Assassin's Creed Cilicia

Chapitre 12 : Chapitre 11 - Les morts sur la route

7303 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 19/08/2017 11:24

Chapitre XI

Les morts sur la route

 

 

 

Quintus Bruttius Sura ! Je n’avais alors entendu ce nom qu’au détour d’une conversation, il y avait plusieurs années de cela, mais il s’était gravé dans ma mémoire comme un funeste tatouage sur la peau rêche. Pour échapper aux griffes de ce Romain, Minosthène s’était laissé poignarder par les esclaves de Patrocle. Et Levestros lui-même avait dû effectuer de savantes circonvolutions sur toute la Mer Euxin, pour espérer seulement le semer.

Inutile de se demander ce qu’il adviendrait des habitants de Sciathos si je n’intervenais pas. Tout le long du trajet qui me conduisit des portes de l’Hellespont aux rives de l’archipel des Sporades, je ne cessais de me demander ce que pouvaient être les pires châtiments qui pussent être infligées.

 

*

 

             Néanmoins, il n'était plus temps de s'inquiéter au passage des Roches Broyeuses. J’étais trop occupée à glaner davantage de renseignements au sujet de cette nouvelle cible, somme toute bien plus dangereuse que les précédentes, la flotte rhodienne comprise.

Je m’étais alors déjà décidée à laisser la flotte voguer vers la Cilicie, tandis que je me rendais à Sciathos seulement escortée de l’Hippocampe et de son équipage désormais aguerri. Je devais infiltrer Sciathos, cette cité-île, avec le moins de marins possibles. Intervenir à découvert, balayant les défenses ennemies à grands renforts de débarquements, eut laissé le temps aux Romains de se venger sur la population.

 

             Je commençai donc à me renseigner au sujet de Sura dès le mouillage à Nicomédie. Il fallait faire escale là-bas pour ravitailler la quadrirème. J’en profitai. La défaite récente des forces romaines, la fuite du roi Nicomède pour l’Italie, et l’afflux massif des anciens prisonniers de Mithridate dans la seule ville encore hostile aux Pontiques, avaient peuplé les tavernes de légionnaires humiliés et désoeuvrés, incapables de rentrer chez eux, car Pharnace avait ordonné qu’aucun navire ne put quitter les quais en direction de l’Italie. En interrogeant ces hommes, je compris vite quel genre de fonctionnaire était Sura. Une pure mécanique d’atavisme, broyant consciencieusement tout qui pouvait faire du tort à sa République, sur un simple mot de ses supérieurs. Comme toute mécanique qui se respecte, il était réglé comme une horloge : Le matin, présent sur le terrain, à visiter le résultat de sa politique –pour ne pas dire de ses exactions- et peu avant le prandium, lorsqu’il commençait à faire véritablement chaud, il rentrait chez lui honorer les gardiens de son foyer avant de s’adonner aux grandes réceptions et aux travaux administratifs qui étaient le propre de sa position.

 

             Je ne pus obtenir tous ces renseignements précieux qu’au détour de quelques hoquets et sanglots éthyliques d’hommes désespérés. Les héroïques fils de Mars avaient de bonnes raisons de se noircir : le nouveau maître de Nicomédie, tout apprenti Assassin qu’il fut, semblait ravi de prôner leur exclusion de cette cité où ils avaient trouvé refuge ; les rideaux des commerçants se fermaient, les places de l’amphithéâtre se comblaient, aussitôt qu’un manteau rouge apparaissait. Ils ne pouvaient pas même contacter leurs familles restées de l’autre côté de la Méditerranée, et devenaient aussi pauvres et misérables que les Grecs. Décidément, Pharnace semblait bien décider à désobéir à son père, et à jouer son petit rôle de tyran dans cette ville nouvellement libérée. Homây et Mithridate étaient si naïfs ; tous les beaux principes de leur confrérie semblaient être de la poudre aux yeux pour nombre de leurs partisans. En attendant, je ne pouvais perdre de vue le problème le plus urgent ; Quintus Bruttius Sura.  

 

             Le voyage de Nicomédie à Sciathos se fit sans la moindre incartade. Les flottes romaines étaient concentrées en Italie, et celle des Rhodiens trop occupée à panser ses plaies. Pour ainsi dire, nous croisâmes davantage de navires pontiques et pro-pontiques que de navires fédérés.

 

*

 

             Une fois au large de Sciathos, dans le courant de quintiles, comme disent les Latins, nous fûmes arraisonnés par l'une des trières envoyées par Mithridate pour porter secours à l’île. Son capitaine avait été prévenu de ma venue par les Assassins, et avait pris connaissance de l’apparence de ma galère. Il me demanda simplement de lui présenter « ce qui s’imposait ». Par réflexe, je lui tendis donc la tablette d’argile que l’on m’avait confiée au palais de Sinope, et il me mit immédiatement au courant de la situation, par de larges moulinets du bras vers les collines se découpant sur l’horizon, comme s’il eut voulu taillader l’île pour en émousser les défenses. Il m'expliqua qu'en bon militaire, il avait exactement appliquait la tactique qui aurait dû être écartée.

-         Il y a quinze jours, me dit cet épiplous, nous avons tenté d’occuper le port de Sciathos en force. Les Romains, qui n’ont que très peu de navires, nous ont laissé débarquer, mais une fois sur les quais, nos hoplites ont été massacrés par les légionnaires.

Il se tourna aussitôt vers moi d’un air craintif, comme s’il attendait une sanction de ma part, mais je me contentai de hausser les épaules et de le prier de poursuivre.

-         Nous avons ensuite essayé de prendre pied sur l’île depuis la côte est où l’œkoumène est presque inexistant, mais les roches y sont trop escarpées : on n’est pas en Anatolie, ici, Ma Dame. Nulle baie ou grotte où se cacher, mes navires ont dû aller se dissimuler sur le continent, d’où ils ne peuvent intervenir. Et le légat le sait bien. Tant qu’il tient le port, il peut faire ce qui lui plaît.

-         Et donc… ? Sais-tu ce qu’il advient des habitants de ces lieux ?

L’épiplous baissa les yeux.

-         Rapproche-toi encore un peu de la côte, femme, et tu le sauras.

 

Je ne voulais rien m’imaginer du tout sur la base de ces propos délétères. Je me contentais d’en conclure qu’il fallait agir au plus vite.

S’il n’y eut un mont Olympe, je dirais que l’Achaïe et les Sporades ont été maudites par les dieux. Nulle part ailleurs dans le monde les reliefs n’y sont aussi escarpés, le temps aussi changeant, le froid aussi mordant, les tremblements de terre aussi violents. Et Sciathos ne fait pas exception à la règle. Les ports et les hauteurs de l’île sont difficilement accessibles. Les dénivelés ne sont pas très impressionnants, mais pour parvenir à jeter l’ancre, le courant est fort et les manœuvres se font complexes. La flottille pontique m’avait apportée la certitude de ce que je soupçonnais déjà : on ne pouvait atteindre Sura en usant de la force.  

 

             En revanche, un frêle esquif avait toutes les chances, à la faveur de la nuit, de se faufiler au travers des mailles du filet romain. Au départ, je comptais sur la complicité de l’un ou l’autre pêcheur local. Malheureusement, plus aucun navire ne semblait vouloir quitter les ports de Sciathos – ce qui était encore un bien mauvais signe, pour une île vivant principalement de  ses ressources halieutiques - et toutes les embarcations venues du continent se refusèrent à aller accoster là-bas, l’accès leur étant formellement interdit par l’ensemble des belligérants.

 

             Je dus donc me résoudre à gagner l’île par mes propres moyens, ce qui imposait de redoubler de discrétion. Je quittai l’Hippocampe en me transbordant sur le canot de bord, et, embarquant seule, je ramai sur cinq stades jusqu’aux rivages de Sciathos.

 

             « Impossible », bien sûr, est un mot qui ne signifie rien pour quelqu’un ayant été formée par les Assassins. Et les falaises naines bordant Sciathos n’étaient en rien comparables à ce que j’avais déjà escaladées. Bien qu’abruptes, je pus sans difficulté les gravir. C’est à peine si je dus m’efforcer pour parvenir jusqu’aux plateaux de l’île

 

Cette fois, la nuit s’était drapée du manteau le plus obscur qui fut. De sombres nuages masquaient la lune et les étoiles. Une aubaine, me feras-tu remarquer ? Peut-être… Or, si l’ampleur de la répression menée par Sura était bien visible depuis le large, comme me l’avait indiqué l’épiplous pontique, elle ne l’était que de jour ou par nuit claire… A peine avais-je pu entrapercevoir le trait de côte, tout en voguant vers mon but. Concernant les habitants, je ne savais toujours pas à quoi m’en tenir.  

 

             Je m’étais arrangée pour accoster au pied d’un promontoire venteux où l’on ne trouvait guère plus que quelques cabanes de pêcheurs éparpillés le long de pâturage stériles et sommairement reliés par une route de terre. Je comptais sur cet axe pour gagner la ville, et y attendre Sura sous l’identité d’une femme de la cité. J’avais déjà tout prévu ; dans ma besace était pliée, en remplacement de ma robe d’Assassin, celle d’épouse et le voile qui s’y accommodait.

 

             Tout fut bouleversé lorsque, en mettant le pied sur le sol retourné et désherbé, je repérai la silhouette confuse de quelques obscurs légionnaires, montant la garde le long de lar route. Ils n’étaient pas une très grande menace. Usant des fumigènes confiés par Mithridate, je les aveuglai et put m’en débarrasser très aisément. Sans doute eussè-je dû m’interroger sur la raison de leur présence au milieu de cette campagne ingrate. Car sitôt leurs assassinats consommés, je repris ma course pour me heurter aussitôt à une aberrante poutrelle de bois plantée à la verticale.

 

Je tente de la contourner ; il y en a une autre à peine cinq pieds plus loin. Je me concentre sur le Sens… Je puis ainsi pratiquement devenir nyctalope… Ce n’est pas vrai ! Des deux côtés de la route, des rangées de poteaux disgracieux semblent se poursuivre à l’infini… Je commence à subodorer l’inimaginable… Et m’astreins finalement à lever la tête.

 

             Des crucifiés ! Par centaines, tout le long du chemin ! Des hommes, des femmes, et certains sont des enfants ! Ma nuque se tord un peu plus à ce spectacle macabre ; je saisis alors tout le propos de l’épiplous pontique. Sur les hauteurs, aux points culminants de l’île, rendus invisibles par l’obscurité, des dizaines d’autres malheureux sont condamnés à l’asphyxie, cloués sur leurs abominables perchoirs.

Sur la route, il y en a encore quelque-uns qui respirent. Je devrais leur donner à boire, mais je suis totalement dépassée par la situation. Et à quoi bon, cela ne ferait que prolonger leur agonie ! La crucifixion est une peine assez courante chez les Romains. J’en avais déjà vu un certain nombre, à Ephèse et Phasis. Mais il s’agit d’une punition dévolue de coutume aux grands criminels, aux traîtres, aux sacrilèges… Cela limite généralement le nombre de croix à quelques monticules insignifiants, quelques portions congrues de routes vieillies. A moins qu’ils ne s’agissent de l’ultime catégorie condamnée à mourir asphyxiée, les pieds cloués, à savoir les esclaves révoltés.

Les suppliciés de Sciathos appartenaient donc à la dernière catégorie. Il ne pouvait en être autrement. Et ils ne pouvaient être jugés coupables d'insulter les dieux, il n’y aurait jamais eu assez de place dans l’enceinte des temples de l’île pour qu’ils puissent tous les profaner, ni même s'y réfugier [1] !

 

             Un doute affreux me saisit. Je me souvins que les esclaves n’avaient pas « réclamé » leur liberté… C’eut été trop beau. C’étaient leurs maîtres qui la leur avaient accordée. Je m’empressai aussitôt d’aller vérifier les cabanes de pêcheurs et les tristes masures bordant la côte, malgré le risque que cela comportait. Elles étaient toutes vides. Apparemment, il n’y avait pas que des esclaves sur les croix. Tous les habitants avaient-ils subi le même sort ? Sciathos n’était-elle plus qu’une île fantôme ? Cela rendait mon opération caduque : plus la peine de se costumer si c’était pour finir exécutée, non pas en tant qu’Assassin mais en tant que pauvre citoyenne.

 

             Incapable d’envisager autre chose que la poursuite aveugle de mon but, totalement braquée sur Sura contre lequel je n’éprouvais plus aucune haine tant ses actes abjects m’effaraient, je poussai une reconnaissance jusqu’à la ville. Je prêtai le moins d’attention possible aux râles des mourants. Tout ce qui importait désormais, c’était que les Romains ne fissent pas davantage de victimes sur cette île.

A la vision des remparts désertés, je me pris soudain à croire qu’il pouvait en être autrement, ce fol espoir qu’il pouvait encore demeurer de la vie civile dans l’enceinte de Sciathos. Les portes étaient grandes ouvertes. Le seul élément trahissant une quelconque activité militaire consistait en un cordon de vélites à moitié ivres, posté à l’entrée de la ville.

 

             Sura passait probablement la nuit-là. Cela ne se devinait pas tant aux effectifs légionnaires déployés qu’aux cris de douleur et de désespoir qui montaient des quartiers dissimulés par la muraille.

Je n’avais aucune idée de ce qui se passait derrière cet obstacle inerte, hors de portée de mon regard, et je n’avais aucune envie d’utiliser le Sens pour le savoir. Je n’allais pas m’infiltrer… Là-dedans. Trop dangereux. Or, Tant que ses navires n’étaient pas de retour, Sura, avec la flottille pontique croisant dans les parages, ne pouvait quitter l’île. La ville était petite, elle ne disposait que d’une seule grande porte, j’étais face à elle, et si, dans les jours suivants, le légat se décidait à effectuer une promenade au cœur du saltus[2], il passerait probablement par là. J’attendrais le bon moment et le piégerais entre les croix qu’il venait de faire planter.

 

             En attendant, je visitai la campagne, éberluée par l’ampleur des destructions. Les Romains semblaient s’être acharnés à extirper le moindre souffle de vie de toute la surface de l’île. Les oliviers avaient été coupés jusqu’à la racine, les récoltes avaient été salées, le bétail massacré, pourrissant sur place, lorsque la troupe ne s’était pas découpée des quartiers de viandes à même les bêtes. Ah, comme je me réjouissais alors de la souffrance de leurs comparses infects restés à Nicomédie ! Peut-être Pharnace n’était-il pas si égoïste, finalement. Peut-être les Romains devaient-ils goûter un ersatz de la souffrance des opprimés pour que cessât enfin leur abominable sauvagerie. Finalement, le souffle court, le corps engourdi par mes longues et macabres promenades, je m’assoupis sous un vieux cyprès, derrière un rang de rochers qui donnait sur les murailles.

 

             Au matin, à peine quelques heures plus tard, je fus réveillée par une étrange odeur de brûlé. Une épaisse fumée noire s’échappait de derrière les remparts de la cité. Quelques instants plus tard, les vigiles de faction à la porte se mirent au garde-à-vous pour faire place à Quintus Bruttius Sura. Fièrement juché sur un magnifique étalon blanc, précédé par une douzaine de légionnaires et suivi par trois officiers, ses esclaves et un signifer également monté, il partait probablement inspecter les villages disséminés et décimés qui bordaient sur la route.

C’était bien lui, cet homme sur le divin destrier, cela ne faisait pas le moindre doute. Je n’avais jamais eu l’occasion de voir d’uniforme aussi encombré, les plumets blancs de son casque étoffés comme ceux d’un coq, et sa cuirasse finement ouvragée, et sa cuirasse d’apparat bringuebalant sur sa poitrine au rythme de son trot.

 

D’ailleurs, il se laissait annoncer de loin, ce pervers ; des légionnaires prenaient constamment de l’avance pour vérifier si nul piège, nulle embuscade ne se mettait en travers de sa marche solennelle.

L’ostentation du légat allait lui être fatale Les forêts de croix s’épaississant parfois sur trois rangées, et les Romains empruntant la route pour se déplacer, Il ne m’était pas difficile d’accompagner Sura sur une longue distance tout en restant cachée. Je guettai le bon moment, celui où, avides de constater les conséquences de leur politique d’extermination, les Romains se disperseraient dans tous les coins de la campagne, ne laissant à leur chef qu’une escorte relativement réduite.



             Il me fallut me faire la plus petite possible et filer ma cible pendant près de deux heures pour qu’enfin survînt une telle occasion.

Alors que Sura, toujours cerné par sa cohortes d’obligeants serviteurs, examinait soigneusement les suppliciés pour vérifier combien s’accrochaient encore à ce qui leur restait de vie, je sentis le sol trembler sous mes pieds. Deux cavaliers légionnaires, venus tout droit de la ville, fonçaient à bride abattue vers leur légat. L’un d’eux portait en croupe un homme barbu qui devait avoir un peu plus d’une cinquantaine d’années. Il était livide et on avait pris soin de l’entraver.  

 

             Dès qu’ils firent face à Sura, les légionnaires jetèrent l’infortuné à terre avant d’éclaircir la situation, en latin.

-         Salut, ô légat ! Nous t’amenons des nouvelles urgentes… Et un prisonnier.

-          Pourquoi vous êtes-vous encombrés d’un si piètre individu ? Répliqua négligemment le chef des Romains. Vous savez quoi faire de lui, non ?

-         Euh… Oui, légat. Mais il s’agit là d’un personnage de marque. Il s’était lâchement caché dans un entrepôt, sur le port. Nous pensons qu’il s’agit de l’éphète[3] Cratinès.

-         Et alors ? Le traitement doit être le même pour tous !

-         Oui, mais… Puisqu’il était sur le port, il doit savoir où sont passés les mioches qui se sont échappés…

Cette information sembla intéresser Sura au plus haut point. Moi de même. Ainsi, tous les enfants n’avaient pas été portés en croix ! Une telle nouvelle manqua me mettre du baume au cœur.

-         Vous avez bien fait, légionnaires, se rattrapa le légat…

Celui-ci progressa jusqu’à l’accusé, fléchit les genoux pour se mettre à sa hauteur, et employa aussitôt la langue des Hellènes qui m’était plus familière.

-         Alors, misérable, es-tu bien l’éphète Cratinès ?

-         Oui, ô légat, répondit le Grec, toujours à terre, se recroquevillant à mesure que Sura se rapprochait de lui. Comme je l’ai déjà dit à tes soldats.

-         Tu ne l’es plus, désormais. Tu as trahi les amis de Rome. Mais tu peux encore leur être utile. Astyanax ?

Le secrétaire de Sura s’avança.                                                                     

-         Oui, mon maître ?

-         Note que les magistrats ont tous été retrouvés.

-         Noble légat, supplia le dernier desdits magistrats, sache que je n’ai jamais cautionné la décision des stratèges de se soumettre à Mithridate… Ils étaient torturés par la peur, et je me suis empressé de désapprouver…

-         Alors, pourquoi te cachais-tu ? Rugit pratiquement le militaire.

-         Je… J’ai moi-même été effrayé, ô brillant patricien…

-         Tiens donc ? Tu ne te sens point coupable, et pourtant tu agis comme le dernier des fuyards, en te dissimulant à notre vue...

-         Pardonne-moi, ô grand vainqueur, mais la répression fut sévère !

J’entendis alors, dans le dos du magistrat, un légionnaire lancer : « c’est vrai que le légat n’y est pas allé de main morte ! », vannerie qui provoqua l’hilarité de tous ses camarades. Sura, lui, resta impavide.

-         De fait. La libération des esclaves était déjà difficilement tolérable pour vos patrons, vos protecteurs, vos amis. Mais rejoindre un de ces souverains orientaux qui ont, par le passé, failli détruire les Grecs… Cela est œuvre de folie ! Toute ta cité est responsable, toute ta cité est coupable ! Et tu paieras comme les autres ! Sauf si…

-         Sauf si… ?

-         Une cinquantaine d’esclaves et une vingtaine de rejetons de citoyens m’ont échappés… Ils ont fui par le port le jour même où je commençais à y rendre justice… Et jusqu’à présent, impossible de savoir où ils se sont terrés… Ni qui les a aidés à fuir… Tous tes concitoyens se sont tus, sans parler des esclaves qui étaient devenus leurs clients… Et comme tu as pu le constater, Rome ne peut se permettre de plaisanter avec ceux qui la trahissent.  

-         Oh, je me ferais un plaisir de te répondre, balbutia « Cratinès », de grosses gouttes perlant à son front. Ce jour-là, un citoyen est venu se plaindre à mon tribunal… Une stupide affaire, il avait accidentellement jeté un jeune esclave à terre, et plutôt que de pouvoir continuer librement sa route, le maître de l’être servile, un vulgaire marchand, avait exigé des excuses. Faites à un matériel vocal, vous rendez-vous compte !

-         Oui, c’est passionnant. Ce serait ce « marchand » qui aurait regroupé et emmené les enfants ?

-         En tout cas, si ma mémoire est bonne, ô brillant légat, son navire fut le seul à partir ce jour-là. Juste avant que, dans ton infinie sagesse, tu ne décides de mettre le port sous blocus.

-         Ce marchand, comment s’appelait-il ?

-         Qu’il m’en souvienne, son nom était Patrocle. Patrocle d’Halicarnasse.

 

Décidément, tous mes souvenirs d’enfance gagnaient à ressurgir, ce mois-ci ! Et pas les plus agréables… Mais cela ne rendait cette mission que plus intéressante… Le renseignement que Levestros n’avait pas su me donner, peut-être, par le biais de ce Cratinès, allais-je l’obtenir. 

-         Et, insista donc Sura, est-ce que par hasard, tu sais où ce Patrocle se rendait ?

-         Hélas, ô légat, mon domaine est celui de la justice, pas du commerce.

-         Ce n’est pas difficile à deviner, raisonna Astyanax, le secrétaire. Mon maître, j’ai entendu parler de ce Patrocle, c’est un marchand d’esclaves régulièrement en froid avec les autorités de l’empire. Il doit savoir que ton action justicière s’étend bien au-delà de Sciathos. Son seul espoir, pour écouler discrètement les petits esclaves et faire disparaître les fils d’hommes libres, c’est de se rendre là où les Romains ne peuvent légalement intervenir et où les esclavagistes dans son genre disposent d’excellents contacts.

-         En somme, il lui faut aller en zone franche, renchérit inutilement le centurion. Quelle est la zone franche la plus proche ?

-         Délos… murmura le légat comme pour lui-même.

Et sur ce, il revint voir Cratinès pour mettre un terme définitif à ses échanges avec l’insulaire.

-         Tes services nous ont été utiles, ex-éphète. Rassure-toi, tu ne seras pas crucifié.

-         Ah. Je remercierai les dieux pour ton infinie générosité, ô généreux législateur.

-          Cependant, comme tu t’en doutes, j’ai proclamé que tout Sciathos paierait pour sa trahison. Je ne puis faire d’exceptions. Et, pour les citoyens pris à comploter contre l’empire, tu connais la peine… Si tu es passé par le cardo de ta ville.

Le magistrat se liquéfia sur place. A peine eut-il le temps de comprendre, que déjà les deux légionnaires qui l’avaient traîné jusqu’à Sura l’empoignaient en tirant leurs glaives.

-         Non, Aie pitié ! hurla Cratinès comme s’il se trouvait au beau milieu lamentation, d’un ton désarticulé et plein de convulsions. Je ne suis pas un traître ! J’ai toujours servi Rome avec fidélité !

Le légat reprit mollement sa route, présentant son paludamentum au Grec.

-         Mon pauvre ami, souffla-t-il dans une moue désintéressée. Ce n’est pas une question de loyauté… C’est une question d’exemple.

 

TCHAC ! Un glaive s’abattit entre les chevaux et les insignes romaines.

 

             L’espace d’un instant, je crus mal distinguer la scène… Mes yeux m’avaient probablement abusée… Mais je disposais du Sens, tout ce qui se disait, je l’entendais, tout ce qui se ressentait, je le ressentais, tout ce qui se prêtait au regard… Pourtant, il fallut les deux mains de Cratinès roulant dans la poussière pour que je puisse me convaincre de la brutalité de la condamnation de Sura. Réservée aux hommes libres ? A mon sens, c’est pire que d’être crucifié en tant qu’esclave ! Que donc peut faire un individu privé de ses membres supérieurs ? Il n’est alors plus guère qu’une bête… Condamné à une vie de dépendance et de dettes… Dans l’instant, cela va de soi, l’éphète s’en moquait, trop occupé à tenter d’interrompre l’hémorragie en compressant ses moignons contre sa tunique.

-         Ramenez cette chose chez elle après l’avoir soignée (que d’attentions !), ordonna en latin le centurion aux cavaliers légionnaires. Emportez aussi les… Déchets. Vous les jetterez dans le feu, sur l’agora, avec les autres.

-         A vos ordres !

-         Attendez… les admonesta l’officier tandis qu’ils s’activaient. En arrivant, vous nous disiez avoir des nouvelles urgentes ?

-         Oui, centurion… Trois de nos hommes ont… Euh, violé une femme de stratège, la nuit dernière … Le légat avait demandé à ce que ce genre de comportement…

-         Que les coupables soient battus à mort ! Grinça le légat en question sans même se retourner.

-         Mais, ô légat, tenta le chef de centurie, avec tout mon respect, ce n’est qu’un incident commun de…

-         Nous ne sommes pas en campagne ! Gronda son maître, balayant les critiques d'un revers de la main. Nous sommes en opération de répression et de pacification ! Je suis là avec l’imperium délégué pour faire régner la loi ! Crucifixion pour la population servile, mains tranchées pour celle restée libre ; cela suffit, ce me semble ! je ne tolérerai aucun écart de comportement !

Et comme les légionnaires reprenaient leur triste besogne, le légat laissa ses jambes le porter jusqu’à la côte toute proche, comme poussé par le vent.  

-         Centurion ! Clama-t-il tout en tentant de rabattre les pans de son manteau qui claquaient à la brise.

-         Oui, ô légat ?

-         Je vais finir mon inspection ici, afin de vérifier si aucun condamné ne s’est échappé. Toi, retourne à la ville, prends ma galère personnelle avec le nombre de légionnaires qu’il te faudra, et fait voile vers Délos. Ne t’inquiète pas pour les Pontiques : ils peuvent intercepter toute une flotte, mais un navire seul devrait pouvoir les contourner.

-         Fort bien, légat, cependant je me permets de te rappeler que tu n’as pas le pouvoir d’intervenir là-bas…

-         Hélas, non. Mais tu expliqueras la situation à quelqu’un qui actuellement s’y trouve et y fait la loi. Tu remettras ceci au Primus Negotiatoris en lui racontant tout. Il se chargera de ce Patrocle.

Aussitôt, Sura tendit à son subordonné une petite bague d’argent qu’il portait aux côtés de son anneau de fer, sans doute la preuve de son acoquinement avec les sbires de Sylla. Bien ! Avec un peu de chance, Les loups allaient s’entredévorer ! Mais il fallait régler le problème de Sura sur le champ, sans quoi il continuerait à faire d’autres victimes.

 

*

 

             Compte tenu du temps qui fut nécessaire au légat pour interroger Cratinès, les légionnaires s’étaient dispersés aux alentours, ricanant devant les pieds cyanosés et les poitrines féminines ensanglantées. Et le centurion venait de quitter le cortège pour regagner la ville, emportant avec lui, sur ordre de son maudit supérieur, les meilleurs hommes de son escorte. Ce n’était pas de l’inconscience ; L’inspection des légionnaires passée, il semblait clair, désormais, qu’il ne restait plus personne sur cette île pour le défier.

 

             C’était maintenant ou jamais. Replié derrière un grand frêne pour se protéger du vent et de la chaleur, Sura savourait un peu d’ombre en compagnie de son secrétaire et de ce qui lui restait de légionnaires. A peine une demi-dizaine de butors somnolents. Si je me décidai à les confronter, j’ignorais tout de l’issue du combat, mais cela importait peu ; je n’allais certainement pas batailler.

Pour éviter de me faire repérer, je gravis l’une des croix les plus éloignées dans le périmètre du sclérophylle. Le légat et ses hommes, du fait du couvert végétal, n’étaient pas près de me repérer. Ainsi, bondissant d’instrument de torture en instrument de torture, je pus bientôt surplomber la position des Latins, qui palabraient bêtement de l’emploi de leur temps, ou des futures occupations que leur gouverneur leur octroierait.

 

             Je clouai bientôt le bec à cette maudite bande. Balançant à leurs pieds une des fumerolles de Mithridate, je les empuantis et les aveuglai en un instant. Alors, usant du Sens pour repérer leurs formes paniquées, je me jetai au cœur des effluves, cessai de respirer, et tout en gardant les yeux fermés, j’égorgeai et le secrétaire, et la soldatesque. Bruttius Sura parvint in extremis à s’extirper du nuage en suffoquant, mais je le rattrapai bientôt pour lui faire subir un sort identique. Je lui fichai l’une de mes haches en plein cœur, broyant son armure et refroidissant sa majesté.

Une bonne chose de faite.

             Je m’apprêtai à tourner les talons le plus vite possible, craignant l’intervention d’autres Romains, mais je m’aperçus que le légat gisant à terre, relativement protégé par le bronze de ses phalères, respirait encore. Et comme je me décidai à l’achever bien proprement, il balbutia :

 

-         Je… Te sens pleine de haine, femme. Je te comprends. Mais avant de mourir, dis-moi… Comment as-tu fait pour échapper à mes hommes ?

-         Je ne suis pas de Sciathos. Je suis venue pour toi. Pour te tuer. De la part de Minosthène.

-         Tiens… C’est Minosthène qui t’envoie ?

-         En quelque sorte.

Le Romain parut songeur un instant, puis toussa en signe de négation.

-         Non… Non, cela m’étonnerait. C’est plutôt… Ce fourbe de Mithridate. User de tueurs, et d’une femme, qui plus est… Ce n’est pas le genre d’un pédagogue grec… Plutôt d’un barbare oriental. Ah, Minosthène, pauvre vieil imbécile… qui trouvait la justice de mes surveillants trop rude !

-         Si elle était à l’image de la tienne, je ne m’en étonne guère. Comment parviens-tu à fermer l’œil, la nuit ?

-         Je ne… Te comprends pas…

-         Comment ? Exultai-je. Tu ne comprends pas ! Regarde autour de toi, monstre sanguinaire ! As-tu la moindre idée du malheur… Des horreurs que tu répands sur cette île ? Pas étonnant que tu sois le pire des Romains, si tu es incapable de te rendre compte de ce que tu commets !

-         Ainsi… Tu penses que je suis le pire de mon peuple ? Tandis que je suis simplement le seul Romain à être conscient de ses origines dans… Dans ce monde grec d’idiots efféminés ! Je ne me laisse pas ralentir par du pathos sans intérêt ! La seule chose que l’on puisse me reprocher, c’est la vertu du zèle ! Comment pouvais-je remettre en cause la Loi ? C’est elle qui maintient l’ordre et la liberté des cités ! Et la Loi est claire en cas de trahison de l’Urbs : crucifixion des esclaves et…

-         Assez ! Il faut être fou pour s’imaginer qu’une telle Loi puisse « rétablir l’ordre et la liberté » ! Ne vois-tu pas qu’elle n’est que génératrice de chaos ?

Le légat agonisant arbora alors un sourire narquois.

-         Et toi, femme, crois-tu vraiment pouvoir rétablir la justice en broyant le cœur des autres ?

-         En l’occurrence, oui.

-         Je ne suis qu’une simple cheville dans un édifice bien plus vaste. Et tu m’assassines ici, dans ce trou perdu, crois-tu véritablement que cela changera quoi que ce soit ?

-         Ici ou ailleurs, ma lame aurait fait le même travail.

-         Pauvre idiote… Si ma mort eut été publique, tu aurais du même coup découragé tous les prétendants à ma succession. Rien ne vaut la valeur de l’exemple en ce monde. Je n’ai pas crucifié tous ces esclaves par haine ou par méchanceté. C’était juste ce qu’il fallait pour rappeler aux autres îles ce qu’elles risquent, à vouloir s’attaquer à Rome…

-         Alors, ta Loi ne sert qu’à inspirer la terreur ?

-         Si l’empire reste indivisible, Mithridate sera battu très rapidement… L’ordre… et la liberté seront restaurés. Crois-tu que cet… Cet Oriental dégénéré soir capable d'aller très loin avec sa politique de clémence ? La seule chose qui puisse faire entendre raison… Aux cités grecques, c’est la terreur ! Générer le chaos en un seul endroit… Pour préserver le cosmos partout autour… Tétanisées par ce qui s'est passé ici, La Thessalie et l’Achaïe resteront dans le rang, elles seront épargnées, et tant de vies sauvées !

-Non. Car je t'ai tué.

-Tu n'as tué personne. Le gouverneur étouffera jusqu'au souvenir de ma mort. Seule la mise en scène de ma disparition eut pu décourager mes camarades. Tu as échoué, femme, car tu n'as pas compris le sens de ce que j'ai accompli ici. J'espère pour toi que ton roi aura compris, lui. Il faut parfois sacrifier un membre pour sauver le corps entier. Autrement… La gangrène finira par faire souffrir toute sa cité, et tuer tous son royaume !



             Et aussitôt, tout le corps du légat se détendit en un instant, pour enfin gésir raide mort. Mis à part le fait que ma hache venait de lui percer le sternum, ce fut une mort incroyablement brutale, Sura semblant avoir conservé toute sa haine et toute son énergie pour me cracher ses dernières paroles au visage.

Je n’avais guère le temps de m’attarder. Je laissai là le corps désormais inoffensif du patricien, et m’empressai de regagner la chaloupe de l’Hippocampe avant que les dépouilles ne fussent découvertes.  Je galopai contre le vent, et il était d’une telle force que bientôt, j’en fus sonnée, Eole me volant toutes mes pensées. Mais il en restait une, fermement accrochée à mon âme, qui m’encourageait à m’échapper, à survivre pour me battre le lendemain :

 

« Je dois aller à Délos. »





[1] Le droit d’asile existait déjà à l’époque : tout criminel se réfugiant dans un temple pouvait se déclarer sous la protection de son dieu tutélaire.

[2] La « campagne ».

[3] Juge « de siège », en charge d’affaires généralement criminelles ; si, à Athènes, cette institution semble avoir eu un rôle limité, elle était bien plus développée dans quelques-unes des îles grecques.

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