Particuliers

Chapitre 6 : Fin du voyage

2592 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/09/2025 15:38

Shin se redressa difficilement, la mâchoire serrée. La douleur était intense, lancinante et il retomba au sol. La charrette avait fini par se remettre en route, après le passage de nerfs de leurs bourreaux sur le dos du demi-élémentaire d'eau. Son dos, sanguinolent, était traversé de grandes traces rouges.


— Arrêtez de bouger, geignit Saphir.


La jeune femme avait usé de ses charmes pour obtenir un seau d'eau et nettoyait délicatement les plaies depuis plusieurs minutes. L'archer poussa un grognement et se détendit un peu. C'était trop tard de toute façon. Il espérait que Feuille retrouve ses compagnons sur la route avant le départ, mais, de toute évidence, ils n'y étaient pas. Renard, les bras croisés, l'observait avec dédain, une pointe de moquerie dans le regard.


— Vous êtes totalement cinglé, finit-il par lâcher. Pourquoi vous avez fait ça ?


— Gagner du temps… Mes amis ne doivent plus être loin. J'espérais.... Je pensais qu'ils arriveraient…


— Ils viendront pas, soupira Renard. On est loin maintenant, il a plu et toute trace a dû disparaître. Pourquoi vous n'abandonnez pas ?


— Parce que tu abandonnes ?


— Je me suis fait une raison, oui. On peut pas s'échapper d'une simple charrette. Et qui vous dit que vos amis vont pas connaître le même sort que nous ? On va juste les mettre en danger.


— Et donc, on va juste attendre d'être vendus comme des animaux de foire ? Prendre des risques, c'est toujours utile. Abandonne si tu veux. Je peux te garantir que, moi, je ne me laisserais pas faire.


Saphir poussa un soupir lourd de sens. Shin lui lança un regard. Rivière, un peu à l'écart, observait la scène sans piper mot.


— Ce n'est pas une question d'abandon, répliqua-t-elle. La question, c'est qu'est-ce qu'on va devenir ? Je ne veux pas terminer dans une maison close comme jouet sexuel. Je suis d'accord avec Shin, Renard. Mais en même temps… Que peut-on faire de plus ? Depuis le départ de Feuille, ils nous surveillent encore plus, impossible d'échapper à leur vigilance.


— On va bien trouver quelque chose, la rassura Shin. On est quatre. Si on se coordonne, on peut tout faire.


Renard poussa un grognement de désapprobation, moyennement convaincu. Il croisa les bras et se mit à regarder la route à l'extérieur, silencieux. Les arbres dansaient devant ses yeux, moqueurs, dédaigneux, alors qu'ils continuaient d'avancer vers un avenir incertain.


*********


Feuille traînait des pieds. Elle avait marché toute la matinée et les traitements des deux derniers jours l'affaiblissaient considérablement. La louve marchait à son rythme, tout près d'elle, la soutenant quand elle menaçait de s'écrouler. L'animal la couvait du regard comme une maman et veillait sur elle avec bienveillance. La petite se laissa tomber contre un arbre, épuisée, et se mit à pleurer. Les heures passaient et elle ignorait totalement où elle se trouvait. Elle paniquait, mais ne voulait pas décevoir Shin.


La louve s'approcha lentement. Elle couina, puis posa sa tête sur ses genoux, les oreilles tendues vers elle, attentive. Feuille se calma doucement en caressant sa tête et ses pleurs devinrent rapidement des reniflements. Le canidé, patient, s'assoupit un instant près d'elle, pour la laisser récupérer.


La petite finit par s'endormir contre elle, exténuée, les bras encerclant son cou musclé. La louve se mit à lui lécher la tête, pour l'apaiser, avant de se figer brusquement. Ses oreilles en alerte, elle détailla les buissons avec attention, sur ses gardes. La petite s'éveilla en la sentant se tendre.


— Qu'est-ce que tu as vu ?


Un grognement féroce retentit derrière un buisson. La louve bondit sur ses pattes et se mit elle aussi à gronder. Ses babines se soulevèrent de manière agressive, dévoilant une rangée de dents aiguisées. Un griffon bondit hors des buissons. Feuille poussa un cri perçant, sa protectrice se jeta sur l'immense créature, qui la repoussa d'un grand coup de patte.


Tétanisée, la fillette resta yeux dans les yeux avec l'immense tête d'aigle au corps de lion qui se rapprochait pas à pas en poussant des cris d'excitation. La louve, pourtant, chargea une seconde fois, atteignant cette fois l'animal à la gorge. Elle poussa de puissants grognements et mordit dans la chair de toutes ses forces. Le griffon poussa un cri puissant et essaya de la retirer de là, en la saisissant dans ses pattes. Il finit par battre en retraite et recula dans les fourrés avant de fuir, non sans jeter la louve contre un arbre. Elle continua à aboyer furieusement après sa « proie » un long moment, puis se calma.


Feuille, effrayée, la laissa revenir à elle. Elle boitait, mais ne semblait pas plus affectée que cela par le combat effroyable qu'elle venait de mener. La petite fille serra l'animal dans ses bras, rassurée. Se sachant en sécurité, elle reprit la route avec sa gardienne, lui faisant aveuglément confiance pour trouver le bon chemin.


*********


Balthazar et Grunlek, installés sur des couvertures à l'abri du soleil, une tasse de thé à la main, observaient, amusés, Théo de Silverberg s'atteler à la dure tâche d'apprendre aux enfants à manier une épée. Les mômes semblaient bon public, mais les deux amis voyaient bien que leur incompétence à comprendre les termes techniques agaçait de plus en plus le bourrin, dont les explications devenaient de moins en moins claires à chaque nouvelle question.


Le nain porta la tasse à ses lèvres. Le mage le regarda faire, sourcils froncés. Dans le regard de son ami se lisait de l'inquiétude et son silence inhabituel, ajouté aux cernes qui commençaient à s'accumuler autour de ses yeux fatigués, tourmentait le demi-diable.


— Tu penses à Shin ? demanda Balthazar pour briser la glace.


— Oui. Il me manque. J'espère qu'il ne lui ait rien arrivé de grave. On perd du temps ici, et j'ai peur qu'il s'éloigne un peu plus chaque heure qui passe. J'ai peur qu'on ne le retrouve pas. Tu sais, par chez moi, il y a beaucoup de rumeurs sur la disparition de non-humains qu'on ne retrouve jamais.


— Comment disparaissent-ils ? enchérit le mage, soudainement intéressé.


— Des hommes les enlèveraient pour les conduire à l'est. Après, les murmures divergent. Certains parlent de laboratoires où l'on effectue des expériences sur eux, d'autres disent qu'ils deviennent esclaves dans de grands camps. D'autres encore affirment qu'ils sont sacrifiés à des dieux, qu'ils sont dévorés par une tribu humaine cannibale ou qu'ils servent à nourrir des animaux sauvages. Mais ce ne sont que des histoires qu'on raconte aux enfants pour ne pas qu'ils restent trop tard dehors, je ne pense pas qu'elles sont vraies. Qu'est-ce que tu en penses ?


Balthazar le dévisageait intensément, visiblement en pleine réflexion. Ses yeux noisette trahissaient un cheminement intellectuel dense et complexe. Il ne clignait pas des yeux, ce qui finit par gêner et effrayer légèrement son ami nain qui détourna le regard. Le mage reprit soudain la parole, comme s'il ne s'était rien passé.


— Je pense que toute histoire, dans le Cratère, est basée sur des faits qui se sont réellement produits. Ils ont peut-être été amplifiés et grossis, il n'en reste pas moins que plusieurs faits peuvent s'avérer véridiques. Ces disparitions, elles remontent à quand ? Et combien ?


— Oh, elles remontent à mon enfance. Plusieurs dizaines de nains ont disparu en quelques années, ainsi que deux mages suspectés d'être des demi-élémentaires. Les plus rationnels penchent pour une action de l'inquisition de Castelblanc qui a mal tourné.


— Si c'est le cas, il doit en rester des traces à Castelblanc. On est tout près de la ville, je suis sûr que notre ami bourrin peut nous défoncer quelques portes interdites.


— Mais même si c'est le cas, en quoi ça nous avance ?


— Je ne sais pas. Mais c'est peut-être bien la seule piste que nous avons pour le moment. Au point où on en est, tout élément nouveau ou suspect est un indice potentiel.


Ils furent interrompus par un éclat de voix de Théo. Le paladin hurlait sur un petit garçon qui tenait maladroitement son épée, le visage rouge. De toute évidence, la patience et l'envie d'aider son prochain avaient fini par lui passer après seulement dix minutes de cours. Balthazar poussa un soupir et se redressa pour intervenir avant qu'il ne fasse un remake de l'épisode de la petite fille avec son bouclier.


*********


Le ventre de Shin poussa un cri plaintif, ce qui arracha un sourire à Saphir qui tentait d'ignorer ses compagnons de route. Assis en tailleur au centre de la charrette, le demi-élémentaire apprenait à Rivière et Loup à tailler des flèches avec des bouts de bois. Malheureusement, sans couteau, la tâche s'avérait plus difficile et ils en venaient à taper sur les planches avec leurs brindilles dans l'espoir qu'elles se taillent par magie. L'archer essayait de dédramatiser l'atmosphère à coup de blagues et de jeux, mais la faim et la soif rendaient les cœurs grognons.


Il avait bien attrapé quelques branches d'un groseillier en passant dans une allée trop étroite, mais ce n'était pas une dizaine de groseilles plus ou moins mûres qui nourrirait quatre estomacs. Il avait sacrifié sa maigre récolte aux enfants et cherchait depuis à masquer les bruits désespérés de son estomac. En revanche, pour la soif, c'était une autre histoire. Tous avaient la gorge sèche et rien pour assouvir leurs besoins.


Shin laissa tomber sa « flèche » en soupirant. Il n'avait même pas le courage de continuer à faire semblant. Il essuya son front humide et recula contre la paroi. Des étoiles dansaient devant ses yeux et il ne se sentait pas très bien, mais il essayait de faire face. Renard le remarqua rapidement, cela dit.


— Tout va bien ?


— Ouais, mentit le demi-élémentaire. Continue à tailler, je fais une pause.


— Hum. T'as pas l'air bien. Il faut que tu manges. Je vais essayer d'attraper des baies.


— Gardez-les pour vous, ça va aller, je peux encore tenir. Des otages morts ne leur servent à rien, il y aura bien un moment où ils vont nous donner à boire.


Renard s'approcha de lui et posa une main sur son front. Shin leva les yeux au ciel, mais le laissa faire.


— T'as de la fièvre. C'est peut-être une infection. Montre-moi ta main.


Le demi-élémentaire, inquiet par son ton soudainement sérieux, obéit et lui tendit sa main blessée. Le garçon retira le bandage improvisé et palpa légèrement sa main. L'archer poussa un grognement de douleur et détourna le regard, comme si ça suffisait à effacer le mal. Renard fronça les sourcils et appuya un peu plus fort.


— C'est infecté… Il faut qu'on trouve vite de quoi soigner ça, ça risque d'empirer et de devenir généralisé.


— C'est juste une fracture, je vais pas en mourir.


— Si on ne la soigne pas, ta fracture risque de se transformer en amputation.


Shin leva un sourcil en se rendant compte qu'il était très sérieux. Renard replaça correctement le bandage et serra le tout, arrachant une grimace au demi-élémentaire.


Saphir, qui observait l'extérieur, se redressa soudainement. Le demi-élémentaire en fit de même et comprit son affolement. Ils rentraient dans une petite ville, très bruyante et peuplée. Shin comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas d'une bourgade normale, comme on peut en trouver au bord de la route. Des hommes et des femmes, enchaînés, creusaient la terre de chaque côté de la route. Plusieurs avaient des « R » gigantesques tatoués sur leurs dos dénudés ou sur leur visage, comme les muets de la forêt. Le convoi semblait ralentir également, ce qui ne rassura pas l'archer.


— C'est sûrement la fin du voyage, chuchota-t-il. Écoutez-moi. Ces hommes sont dangereux, je pense que vous l'avez compris. Je ne sais pas ce qu'ils nous réservent. Restez derrière moi et laissez-moi parler le premier, d'accord ?


— J'ai peur, geignit Rivière. Qu'est-ce qu'ils vont nous faire ?


— Je ne sais pas, avoua l'archer. Mais je vous promets que je vais trouver un moyen de nous tirer d'affaire. Même si on est séparés, ne baissez pas les bras, d'accord ?


— D'accord, répondit la jeune fille.


Renard et Saphir se lancèrent un regard inquiet, mais ne répondirent pas. Le chariot s'immobilisa quelques secondes plus tard à peine. Ils entendirent leur bourreau descendre et parler joyeusement avec un autre homme. Shin, qui avait l'ouïe plus fine, réussit à saisir quelques bribes de conversation. Ils se félicitaient de leur capture et un homme inconnu se moquait de la fuite de Feuille.


Ils se rapprochèrent de la porte. Les enfants reculèrent vers le fond et Shinddha se plaça devant eux. Les chaînes calmèrent vite ses ardeurs salvatrices, mais il ne se laisserait pas prendre sans se battre. La porte s'ouvrit. Leurs bourreaux souriaient franchement.


— Tiens, tiens, Myrtille est sur la défensive. Faut que je te pète la deuxième main pour que tu te laisses faire ?


— Tu peux toujours essayer. En échange, je te brise la nuque, ça te convient ?


— Ta gueule. Sortez-les.


Ses deux gorilles entrèrent dans l'endroit étroit. Les chaînes furent détachées et on les tira vers la sortie, dans les cris et les coups. Shin fut le dernier à être tiré dehors. Il avait réussi à griffer la joue d'un des deux hommes assez profondément avant de se prendre un coup de poing magistral au visage qui l'avait à moitié assommé. On le balança négligemment dans la poussière, contre Renard qui avait lui aussi chèrement donné sa peau, en mordant à pleines dents dans le bras d'un de ses agresseurs.


L'homme inconnu se pencha devant eux, les analysant d'un œil expert. Il avait la cinquantaine, les cheveux gris en brosse et le regard mauvais du collectionneur. Il saisit Shin à la mâchoire et, étonné, le demi-élémentaire put y lire de l'émerveillement, presque une joie enfantine.


— Un demi-élémentaire d'eau adulte ! Il va valoir un petit paquet de pépettes, celui-là, s'exclama-t-il joyeusement. Une fois qu'on l'aura remis sur pied, on le vendra à un prix démesuré à l'Église de l'eau. C'est une espèce en voie d'extinction, ils vont se l'arracher.


— Et les autres ? demanda un de leurs « accompagnateurs ».


— Une demi-succube, pas de quoi s'emballer. Les gardes seront contents d'avoir de la nouveauté à la maison close. Un demi-élémentaire de forêt… Si on l'engraisse un peu, on pourra l'envoyer bosser dans la mine. Et… Une immortelle… dit-il en caressant la joue de Rivière, tétanisée. Elle va aller dans ma collection personnelle. Avec l'autre.


Shin tiqua à « l'autre », mais ne répliqua pas. Dès que l'homme recula, Rivière se colla à lui et il l'encercla d'un geste protecteur. Saphir défiait les hommes du regard, mauvaise.


— Bien, lâcha l'homme en se relevant. Balancez tout ça dans les cellules de quarantaine, on va voir ce que ça vaut.


Des gardes vinrent les saisir et les traînèrent de force vers le centre du camp. 

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