Particuliers
Une journée entière s'était écoulée depuis le premier réveil de Shinddha Kory dans la charrette. Celle-ci continuait d'avancer, sans visiblement de volonté de s'arrêter. Il en avait profité pour faire connaissance avec les enfants, qui avaient finalement décidé de lui faire confiance. La petite Feuille dormait d'ailleurs sur ses genoux, accrochée à ses vêtements de toutes ses forces. Renard et Rivière discutaient de tout et de rien, pour passer le temps. Saphir restait plus silencieuse, recroquevillée dans un coin. Shinddha s'inquiétait pour elle, mais la jeune femme refusait toute aide, se murant dans le silence.
— Vous êtes vraiment un aventurier ? demanda soudain Rivière. On n'en croise plus beaucoup sur les routes depuis ce qui s'est passé à Mirages. Les gens vous aiment plus beaucoup.
— C'est vrai, répondit Shinddha. On est en voie de disparition, mais on est toujours là.
— Pourquoi ?
La question désarçonna légèrement le demi-élémentaire. Il y avait encore quelques mois, il aurait répondu sans hésiter que c'était pour défendre l'équité et la tolérance. Mais Mirages, l'île des intendants, Castelblanc avaient remis en cause bien des choses dans sa vie. Il réfléchit un instant et reprit la parole.
— Comme tout le monde, je suppose. J'espère que les événements s'améliorent. Tant que ce ne sera pas le cas, mes amis et moi, on continuera à voyager et à aider.
— À vous entendre, on pourrait croire que vous êtes une sorte de… superhéros, rit Renard, sarcastique. Il n'y a que les héros des légendes qui croient encore que le monde peut changer. Moi, j'y crois pas.
— J'y croyais pas non plus, il y a quelques années. Mais j'ai des amis formidables qui m'ont donné des coups aux fesses quand il le fallait pour me faire changer d'avis.
— Ouais, et là, ils sont où vos amis ? Il est où le changement ? De plus en plus de non-humains crèvent tous les jours dehors parce que les changements profitent toujours à ceux qui peuvent en tirer quelque chose. Castelblanc ? L'Église de la Lumière a gagné, plus puissante que jamais ! Mirages ? Le démon qui a tout ravagé a encouragé tout le monde à nous considérer comme des monstres et à nous tuer. J'en sais quelque chose, mon propre père m'a balancé dehors quand je suis revenu en demi-élémentaire !
Shinddha resta interdit. Il baissa la tête. Qu'est-ce qu'il pouvait répondre à ça ? Il savait très bien que leurs actes avaient eu des conséquences. Les aventuriers n'avaient jamais vraiment pris le temps de regarder à quel point leurs actions avaient influencé le monde. Maintenant qu'il en avait une preuve devant les yeux, il ne savait plus quoi dire. Renard continuait de le dévisager, sans ciller, attendant une réponse. Shin poussa un faible soupir.
— J'étais là. À Mirages. Balthazar n'est pas un monstre… Ce qu'il a fait… On ne peut pas lui reprocher. Il voulait faire le bien. S'il n'avait pas été là, le monde serait infesté de morts-vivants aujourd'hui, il a fait ce qu'il fallait. On ne peut pas sauver tout le monde, et c'est injuste, tu as raison. On ne peut pas toujours tout changer non plus, c'est vrai. Mais si personne n'essaie, si personne ne se casse la gueule une première fois pour prouver aux autres qu'on est capable d'agir à notre échelle, qui le fera ?
Sa question resta sans réponse. À l'avant, un homme beugla de trouver un coin tranquille pour la nuit. Peut-être une occasion rêvée pour s'échapper ?
********
L'épée de Théo s'abattit brutalement sur la tête d'un loup, lui fendant le crâne en deux sous la puissance du coup. Épuisé et vidé de sa magie, Balthazar se laissa tomber contre un rocher, essoufflé, à côté du cadavre fumant d'un des canidés de la meute qui avait tenté de les attaquer quelques minutes plus tôt. Il grogna en apercevant une trace de morsure très nette sur son avant-bras.
— Foutus clébards… Tout le monde va bien ?
Grunlek, à la lisière de la forêt, regardait décamper les derniers survivants du groupe d'assaillants, poursuivis par une Eden très énervée, les babines couvertes de sang. La nuit commençait à tomber et une fine pluie rendait à présent le terrain boueux et glissant. Les loups les avaient surpris et ils avaient dépensé beaucoup d'énergie pour rien.
— Je vais bien, lâcha Grunlek. Un peu de bave sur le bras mécanique, mais ça devrait aller. Ils t'ont eu ?
— Il y en a un qui m'a mordu, ouais. Mais ça va, c'est une égratignure.
Grunlek s'approcha de lui et palpa sa blessure, lui arrachant une grimace de douleur.
— C'est un peu plus qu'une égratignure et ça a l'air profond. Théo ? Tu peux t'en occuper ? Je vais récupérer Eden avant qu'elle ne les massacre tous.
— Quoi ? Mais je vais pas claquer mon sort de soin pour une morsure ! cria-t-il, outré. T'es mage, non ? lança le paladin à Balthazar. Fais-toi des points de suture et fais pas chier !
— Théo… menaça Grunlek.
— C'est bon, j'y vais… De toute façon, après, on dit que je suis méchant et tout ça. Mais c'est pas ma faute si…
— Et sans râler !
L'inquisiteur renifla dédaigneusement et se rapprocha du mage, en traînant son épée. Il jeta un coup d'œil à la morsure et sourit sadiquement.
— Ah ouais, c'est sûrement infecté. Irrécupérable. Donne ton bras, je vais le couper, il y a que ça à faire et ça ira plus vite.
— T'es pas drôle, râla Balthazar.
— Ouais, bah je suis inquisiteur, pas clown de cirque.
— Ça reste à voir, se moqua le mage.
Grunlek leva les yeux au ciel et s'enfonça dans les buissons. Il suivit les traces de sa louve sur une bonne centaine de mètres avant de percevoir des grognements. Les battements de son cœur s'accélèrent en reconnaissant ceux d'Eden et il se mit à courir. Il déboucha après quelques mètres sur une clairière boisée. Il la retrouva coincée sous un filet, les pattes en l'air, en train de se débattre furieusement. Quatre enfants l'entouraient, armés de lances. Ils se retournèrent en voyant Grunlek arriver et braquèrent leurs armes vers lui, en tremblant.
— Ne lui faites pas de mal, dit-il le plus calmement possible, en levant les mains en l'air. C'est mon amie, elle n'est pas méchante. Elle ne vous fera pas de mal, relâchez-la. S'il vous plaît.
Les enfants se regardèrent les uns les autres un instant. Ils se concertaient. L'un d'eux, un jeune garçon à la peau sombre, finit par prendre la parole.
— On la relâche à une condition. Vous allez nous aider, dit-il d'un ton autoritaire et incroyablement assuré pour son âge.
— Bien sûr, si vous voulez. Mes amis sont plus loin sur la route, on peut essayer de vous venir en aide si vous en avez besoin. Baissez vos lances. Si vous ne faites rien à Eden, je ne vous ferai rien non plus. Je n'ai pas pour habitude de m'en prendre à des enfants.
Le garçon fit un signe de main à deux autres adolescents. Ils soulevèrent le filet et Eden trotta jusqu'à son maître, légèrement secouée. Grunlek passa une main dans sa fourrure pour la rassurer et se tourna vers les enfants.
— Je suis Grunlek von Krayn, je suis aventurier. Vous disiez avoir besoin d'aide ?
— Oui, répondit le garçon qui semblait diriger le petit groupe de chasseurs. Je suis Lièvre, et voici Ours, Chat et Hibou, dit-il en pointant les trois enfants. Notre camp a été attaqué hier soir, beaucoup des nôtres sont blessés et on ne sait plus quoi faire. Notre chef a été enlevé par des hommes en armure, mais c'était aussi notre médecin. Ils sont en train de mourir, on a vraiment besoin d'aide.
— Très bien. Suivez-moi. On va récupérer mes amis, ils sont sur la route, un peu plus loin. Balthazar est mage, je manie à peu près l'alchimie et Théo peut soigner les gens grâce à sa magie, on va faire ce qu'on peut pour vous aider.
Il tourna les talons, les enfants lui emboîtèrent le pas.
*********
La porte de la charrette s'ouvrit brusquement. Un homme sauta à l'intérieur et dévisagea Shinddha et les enfants, un à un, visiblement satisfait. Shinddha resserra sa prise sur Feuille, qui s'était réfugiée derrière lui, apeurée. Il pouvait la sentir trembler.
— Eh bien, lança l'inconnu. Vous avez pas l'air en trop mauvais état. Vous avez faim ? Soif ?
Son amabilité hypocrite ne les trompa pas. Personne ne répondit. Shin était le seul à maintenir son regard de vipère, provocateur. C'était plus fort que lui. Une nouvelle figure d'autorité s'imposait, il fallait qu'il la teste. Quand il avait rejoint le groupe des aventuriers, c'était Théo qu'il avait tenté de défier. Shinddha l'avait tellement poussé à bout que le paladin lui avait donné un coup de poing magistral au visage, qui le mit à terre pour plusieurs jours. Balthazar et Grunlek s'étaient longtemps confondus en excuse pour lui, après ça, mais l'archer n'avait plus jamais remis en question son autorité.
Le nouveau chef soutenait son regard, impassible, se prenant même au jeu du duel. Il ne savait pas sur qui il était tombé. Shin avait toujours été doué à ce jeu. Plus les secondes passaient, plus l'agacement se lisait dans son regard. Il mit fin brutalement à leur petit jeu : son poing claqua durement sur son visage, le mettant au sol. Feuille poussa un cri strident, terrifiée, alors que le demi-élémentaire se redressait, la joue en feu.
— Tout va bien, ma puce, dit-il froidement. Certains humains ne connaissent ni honneur ni honte.
— La myrtille ferait mieux de fermer sa gueule s'il veut pas que je lui décroche la mâchoire au prochain coup. Vous avez plutôt intérêt à vous décrasser, ça vend pas quand c'est sale.
L'homme posa un seau d'eau sur le sol et quitta le chariot en riant. La porte se referma sur eux.
— Vendre ? s'inquiéta Rivière.
— Il raconte sûrement n'importe quoi, tenta Renard pour la rassurer, bien qu'une once d'inquiétude ressortait de sa voix. Pas vrai, Shin ?
Le demi-élémentaire aurait voulu apaiser leurs craintes, mais lui-même hésitait sur la vérité des propos. Le regard de Renard s'écarquilla en comprenant que lui aussi avait des doutes.
— Ils vont vraiment nous vendre ?
— Je n'ai pas dit ça, répondit Shinddha. Mais ce n'est pas à exclure. Dans l'est du Cratère, je sais qu'il existe des commerces d'esclaves de non-humains. Mais… C'est interdit dans cette région, normalement. C'est pour ça que je suis venu m'y installer. J'ai peur qu'ils aient étendu leur terrain de chasse à l'ouest.
— Ils vont nous conduire à l'est ? demanda Renard.
— Je ne sais pas. Si c'est le cas, on ferait mieux d'écouter ce fils de truie et se laver. On en aura peut-être plus l'occasion. Le royaume de l'est, c'est au moins deux mois de voyage à cheval. Mais vu comment ils voyagent légers, ça m'étonnerait qu'on traîne aussi longtemps sur les routes.
Le demi-élémentaire tira le seau d'eau vers lui. Son regard s'illumina en découvrant un objet flottant dans l'eau : du savon. Il se saisit de l'objet glissant et commença à frotter ses poignets avec insistance. À force d'acharnement, et sous le regard médusé de ses compagnons, la chaîne glissa le long de sa main, n'y laissant qu'une marque rouge à cause de l'effort. Les enfants parurent impressionnés. Renard se saisit même de l'objet magique pour essayer d'en faire de même. Le savon lui échappa brusquement des mains quand la porte s'ouvrit.
Leur bourreau, qui revenait avec un plateau recouvert d'une bouillie malodorante, se figea en découvrant l'archer, une main libre. Shinddha, qui comprit très rapidement que ce n'était pas bon signe pour lui, chercha à attraper le savon qui trainait un peu plus loin, en tirant le plus possible sur ses chaînes. Une botte immense claqua sur ses doigts, il retint un cri de douleur. Il avait pu entendre chacun de ses os craquer. L'homme appuya dessus de tout son poids pendant encore quelques secondes, puis, alors que le demi-élémentaire se redressait, un violent coup de pied sous la mâchoire le rejeta en arrière. Feuille et Rivière poussèrent un cri de terreur et se replièrent derrière Renard qui faisait un bien piètre barrage contre la violence dont faisait preuve l'inconnu.
— David ! Refous les menottes à cet abruti ! Et attache-le comme un chien. C'est le seul langage que ces putains de sauvages comprennent.
Il cracha devant le visage de Shin, qui recula douloureusement. Un goût de sang lui emplissait la bouche et la douleur qu'il éprouvait à ouvrir la mâchoire lui apprit que c'était peut-être cassé. Un deuxième homme entra et lui replaça les chaînes, plus serrées. Une nouvelle fut ajoutée autour de son cou et accrochée bien haut dans la caravane, pour l'empêcher de se coucher. Il ne poussa pas un cri, malgré la souffrance. Il ne se débattit pas non plus quand on lui installa une muselière, qui claqua douloureusement sur sa mâchoire. Shinddha ne les quittait pas des yeux, le regard sombre et cet air de défi toujours peint sur son visage. Il connaissait très bien les gens de leur espèce, il avait tenu assez longtemps face à l'Église de l'Eau, il y avait de cela bien longtemps, pour leur prouver qu'il n'était pas faible.
— Baisse tes yeux, enflure.
La phrase sonna menaçante. L'homme s'était accroupi en face de lui, mauvais. Shin ne réussit pas à répondre, coincé par la muselière et la douleur. Mais son regard lui hurlait qu'il ne se rendrait pas. Une main claqua sur sa joue, violente, douloureuse. Pourtant, il se redressa de nouveau, yeux dans les yeux avec son agresseur.
— Baisse les yeux, je te dis. C'est mon dernier avertissement. C'est pas toi qui commandes. Tu n'es rien. Tu n'as jamais été quelqu'un et, si tu avais, l'espace d'un instant, l'espoir d'en redevenir un, tu te trompes. Baisse les yeux, avant qu'il ne soit trop tard.
Un gourdin caressa lentement sa joue. Shin réfléchit un instant. Puis un semblant de sourire se dessina sous la muselière. De toutes ses forces, il claqua son crâne dans celui de son agresseur, qui tomba en arrière, sonné. Le deuxième homme siffla une insulte entre ses dents, le demi-élémentaire eut juste le temps de voir le gourdin foncer vers ses yeux, puis ce fut le noir.