

           Mon allégresse ne fut, une fois de plus, que temporaire. Comme l’avait prévu Mithridate, dès notre avancée en force remarquée par les Rhodiens, ceux-ci expédièrent de quoi la stopper. Leurs esquifs moins imposants, hémiolias et pentères, s’attaquèrent d’abord, comme ils l’avaient toujours fait, à nos navires les plus lourds. Mais en souhaitant nous cisailler le flanc, ils exposèrent le leur. Nos propres galères légères, en ligne parfaite juste dans leurs poupes, fondirent sur eux et les broyèrent.

A l’arrière, des cris emplis d’une joie guerrière retentirent longuement après cette impressionnante manœuvre. Ceci dit, pour les pirates qui étaient à l’avant, il n’y avait toujours guère lieu de se réjouir.

           

           Les espérances de Mithridate s’évanouirent tout comme les ténèbres nous envahirent. D’impromptus nuages masquèrent bientôt la lune. Il faisait atrocement sombre, et il me fallait recourir à toutes les dispositions du Sens pour atteindre une quasi-nyctalopie. Cela m’épuisait, et c’était pire pour les autres matelots, qui n’avaient soudain plus pour tout repère que les brûlots dansants qui bondissaient dans leur champ de vision ; cela ne semblait plus respecter aucun ordre, la ville flottante c’était transformée en un tartare incandescent. Et ce faisant, je constatais que les esquifs rhodiens profitaient de notre désappointement pour se regrouper, s’interposer entre nous et les murailles de leur cité… Dont nous étions encore bien loin !

Rapidement, j’évaluai la situation. Leurs galères les plus lourdes étaient au centre. Si nous leur rentrions dedans, leur centre plierait mais ne romprait pas. Ils pourraient alors de nouveau attaquer nos flancs, et, pourquoi pas, percer jusqu’à la tour.

Par sémaphore, je donnai l’ordre aux flibustiers de se disperser pour faire croire à un déploiement en force de notre avant-garde. Les Rhodiens se laissèrent prendre au piège ; ils allaient tenir leurs positions, prêts à encaisser le choc… Et n’allaient donc pas refermer la tenaille.

           Restait à passer par leur centre avec moins de la moitié des navires avec lesquels j’étais partie. Au minimum, il me fallait tenir jusqu’à l’arrivée de Mithridate et des autres quadrirèmes.

Comme les quinquérèmes et les héptères rhodiennes semblaient décidées à rester en panne, gîtant à peine, je les attaquai par leurs flancs. Les galères sous mon commandement étaient plus légères et plus rapides, les insulaires s’aperçurent de la manœuvre, mais ils n’eurent l’occasion de virer de bord, car nous étions déjà sur eux.

 

           Je ressentis cette nuit-là au moins trois fois le plus terrible choc qui soit. Lorsque mon navire allait ficher son rostre dans le flanc ou la proue d’un autre monstre de bois. Mieux valait pour nous que nous éperonnâmes plutôt que d’être éperonnés, mais voir un navire souffrir constitue un spectacle aussi tragique que dantesque. Le bois se fend et hurle lorsqu’on l’enfonce, et ces feulements crépitant se conjuguent aux cris de détresse des rameurs pris au piège de la structure. D’énormes escarbilles volent sur les ponts, s’enfonçant sous la peau des marins imprudemment restés à la proue. Et les rames brisées, comme en ultime signe de protestation, manquent d’assommer tout homme tombé à la mer… Aucun marin n’apprécie ce moment. Il lui donne des sueurs froides jusque longtemps après qu’il l’ait vécu…

           Mais il y a pire : l’abordage. Et nous devions tout faire pour l’éviter Nous n’avions guère le temps de respecter les canons du combat naval, il fallait sans cesse rester en mouvement, sous peine de voir la sambuque prise ou détruire, ou la formation éclater. Seulement, lorsque l’on emboutit une quadrirème hostile, et que sur cette dernière se trouvent des épibates avides de revanche, rester en ligne n’est pas toujours une évidence.

 

           Fort heureusement, elle n’était jamais très loin de la mienne, la galère au rostre et à la proue d’or, sa voilure exhibant fièrement les insignes de la confrérie. Alors que je me démenai avec une quinquérème solidement armée, le navire de Mithridate, guidant tous les autres, lui enfonça le flanc. Et je pus entendre le roi Assassin m’exhorter à me poster de nouveau en avant-garde.

Il n’était pas à la place du gubernétès, l’héritier d’Alexandre. Une baliste avait été installée à la proue de son héptère, et il ne se gênait pas pour se servir de cet engin. Compte tenu de ses dons, chaque fois qu’il tirait, même dans la nuit noire, il faisait mouche. Ses traits enflammés se fichaient sans arrêt sur la cible qu’il s’était choisi, de préférence un navire de belle taille, et le souverain ne s’arrêtait que lorsque celui-ci n’était plus qu’un fatras de planches incandescentes.

 

           A partir de là, je fus incapable d’élaborer la moindre tactique. Les combats faisaient rage partout. La mer rougeoyait des brasiers qui s’allumaient et s’éteignaient au rythme de la bataille. Comme rendus fous par cet environnement de feu et de sang, dès que nous apercevions un bateau ennemi, nous fondions sur lui. Les seuls navires à conserver leur trajectoire étaient celui de Mithridate, et l’énorme tour amphibie qui était bien incapable de combattre.

Mais cela importait peu, l’ennemi paniquait à son tour, ses navires coulés les uns après les autres par nos tirs croisés, leurs carènes explosées, leurs équipages démoralisés.

           Aussi, nous obtînmes bientôt notre récompense pour tous ces efforts. Épuisée, trempée de sueur et de sel, j’assistai enfin à un spectacle aussi merveilleux qu’effrayant. Les murailles de Rhodes s’étaient parées pour l’occasion d’une guirlande de lumière, des milliers de torches étincelantes campées entre les créneaux. Et au plus profond de la nuit noire, il était devenu impossible, au travers des débris fumants de navires malchanceux, de détacher son regard de cet éclatant serpent, qui ne nous laissait plus voir que trois choses : les murailles de pierres, les couleurs de la cité, et l’ensemble de ses défenseurs, juchés sur les chemins de ronde, prêts à en découdre.

 

-         Bon, susurrai-je, maintenant, le moment le plus délicat…

Comme je l’avais pressenti, la galère de Mithridate donna prestement l’ordre de débarquement aux navires les plus lourds chargés de soldats. Elles délaissèrent donc la protection de la tour pour aller s’échouer sur les côtes alentours. Le monstre flottant, quant à lui, pouvait enfin s’avancer jusqu’aux pieds des murs. La manœuvre s’avérait longue et délicate, les deux héptères pilotes devant se détacher de la structure principale pour la laisser s’approcher au maximum, et comme il restait des navires rhodiens éparpillés un peu partout, les pirates furent encore chargés de protéger la tour lorsque vint le moment où elle dut s’accoupler à la muraille.

 

           Les assiégés, malgré leur faiblesse numérique, réagirent avec l’énergie du désespoir. Ils criblèrent l’engin et les embarcations le supportant de flèches enflammées, mais même un tir de scorpion n’aurait pu bouter le feu à l’ensemble, surchargé de peaux humidifiées.

Dans ce genre de situation, je suis toujours restée de marbre, concentrée sur l’instant. Mais je pouvais voir Phedreos, et même Anaxis, exulter à ce moment-là. Il fallait les comprendre. Nous avions réussi ! Seuls les navires rhodiens pouvaient encore sauver les assiégés, et les pirates les tenaient à bonne distance. Le plus dur restait évidemment à faire, prendre la ville, mais quel exploit que de porter un tel engin sur l’eau, jusqu’à une cité-île ! Mithridate, une fois de plus et pour ne pas changer, m’avait agréablement surprise.

 

*

 

           Or, c’était bien de Mithridate qu’allait venir le désastre. Sa galère n’évoluait pas seule, elle était sans cesse escortée par deux trières aux équipages expérimentés. L’une d’elle avait déjà été éperonnée deux fois, mais, même si elle était sérieusement endommagée, elle continuait de protéger courageusement le navire de Sa Majesté.

Nous avions sacrifié aux Cabires, mais pas au Dioscures. Forcément, ces derniers devaient intervenir en notre défaveur… Une des dernières héptères rhodiennes, constatant la faiblesse du navire, lui tira dessus à bout portant, à grand renfort de baliste. La lourde pierre fracassa les rames bâbord de la quadrirème, la portant brutalement sur tribord…

 

           L’héptère espérait probablement couler sa cible en guise de basse vengeance… Son coup réussit au-delà de ses plus profondes espérances. Mes yeux s’écarquillèrent au moment où la trière fonça droit dans le flanc de la galère qu’elle protégeait jusqu’alors. L’équipage de Mithridate fut totalement pris de court. Il reçut le rostre allié en pleine muraille alors qu’il entamait une manœuvre de dégagement, et cela ne fit qu’éventrer davantage la coque de notre navire-amiral. Ma vision surdéveloppée, portée par le Sens, eut l’occasion de voir une cape noire soutenant une armure dorée tombant à l’eau.

-         Mithridate est à la mer ! Beuglai-je en inclinant le plus possible mes avirons pour porter secours au souverain.

Un homme seul, probablement blessé et immergé, dans la nuit noire, au milieu de deux flottes en plein combat, n’a que peu de chances de s’extirper d’une telle situation. Ils étaient déjà nombreux, les marins qui, s’étant trouvés sur ma route en de telles circonstances, avaient été broyés par le bronze effilé de nos proues.

 

           Ce n’était pas seulement le chef de la révolte que j’entendais sauver. C’était aussi une personne intéressée mais droite, un ami. C’était un Assassin exceptionnel, le seul qui, avec Homây, ne m’avait pas jugée défavorablement de prime abord ; et je ne comptais pas le laisser mourir aussi stupidement !

J’appris plus tard que la trière qui l’avait jeté dans les flots venait de l’île de Chios… Sa perte allait avoir de grosses conséquences, directes… Comme indirectes.

 

           Du point de vue direct, elles étaient déjà palpables au beau milieu de la bataille. Nombre de galères s’étaient aperçues du jeu de massacre qui venait de se produire, sans oublier le second vaisseau d’escorte qui s’était empressé de secouer frénétiquement ses torches en guise d’appel à l’aide. Une foule de navire fit alors, sans concertation préalable, corps devant la galère-amiral brisée et agonisante. C’était un élan magnifique, irrésistible. Or, Mithridate se portait bien mieux que son navire…

 

           Il faut plus qu’un choc de titan pour tuer un Assassin. Une fois immergé, le roi du Pont ne se laissa pas démonter, se débarrassa promptement de son armure et de sa cape, et, se servant de son agilité retrouvée, remonta lestement sur l’épave de sa galère pour aider les rameurs blessés à s’extraire de son entrepont. Il était dépouillé et gelé, mais, lorsqu’il constata l’agglomérat de navires autour de sa personne, il devint plus rouge que le plus corrosif des vins.

-         Et QUI protège la tour ? Grinça-t-il.

 

Ah.

 

Si nombreux que furent les navires ayant assisté à la baignade de Mithridate, ils ne correspondaient qu’à une minorité de la flotte rassemblée sous sa bannière. Le problème, c’est que les bateaux ne s’étant aperçus de rien et poursuivant la lutte étaient soit à l’avant, soit à l’arrière, et que la plupart de ceux s’étant détachés pour porter secours au souverain étaient jusqu’alors, en effet, occupés à protéger la sambuque.

Ce qui offrit une ouverture aux vaisseaux rhodiens. Pas très importante, mais suffisante. Deux trières percèrent nos défenses et, pour changer, allèrent s’encastrer dans une muraille… Celle des polyrèmes composant la gigantesque sambuque.

Avant le début de l’assaut, je trouvais cet assemblage dangereusement instable. Mes dires se vérifiaient. Les diekplous des trières ne suffisaient évidemment pas pour couler une galère géante, mais le bois éclata, vola en tous sens… Des rivets durent céder, séparant la première polyrème de la seconde… La tour, qui jusqu’à présent s’avançait nonchalamment à un rythme régulier, dansa un instant d’un bord à l’autre, pour finalement se stabiliser… Avant de s’affaisser sur les galères. Sous le poids du monstre, les polyrèmes furent écrasées, et précipitées dans les profondeurs avec le millier d’hommes qu’elles transportaient. Ils étaient à moins d’un demi-stade des remparts de Rhodes.

           

*

 

           Mithridate… N’était pas content. Et, cette fois-ci, il ne sut contenir sa colère.

-         Misérable chien ! Par ta faute, nous avons lamentablement échoué !

Il prononçait ces mots en brandissant son glaive vers le malheureux capitaine de la galère qui l’avait éperonné. La bataille venait juste de prendre fin. Le souverain était trempé, ruisselant, négligé car portant sa seule tunique, mais il s’en moquait.

 

           Lorsque la tour s’effondra, il devint clair que nous ne remporterions pas la bataille. Ordre fut donné à tous les navires de transport d’interrompre le débarquement, et après avoir récupéré nos naufragés, le roi en particulier, nous virâmes de bord, direction le continent. A la poupe, retentissaient les chants, les insultes et les cris de victoire des Rhodiens, et c’était comme si mon échine recevait alors des traits autrement plus douloureux que toutes les flèches qu’ils auraient pu tirer.

Tout cela… Pour rien. Ou plutôt, pour conforter dans leur servitude les traîtres à la solde des Romains…

 

           Dès que nous touchâmes terre, les marins, penauds, dans un silence total, s’empêchèrent de penser en s’activant autour des navires, les hâlant, colmatant leurs brèches, les renflouant… Mais les commandants ne pouvaient se payer le luxe de l’oubli, fut-il temporaire. Il fallait faire le point sur la situation, comprendre les raisons de notre déconfiture… Comment le nouvel Alexandre pouvait-il échouer ? A moins d’une perfidie, d’une honteuse trahison… Et c’est ainsi que la galère qui avait entrepris de protéger Mithridate devint le bouc émissaire de la défaite.

-         Majesté, se défendit son capitaine, je ne pouvais tout de même pas prévoir la trajectoire de ce projectile, ni qu’il allait me projeter contre ton navire ! Je n’ai jamais voulu que te protéger !

-         J’en doute ! Car de deux choses l’une : ou bien tu es un espion rhodien, et je devrais ficher ta tête au bout d’une pique, ou bien tu es un capitaine minable, un danger pour toute la flotte, et là encore, je devrais te faire exécuter sans ménagement, toi et tous ton équipage !

-         Majesté… Je t’en prie…

Le malheureux épiplous était tombé à genoux. Lorsqu’un roi, oriental de surcroît, rugit ce genre de propos, ceux-ci ne sont généralement pas vains.  

Chios était une cité-île de la mer Egée ; je m’attendais à ce que tous les dignes représentants des cités redevenues libres exprimassent leur mécontentement, leur solidarité auprès du malheureux si injustement accusé à tort. Bien au contraire, je lus dans les regards de cette triste assemblée à la fois un profond soulagement et un plaisir non dissimulé à voir ce capitaine s’interroger sur sa mort prochaine. Peut-être les autres Grecs se satisfaisaient-ils de ne pas être à la place de leur infortuné camarade ? Ou bien se haïssaient-ils tellement les uns les autres, qu’ils ne voyaient aucun problème, plutôt une opportunité, en la répudiation d’une cité et son départ de l’alliance ? Personnellement, je penche plutôt pour la seconde option.

Quelqu’un devait pourtant bien aller raisonner le roi. Et une fois de plus, il fallait que ce fut moi !

-         Mithridate, m’avançai-je, cet homme n’est pas le seul responsable de la défaite. Nous sommes tous responsables. Il est responsable parce qu’il a serré ton vaisseau de trop près, mais il ne souhaitait que te protéger, il aurait donné sa vie pour toi. Je suis responsable pour m’être éloignée de la position qui m’était assignée, et j’aurais pourtant aussi fait donc de mon existence pour ta personne. Tu es responsable, car c’est toi qui commandais à la flotte. Tous ont fait leur maximum, cette nuit ! Et ils l’ont fait pour le Pont comme pour le monde des Hellènes !

Les Grecs m’imposèrent un regard noir. Se faire défendre par une femme, quelle humiliation ! Je m’en moquai ; mon but était atteint, mes mots semblaient apaiser le Roi Assassin.

-         Me protéger ? Je suis assez grand pour me débrouiller tout seul, énonça calmement ce dernier. Les Grecs n’ont pas besoin de roi. Ils n’ont pas à s’inquiéter pour moi. Je suis protégé par Dionysos, quoi qu’il arrive. Quant à toi…

Il se retourna vers le capitaine venu de Chios, toujours prostré. Il me rappelait Sciathos, et ce pauvre Cratinès monstrueusement mutilé sur ordre de Sura. Préfets et compagnons se valait-il ? Le verdict de la toute-puissance militaire allait-il être cette fois du même acabit ?

-         … Je ne veux plus te voir. Mène ta galère et ton équipage jusqu’à Chios, et annonce à ta cité que si nous la défendrons comme nous défendrons les autres, nous nous passerons désormais de son aide.

Le déshonneur, alors… Parfois, il est pire que la mort. Cet épiplous n’avait pas mérité cela. Cependant, cela valait mieux que de se faire trancher les deux mains.

-         Scia ? M’apostropha alors l’implacable juge du moment, qui s’éloignait de ses officiers. Suis-moi. J’ai à te parler.

Tandis que je dépassais Aristion, pour accompagner le roi, sous les regards réprobateurs de nombre d’officiers qui s’imaginaient probablement que j’allais simplement partager sa couche, le stratège athénien ne put s’empêcher de me susurrer une remarque blessante :

-         Il me semble que la souillure de l’échec doit être partagée, à présent.

C’était oublier un peu vite les dispositions de Mithridate, capable de déchiffrer un chuintement à trente pieds de distance. Il fit sur le champ volte-face pour se retrouver devant le nasal du casque porté par l’Athénien.

-         Mais… Ma défaite est aussi la tienne.

-         Comme l’a si bien dit ton amazone, C’est toi qui commandais, Mithridate.

-         L’issue de cette bataille va encourager nos ennemis, Aristion. Ils passeront à l’assaut plus vite que prévu. Retourne à Athènes avec toute ta flotte. Quand tu arriveras là-bas, la cité sera gouvernée par l’un de mes compagnons, Archélaos. Normalement, il vient de débarquer au Pirée avec le tiers de mon armée. 

-         Quoi ? S’étouffa le stratège. C’est moi que les Athéniens ont choisi comme aisymnète[3] le temps du conflit ! Tu bafoues nos valeurs, et l’héritage de notre démocratie ! Es-tu vraiment un libérateur ?

C’est amusant, cette faculté des Grecs de se sentir concernés par la liberté des autres seulement lorsque la leur est menacée…

Mithridate eut une moue amusée, presque puérile…

-         Aristion, mon ami, quelle est la première cité d’Achaïe à m’avoir rejoint dans ma lutte contre Rome ?

-         Athènes, bien sûr.

-         Bien sûr. Où le trésor du temple d’Apollon a-t-il été transféré après le sac de Délos ?

-         Eh bien à … Athènes.

-         Donc, quelle est actuellement la cité grecque la plus riche ?

-         Athènes, bien sûr.

-         Bravo. A ton avis, et pour ces diverses raisons, une fois débarquées en Epire, quelle sera la première cible des armées romaines ?

Ce raisonnement pourtant évident laissa le stratège complètement béat. Le roi du Pont posa une main sur son épaule, et conclut :

-         Maintenant, si tu comptes sur les rhéteurs d’Athènes pour retenir les légions, je peux retirer mes troupes…

-         Non, ça ira.

-         C’est bien ce qui me semblait. Viens, Scia. Assez perdu de temps.

 

*

 

Le roi et moi gagnâmes une garrigue pleine de ronces, où personne ne s’était installé, et où nous pourrions échanger en paix. Là, j’eus enfin la possibilité d’exprimer toute mon indignation. Je bouillai tant que le Pontique n’eut pas même l’occasion de débuter la conversation.

-         Enfin, Mithridate ! Tu es devenu fou ? Ce pauvre épiplous n’était pour rien dans ton échec ! Tu as perdu tout contrôle de toi-même, avoue-le !

-         Une fois de plus, jeune fille, tu t’es méprise sur mes intentions. Et je te prierai, la prochaine fois, de ne plus contester mon autorité en public.

-         Il est bien question de ton autorité ! Je l’ai toujours respectée, et cette fois encore, car autrement, j’aurais écrasé mon poing contre ta figure !

-         Je devais trouver un coupable, tu le sais.

-         Pourquoi ? Pour maintenir ta légitimité ?

-         Exactement.

-         Au prix de la vie de plusieurs innocents ?

-         Ce n’est pas une question d’égo ou d’orgueil, Scia. Les Grecs accepteraient de voir périr toute l’île de Chios, si cela parvenait à les convaincre de leur victoire contre Rome. Si, comme tu l’as dit, nous partagions tous la responsabilité de la défaite… Chacun pointerait du doigt les imperfections de l’autre. Notre cohésion s’effondrerait sous le poids des vieilles querelles, et je ne pourrais plus maintenir la cohésion de cette armée. Lorsque la liberté guide les hommes, seule un ennemi commun, absolu, peut leur permettre de rester soudé.

-         Ouais… C’est bien pratique.

-         Mais ce n’en n’est pas faux pour autant, et tu le sais. Du reste, je n’ai pas souhaité te parler entre quatre yeux pour statuer sur le sort de ce capitaine. J’ai une bonne nouvelle à t’annoncer.

-          En voilà, du changement.

-         J’ai retrouvé ton père. Il faisait partie des effectifs envoyés par le roi des Odryses pour combattre à mes côtés. Les Assassins ont remonté sa piste jusqu’à connaître sa position précise. Il réside dans un cantonnement de réserve, en mon royaume. 

Je me liquéfiai sur le champ.

Désastreuse révélation. Et c’était censé être une bonne nouvelle ? Encore des complications en perspective ! Si je retrouvais mon géniteur, ce serait pour redevenir la bonne fille à marier, et je n’avais pas de temps à perdre avec cela. Euboulè me suffisait comme moralisatrice ! Et dans le même temps, je ne pouvais pas décemment repousser les volontés celui qui m’avait conçue ! C’eut été indéfendable !

-         Est-ce… Balbutiai-je maladroitement… Sait-il, à mon sujet ?

-         Non. C’est à toi de décider si tu veux retourner vers ton père ou non. Nous ne sommes pas chez les Romains, ici. Ton père t’a trahie, abandonnée à ton sort alors qu’il aurait dû te protéger ; ta nouvelle famille se nomme les Assassins. Toutefois, compte tenu du lien qui te rattache à ce Thrace, j’ai obtenu de son roi qu’il ne participe pas aux batailles. Il ne risquera pas grand-chose à Sinope, le temps que tu prennes ta décision.

-         Il doit ronger son frein, ajoutai-je. Je le connais, c’est un guerrier.

-         Peu importe. Si tu le sais vivant mais sur le champ de bataille, tu te déconcentreras, et ce au moment où j’ai le plus besoin de toi. Car j’ai une nouvelle mission à te confier, Scia.

-         Si elle n’est pas d’une extrême importance, je préférerais la reporter. Je suis à la poursuite de Patrocle, qui nous a trahi.

-         Je sais, tu nous as tous prévenus. Mais Patrocle ne vaudra pas grand-chose sans son maître…

-         Sylla ?

-         Sylla est encore trop éloigné du monde grec pour s’ingérer directement dans nos affaires. Mais il a son homme de confiance, Marcus Licinius Tatius, qui est retourné à Ephèse après sa déconvenue à Délos. Tranche-lui la gorge et Patrocle redeviendra muet. Il ne saura plus à qui s’adresser.

Je commençai par remercier le roi d’un tel conseil, mais aussitôt après, je me ravisai. Quelque chose clochait, dans cette histoire.

-         C’est étrange, Mithridate. Tu contrôles Ephèse toute entière, il te suffit, je ne sais pas, de le proscrire, et…

-         Non. Tatius est encore trop en vue, il a trop de soutiens dans cette ville. Le proscrire ? Demander sa mort ? Il finirait par s’en sortir. J’ai donc besoin de la certitude de sa mort, en confier la responsabilité à un frère ou une sœur, et non pas à un quelconque écorcheur des bas-fonds, ou un citoyen plus intéressé que fidèle à notre cause.

-         Mais j’ai déjà échoué deux fois à l’arrêter…

-         Mais tu n’avais rien planifié pour l’assassiner. Tu ignorais même qu’il allait se trouver sur ton chemin… Désormais, tu sauras où il se tient, quand, avec qui, et tu auras toute latitude pour agir.

Le roi me tendit alors un morceau de papyrus soigneusement roulé et enrubanné. Il avait eu la sagesse de se le faire remettre après la bataille, une fois descendu de la galère.

-         Encore un changement ! M’amusai-je. C’est fini, les plaquettes d’argile ?

-         Ce papyrus te permettra d’accéder au fruit de ma toute dernière démarche de perfectionnement de la confrérie.

-         Pardon ?

-         J’ai créé des bureaux d’Assassins dans toutes les grandes villes d’Asie. Auparavant, outre le vieil office principal à Persépolis, il n’y en n’avait qu’en Mésopotamie et en Egypte. A présent, on en trouve également un à Ephèse. Il est tenu par un Parthe. Il te fournira toutes les informations nécessaires pour régler le sort de Marcus Licinius Tatius. L’adresse du bureau est sur le papyrus.

-         Parfait, répondis-je en prenant possession du document. J’imagine que je vais tout de même devoir faire preuve de discrétion, malgré les « circonstances » ? Un cadavre de negotiatoris en pleine rue, ça fait désordre…

-         Tout dépendra du moment où tu te mettras à la tâche.

Je ne compris pas cette dernière phrase. Elle fut donc rapidement relayée aux recoins les plus embués de mon esprit. Je me posai davantage de questions sur les conséquences de la bataille passée, que je ne cessais de ressasser.

-         Et… Pour Rhodes ?

-         Rhodes… Murmura Mithridate en se tournant vers la mer. Je tiendrai parole. Je n’ai pas d’autre choix, de toute façon. Je lève le siège. Je suis le libérateur des Grecs, pas leur bourreau. Si certains d’entre eux veulent rester sous l’empire de leurs maîtres destructeurs, c’est leur problème. La seule raison pour laquelle j’ai assailli cette île, c’est parce que ses navires attaquaient les miens. Je pense qu’ils seront calmés pour un moment, à présent… D’autant qu’ils pourront bientôt constater l’implacabilité de notre détermination…






[1] 88 av.J.C.

[2] Galères géantes. Peut-être, des navires de plus de trois rangs de rameurs – ce qui semble déjà peu probable – et dont l’immense structure exigeait au minimum trois hommes par rame. De telles embarcations, véritables paquebots antiques, sont attestées par les études égyptiennes, on ignore cependant toujours comment de tels monstres pouvaient tenir la mer.

[3] Chef « suprême » de la cité chargé de gérer une période de crise.

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