Particuliers

Chapitre 4 : Brisé

2306 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/09/2025 09:40

Grunlek, Balthazar et Théo suivaient les enfants à travers les bois, Lumière et Eden sur les talons. Le mage avait la désagréable impression d'être épié depuis les hauteurs des arbres, mais il ne disait rien, faisant confiance à Grunlek. La rencontre avec les deux autres membres du groupe avait été mouvementée. Dès qu'ils avaient vu l'insigne de la Lumière sur le torse de Théo, les adolescents avaient pris peur et avaient menacé de s'enfuir. Grunlek avait pris dix minutes pour leur faire comprendre qu'il n'était pas une menace. Même si l'événement paraissait anodin, Théo semblait avoir été touché. Pas un mot ne s'échappait de sa bouche depuis le début du voyage.


— Vous êtes nombreux à vivre dans la forêt ? demanda Bob, curieux. C'est un endroit dangereux, il n'y a plus beaucoup de clans qui y traînent.


— On n'a pas vraiment le choix, répondit Lièvre en haussant les épaules. Personne veut de nous dans les villes, on se débrouille comme on peut. On a une ferme, des cultures, de l'eau. On se débrouille plutôt bien pour des enfants.


Balthazar marqua un temps d'arrêt.


— Attendez, des enfants ? Il n'y a pas d'adultes avec vous ?


— Non. Renard est le plus âgé, c'est lui qui nous a recueillis. Avant, j'habitais Castelblanc. Mes parents avaient plus de quoi me nourrir, alors je suis parti. Je serais mort de faim si Renard m'avait pas trouvé. Il va en ville, deux fois par mois, pour récupérer les nouveaux.


— Et vous ? s'adressa Grunlek à Ours, Hibou et Chat. C'est quoi votre histoire ?


— La guerre, répondit simplement Chat. Mon père était paladin, il est mort au combat. Je vivais dans la maison familiale avec Hibou, jusqu'à ce que la milice nous mette dehors parce que j'avais pas de quoi payer le loyer. Hibou, c'est mon petit frère. Ours est muet, il vous répondra pas. C'est un ancien esclave. Il a tué son maître et traîne sur les routes depuis.


Le pyromage lança un regard vers Théo. Le visage du paladin s'était un peu plus assombri. Balthazar savait qu'il avait très mal vécu la mort de son père et qu'il n'aimait pas beaucoup les histoires semblables à la sienne. Dès qu'il croisa son regard, le guerrier regarda immédiatement ailleurs. Il esquivait. Un grand classique.


Ils marchèrent encore une dizaine de minutes avant d'apercevoir de grandes murailles de bois au loin. Une fumée noire s'envolait derrière elles, le paysage avait été ravagé récemment. Partout, de jeunes adolescents portaient de grandes planches de bois et s'agitaient. Plus le groupe avançait, plus le nombre de curieux grandissait autour d'eux. Dès qu'ils passèrent les portes de bois, ils se retrouvèrent encerclés d'enfants de tous âges discutant à voix basse. La plupart se tenaient loin de Théo, mais quelques courageux osaient venir, toucher son armure et repartir en courant, en gloussant stupidement.


Balthazar était émerveillé par le travail accompli ici. De petites habitations de bois se dressaient sur plusieurs rangées, certaines tenant par miracle. Un ruisseau traversait le village improvisé en deux, autour duquel s'organisaient quelques cultures. En revanche, plusieurs bâtiments brûlaient encore et une odeur persistante de cadavre régnait dans les lieux, gâchant ce petit paradis.


Un jeune homme plus grand que les autres se fraya un chemin dans la foule, en poussant de la main ceux qui ne s'écartaient pas d'eux même. Le mage lui donnait seize, peut-être dix-sept ans. Il était grand et de longs cheveux noir sale lui tombaient sur les épaules. Ses yeux bruns les dévisageaient avec inquiétude. Lièvre s'avança devant le groupe.


— Loup, je suis là.


— Qu'est-ce que tu fous, Lièvre ?! Je t'ai dit de trouver des plantes, pas de ramener des adultes. Encore moins un paladin de la Lumière, cracha-t-il à l'attention de Théo.


— Ils peuvent nous aider, supplia le gamin. Le nain a dit qu'ils connaissaient la médecine. S'il te plaît, on n'en peut plus de les voir mourir…


Le dénommé Loup jeta un regard noir aux trois aventuriers. Il hésitait. Balthazar prit les devants, la situation semblait plus compliquée que prévu.


— Je suis Balthazar Octavius Barnabé Lennon, récita-t-il de sa voix des grandes occasions. Vos amis sont venus nous avertir de l'attaque récente de votre camp. Nous avons les moyens d'aider, si vous le permettez. J'ai quelques notions en soins, mon ami Grunlek sait faire quelques potions et notre paladin peut éventuellement utiliser sa magie pour stabiliser les plus blessés. Je peux comprendre votre méfiance, mais nous ne vous voulons aucun mal.


— Vous voulez quoi en échange ? cracha Loup. Je connais les gens comme vous, ça travaille pas gratuitement.


— Nous ne sommes pas des mercenaires, intervint Grunlek. Un logement pour la nuit conviendra très bien. Nous ne sommes pas difficiles.


Loup poussa un soupir, vaincu.


— Suivez-moi. Mais je vous préviens, c'est pas beau à voir.


Les aventuriers lui emboîtèrent le pas vers un bâtiment plus à l'écart.



*********



Shinddha avait envie de dormir. Il voulait une taverne, une couverture bien chaude et Balthazar qui racontait sa vie en fond pour le bercer. Mais dès qu'il voulait se coucher, quelque chose semblait le retenir au niveau du cou. Il essaya bien d'en parler au mage, mais sa bouche ne s'ouvrait pas. Il paniqua légèrement, l'image de la taverne devint plus sombre… Puis il ouvrit les yeux. Un peu de sang coulait de ses lèvres alors qu'il reprenait lentement connaissance.


La nuit était tombée à l'extérieur, il faisait sombre dans la charrette. Dans la pénombre, il distingua la silhouette endormie de Renard, Feuille et Rivière collées contre lui. Un peu à l'écart, deux yeux perçants, jaunes, l'observaient avec attention. Saphir ne dormait pas et ne semblait pas non plus heureuse de le voir se réveiller.


— Vous avez manqué de nous faire tuer, dit-elle sur un ton réprobateur. Vous n'êtes pas tout seul, vous avez pensé aux conséquences de vos actes ?


Shin essaya d'ouvrir la bouche, mais une douleur lancinante l'en empêcha et lui arracha un grognement de détresse. Oui. Clairement, sa mâchoire était brisée. Il n'osa plus bouger, de peur que le mouvement aggrave la situation. La muselière et le collier étaient toujours là également. Il jeta un regard désolé à l'adolescente. Il ne pouvait pas faire grand-chose d'autre de toute façon.


— Ils s'en sont pris à Feuille, continua la jeune femme. Elle a essayé de s'interposer et ces… ils l'ont frappé au visage, elle a perdu connaissance. À cause de vous.


Le demi-élémentaire baissa les yeux vers la petite, inquiet. Son visage était caché dans le creux du bras de Renard, il ne pouvait pas se rendre compte de la situation. Il réfléchit à un moyen de communiquer. C'était une demi-diablesse : si Balthazar pouvait communiquer par télépathie, peut-être qu'elle aussi. Il leva sa main valide et tapa plusieurs fois son front avec insistance, pour essayer de faire comprendre son intention à l'adolescente. Elle ne comprit pas tout de suite, le dévisageant avec mépris et prenant certainement ses gestes pour des bêtises. Puis son regard s'illumina.


— Vous voulez que je rentre dans votre tête ?


Shin hocha la tête.


— Je… Je sais pas si j'en suis capable. Je n'ai plus mes pouvoirs à cause des chaînes.


Elle essaya plusieurs fois, en vain, à son grand désespoir et à celui de Shin. Elle finit par abandonner et se coucha, prétextant une fatigue intense. Le demi-élémentaire laissa sa tête retomber en arrière. Il était encore dans de beaux draps. Il espérait que les aventuriers avaient plus de chance de leur côté. Pourquoi mettaient-ils autant de temps à le retrouver ? La seule idée que ses bourreaux aient pu s'en prendre à eux l'empêcha de fermer l'œil. Qu'est-ce qu'il allait devenir ?


Shinddha tira un peu sur son collier, pour essayer d'avoir un peu de leste. La corde était attachée trop haut, il ne pouvait pas baisser la tête sans risquer de s'étouffer par mégarde. Ne sachant pas quoi faire pour passer le temps, il dégagea lentement sa main écrasée plus tôt, pour faire un bilan des dégâts. Deux doigts paraissaient tordus, un troisième tournait clairement du mauvais côté. Ce n'était pas bon signe. De sa main valide, il arracha une de ses manches. Faire une attelle n'était pas très difficile. Balthazar passait son temps à se casser les doigts sur tout et n'importe quoi, il en avait l'habitude. Cependant, pour que le bandage soit efficace, il savait aussi qu'il devait redresser ses doigts.


Il effleura les fractures, une douleur le lança immédiatement. Il prit une grande inspiration et releva l'un des deux tordus, d'un coup sec. Il poussa un grognement refoulé, autant pour ne pas réveiller les enfants qu'à cause de la muselière. Des étoiles dansaient devant ses yeux, il avait peur de perdre de nouveau connaissance.


Courage, Shin. Plus que deux, pensa-t-il, pour s'encourager.


Il attrapa le deuxième un peu tordu. Il tira brutalement. Il hoqueta de douleur et prit quelques secondes pour calmer les battements affolés de son cœur. Des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues, qu'il tentait en vain de refouler. Sa vue se troublait, il devait faire vite. Il attrapa le troisième doigt, le plus abîmé. Une pensée agréable et ce serait terminé. Il tira, la douleur lui arracha un hurlement qui ne passa pas inaperçu.


Renard ouvrit les yeux, surpris. Devant lui, le demi-élémentaire respirait bruyamment, le visage ravagé par les larmes et laissant échapper un grognement de temps à autre. Sa main tremblait alors qu'il enroulait un fin tissu autour d'elle et de deux bouts de bois. L'adolescent, inquiet, chercha à capter son regard.


— Shin, ça va ?


L'archer hocha positivement la tête. La douleur n'était que temporaire, tout allait bien se passer.


— Tu peux parler ?


Renard tira sur ses chaînes pour l'atteindre. Shinddha ne l'avait encore jamais vu d'aussi près. Ils restèrent un instant yeux dans les yeux, gênés, avant que l'enfant ne pose sa main sous sa gorge. Il palpa pendant quelques secondes et tira une grimace.


— C'est pas cassé, dit-il. Par contre, c'est déboîté. Et pas qu'un peu. Laisse-moi faire, je vais arranger ça. Tu peux baisser la tête, je vais essayer de retirer la muselière.


Shin baissa la tête au maximum. Renard tira un peu sur la muselière et après quelques secondes, elle tomba au sol. Il ne put rien faire pour la corde, cadenassée plus haut. L'adolescent attrapa l'objet et le jeta au loin, dans un coin de leur prison. Il plaça un doigt dans sa bouche. Le demi-élémentaire se tendit légèrement.


— Ça va faire très mal pendant une seconde. Je le fais à trois. Un…


Il tira violemment, Shin, surpris, poussa un cri et chercha à se débattre. Renard relâcha tout et la douleur s'évanouit rapidement. L'adolescent le dévisageait de ses grands yeux malicieux. Le demi-élémentaire mit encore quelques minutes à ouvrir la bouche. Une heure après, il pouvait à nouveau parler.


— Évite de trop parler ce soir, conseilla Renard. C'est encore sensible et ça risque de tirer encore un peu.


— Où as-tu appris à faire ça ? articula l'archer, difficilement.


— Tout seul. J'ai passé une après-midi chez un médecin de Castelblanc qui m'a montré les gestes basiques pour soigner les miens. Il m'a offert un livre aussi, j'essaye d'appliquer ce qu'il y a écrit dedans.


Feuille s'éveilla en les entendant parler. Son regard s'embruma alors qu'elle se jetait dans les bras de l'archer. Elle le serra de toutes ses forces, Shin lui caressa les cheveux pour l'apaiser.


— On est où ?


— Toujours à l'arrêt, répondit Renard. Ces porcs sont en train de ronfler dehors. L'aube sera bientôt là, je suppose qu'on va bientôt repartir. On ne va pas s'en sortir, pas vrai ? Même si on a laissé de quoi nous retrouver, on doit être loin des autres maintenant.


Le demi-élémentaire poussa un soupir qui confirma ses doutes.


— Sais pas, répondit-il difficilement. Théo n’abandonne pas. Vont nous retrouver. J'espère.


— T'es trop optimiste. Repose-toi, t'as vraiment une sale tronche.


— Merci…


Il soupira d'aise et s'installa comme il put, les genoux recroquevillés contre son torse. Il ne pouvait toujours pas se coucher, mais le poids de la muselière en moins soulagea considérablement ses cervicales. Alors que Renard se rendormait, il se redressa un peu pour observer l'extérieur depuis les trous du bois épais.


Un feu de camp brûlait au centre des trois couchettes. Trois hommes étaient avachis dessus, ronflant de manière si peu discrète que n'importe qui dans le secteur aurait pu les entendre. Alors que son regard s'égarait sur les flammes qui dansaient, il pensa à ses compagnons de route, certainement inquiets. Il y avait encore quelques années, il aurait douté de leur fidélité. Aujourd'hui, il croyait plus que jamais qu'ils étaient sur ses traces et que ce n'était plus qu'une question de temps avant que Théo ne déboule pour leur planter une épée dans la jugulaire.


Ses yeux se fermèrent doucement et il s'endormit à son tour après quelques minutes, l'esprit plein de doutes et d'appréhensions.


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