Particuliers

Chapitre 5 : Dans les étoiles

2665 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 06/09/2025 09:59

L'odeur qui régnait dans la petite cabane de bois, à l'écart du camp, était vite devenue insupportable pour Théo de Silverberg qui se rua dehors après seulement quelques minutes pour vomir. Balthazar et Grunlek tenaient bon, errant dans les couloirs séparant les trop nombreux lits. C'était un massacre. Une vingtaine d'enfants, nourrissons comme adolescents, étaient allongés là, sur des couchettes de fortune. La plupart étaient très mal en point, voire pires. Plusieurs fois, Balthazar pointa des gamins décédés.


— Qu'est-ce qui s'est passé ici ? demanda le mage à Loup, assez fort pour couvrir les plaintes et les gémissements.


— J'aimerais bien le savoir aussi. Avant-hier, des hommes ont envahi le camp sans crier gare. Ils voulaient les non-humains. Beaucoup se sont interposés, ils ont commencé à s'exciter et à massacrer tout ce qui passait sous leur lame. Avec Renard, on a fait sortir tous ceux qui le pouvaient par l'arrière, le temps que les choses se calment… Mais c'était trop tard. Ils ont embarqué trois de mes amis. Renard a tenté de les en empêcher, mais il s'est fait avoir lui aussi. Je ne peux même pas partir à sa recherche, il y a trop à faire ici pour le moment, vous voyez ça comme moi…


Grunlek lança un regard triste à Balthazar en constatant le décès d'une jeune fille de cinq ou six ans à peine. Le mage secoua la tête.


— On va essayer de mettre un peu d'ordre ici. Si vous le pouvez, aérer au maximum la pièce, quitte à dresser un camp dehors. Il ne fait pas encore trop froid et vous avez des couvertures, ça fera l'affaire. Si tout le monde reste enfermé, on risque une épidémie qui pourrait tous les tuer et vous autres avec. Avec Grunlek, on va faire le tour pour trier ceux qui sont toujours en vie et ceux qui sont décédés. Enterrez les corps loin du camp, pour éviter la propagation de maladies et protégez vous avec des gants et des masques. Si vous ne pouvez pas les enterrer, brûlez-les. Le plus important, c'est de ne pas provoquer d'hémorragie. On va ensuite diviser les malades en trois groupes. Ceux en priorité vitale, ceux qui sont salement amochés, mais qui peuvent attendre et les blessés légers. Combien de personnes sont capables de faire des soins ? Au-dessus de dix ans, ça fera l'affaire.


— Je dirais une dizaine.


— Amène-les, je vais leur montrer comment désinfecter et faire des soins basiques et des attelles pour ceux qui en ont besoin. On a besoin de tout le monde. On s'occupe du tri, essaye de dégager une zone à l'air libre et, dès que tu es près, on commence à te les envoyer. Il faudra ensuite brûler cette cabane et assez rapidement.


Loup hocha la tête et quitta la pièce. Grunlek sourit à son compagnon, tristement.


— J'ai compté au moins cinq morts depuis qu'on est là.


— Ouais, ça va pas être facile. Pauvres gosses. Je vais récupérer le paladin, je reviens tout de suite. J'espère que t'as encore ces feuilles énergisantes, la nuit va être longue.


Les aventuriers se séparèrent et commencèrent doucement à se mettre en action. Le temps pressait et les blessés, nombreux, risquaient de mourir entre leurs mains à tout moment.


********


Dans la petite charrette perdue au milieu de nulle part, Shinddha s'éveillait paresseusement, courbaturé et le cou douloureux à force d'essayer de ne pas s'étrangler avec son collier. Feuille, assise en face de lui, le dévisageait avec insistance, attendant visiblement quelque chose. Renard, Rivière et Saphir dormaient encore, blottis les uns contre les autres sous les premières lueurs de l'aube. Le demi-élémentaire jeta un coup d'œil à sa main. Ses doigts avaient pris une teinte violacée, ce qui lui arracha une grimace. Il sourit malgré tout à la petite fille.


— Tu es déjà levée ?


— J'arrivais pas à dormir. Parce que tu ronfles fort.


— Ah… Si tu veux un secret, mon ami nain fait trembler la forêt toute entière quand il dort. Tu peux l'entendre à des kilomètres à la ronde.


— Je pourrai l'entendre d'ici ?


— Au moins.


C'était traître et bas, mais ça détournait le sujet de la conversation. Shin étira un peu son cou, mais la chaîne lui empêcha un mouvement plus vaste. Il poussa un grognement de frustration et reprit sa place. Feuille le dévisageait toujours, la tête penchée sur le côté. Elle semblait inquiète.


— Tu as mal ?


— Je tiens le coup, on va dire.


Elle réfléchit un instant, puis s'approcha de lui. Elle posa ses mains sur son collier. Une chaleur inhabituelle l'envahit, provenant des mains de la petite. Une toute petite flamme finit par sortir de ses mains et elle commença à couper le collier de cuir qui lui emprisonnait le coup. Ça ne lui prit que quelques secondes. La libération soulagea Shin qui s'effondra sur le sol. La zone était douloureuse et un peu brûlée, mais il pouvait de nouveau bouger. Shin remarqua alors un détail important.


— Attends, tu t'es détachée ?


— Oui, chuchota-t-elle. Les chaînes n'étaient pas serrées.


— Et ça fait longtemps ?


— Depuis le début.


Shin secoua la tête. Et dire qu'elle aurait pu les aider depuis tout ce temps. Le demi-élémentaire jeta un coup d'œil vers l'extérieur.


— Est-ce que tu sais te repérer en forêt ?


— Rivière m'a appris à lire les étoiles et à repérer l'est.


— Parfait.


Il détacha un collier de son cou et l'accrocha autour du sien.


— Tu vas m'écouter attentivement, chuchota Shinddha. Tu vas suivre la route jusque chez toi. On n'a pas quitté le sentier. Cache-toi si tu croises des gens, ne les laisse pas te repérer. Si tu croises un mage en robe rouge, un paladin en armure blanche et un nain au bras mécanique avec une grande louve blanche, fonce vers eux et donne-leur ça, tu peux leur faire confiance. Si tu ne les trouves pas, rentre chez toi et demande de l'aide.


— Toute seule ? demanda-t-elle, effrayée.


— Je n'ai pas le choix, ma puce. Je suis sûre que tu peux le faire. Tu vois ce collier ? C'est un collier magique, il t'encouragera quand ça n'ira pas. File maintenant, avant qu'ils ne se réveillent.


Elle hocha la tête et se glissa hors de la charrette. Shin l'entendit courir jusqu'aux bois. Envoyer une gamine de cinq ans était complètement irresponsable, mais elle vivait dans la forêt, peut-être qu'elle pourrait le faire. C'était leur seule chance. Renard s'éveilla lentement. Il jeta un coup d'œil autour de lui.


— Où est Feuille ?


— Elle est sauvée, répondit Shinddha. Je l'ai envoyé chercher de l'aide.


— Toute seule ?! Vous êtes malade ! Il y a des loups et des ours dans les bois, elle n'est pas armée !


— Oh, détrompe-toi. Tu as dit que c'était une demi-succube, non ? Son démon ne la laissera pas mourir aussi facilement. Elle va s'en sortir, fais-moi confiance.


— S'il lui arrive quelque chose, je te fais la peau.


— Je suis d'accord avec toi, je ne me le pardonnerai pas non plus. Mais on n'a pas franchement le choix.


Renard, contrarié, ne répondit pas. Dehors, leurs bourreaux s'éveillaient enfin, en s'insultant. Ils parlaient déjà de se remettre en route. Le demi-élémentaire se tendit légèrement. Il fallait ralentir le convoi coûte que coûte, et ça commençait maintenant. Il prit un peu d'élan et s'élança contre la paroi. Tout le chariot s'ébranla.


— Putain, c'est encore la myrtille qui casse les couilles ça ! cria une voix. Je m'en vais te lui donner une correction, il va pas l'oublier.


Renard écarquilla les yeux de terreur alors que Shin souriait, mauvais, en voyant l'ombre s'approcher, un fouet à la main.


— Allez, amène-toi, cracha le demi-élémentaire.


*********


Cachée derrière un tronc, Feuille observa les hommes traîner Shinddha dehors. Il se débattait, il le vit mordre à pleines dents dans les bras de l'un d'entre eux. Son regard croisa un instant le sien, il lui fit signe de filer. Elle s'exécuta et partit en courant vers le cœur de la forêt, aussi vite que ses petites jambes pouvaient la porter. Elle s'éloigna assez vite des bruits et se mit après quelques minutes à chercher la route. Pendant une heure. Deux heures. Peut-être plus. La panique la gagna rapidement quand elle s'aperçut qu'elle était perdue.


Effrayée, elle finit par s'asseoir contre un tronc, les jambes collées contre sa poitrine, les joues ravagées par les larmes. Il était déjà midi et elle ne savait plus où elle était. Tous les arbres se ressemblaient, tous les bruits étaient monstrueux. Elle voulait retrouver les autres. Une forme bougea dans les fourrés, son cœur rata un battement.


— Il y a quelqu'un ? demanda-t-elle d'une toute petite voix.


Des feuilles bougèrent derrière un buisson, elle se redressa, sur ses gardes, prêtes à courir. Finalement, un grand loup noir sortit des buissons. Il l'observait, droit dans les yeux, babines retroussées et un grondement sourd s'échappait de sa gueule. Elle recula doucement, la respiration rapide, puis se retourna et se mit à courir. L'animal allait vite. Bien plus vite qu'elle. Une mâchoire ferme et dure attrapa sa cheville et elle s'étala en criant. L'animal la secouait, du sang coulait. Il la relâcha et elle comprit immédiatement qu'il allait lui bondir dessus.


Pourtant, au moment où il bondit, une forme gigantesque le poussa sur le côté. Un loup blanc venait d'apparaître de nulle part, immense, et combattait le loup noir avec férocité. Des touffes de poils noirs volaient et l'agresseur de la petite reculait de plus en plus, oreilles plaquées sur la tête. Il finit par fuir la queue entre les pattes en poussant des couinements aigus. La petite n'avait pas bougé, tétanisée. Cependant, quand l'animal s'approcha d'elle, son regard s'écarquilla de peur.


Le loup blanc, pourtant, se contenta de s'asseoir en face d'elle. Il l'observait avec insistance, sans bouger. Feuille hésita sur la marche à fuir. Elle voulait partir, mais l'animal ne semblait pas agressif. Le loup poussa un couinement plaintif, puis se coucha à ses pieds, oreilles dressées, attentif. La petite fille finit par tendre la main vers elle avec appréhension. L'animal se laissa caresser et roula même sur le dos pour se faire gratter le ventre, ce qui la fit rire un peu.


— Tu es une fille ! finit-elle par lâcher en lui grattant le ventre. Et tu n'as pas l'air sauvage. Toi aussi, tu es perdue ?


La louve se redressa. Elle s'approcha de son cou et renifla le collier que lui avait donné Shinddha avec insistance. La petite fronça les sourcils.


— Tu connais Shin ?


La louve dressa les oreilles et poussa un couinement. Elle se releva et prit la direction du nord. Elle se retourna vers la petite et attendit. Feuille, ne sachant pas quoi faire d'autre, décida de la suivre. Shin avait dit que ses amis avaient une louve blanche avec eux, peut-être qu'elle pourrait les mener à eux ?


*********


Balthazar somnolait sur son bâton, exténué. La nuit avait été rude et la fatigue commençait à se faire de plus en plus grande. Théo, vidé de sa psyché, n'arrivait même plus à se lever et Grunlek continuait de rassurer les enfants blessés un peu plus loin. Le soleil était déjà haut dans le ciel et ils étaient toujours coincés au camp. L'immobilité les inquiétait, Shin pouvait déjà être loin, mais aucun d'eux n'avait pu se résoudre à abandonner les enfants à leur sort.


— Tu te remets, vieille branche ? demanda le mage au guerrier.


— J'ai connu pire. Il y en a encore beaucoup à soigner ?


— Il y a encore celui qui s'est pris un coup d'épée dans le ventre et le petit de deux ans avec sa jambe cassée. J'ai pas de quoi soulager sa douleur et il a mal, on peut pas le laisser comme ça. Tous les autres sont stables. On a bien bossé.


— Je peux tenter de faire la jambe cassée en puisant dans ma vie, l'autre on verra quand j'aurais récupéré.


— T'es sûr ? T'as pas l'air en forme.


— Je gère.


Il se redressa et se releva fébrilement sur ses jambes. Il fit deux pas et s'effondra sur Balthazar qui eut bien du mal à le relever. Il le soutint jusqu'au lit du petit et le laissa travailler. Il s'éloigna pour s'occuper d'un autre gamin bien amoché. Aucune perte n'était à déclarer pour la nuit, c'était encourageant. Deux enfants se trouvaient encore entre la vie et la mort, principalement à cause d'une perte de sang importante, les autres se portaient mieux. En revanche, ils n'avaient plus de plantes en stock et les bandages devenaient de plus en plus rudimentaires, il allait falloir en trouver d'autres. Les enfants indemnes aidaient du mieux qu'il pouvait, changeant les bandages, encourageant les blessés ici et là.


Une petite fille attrapa la manche du mage et tira légèrement dessus pour attirer son attention. Le demi-diable se retourna vers elle et lui sourit pour la rassurer. C'était une enfant de deux ou trois ans au bras cassé, qui s'était prise d'affection pour lui et qui ne le quittait plus depuis.


— Loup ne t'avais pas mise au lit, toi ? Qu'est-ce que tu fais encore ici ?


— Cadeau !


Elle lui tendit un lapin en peluche absolument cauchemardesque. Une oreille avait été arrachée, son ventre était ouvert et ses yeux avaient disparu. Le jouet faisait peine à voir, mais le mage ne dit rien. Il s'accroupit près d'elle.


— Tu sais quoi ? Tu devrais le garder. Il te sera plus utile qu'à moi.


— Loup dit que c'est pour les bébés.


— Loup a tort. Tu veux que je te dise un secret ?


Il attrapa son sac derrière lui et en tira un ours en peluche dans un état encore plus dégradé que celui du lapin. La petite fille l'attrapa et le palpa un peu.


— Je l'ai depuis que je suis tout petit, il ne m'a jamais quitté. C'est un bout de ma maman que j'ai toujours avec moi. Quand je me sens pas bien ou que la vie devient trop dure, je le regarde et je sais que, quelque part, ma maman sait que je vais pas bien et me transmet son amour à travers cet ours en peluche.


— Loup dit que ma maman est dans les étoiles.


— Alors c'est encore plus vrai. Ce lapin, c'est ta maman. Elle veille sur toi, ne t'en sépare jamais.


La petite sauta dans les bras du mage, qui la laissa faire, sourire aux lèvres. Il lui ébouriffa les cheveux.


— Allez, file au lit maintenant.


La petite s'exécuta. Balthazar leva la tête vers le ciel et poussa un soupir. Un sourire étira légèrement son visage. Grunlek s'installa à côté de lui, les bras croisés.


— Tout va bien ? demanda le nain, soucieux.


— Oui. Je pensais à ma mère. Ça fait un sacré paquet de temps que je l'ai pas vue. Quand on aura retrouvé Shin…


— Bien sûr qu'on va aller voir ta mère. Théo ratera aucun moyen de te vanner jusqu'à la fin de tes jours à cause d'informations compromettantes.


— T'es con.


— Théo quoi ? beugla une voix familière de l'autre côté d'un lit.


Le mage et le nain rirent un bon coup et se remirent au travail. Il y avait beaucoup à faire encore dans ce camp.

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