Particuliers
Balthazar, Grunlek et Théo avaient passé une mauvaise nuit. Alors que l'aube pointait à l'horizon, Shinddha n'était toujours pas rentré de son excursion en forêt. Le paladin avait fait deux fois le tour des environs de la clairière, sans succès et la fatigue commençait à se lire sur son visage. Le nain tournait en rond, nerveux. Il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était de sa faute.
— Il ne faut pas s'inquiéter, chercha à les rassurer le pyromage. Il a certainement pris un peu de retard pour rentrer, il va revenir. Il ne doit pas être loin.
— Ça fait déjà deux heures que tu répètes ça et il est toujours pas là ! cria Théo, au bord de la crise de nerfs. Je retourne fouiller, maintenant qu'il fait jour, on repérera peut-être des traces.
— Tout ce que tu vas retrouver, c'est tes propres traces.
— T'as une meilleure idée ?!
Le mage baissa la tête, vaincu. Lui aussi s'inquiétait, mais il espérait encore le voir débouler d'un buisson, couvert d'épines et le pantalon à moitié arraché parce qu'il se serait fait attaquer par un renard ou un cerf, comme d'habitude. Théo s'éloigna à grandes enjambées vers la forêt. Le demi-diable se laissa retomber sur sa couchette et gratta la tête d'Eden, inquiète de l'agitation du groupe, qui venait de se coucher contre lui. Grunlek tournait autour du feu, le visage ravagé par l'appréhension.
— T'inquiètes pas Grun', c'est pas la première fois qu'il nous fait le coup, il doit être en route.
— Je me sens coupable... C'est moi qui l'ai envoyé chasser, si j'avais su que ça se passerait comme ça...
— T'as pas à t'en vouloir, ça arrive. Je suis sûr que Théo en fait des caisses pour pas grand-chose. Va te reposer, je vais surveiller le camp, t'as l'air usé.
Le nain finit par abdiquer et s'installa sur sa couchette. Eden se dirigea instantanément vers lui et posa sa grosse tête sur ses genoux, pour le réconforter, ce qui lui arracha un semblant de sourire.
Au loin, Théo revenait déjà de sa ronde, furieux. Il avançait d'un pas automatique, violent et carré. Il donna un grand coup de pied dans un rocher, qui vola entre le mage et le nain avant de se laisser tomber près du feu dans un gros "Bonk" qui résonna dans la clairière. Balthazar n'osa pas croiser son regard, de peur de se prendre une tornade de reproches au visage. Théo était impulsif, tout ce qui l'énervait retombait forcément sur le reste du groupe. Les aventuriers s'y étaient habitués, bien que ses crises de colère les attristaient toujours un peu.
Ils attendirent encore une heure sans que la situation n'évolue. D'un commun accord, ils se mirent tous trois en route pour ratisser la forêt une nouvelle fois. Il n'y avait que ça à faire.
***********
Shinddha ouvrit douloureusement les yeux. Le monde tanguait autour de lui. Il avait mal à la tête et quelque chose semblait avoir changé en lui. Comme s'il... n'avait plus de psyché. Il fronça les sourcils et essaya en vain de créer un peu de glace, sans succès. Perdu, il chercha à se redresser, mais une attache l'en empêcha. Ses poignets et ses chevilles étaient enchaînés, impossible de faire le moindre mouvement dans ces conditions.
En face de lui, un jeune garçon au regard noir le dévisageait, entouré de trois jeunes filles endormies, agrippées à lui comme si leur vie en dépendait. L'une d'elles semblait avoir... Cinq ans peut-être ? Peut-être même moins. Quand il s'aperçut qu'il l'avait vu, ce dernier resserra sa prise, comme pour les protéger.
— Je ne te veux pas de mal, chuchota Shinddha. Est-ce que tu sais où l'on est ?
— Non, répondit-il rapidement, presque soulagé de trouver quelqu'un à qui parler. Ils ont dit qu'on est en route pour la Confrérie, mais je ne sais pas ce que c'est.
— Comment tu t'appelles ?
— Renard. Mes amis me surnomment comme ça en tout cas, j'ai pas de parents. Et elles, ce sont mes sœurs. Enfin, ce ne sont pas vraiment mes sœurs de sang, mais j'ai grandi avec elles. Feuille, Rivière et Saphir.
— Enchanté, moi c'est Shinddha Kory. Je suis aventurier, j'ai des amis qui peuvent nous aider si on trouve de quoi les guider.
— J'ai déjà jeté des bouts de tissus sur les sentiers pour mon propre groupe. S'ils sont malins, ils les trouveront.
— Parfait.
Les enfants étaient eux aussi enchaînés au niveau des pieds, ce qui inquiéta légèrement l'archer.
— Ils vous ont fait du mal ?
Renard baissa la tête. Shinddha sentit qu'il venait de toucher un point sensible. Il jeta un regard à une jeune femme rousse, d'environ son âge, celle qu'il avait appelée Saphir quelques secondes plus tôt. Son visage était caché dans le cou de son ami et son sommeil semblait agité, elle était secouée de tremblements de temps à autre.
— Pendant que vous dormiez, ils ont... J'ai essayé de les en empêcher mais... Je leur hurlais de la laisser tranquille mais ils m'ont pas écouté.
— Ils l'ont violée ?
Le gamin hocha tristement la tête. Shin sentit ses poils se hérisser. Depuis quelques semaines, il avait des bribes de souvenirs qui remontaient de l'attaque de son village, en rêve. Le premier d'entre eux était celui des hommes de fer qui s'emparaient des femmes et des filles pour les utiliser comme objets de plaisir, avant de les assassiner sans la moindre considération. Shinddha se rapprocha de Renard.
— Cet acte ne restera pas impuni, déclara Shin fermement. Je te promets sur ma vie qu'ils vont payer le mal qu'ils ont fait à ta sœur.
— Merci, chuchota-t-il d'une voix éteinte.
L'archer recula et commença à examiner les chaînes autour de ses pieds, pour trouver des failles. Il avait moins de connaissances que Grunlek sur le sujet, mais il avait assez vu faire le nain pour se débrouiller seul. Tout du moins l'espérait-il. Il commença par vérifier la solidité des gonds, puis celle de la serrure. Il chercha ensuite les faiblesses des chaînons, au cas où il faudrait les couper.
— Vous êtes un demi-élémentaire ? demanda soudain Renard, fasciné par ses gestes.
— Oui. D'eau. Et toi ?
— De forêt, répondit-il timidement. C'est juste que... Je n'avais encore jamais rencontré quelqu'un comme moi. Dans ma tribu, ils sont presque tous humains.
Il hésita un instant avant de reprendre.
— Feuille et Saphir sont des demi-succubes. Et Rivière est une immortelle. Enfin, c'est ce qu'on pense. Comme il n'existe pas de demi-élémentaire de temps...
— J'ai un ami immortel, confia Shinddha. Aldo Azur.
— Quoi ? Le ménestrel dont tout le monde parle ? Il n'est pas humain ?
— Je peux te l'assurer. J'ai aussi un ami demi-diable, un ami nain et même un ami paladin de la Lumière. Je suis sûr qu'ils nous retrouveront vite, ils sont doués pour ça.
Sa voix n'était pas très assurée, malgré toute la volonté qu'il y mettait. S'ils ne le retrouvaient pas, qu'est-ce qu'il deviendrait ? Il poussa un soupir et recommença à jouer avec les chaînes. Il n'y arriva pas et plutôt que de s'énerver, il reprit la parole.
— Tu parlais d'une tribu ? Tu vis dans la forêt ?
— Oui, mais... J'étais le seul à pouvoir les protéger. Maintenant, ils sont là-bas et j'ai peur qu'il leur arrive quelque chose.
— Chef de tribu ? Aussi jeune ?
— Je suis l'un des plus âgés, rétorqua-t-il fièrement. Disons que... On n'a pas tous la chance d'avoir des parents. Au départ, il n'y avait que Saphir et moi, puis il y a eu Chêne, Pomme, Feuille... On est une trentaine à vivre dans les bois. En tout cas, avant qu'ils arrivent, on était trente... Je ne sais pas combien exactement, mais je sais que je ne reverrai jamais certains d'entre eux.
Shinddha sentit son cœur se serrer. Beaucoup de légendes couraient les terres du Cratère à propos de sociétés d'enfants sauvages, contraints de survivre dans les territoires hostiles. Ils étaient bien trop jeunes pour faire face à un massacre, ils n'avaient pas besoin de vivre ça à leur âge. Saphir bougea lentement contre son ami, puis elle ouvrit les yeux. Comme Balthazar, elle possédait des yeux de chat, braqués sur lui avec crainte. Renard passa une main derrière son dos pour la rassurer et elle se détendit légèrement.
— Ce n'est pas un ennemi, chuchota Renard. Ne t'inquiète pas.
— Il est comme eux, répondit-elle froidement, en faisant allusion aux demi-élémentaires muets.
— Saphir, calme-toi, il n'est pas avec eux, je te jure.
— Je ne te veux pas de mal, approuva Shin. Je vais vous aider, je le promets.
L'éclat de voix de l'adolescente réveilla les deux autres jeunes filles. La plus petite se frotta les yeux avec paresse. Elle dévisagea Shinddha avec curiosité. Elle possédait de longs cheveux bruns en bataille. La deuxième, plus âgée mais moins que Saphir et Renard, semblait plus méfiante.
— Renard... J'ai soif, geignit la fillette.
— Je suis désolé, Feuille, répondit le garçon. Je peux rien faire.
Shin fronça les sourcils et regarda ses mains. Il se concentra pour essayer de générer de l'eau mais rien ne sortit. Il poussa un grognement de frustration. Peu importe ce qui bloquait sa psyché, ça ne lui plaisait pas. Il lança un regard désolé à la petite et poussa un soupir.
— C'est pas grave, monsieur, dit-elle innocemment. Je peux attendre.
— Appelle-moi Shin.
— D'accord. Tu veux pas être mon papa ?
— Feuille... soupira Renard. Je t'ai déjà expliqué que... L'écoutez pas, s'excusa le garçon. Elle est petite.
— Je comprends. Moi aussi, quand j'étais gosse, j'aurais aimé avoir un père.
Sa réplique surprit le garçon, qui fronça un instant les sourcils avant de sourire, plus rassuré. Ils parlèrent longtemps ce soir-là, faisant connaissance sur la route de ce qui allait s'avérer être la plus longue de leur vie.
*********
— Théo ! Grunlek !
Le paladin et le nain accoururent vers Balthazar, à la lisière de la forêt. Accroupi, il examinait quelque chose au sol. En se rapprochant, Théo eut un haut-le-cœur. Deux corps à moitié dévorés reposaient dans les herbes hautes. Le mage semblait inquiet.
— Ils sont récents, décrivit le mage. Je dirais cinq ou six heures maximum. C'est clairement le travail de loups, mais c'est pas ça qui les a tué.
Balthazar souleva la tête de l'un des corps avec précaution et la retourna. Un trou était clairement visible à l'arrière de la tête.
— Tir de flèche à la tête.
— Ça pourrait être Shin ? demanda Grunlek, la voix plein d'espoir.
— Non. Ils ont été exécutés. Le tir est trop parfait, ils ne se sont pas défendus. Et autre chose... Ce sont des demi-élémentaires.
Il y eut un silence. Théo secoua la tête et s'avança vers la route, préférant s'éloigner des corps. Son pied frappa dans quelque chose, à moitié enterré dans la terre. Il s'abaissa et se figea. C'était un morceau de bois, trop bien taillé pour provenir d'un arbre. Derrière lui, Grunlek s'était lui aussi baissé pour examiner les cadavres.
— C'est quoi cette marque sur leur tête ? Ce "R" ?
— Je ne sais pas trop, avoua Balthazar. Je pensais que c'était une rune au départ, mais la marque semble bien réelle. Je pense que ça a été fait au fer rouge. Mais pourquoi ?
— Un groupe de bandits peut-être ?
Théo jeta un objet à leurs pieds. Le demi-diable et le nain le reconnurent immédiatement, malgré le piteux état dans lequel il était.
— L'arc de Shin... souffla Balthazar.
— Ouais, et c'est pas tout, grogna le paladin. Il y a des traces de charrette sur la route. Récentes également. Quelqu'un était là.
— Tu penses à un enlèvement ?
— Peut-être. Si c'est le cas, il faut qu'on suive la piste et vite. Il risque de pleuvoir en fin d'après-midi, on va les perdre. C'est la seule chose qu'on a. Je vais chercher Lumière et les sacs. Toi, invoque Brasier. On part dans quinze minutes.
Il s'éloigna sans plus de cérémonie, visiblement contrarié. Balthazar et Grunlek purent presque lire de l'inquiétude dans sa voix. Insensible le paladin ? Peut-être moins que ce qu'il laissait paraître.
— Qu'est-ce qu'on fait des corps ? demanda Grunlek, peiné.
— On aura pas le temps de les enterrer. Mais on peut les mettre un peu plus loin dans les buissons si tu veux.
— S'il te plaît.
Balthazar vint aider Grunlek dans sa tâche. Le nain n'aimait pas les morts sans cérémonie, il le savait. Les nains pensaient que si le corps n'avait pas reçu les sacrements nécessaires, l'âme du mort errait sur Terre pour l'éternité. Balthazar n'y croyait pas forcément, mais il respectait ça.
Après quelques minutes de préparation, les aventuriers préparèrent leurs affaires et prirent la route, guidés par Eden, déjà loin devant eux.