Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 13 : Chapitre 12 - Le trésor d'Apollon

10438 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/08/2017 22:10

Chapitre XII

Le trésor d’Apollon



Mon maître est venu offrir un ex-voto au sanctuaire, où puis-je le consigner ?

-         Vois ça avec les hiéropes. Ils sont près des stèles, là-bas, regarde…

-         Dites ! J’ai une cargaison de cinq-cent Thraces qui sont arrivés hier et n’ont toujours pas été débarqués ! Vous voulez qu’ils attrapent de mauvaises fièvres, ou quoi ?

-         Calme-toi, ô noble marchand, nous avons des priorités sur les articles, ici. Et nous avons beaucoup de travail. Je vais faire en sorte que l’on s’occupe d’eux sur le champ.

-         Crétin ! Tu fous des grains partout ! Ils vont entendre parler de toi, aux entrepôts !

-         Ils sont beaux, mes ibères ! Achetez des ibères !

                                                                                                    

             Il y avait tout de même foule sur ce forum grec donnant directement sur le port-franc. Sur l’île de Délos affluaient en permanence denrées et victuailles venues des quatre coins du monde. Or, myrrhe, encens, et, bien sûr, la plus précieuse ressource qui soit : celle des hommes et des femmes jetés en pâture à des maîtres bien peu scrupuleux.

C’était particulièrement le cas sur l’agora des Compétaliastes, qui correspondait à l’endroit le plus bruyant où je me sois jamais retrouvée. Deux fois moins de monde que sur les places latines d’Éphèse, mais quatre fois plus d’agitation, et toute la solennité des magistratures dissoutes dans le tumulte commercial. Un lieu qui devait bien plaire à Patrocle et à un certain negotatioris de ma connaissance…

En revanche, il y avait là de quoi handicaper une Assassin. La foule, de coutume son alliée, se muait alors en une masse grouillante de corps tamisés par les innombrables auvents et estrades de la cité, rendant tous les esprits confus et apathiques. Il faut dire que l’agora des Compétaliastes a toujours été trop petite pour accueillir toutes les retombées des fabuleuses envolées commerciales de Délos. Cela allait encore il y a deux cent ans, mais à présent, le premier port-franc de Méditerranée, et le premier marché aux esclaves du monde grec, ne peut plus se contenter de cette architecture étriquée et non rationnelle qui fait tant ricaner les Romains. Du coup, tandis que je faisais mes premiers pas dans ce monde tintinnabulant, je ne cessais de me faire marcher dessus. Et pour se rattacher à un groupe, un cortège en particulier, quelle aventure ! Il ne manquait que la race indienne au tableau des peuples présents ! Le multiculturalisme de Sinope appliqué au commerce ! Des Mèdes discutant avec des Égyptiens, des Grecs achetant des Gaulois, des Gaulois s’affairant autour des papyri… Impossible pour une nouvelle-venue, même fluette, de mettre un pied devant l’autre. Ni de passer inaperçue.

 

             Je me satisfaisais donc de la présence d’Euboulè, qui, elle, semblait rentrer chez elle, observant de temps à autre avec intérêt les marchandises s’amoncelant derrière certaines loges. Elle finit par m’examiner, et, sans doute amusée de me voir si désorientée, paraphrasa l’un ou l’autre historien grec :

-         Je ferai trembler Délos même, qui n’a jamais tremblé.

-         Tu es déjà venue ici, lui assénai-je aussitôt. Tu as été vendue ici. Tu y es restée assez longtemps pour tout connaître de cette île. C’est pour cela que je t’ai amenée. Pas pour t’entendre braire constamment.

Sans rien perdre de sa chaste élégance, la Lesbienne soupira et tourna deux fois sur elle-même, bousculant un cortège de jeunes esclaves scythes au passage.

-         Je me sens enfin revivre, Scia ! Je suis de retour parmi les miens, dans le monde grec, le véritable monde grec ! Tu ne me laisses pratiquement jamais sortir de l’Antre ! Je ne suis pas faite pour rester enfermée, d'autant moins dans des lieux si sinistres, et tu le sais bien !

-         Il faut faire vite, ajoutai-je en ignorant totalement les paroles de ma camarade. La flotte peut-être là d’un moment à l’autre.

-         Tout va bien, nous avons encore le temps, tempéra-t-elle en retour. As-tu déjà goûté à la cuisine délienne ? Tu devrais, leurs plats sont fabuleux.

-         Nous ne sommes pas là pour parler gastronomie.

-         Je ne te parle de gastronomie, je te parle de poterie : leurs vases et leurs assiettes comptent parmi les plus beaux que produisent les Grecs.

-         Merveilleux. Et pour les défenses côtières ?

Comme la Lesbienne semblait désespérée de me voir faire constamment une triste mine, elle poussa un profond soupir et me demanda :

-         Mais enfin, comment fais-tu pour être toujours aussi morose ? Il n’est guère étonnant qu’aucun homme ne veuille de toi, si tu te comportes toujours comme une vieille ourse !

-         Nous sommes à l’épicentre de l’esclavage, sifflai-je entre mes dents. Il paraît que plus de vingt-mille personnes sont vendues ici chaque jour.

-         Vingt-mille ? S’alarma aussitôt Euboulè.

Sa réaction me surprit. Ses déductions un peu moins.

-         Cela ne m’étonne guère, regretta-t-elle, avec la guerre, le port perd de son activité… Seulement vingt-mille !

Si c’était la là morte saison, j’imaginais ce qu'il devait en être lorsque les échanges étaient portés à leur summum ! Le conflit entre Mithridate et Rome ne donnait guère l’impression d’avoir perturbé les opulents Déliens ! Et comme j’étais à deux doigts de l’étriper, la Lesbienne me présenta bien haut ses deux mains en signe de regrets.

-         D’accord, d’accord, je n’ai peut-être pas été fort diplomate, j’oubliais à quel point tu étais susceptible sur ces sujets-là !

-         Par Bendida, tu es toi-même passée par l’esclavage ! Comment peux-tu…

-         Mon sort était des moins enviables, mais tous les maîtres ne sont pas comme l’était ce ridicule planteur de chanvre Romain ! Regarde, Scia, tu vois les trois esclaves, ceux qui portent une plaque, là-bas ?

Elle me montra du doigt un groupe d’individus au crâne rasé qui, tout en jetant des coups d’œil inquiets sur les structures de l’agora, un plan sous la main, semblaient plongés dans une intense conversation.

-         Ce sont les maîtres du collège des Compétaliastes. Ils sont chargés de l’entretien et de l’aménagement des bâtiments publics. Et ils ont souvent plus de pouvoir que n’importe quel homme libre… Tant qu’il ne vient pas d’Italie. Alors, tu vois, ô grande archipirate, ton « oppression par l’esclavage », hein…

-         L’esclavage n’est pas synonyme d’« oppression », rectifiai-je, pas lorsque l’esclave est, comme de coutume, intégré à la famille de son maître. Cependant, la majorité des... Oh, et puis, quelle importance, à cette heure ? Vas-tu encore m'exaspérer longtemps ou vas-tu enfin me mener jusqu’aux défenses de l’île ? Plus vite nous les neutraliserons, plus vite la flotte sera là, et je pourrai alors m'occuper de mes seules affaires !

-         Nous y arrivons. C’est par ici.

Et, tandis que l’Hellène m’entraînait vers les fortifications ceignant la ville, réparties à la fois sur Délos et Rhénée, l'îlot voisin éloigné d’à peine quatre-cent pas, j’essayais de me remettre en tête les raisons qui m’avaient poussée à me lancer dans cette périlleuse opération, en si mauvaise compagnie.

             

*

 

             Après la mort de Sura, je pus facilement regagner l’Hippocampe. Je débordais de rage, et me préparai à faire voile vers Délos dans l’heure. Néanmoins, mon équipage était aussi fatigué que démoralisé. Il avait mouillé deux jours durant en Thessalie, risquant à tout moment de voir une galère romaine ou rhodienne débouler dans la baie où il s’était réfugié avec le navire. Et tout ce que je rapportais de ma longue expédition, c’était l’assurance qu’un obscur officier latin ne frapperait plus jamais d'innocents citoyens !

Tous commencèrent à se méfier de moi, y compris Phedreos. Anaxis me conseilla de rentrer en Cilicie, au moins le temps que les esprits s’apaisassent. Sans quoi nous mettrions en jeu notre crédibilité aux yeux des matelots, voire même notre légitimité. On ne montait pas une expédition si c’était pour risquer mille morts, sans pour autant rapporter aucun butin ! Il y avait des femmes et des enfants à nourrir à l'Antre, et si leurs pères disparaissaient en mer, cela devait au moins relever d'une raison valable, à savoir assurer leur pitance ! Cette considération allait au-delà de la fidélité qu'ils me portaient, et cela me mis hors de moi. Je hurlai à mon pilote que si Patrocle était à Délos aujourd’hui, il n’y serait peut-être plus demain ! Or, il me fallait absolument le retrouver, l’interroger, toujours pour connaître le fin mot de l’histoire ; car il me paraissait l’homme le plus averti quant à la véritable nature des Assassins. Je ne pouvais interroger davantage ces derniers sans éveiller les soupçons, ni me tourner vers leurs ennemis sans être moi-même menacée. Je n’osais me l’avouer, mais Patrocle, que je désirais ardemment poignarder, était le seul à pouvoir m’aider à prendre une décision au sujet de la confrérie ; la suivre, la quitter, ou la détruire. Et c'était pour cela

 

             Espérant me raisonner, Anaxis argua que l'esclavagiste ne pouvait regagner ses bases à Phasis, alors que le Bosphore était susceptible de redevenir bien vite le théâtre d’affrontements violents opposant navires fédérés et alliés de Mithridate. Selon le vieil homme, le marchand d’esclave ne pouvait que rester à Délos, au moins le temps que le roi Assassin laissât derrière lui l’Hellespont. Et ce n’était alors pas la priorité du souverain. Obliquant vers le sud après avoir pris – repris, d’après ses partisans– la Bithynie, il prenait soin de traverser chaque cité de Carie et d’Ionie en grande pompe, libérant les cités dans la liesse, toutes les portes s’ouvrant devant lui. Devant ce grand chambardement, Patrocle ne pouvait continuer à faire des affaires qu’en zone franche. Il était donc tout autant piégé à Délos que Sura l’avait été à Sciathos.  

 

Anaxis ne pouvait pas savoir que le temps jouait contre moi. La galère de Sura avait échappé aux éperons pontiques. Le centurion qui était censé contacter le Primus Negotiatoris à Délos voguait déjà entre les côtes des Sporades, désireux de retrouver Patrocle pour lui faire payer l’affront fait à l’armée romaine, et ce tandis que nous demeurions en panne, dans une crique perdue, à débattre de la finalité de nos opérations !

 

Au bout de deux jours de pénibles négociations, je dus me résoudre à regagner l’Antre, évitant ainsi la mutinerie. Sitôt rentrée, j’expédiai un pigeon à Sinope, rapportant mes actions à Sciathos et demandant de plus amples informations au sujet de Patrocle, qui, après tout, restait un – discret - allié des Assassins. Un courrier pontique parvint à l’Antre quelques semaines plus tard, portant sur lui la réponse de la confrérie ; Mithridate avait mal calculé, non seulement la mort de Sura ne semblait pas avoir découragé le gouverneur de Macédoine de poursuivre ses exactions contre les populations, mais, pire encore, Patrocle semblait avoir rompu toute relation avec les Assassins. Les mois précédents, il s’était montré beaucoup plus laconique dans ses missives, assurant qu’il ne pouvait plus être un espion aussi zélé, car il était constamment surveillé par une autre organisation secrète, qui devait sans doute, d'après le stratège Archélaos, être liée à Sylla. Le messager pontique ajouta ensuite que, quelques jours seulement après la disparition de Sura, la confrérie n’avait plus reçu aucune nouvelle du marchand d’esclave. Cette nouvelle acheva de m’étouffer sous la honte et la colère.  Le centurion était donc bel et bien parvenu à Délos, et il avait dû faire taire le Carien une bonne fois pour toute. Dire que si j’avais su maîtriser mon équipage, j’eusse pu éviter pareil incident ! Ma fierté fut touchée au vif. Le Sens avait beau me rendre presque invincible sur le champ de bataille, il ne me procurait guère de dons pour la diplomatie, et j’avais dû me résoudre, une fois de plus, à sacrifier mes ambitions aux réalités du moment. Comment donc Mithridate faisait-il pour imposer autorité à tous ? N’étions-nous pas des spectres, des surhommes ? Je ressassais quelques temps cet impair, d’autant plus que le doute subsistait : de vagues rumeurs nous parvenaient de Délos, assurant qu’un grand marchand venu d’Asie mineure poursuivait de fructueuses affaires. S’agissait-il de Patrocle ? Pouvait-il ne pas encore avoir disparu ? Fort heureusement, la chance finit par tourner, et, l’année suivante, les dieux poussèrent Pontiques et pirates vers un but commun : la conquête de Délos.

              

 

*

 

             Pour l’expliquer, il me faut en revenir à Mithridate. Nonobstant le fait qu’il n’était toujours pas passé en Macédoine après cinq mois de guerre, il ne perdait pas son temps.  J’ai dit que chaque cité lui ouvrait ses portes, lui jetant des couronnes de fleurs et lui dédiant d’écœurants panégyriques. Le roi du Pont ne réclamait en effet aux cités grecques rien d’autre qu’une alliance pour lutter contre Rome. Autrement, il n’édictait ni impôts, ni recrutements forcés, ni élévation des taux d’intérêts, bien au contraire, son immense fortune lui permettait de réduire toutes ces charges – voire de les annuler, quand les prêteurs s’avéraient être latins. Évidemment, cela tranchait radicalement avec la politique poursuivie par le Sénat romain…

 

Mithridate avait le souci de s’assurer le soutien de chaque cité grecque. Mais elles étaient si nombreuses, dans la seule Asie ! Et les cités de l’ouest commençaient sérieusement à s’impatienter de ne pas voir venir leur sauveur. Peu avant le début du conflit, les oracles de toutes les cités s’étaient pourtant solennellement prononcés : bientôt, Rome s’effondrerait et un nouvel Alexandre s’élèverait. Peu importait que toutes les cités en question fussent visitées par un certain « Polybios », la parole de l’oracle est d’or. Entretemps, si la guerre civile s’était achevée en Italie[1], faisant craindre un instant le rétablissement de l’autorité romaine, un certain Lucius Cornelius Sylla ne s’était pas gêné pour marcher sur Rome avec ses légions, la prendre et la piller[2]. Et de nouveau, le désordre régnait dans toute la péninsule.

Il semblait donc clair, de l’avis de tous les Grecs, que l’Urbs ne se relèverait jamais d’un coup pareil, et qu’il était temps que la seconde partie de la prophétie s’accomplisse. Fatiguées d’attendre Mithridate tandis que la poigne de l’autorité romaine ne cessait de se relâcher jusqu'à n'être plus qu'un gant de laine, les cités de l’ouest de l’Egée se décidèrent finalement à suivre l’exemple de Sciathos, et firent sécession. Démantelant les provinces romaines installées dans le monde grec, elles furent dans cette manœuvre guidées par la plus prestigieuse de leur consœur, dont la population avait, pour l’occasion, renversé le gouvernement oligarchique imposé par Rome, pour retrouver les fondements démocratiques dont elle se voulait la championne. Athènes faisait ainsi un retour fracassant sur la grande scène de la politique.

 

             Et c’était bien là tout le problème. Délos se trouvait depuis longtemps sous l’influence d’Athènes. Et par un édit du Sénat romain, la cité du Parthénon put conserver ses intérêts sur cette île, qui devint par la même occasion un port franc. Or, comme les Romains n’étaient plus législativement parlant les maîtres de l’Asie, et que la plupart avaient d’immenses intérêts à Délos, l’île crut bon de se déclarer « indépendante », autrement dit, de quitter l’escarcelle athénienne très favorable à Mithridate, ralliant ainsi les Rhodiens dans leur lutte contre le roi Assassin.

Et ce dernier le savait : Athènes avait fait scandale de la perte de l’île qui autrefois abritait le trésor de sa ligue. S’il ne répondait pas aux injonctions de la plus fameuse cité grecque, lui demandant de châtier ce minuscule bout de terre perdu au milieu des flots, il perdrait la confiance des autres. Il fallait reprendre Délos !

Aussi, ne manquai-je pas de me faire valoir auprès du roi Assassin comme le commandant le plus à même de remplir cette « périlleuse » mission. J’étais comme la sœur de Mithridate, et contrairement à nombre de ses condisciples masculins, il avait foi en mes compétences : aussi ne fit-il aucune difficulté pour me confier de quoi ravager toute la cité-île.

 

             Mithridate sait en effet faire les choses en grand : quarante galères de tous types s’apprêtaient bientôt, sous mes ordres, à fondre sur ce paradis des esclavagistes, mal préparé et mal défendu. Bien sûr, il y avait toujours la question des défenses naturelles : le mince filet d’eau – je ne puis appeler ça un détroit- séparant Délos et Rhénée gênant considérablement les manœuvres d’une flotte. Sans oublier les balistes couvrant la côte. C’est ici que mes talents d’Assassin entraient en jeu. Je saboterais ces défenses avant même qu'elles ne puissent entrer en action.

 

             Toutefois, même si je me décidai à débarquer préalablement pour limiter les pertes en vies humaines, les alliés des Pontiques allaient l’emporter sans le moindre doute, que je réussisse ou non. Car, est-il nécessaire de le préciser, tous les archipirates de Cilicie souhaitèrent se joindre au pillage. Zénicetès vint en personne me consulter dans mon repaire pour en discuter, comme si j’eusse été Pythie. Et lorsqu’il évoquait les immenses richesses renfermées dans le sanctuaire d’Apollon, le dieu tutélaire de Délos, ses yeux scintillaient à tel point que l’on pouvait voir des flots d’or et d’argent danser sous ses prunelles. Même Livius, pourtant si sensible aux œuvres d’art et au respect des dieux, s’activa pour rejoindre l’expédition sous le prétexte « qu’en temps de guerre, c’est une chose très courante, que de prendre aux dieux ce qui est nécessaire pour la défense des hommes. » Je me contentai de soupirer à chaque argument de ce type, ayant désormais balayé les vieux idéaux d’un certain Perse d’un simple revers de main. 

             Toujours est-il que près de deux-cent navires purent être réunis pour attaquer Délos, au début de l’automne. Ce qui ne laissait aucun doute quant à l’issue finale. Et personne n’était dupe des conséquences de cette attaque ; combien de citoyens déliens et d’esclaves en pâtiraient ? Je n’avais jamais connu que quelques pillages, mais lorsqu’ils survenaient, tout ce qui passait au fil des lames était sur le champ exterminé. C’était surtout pour limiter les pertes civiles dans le camp adverse, que j’entendais neutraliser les défenses côtières de l’île avant l’arrivée de nos forces. Moins on se battrait, plus douce serait la victoire.

                                                                                                            

*

             

             Dans cette tâche, Euboulè m'accompagna, d’une part parce qu’elle avait affirmé connaître les lieux, d’autre part parce qu’elle prenait de plus en plus d’importance chez des pirates que j’entendais maîtriser, aussi préférai-je, pour un temps, l’éloigner de l’Antre.  

Nous nous faisions passer pour des femmes en pleins achats, ce qui n’était guère singulier sur une telle place de marché, où l’on trouvait de tout. Mais nous finîmes par nous débarrasser de nos encombrants paniers lorsque nous passâmes sur les quelques murailles disséminées aux alentours du port.

 

             Étant donné la surface habitable réduite de Délos et son relief très accentué, placer des défenses sur cette île relevait du travail de titan ; Euboulè m’expliqua rapidement que l’on ne comptait guère que deux batteries de balistes sur Délos, dédiées à la protection du port-franc. L’épimélète[3] avait cependant pris soin de compléter cette artillerie par quelques onagres placées sur la côte  de Rhénée, quitte à  empiéter sur la nécropole qui s’y trouvait, et les os des défunts. Après tout, en quoi des machines crachant la mort allaient-elles perturber les spectres ? Tout assaillant, outre la difficulté de manœuvrer dans le goulet, risquait de se retrouver soumis à des tirs croisés. Il fallait donc neutraliser ces deux ensembles pour réduire les pertes, au moins de notre côté.

-         Et comment vas-tu faire pour gagner Rhénée sans te faire remarquer ? Me demanda la Grecque. Je te rappelle que notre flotte sera là très bientôt…

-         Si nous avions agi plus tôt, ils auraient eu tôt fait de restaurer les défenses. Et ne t’en fais pas pour la traversée… J’y ai déjà réfléchi.

Je ne m’étais pas encombrée du panier pour rien. Plutôt que de la nourriture, j’y avais stocké l’ensemble de mes armes et de mes pièces de cuirasse. Dissimulée derrière le muret d'une demeure en ruine, j’ajustai cet ensemble avec célérité. Ce qui préoccupa quelque peu Euboulè.

-         Tu te lances donc aussi promptement ? Sans réfléchir davantage ?

-         C’est le moment idéal, tant que personne ne regarde… Merci de ton aide, Euboulè. A présent, veille à passer sur la côte est avant que l’assaut ne débute. Souviens-toi que si je ne parviens pas à rallier les troupes pontiques, c’est là que patrouillera l’Hippocampe, en attendant de nous récupérer.

-         Rassure-toi je n’ai pas l’intention de risquer une nouvelle fois le viol, pour prix de ma seule présence sur le port. J’espère seulement que Phedreos sera au rendez-vous.

-         Tu peux compter sur lui. Il ne pense guère, mais il agit vite et bien.

 

*

 

             Et sans attendre davantage, j’entrepris ma dangereuse ascension vers les balistes de Délos. Il eut bien sûr été plus simple de gravir les escaliers qui y menaient, s’ils n’avaient été truffés d’hoplites hérissés de lances et de pièces de linothorax. Je sautai donc par-dessus la muraille, et me raccrochai aux anfractuosités rocheuses qu’elle surplombait pour passer le cordon de garde. Je me retrouvai suspendue dans le vide.  

Les artilleurs n’étaient pas à leurs pièces. Ce n’était guère étonnant, compte tenu de la chaleur. Je n’avais donc à agresser personne. Étrangement, sans que je comprisse bien pourquoi, cette constatation provoqua en moi une vague de soulagement. Une fois les gardes passés, j’eus ainsi tout le loisir de saboter les balistes. En brisant leurs cordes : celles posées sur les machines, et celles de rechange imprudemment laissées à proximité.

 

             Restait à saboter les onagres de la nécropole. Rhénée était juste en face, seulement séparée de l’île principale par un long filet d’eau, ce petit détroit de la largeur d’une grande rivière, où les navires gagnant le port franc s’alignaient les uns derrière les autres, long train de bagages qui ne cessait de rassasier l’insatiable cité en chair humaine. Comment traverser cette passe, d’autant plus que je me trouvai sur les hauteurs ? Plonger, puis nager jusqu’à l’île voisine, était hors de question ; je me serais brisée sur les hauts-fonds. Il existait cependant une alternative. Soucieux de l’image de leur cité, les Rhodiens avaient tendu un épais câble supportant des fanions aux couleurs de leur cité, entre Délos et Rhénée. Cela ne coûtait pas cher, et permettait de subjuguer les moins avertis, les esclaves en premier lieu.

M’agrippant aux parois des remparts, je réussis sans difficulté à atteindre ce cordage sans me faire voir. Mes membres habitués aux matières rugueuses n’eurent aucune difficulté à empoigner le câble, et je réussis à me redresser sur lui, en un dangereux numéro d’équilibriste. Le Sens aidant, je pus néanmoins gagner le plus rapidement possible, et sans être prise du moindre vertige, l’autre rive de la cité. Cela m’était bien nécessaire ; si jusqu’alors, « discrétion » avait été mon mot d’ordre, me retrouver funambule signifiait assurément se découvrir à la vue de tous. Par bonheur, mis à part quelques pêcheurs et marchands passant sous le câble, qui me contemplèrent comme si j’eusse été un lémure, et n’osèrent en parler à quiconque, personne ne me repéra.

             Je me retrouvai donc sur l’île de Rhénée, les pieds dans la terre noire de la nécropole délienne. Tout y était moins beau, plus anarchique que sur Délos. Les tombes et les offrandes votives étaient souvent rongées par le sel, prenant des allures sinistres, même sous le soleil de midi. Des murets torturés, aux pierres descellées, délimitaient les parcelles de ce vaste cimetière toujours en expansion. En hauteur, et sur les saillants les plus en vues, les temples et les cénotaphes dédiés aux citoyens, surplombant les terres glaireuses à fleur de l’eau, où s’entassaient les cadavres des esclaves morts durant le voyage. Les passants, vêtus de leurs habits de deuil, se croisaient sans se voir, baissant la tête, évoluant dans ce décor lugubre tels des spectres désireux de fuir les Enfers. Les gardes eux-mêmes semblaient accablés par une telle ambiance. Je pus sans difficulté ôter quelques rouages des onagres, ou mettre le feu aux boules de poix et aux gigantesques flèches qui servaient de munitions. Certains soldats sonnèrent l’alarme, leurs trompettes de guerre et leurs chants rauques déchirant soudain l’atmosphère morbide de la nécropole. Mais leurs camarades ne réagirent même pas. Sans doute prenaient-ils la chose avec philosophie : c’était là le signe de l’invasion, mais n’était-elle pas depuis longtemps annoncée ? Eux non plus ne se faisaient guère d’illusions sur leurs chances de l’emporter.



*

 

             Ma mission s’achevant donc sur un succès, je m’empressai de regagner Délos par des voies plus orthodoxes, en prenant les bacs assurant la jonction entre les deux rives. Je devais à tout prix regagner la ville principale avant le début des combats. Grâce au Sens, peut-être pouvais-je y repérer une trace de Patrocle ? Et par la même occasion, limiter la sauvagerie dont ne manqueraient pas de faire preuve mes turbulents collègues. Sans parler des marins pontiques qui devaient bien se moquer des grands principes de leur souverain.  

             

Hélas, au moment où je reposai le pied sur l’agora des Compétaliastes, des cris de terreurs retentirent à l’entrée du chenal. A peine les citoyens eurent-ils le temps de se masser sur le port-franc, que celui-ci était déjà cerné de galères hostiles. Certains plus vifs que d’autres, couraient déjà vers la ville haute et le sanctuaire d’Apollon. Alors, l’ensemble de la population se précipita vers les hauteurs en un épais magma de têtes, de mains et de pieds, qui se compressaient et s’arrachaient sous le coup de la panique. Les étals étaient renversés, les esclaves mis en vente laissés sans surveillance sur les estrades de présentation, les collèges surveillant la ville ne parvenant plus à ramener le moindre semblant d’ordre. A chaque pas que je faisais, je manquais être piétinée par l’irrésistible flux qui m’emportait vers le sanctuaire. Soudain, je ressentis une forte pression au crâne. Je crus avoir reçu un choc de l’un ou l’autre quidam, mais comme la douleur persistait, je compris que quelqu’un, dans cette foule, détenait un Présent d’Orphée.

 

             Je grimpai aussitôt sur les portiques des grandes places. Étant donné le chaos généralisé provoqué par l’incongrue irruption de toute une flotte de guerre, personne ne fit attention à moi. Je balayai alors du regard les citoyens affolés et compressés devant les portes du sanctuaire, restées désespérément closes, mais cela ne me fut d’aucun secours. Il me fallait suivre les conseils de Mithridate. Que je fasse abstraction, que je m’abandonne à mon précieux don, pour repérer précisément la position du Carien.

 

             Comme je me concentrai, me vidant de toutes mes préoccupations du moment, me détachant du cosmos, peu à peu, tous les gens s’affairant en contrebas se tintèrent d’une sorte de couleur… Une couleur ressentie plutôt qu’explicitement observée… C’était indescriptible. Ceci étant, je le sentais intuitivement, plus l’âme d’un être me paraissait scintiller de mille feux, plus elle avait pour moi d’intérêt.

             Cependant, le plus lumineux d’entre tous était aussi celui qui affichait la mine la plus sombre. Patrocle d’Halicarnasse était bien là, tout aussi terrifié que les autres, ses jambes flageolant sous son poids tandis qu’il fendait la foule à contre-courant. Il conservait toutefois un air de sérieuse grandiloquence, qui lui conférait une certaine dignité, tandis que, la mine inquiète et concentrée, il descendait vers le forum désormais désertée. Pas l’agora, mais le forum spécialement bâti par des Romains pour des Romains, à l’ouest du collège des Compétaliastes. Je m’empressai de le filer depuis les toits, ne pas le perdre de vue étant désormais un jeu d’enfant : tandis que les pirates désormais débarqués saccageaient les quais, les contreforts de l’île achevaient de se vider de leur population.

 

              

Foulant du pied les monticules de débris rejetés par les badauds en furie, Patrocle semblait être à la recherche d’une personne bien particulière, tournant sans cesse la tête d’un bord à l’autre du forum. Il finit par tomber sur une jeune esclave consciencieuse à laquelle j’aurais pu finir par ressembler,  occupée à rassembler le fruit de ses commissions, faisait totalement fi du danger imminent.

-         Que fais-tu encore ici, toi ? Lui fit remarquer le marchand. Va rejoindre ton maître avant qu’il ne te perde… Ou que lui ne soit perdu !

-         Je fais mon travail, seigneur.

-         Peu importe. Pas un seul Romain n'est encore ici, n’est-ce pas ?

-         Je ne crois pas, seigneur.

-         Ah. Dis-moi, n’aurais-tu pas vu passer le Primus Negotiatoris ?  

-         Le seigneur Tatius ? Il discutait avec ses clients, tout à l’heure… Je crois qu’il est monté au sanctuaire, comme les autres.

-         Pas étonnant…

Aussitôt, Patrocle s’empressa de courir vers le difforme agrégat de temples dominant la ville, non sans rappeler une fois de plus l’esclave à l’ordre:

-         N’oublie pas ce que je t’ai dit ! Va-t’en d’ici au plus vite si tu veux vivre !

 

             Sage conseil que ne manquait d’ailleurs pas d’appliquer le marchand… Mais il lui fallait désormais remonter vers la cohue sans nom qui écrasait les rampes d’accès aux points les plus hauts. Je fus alors surprise de voir Patrocle redescendre vers l’agora des Compétaliastes, alors que Pontiques et pirates se rapprochaient dangereusement, saccageant tout sur leur passage. Tandis que je le filais en prenant par les toits, je ne pouvais m’empêcher de me demander s’il n’avait perdu l’esprit.

 

             Patrocle savait en fait très bien où il se rendait. Derrière une fontaine publique, un petit escalier s’élevait en pente raide jusqu’aux contreforts du sanctuaire, immense bloc de granit naturel sur lequel avaient été apposés les vastes temples. Ledit escalier s’achevait à même ce mur, donnant sur un tunnel patiemment taillé, comme excisé de la roche.

Les Romains disposaient déjà de leur forum, il leur fallait leur entrée réservée au sanctuaire. Ils n’allaient pas descendre pour cela jusqu’au port, si cela impliquait d’y côtoyer la plèbe et des esclaves mis aux enchères.

             Le problème, c’est que cet accès était condamné par deux lourdes portes. Cela n’embarrassa guère le Carien, puisqu’il tira du revers de sa manche un trousseau de clés. Voilà qui remettait en cause toute ma filature… Le voici qui entrait, et qui s’apprêtait à refermer cet accès derrière-lui ! Et la roche empierrée soutenant le sanctuaire étant effroyablement lisse, escalader ses parois était impossible !

Je sautai des toits, me jetai vers les marches, que je remontai quatre à quatre, tant pis si Patrocle me repérait, il fallait au moins que je l’atteigne, que je le capture, je n’allais pas attendre davantage…

 

Trop tard. Ma course s’acheva par un fiasco complet. Non seulement le marchand d’esclaves m’aperçut, mais de surcroît, l’anxiété produite par mon apparition le poussa à refermer la porte du mur avec d’autant plus de célérité. Je me retrouver seule et stupéfaite, figée sur cette longue rampe, devant cette porte ridiculement close sur laquelle venait de se briser mon élan. J'allais devoir contourner tout le complexe pour rattraper Patrocle.

Je ne fis pas l’effort de descendre l’escalier ;  je préférai bondir du niveau ou je me trouvai, me réceptionnai sur la margelle d’un puits, puis me lançai sur les vétustes habitations des bas-quartiers, pour enfin me retrouver sur la pente soigneusement dallée menant droit au Propylée, l’accès monumental au sanctuaire d’Apollon.

             Sanctuaire dont la police n’avait pas su contenir le flot incessant de Déliens demandeurs d’asile. Les portes avaient fini par céder sous la pression du nombre. Les soldats pontiques et les pirates étaient tout proches, envahissant presque la ville entière. Les Temples débordaient de citoyens apeurés venus chercher droit d’asile sans trop y croire. Une vache n’y aurait pas retrouvé ses veaux.

Quant à moi, j’escaladai prestement le Propylée, et une fois parvenu dans l’enceinte sacrée, entreprit de retrouver Patrocle.

 

             Je me précipitai donc vers l’ensemble religieux le plus imposant de la cité. Hélas, le « complexe » du sanctuaire d’Apollon mérite bien son nom. A côté du temple de Sérapis, on trouve l’autel d’Artémis, qu’il ne faut pas confondre avec l’autel d’Arès, légèrement en contrebas mais pas tout à fait. L’autel d’Arès qui surplombe lui-même un temple dédié à Athéna en l’honneur de la cité qui jusqu’alors dominait Délos, et je ne parle même pas du reste, le tout s’emboîtant tortueusement dans le seul but, semble-t-il, de faire perdre leurs esprits aux étrangers.

Je parvins tout de même, après maints détours, au temple d’Apollon. Certes essoufflée et en sueur, mais j’y parvins ! Et de là, je puis dominer tous le pandémonium ambiant.

 

             Sans même user du Sens, toute mon attention se porta sur un petit groupe qui s’éloignait dudit temple à pas pressés. Ses membres étaient les seuls à ne pas invoquer l’aide des dieux à cette heure, se contentant de faire dégager le chemin par quelques hommes de mains bien bâtis et solidement armés. Patrocle était parmi eux, sa longue robe orientale, serrée au torse, reconnaissable entre toutes. Était-il passé à l’ennemi ? Car il se tenait aux côtés d’un individu à la vêture toute aussi singulière…

-         Place, vermine ! Au nom de l’épimélète, laissez passer Marcus Licinius Tatius, votre patron et évergète !

-         Tu en as mis du temps, Patrocle ! Pestait le negotiatoris en reprisant sa toge candide de la main gauche. Ne t’avais-je pas dit qu’en cas d’attaque, chaque minute nous était comptée ?

-         Avec tout mon respect, Tatius, tu m’avais sommé de te rejoindre sur le forum latin, et tu ne t’y trouvais pas.

-         Nous avons préféré… Prendre de l’avance.

-         Je comprends. Tu as dû avoir des difficultés à grimper les marches avec ton ridicule drap de lit sur les épaules.

Aussitôt, le plus fort des lieutenants de l’homme d’affaires romain, un butor atrabilaire bâti comme un char de guerre, fit stopper net Patrocle en lui fichant son glaive sous la gorge. Je crus alors reconnaître en cette brute, et ce malgré ses vêtements civils, le centurion envoyé par Sura pour régler son compte au Carien.

-         N’oublie pas à qui tu dois la vie, misérable marchand, gronda-t-il. Et n’insulte plus jamais la dignité romaine. A moins que tu ne veuilles me voir aller au bout de la mission que m’avait confié le légat ?

Je me disais bien que Patrocle ne pouvait mourir aussi stupidement. Tatius n’était pas Sura, et il savait pouvoir tirer profit des fabuleuses ressources du Carien. Ainsi donc, en échange de la vie sauve, celui-ci avait dû trahir la confrérie pour rejoindre ses pires ennemis ! Et voilà à présent qu’était jusque dans son cœur, menacée la confrérie !

Bien sûr, son nouveau maître remplissait son rôle à merveille, et prenait soin à ce que l’on ne l’abimât point ce précieux informateur.

-         Cela suffit, militaire, s’interposa donc Tatius. Nous n’avons guère le temps pour ces enfantillages. Nous devons fuir au plus vite.

Et, reprenant leur marche, parfois sous les insultes et les quolibets des passants désinhibés, fous de terreur, Patrocle ajouta, la voix tremblante :

-         Tu ne crois pas si bien dire, patron. Les Assassins sont ici.

-         Plait-il ?

-         Ils sont ici, apparemment pour en finir avec moi.

Cette fois, ce fut Tatius qui, fronçant les sourcils, ralentit l’allure.

-         Savent-ils… A ton sujet ?

-         J’ai toujours été l’un de leurs sympathisants ! Évidemment, qu’ils savent ! Autrement, pourquoi me pourchasseraient-ils ?

Aussitôt, le centurion s’empressa de dégainer à nouveau.

-         S’il est grillé, j’peux m’le faire ?

-         Mais range donc cela, profond imbécile, s’indigna le patricien. A force de tirer cette arme au milieu d’un environnement pareil, tu vas finir par provoquer un malheur ! J'ai laissé Patrocle sauver les enfants de Sciathos, il est désormais mon obligé, et donc, dois-je te le rappeler, sous ma protection. Allons, pressons-nous. Si les Assassins sont ici, je ne donne pas cher de notre peau… A tous les deux !

Et tout cette méchante cohorte, c’est-à-dire Patrocle, Tatius et ses –meilleurs – clients, ainsi que leur redoutable escorte, s’empressa de quitter le sanctuaire par une sortie dérobée, conduisant tout droit… A l’Est de l’île.

 

             Voilà qui m’agréait particulièrement. Les fuyards ne pourraient s’échapper que par la mer, et si Phedreos avait suivi mes consignes, s’il avait récupéré Euboulè sur ces mêmes lieux, l’Hippocampe serait là pour les intercepter…

Je pistai donc toujours l’anxieux cortège, qui après s’être éloigné du cœur grouillant du sanctuaire, empruntait désormais une minuscule route de terre cernée de roches, pour atteindre un minable petit embarcadère sur la face la moins accessible de l’île. Là, les attendait une trirème sévèrement ballotée par le ressac, et arborant les couleurs romaines. Je regrettais alors d’avoir ordonné à Phedreos d’éviter le combat avec toute embarcation ennemie jusqu’à ce que je sois à nouveau à bord de l’Hippocampe.

 

J’entendais bien rectifier cette erreur grossière. Alors qu’après avoir recueilli les Romains et le Grec, la trirème était occupée à relever son ancre, je grimpai lestement jusque aux hauteurs de la côte Est, repérai facilement ma propre galère qui croisait à bonne distance de la côte, et, grâce à un morceau de miroir grossièrement poli et aux rayons du soleil, je me fis promptement remarquer par sa vigie.

             Phedreos comprit très vite le message. Il donna l’ordre de nager par devers moi, et, à peine les Romains s’étaient-ils engagés sur les flots, que l’embarcadère qu’ils venaient de quitter était occupé par un autre navire de guerre : le mien.

Je repris aussitôt à la fois mon poste  d’épiplous et de gubernetès, et sommai Phedreos de faire déferler toute la voile, et passer les rameurs en cadence d’éperonnement. Ils ne pourraient pas tenir longtemps à ce rythme, mais le tout était de rattraper la frêle galère de Tatius avant qu’elle ne nous sème : pour le moment, l’Hippocampe pouvait facilement gagner sur elle car il comptait plus de rameurs et nageait mieux en toutes circonstances. Mais dès le moment où la trirème romaine doublerait la pointe de Délos, elle pourrait filer vers l’Est ou le Sud, et dès ce moment-là, c’est la force du vent et la légèreté de l’embarcation qui joueraient, et sur ce  plan, l’Hippocampe ne pouvait se mesurer à une trirème. Il était hors de question de perdre une fois de plus et Patrocle, et Tatius.

 

Hélas, ce dernier n’avait certainement pas glané son surnom de « primus » en tablant sur une absence d’anticipation. Et il avait largement les moyens d’être prévoyant. Soudain, une quadrirème et deux autres trirèmes apparurent, sorties tout droits de la grande baie de Rhénée. Elles aussi arboraient des voiles rouges, frappées d’une l’aigle légionnaire.

-         Je te suggère de virer de bord, me conseilla Anaxis, qui les repéra le premier.

Je savais gérer mes priorités. Ces trois galères nous prenant par le flanc, je n’allais pas m’entêter à poursuivre Tatius et Patrocle : notre muraille eut été brisée pour toute conséquence. La rage au cœur je compris qu’il fallait faire face, et se débarrasser d’abord des gêneurs, pour ensuite, si un quelconque prodige nous le permettait, reprendre la traque des deux comparses de Sylla.

-         Et c’est donc ici que j’étais censée être le plus en sécurité ? Se plaignit Euboulè, qui avait rembarqué plus d’une heure avant moi.

-         Accroche-toi, pauvre petite vieille, la galvanisai-je. Tu vas comprendre pourquoi les militaires n’ont aucune chance contre les pirates de Cilicie !

 

             J’ordonnai de virer de bord, mais ma fanfaronnade était alors tout ce que nous avions pour nous. Nous ayant surpris au moment où nous nous épuisions dans une traque nautique, nos ennemis eurent totalement l’initiative. Leur étrave fendait l’eau en une flèche mortelle, parfaitement perpendiculaire à la nôtre. Et, si je pus, en maniant habilement le gouvernail, éviter le diekplous de la quadrirème, la trirème qui suivit ne put nous rater. Son rostre s’encastra dans notre muraille, hachant menu nombre des rameurs de l’Hippocampe. Des cris atroces remontèrent de l’entrepont. Mon enthousiasme retombait.

Phedreos, habitué à ce genre de situation, réagit à la vitesse de l’éclair. Avec ses six meilleurs épibates, il se jeta sur le pont de l’esquif pourtant garni de légionnaires, et se mit à batailler avec une rage digne des fanatiques daces.

-         Filez tous avant de vous faire encore baiser ! Beugla-t-il tandis qu’il taillait en pièce un Romain un peu trop imprudent. Chargez-vous des autres, moi et mes gars, je m’occupe de cette galère.

-         C’est inutile ! Hurla Eboulè, les yeux baignés de larmes, agrippée au cordage, encore sous le choc de l’éperonnement. Les autres reviennent vers nous !

En effet, il n’était plus temps de se dégager : c’est une manœuvre longue et fastidieuse, qui implique la coordination d’un équipage entraîné. Et l’entraînement ne prévalait alors plus guère, ma voix étant couverte par les hurlements des blessés. Déjà, la quadrirème revenait à la charge sur notre flanc encore intact. Je me pris alors à croire que le naufrage était inévitable.

 

             Mais j’espérais en la faveur divine, et la voici qui se présentait soudain ! Le diekplous fut pour la quadrirème latine : une héptère pontique, qui semblait membre de la force d’invasion de Délos, et avait choisi de se détourner de sa mission pour nous porter secours. Tel est pris qui croyait prendre ; Les Romains s’étaient trouvés tellement concernés par le navire pirate qu’ils ne l’avaient même pas vu s’approcher.

             Evidemment, une héptère contre une quadrirème… Les flancs de la galère ennemie volèrent en éclat dès le premier éperonnement. Je donnai aussitôt l’ordre de porter secours à Phedreos qui, sans surprise, était sur le point de se faire déborder. Et comme notre contingent de fantassins embarqués était bien plus conséquent que celui de la trirème qui nous avait abordés, et que, dans le même temps, l’héptère se chargeait de sa congénère, la victoire nous fut rapidement acquise… Si l’on excepte le fait que nous y laissâmes la moitié de nos épibates, et que poursuivre Tatius et Patrocle était alors devenu inutile.

Le temps pour moi de pester entre mes dents, je compris qu’il existait encore un moyen de les rattraper, une bonne fois pour toute.

 

*

 

             Au moment où nous arrachions la figure de proue de la galère ennemie, son épiplous romain était déjà sérieusement blessé, mais encore bien vivant. Je m’empressai donc d’aller lui tirer les vers du nez.

-         Sais-tu où se rend la galère que vous étiez chargé de protéger ?

-         J’ai accompli ma mission, se félicita le capitaine. Je vais mourir pour elle, et ma mort deviendrait vaine si je crachais ne serait-ce un seul mot. Va pourrir, femme !

-         Donc, tu sais bien par où elle est partie.

-         Je ne…

-         Mauvaise blessure que tu as là, capitaine, fit observer Euboulè en examinant le Romain du regard. Peut-être nos apothicaires pourraient-ils te soigner… Si tout du moins tu te montres suffisamment obligeant. Autrement… Je suis persuadé que Phedreos saura te donner un avant-goût des enfers dans tes derniers instants.

Et le proratès, couvert de sang et de crasse, sa barbe finement taillée à la perse rendue hirsute par le combat, s’avança alors jusqu’au épiplous.

-         On m’demande ?

Le Romain m’observa d’un air inquiet, et je haussai les épaules en retour.

-         J’ai entendu dire… Articula-t-il difficilement, fuyant mon regard autant que celui des autres, j’ai entendu dire que le Primus Negotiatoris se rendait à Ephèse.

-         Il ment, gronda Phedreos en frappant le pont de son tue-lézard. Ephèse a ouvert ses portes à Mithridate voici maintenant deux mois. C’est une cité qui lui est hostile.

-         Non, le contredit Euboulè, moi, je le crois. Ephèse combat Rome, comme l’a souhaité Mithridate, mais pas les Romains qui vivent entre ses murs. Ils sont le pivot de toute son administration et de son économie ; elle ne peut pas se passer d’eux. A Ephèse, le Primus Negotiatoris trouvera encore plus de clients qu’il n’en n’avait à Délos… Surtout à présent qu’il sait que le climat y est à peu près sûr pour les gens de son espèce.

-         Ephèse, hein ? Conclus-je. Et Tatius, c’est à présent certain, nous mènera à Patrocle… Soldats, prenez soin de ce Romain blessé, et veillez à ce qu’il ne manque de rien. Ensuite, préparez-vous. Une fois les avaries réparées, nous partirons pour Ephèse !  

 

*

 

-         Il n’en n’est pas question ! S’indigna le capitaine de l’héptère. Tu ne t’y rendras pas, archipirate ! Pas maintenant, en tout cas !  

-         Je ne te demande pas ton avis.

Les complications ne semblaient pas vouloir prendre fin, ce jour-là. A peine avions-nous rembarqué sur notre quadrirème, que le navire pontique qui nous avait porté secours s’était rangé bord à bord, et son commandant s’était empressé de nous rejoindre pour me porter un message semble-t-il des plus importants. Il s’y laissait entendre que je devais abandonner toutes mes activités en cours pour faire voile vers la Lycie avec armes et bagages. Le fait que cette galère nous soit venu en aide ne me semblait au bout du compte ni un prodige, ni un caprice des dieux à l’encontre des Romains. Elle ne s’était pas détachée du gros de ses forces pour les Romains, mais pour nous. Et cela m’encourageai à ne pas en démordre : j’étais plus que jamais décidée à rallier Ephèse dans les jours qui viendraient.

Pour appuyer ses propos et résorber mon entêtement, le capitaine se décida à me dévoiler toute l’affaire :

-         C’est Sa Majesté le roi Mithridate en personne qui m’envoie. Elle rencontre des… difficultés au Sud de la Lycie. Elle a besoin de toi, de tes navires, et de tous les pirates que tu pourras rameuter.

-         Des difficultés ? Quels genres de difficultés ?

-         Sa Majesté a quelques… Ennuis avec le siège de la dernière cité qui résiste à notre combat pour l’équilibre et la liberté du monde.

-         Tiens, souris-je négligemment. On ose donc encore s’opposer à nous ?

-         Et c’est pourquoi il nous faut agir instamment.  

-         Nous avons toute l’Asie avec nous, louvoyai-je en battant l’air du dos de la main. J’ai une affaire beaucoup plus urgente à traiter en cet instant. Si une seule cité souhaite rester esclave de Rome, grand bien lui fasse. Et des pirates ne vous seront guère utiles pour battre une armée.

-         Il ne s’agit pas d’une armée, archipirate, mais d’une flotte : c’est Rhodes qui résiste, c’est Rhodes qui nous défie et devant laquelle nous avons mis le siège. Si vous nous accompagnez, vous mettrez un terme à leur tyrannie navale pour les décennies à venir !

Pour toute réponse, j’haussai le sourcil. Rhodes, bien sûr… Voilà un combat qui se justifiait, et dans lequel je n’aurais aucun mal à entraîner mes pirates…

-         Phedreos ?

-         Oui, capitaine ?

-         Changement de programme. Nous partons pour les îles du Dodécanèse. Nous partons battre une bonne fois pour toute les plus vieux ennemis de la piraterie.







[1] 89 av.J.C.

[2] Sylla avait été désigné pour mener la guerre contre Mithridate. En 88 av.J.C., il était déjà à Brindisi avec cinq légions, prêt à s’embarquer pour le monde grec. Or, Marius était désireux de s’arroger ce commandement, et il fit pression sur le Sénat pour le lui retirer. Sylla réagit comme tous Romain raisonnable l’eut fait : il rassembla ses troupes et marcha sur Rome, provoquant la fuite des Marianistes et de leur chef de file, rétablissant ainsi son commandement, mais perdant par là même toute une année de campagne.

[3] Le principal gérant de Délos, membre d’une organisation collégiale.

Laisser un commentaire ?