Particuliers

Chapitre 7 : Vide

2563 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 14/09/2025 10:14

Balthazar et Théo marchaient dans les rues bondées de Castelblanc, silencieux. Le mage, les mains attachées, suivait le paladin en boudant, visiblement vexé et un œil noirci par un coup récent.


— C'est toi qui m'as dit de te frapper, râla Théo en l'entendant marmonner une nouvelle fois.


— Je l'ai dit de m'ouvrir le front pour que ça fasse crédible. Je t'ai pas demandé de m'éclater ton bouclier sur le crâne. Heureusement que Grunlek était là.


— Ferme-la, on arrive dans la haute-ville, ça va devenir suspect un paladin qui parle à une hérésie comme toi. Et puis c'est pas de ma faute si tu tombes dans les vapes dès que tu te prends une pomme de pin sur le caillou.


— Il faut dire que tu es tellement délicat… La petite fille s'en rappelle encore.


Pour toute réponse, Théo tira un coup sec sur les liens, les resserrant autour des poignets du demi-diable qui poussa un cri outré. Ils montèrent les marches menant au bâtiment principal de l'Église de la Lumière, sous le regard des paladins et inquisiteurs admiratifs. Balthazar avançait fièrement, mais commençait à douter sérieusement du plan du guerrier. Si Théo était doué pour réussir des stratégies, ça se saurait. Arrivé sur le palier de l'immense bâtiment, le mage marqua un temps d'arrêt, peu rassuré.


— Théo, t'es sûr de toi ? murmura-t-il d'une toute petite voix.


— Fais-moi confiance, répondit son ami sans se retourner.


Lui faire confiance ? Comme avec la prêtresse sur les plaines de Mirages ? Il se laissa malgré tout traîner vers le tribunal inquisitorial, qui servait aussi d'accueil. Les prêtres qui y siégeaient se redressèrent immédiatement sur leurs sièges, ravis d'avoir enfin un peu de distraction. Théo s'inclina respectueusement.


— Que nous vaut cette visite, Silverberg ? demanda un des archevêques. Vous ne deviez pas reprendre la route ?


— En effet. Mais avant cela, j'ai décidé de vous remettre ce demi-diable. Il m'a trahi, mes amis et moi, et j'ai promis de leur faire justice en le livrant à la vraie justice.


— Pour quel motif ? interrogea un autre. Enfin… Il a déjà aidé Castelblanc, non ? Ce revirement de situation est étrange. Et puis, si je me souviens bien, c'est vous qui l'avez libéré la première fois que le fils Lennon a été emprisonné. Pourquoi ne vous concentrez-vous pas sur son père, au lieu de nous faire perdre notre temps ?


— Si vous en voulez pas…


— Je n'ai pas dit ça. Remettez-le à un inquisiteur. On va exécuter quelques prisonniers dans dix minutes, un de plus ou de moins…


Le mage regarda Théo avec insistance, légèrement paniqué. Le paladin semblait réfléchir intensément. Si visuellement, ils ne laissaient rien paraître, dans leur conversation télépathique, l'ambiance était tout autre.


— Putain ! J'en étais sûr que ça allait foirer, Théo ! Pourquoi tu m'écoutes jamais ?


— Ta gueule ! C'est pas ma faute ! On fait quoi maintenant ?


— Ah, maintenant, tu as besoin de mon aide ?!


— C'est ton petit cul d'hérésie qui est en jeu, alors démerde-toi !


Balthazar fusilla son ami du regard et s'approcha du tribunal. Il s'inclina.


— Sauf votre respect, si vous me laissez la vie sauve, je pourrais vous conduire à mon père. J'ai déjà prouvé par le passé que vous pouviez me faire confiance.


— Messire Siverberg vient de dire que vous l'avez trahi.


— Trahi, trahi… Allons, nous savons tous que mon ami paladin est un peu excessif et colérique. En vérité, je n'ai fait que demander une part supplémentaire de son gâteau à la fraise. Il est devenu fou et s'est mis en tête de me mener devant la justice ! C'est tout à fait ridicule. Je ne suis coupable d'aucun crime. En revanche, en échange de ma liberté, je vous fournirai tous les détails nécessaires à la traque de mon père. Avec grand plaisir.


Les membres du tribunal se lancèrent des regards intéressés. Cependant, avant qu'ils aient pu ouvrir la bouche, une jeune femme en armures de plates entra dans la pièce. Victoria de Silverberg salua le tribunal et se rapprocha.


— Ce demi-diable est protégé par le Haut-Conseil, dit-elle en posant sa main sur l'épaule de Balthazar. Il est libre d'aller ou bon lui semble. Excusez mon jeune frère, il n'a pas inventé l'eau chaude et, comme l'a justement fait remarquer mon ami mage, il est colérique. Suivez-moi, vite, chuchota-t-elle à leur intention et en s'engouffrant dans un couloir, sans se retourner.


Théo et Balthazar lui emboîtèrent le pas, en se jurant mutuellement de régler leurs comptes plus tard. Les magistrats poussèrent un soupir déçu et se laissèrent retomber sur leurs chaises. Pas d'action aujourd'hui.


********


Grunlek scrutait l'orée de la forêt, le visage inquiet. Ce n'était pas Balthazar et Théo qui l'inquiétaient, ils pouvaient très bien se débrouiller seuls, mais Eden. La louve, partie deux jours plus tôt, ne réapparaissait pas et il commençait à sérieusement s'inquiéter. Ce n'était pas dans son habitude de disparaître aussi longtemps sans qu'il ne lui en donne l'ordre, il avait dû lui arriver quelque chose. Cependant, il ne pouvait pas se permettre de quitter le camp des enfants. Plusieurs d'entre eux avaient encore besoin de soins importants, bien que plus aucun d'entre eux ne risquait la mort à l'heure actuelle.


Loup apparut soudain à côté de lui, sans bruit. Le nain, surpris, sursauta légèrement quand il posa une main sur son épaule avant de reprendre contenance. Ils restèrent quelques minutes silencieux, à regarder l'horizon, avant que l'adolescent ne prenne la parole.


— Je voulais vous remercier, vos amis et vous… Pour tout. Je me suis laissé déborder, je pensais pas… Depuis que Renard a disparu, je sais pas quoi faire. J'essaye de garder le moral, de faire bonne figure, mais j'y arrive pas.


— Ce Renard… Vous êtes proches ?


— Plus que ça. Quand il m'a trouvé, il y a tout de suite eu quelque chose entre nous. Une espèce d'attraction étrange. On est liés. Quand il va pas bien, je le sais. Et là, je sais qu'il va mal. Il me manque.


— Tu as une idée sur les personnes qui ont attaqué le camp ?


Loup resta silencieux quelques secondes.


— Je m'en souviens, ouais. On était en train de pêcher avec Ours quand on a entendu de grands cris au camp. J'ai jamais couru aussi vite. Cinq hommes se trouvaient là, armes à la main. Trois guerriers, des mercenaires, je pense, et deux demi-élémentaires un peu étranges, avec un « R » sur le front. Ils ont demandé qu'on leur livre les non-humains. Renard les a attaqués, et la situation s'est envenimée. Il y a eu des coups de feu, ils nous ont chargés. Je me suis replié vers l'arrière du camp, pour faire sortir un maximum de gens. Renard était avec moi. Puis ces enflures ont attrapé Feuille et Saphir. Saphir s'est pas laissée faire, alors ils l'ont frappée, puis… Ils l'ont violée. Renard est devenu fou, il a sauté sur eux. Rivière a voulu l'aider, avec plusieurs de mes gars. Ils les ont tous tués, sauf Rivière. Et après, ils sont partis. Une fois tout le monde en sécurité, j'ai couru pour les rattraper. Ils les ont fait monter dans une charrette, avec une personne qu'il venait d'assommer, avec un arc. Ils ont tué les demi-élémentaires, et ils sont partis. J'ai essayé de les rattraper, mais ils allaient trop vite et il faisait noir… J'ai rien pu faire. Je pouvais pas les suivre, les autres avaient besoin d'aide…


Grunlek le dévisageait comme si c'était la première fois qu'il le voyait. Il y avait trop de coïncidences pour que ce ne soit qu'un hasard.


— Cette personne, qu'ils ont emmenée, avec l'arc… Est-ce qu'elle avait une capuche bleue et un masque ? La peau un peu bleutée ?


— Euh… Oui, il me semble… Pourquoi ? Vous pensez que c'est votre ami ?


— C'est lui, j'en suis certain. Il a certainement voulu aider tes amis et ils l'ont pris en traître. On a aussi retrouvé les corps, au bord de la route. Je n'avais pas fait le rapprochement.


— Votre ami serait avec les miens ?


— Oui. Et si c'est toujours le cas, ils n'ont rien à craindre. Shinddha se battra jusqu'à la mort pour les protéger, tu peux me faire confiance.


Le regard de Loup s'illumina. L'espoir venait de renaître dans ses yeux.


— Qu'est-ce qu'on peut faire ? demanda Loup, anxieux.


— On va attendre le retour de mes amis, ils devraient rentrer avant la tombée de la nuit. Dès demain, on prendra la route vers le nord, pour essayer de retrouver leurs traces. Ils ne s'en tireront pas.


— Mais le camp…


— Tu peux rester ici. On va se débrouiller. Une simple description physique des personnes disparues devrait suffire.


**********


Feuille s'éveilla aux premières lueurs du jour. La louve blanche patientait, assise, les oreilles dressées et un lapin mort entre les pattes. Dès qu'elle ouvrit les yeux, l'animal poussa sa proie du museau dans sa direction, en couinant. La fillette observa la créature inanimée de ses grands yeux sans comprendre. Elle avait l'habitude de voir des animaux morts, mais elle s'en tenait habituellement éloignée, le plus possible. Son amie, pourtant, insista. Elle prit le lapin dans sa gueule et vint le poser sur ses genoux.


Feuille secoua la tête et lança le cadavre plus loin. La louve, contrariée, récupéra le lagomorphe et le reposa sur ses genoux. Dès que l'enfant menaça de rejeter son cadeau de nouveau, elle poussa un grognement de mécontentement et posa sa tête au-dessus du lapin, pour l'empêcher de le jeter.


— J'aime pas la viande crue, s'excusa la fillette. Mange-le, toi.


L'animal couina, inquiète, mais finit par obéir. Elle saisit délicatement le gibier par le dos et se posa un peu plus loin pour le dévorer. La petite se releva et regarda autour d'elle. Elle trouva son petit-déjeuner sur un buisson à quelques pas de là, couvert de groseilles parfaitement mûres. Ravie, elle avala tout ce qu'elle trouva et sonna ensuite le signal du départ.


Le canidé bondit à ses côtés et lui ouvrit la voie. Après seulement quelques minutes de marche, elles regagnèrent la grande route. Au loin, les grandes murailles de Castelblanc luisaient doucement à la lumière de l'astre solaire. Enfin, un paysage connu. Feuille sauta de joie et se mit à courir vers la ville, son amie poilue sur les talons.


**********


Shinddha et ses compagnons de mésaventures furent traînés dans un bâtiment gigantesque en briques, proche de l'entrée. Dès qu'ils pénétrèrent le hall, Rivière et Saphir furent conduites dans un autre couloir. Les cris et les coups des deux demi-élémentaires n'y purent rien. Plusieurs gardes vinrent à la rescousse pour les pousser dans une autre pièce. Elle ne contenait qu'un grand banc, où reposaient des vêtements blancs, similaires à ceux que portaient les travailleurs, et deux seaux d'eau.


— Changez-vous, ordonna sèchement l'un des gardes.


Renard, apeuré, obéit immédiatement. Shinddha resta debout, immobile, tendu. Il évaluait ses chances pour forcer la sortie, fermement gardée par six gardes. Un coup de gourdin dans le dos, violent, le rappela à l'ordre. Il poussa un grognement et finit par rejoindre son ami. Les gardes les regardèrent se laver et se changer, moqueurs. Puis leurs affaires furent embarquées et on les fit avancer dans une deuxième salle, plus grande.


Au premier coup d'œil, Shin comprit qu'il s'agissait d'une infirmerie. Ils furent contraints de se coucher sur des lits de la même couleur que leurs vêtements. Des liens vinrent immédiatement serrer leurs poignets et chevilles, brisant tous les rêves de l'archer quant à une évasion possible. Une femme arriva bientôt, une seringue à la main.


— Ne bougez pas. Ce liquide empêchera toute utilisation de la magie, temporairement.


— Pourquoi ? Vous avez peur ? Je suis un demi-élémentaire, la magie fait partie de moi. Vous pouvez pas me la retirer.


— Non, mais on peut la contenir. Mais vous avez raison. Sans magie, vous souffrirez, c'est à ça que sert la quarantaine. Beaucoup de non-humains deviennent incontrôlables sans magie.


— Et qu'est-ce qui leur arrive ?


— Ils sont pendus, répondit-elle comme s'il s'agissait d'une banalité.


L'aiguille se planta dans son bras. Il serra les dents. Il sentit le liquide voyager dans son système sanguin. Elle lui sourit et se dirigea vers Renard. Shin se sentit un peu étrange, tout d'abord. Puis il ne sentit plus rien du tout, si bien qu'il crut un instant être mort. Quelques secondes passèrent avant qu'elle ne s'insinue en lui, violente, sournoise : la douleur. Ses muscles se contractèrent brutalement et il poussa un hurlement déchirant. Il brûlait de l'intérieur, comme si on arrachait une partie de lui. Il se mit à spasmer sur son lit, sans aucun contrôle sur son corps. Cela dura cinq bonnes minutes. Épuisé, il finit par se calmer, la respiration bruyante. À ses côtés, Renard hurlait à pleins poumons. Il se sentait vidé, comme enfermé dans une bulle invisible qui l'étouffait.


Le visage de l'infirmière apparut devant ses yeux. Elle prononça des mots qu'il ne comprit pas. Et puis elle toucha ses doigts blessés. Il ne sentit rien. Il ne savait pas si c'était normal ou s'il avait passé l'arme à gauche. Il avait les yeux ouverts, mais il ne savait pas s'il était vraiment conscient. Il essayait en vain de bouger ses bras et ses jambes, rien ne répondait. La situation l'angoissa. Il aurait tué pour que Grunlek vienne le rassurer comme il le faisait dès qu'un cauchemar le réveillait en pleine nuit. Il aurait voulu que Balthazar lui raconte une blague débile pour changer de sujet et que Théo l'engueule parce qu'il était faible. Mais ses amis ne le retrouveraient jamais, il en était sûr. Il allait crever ici et personne n'en saurait jamais rien.


Alors, il voulut hurler. Crier à en perdre la raison. Aucun son ne s'échappa de sa gorge. Rien que du silence et du vide. Même sa haine et sa peur, on les lui interdisait. Peu importe qui étaient ces gens, ils le volaient. Ils volaient son âme, son esprit, son cœur. Ou peut-être était-ce l'élémentaire qui l'habitait qui s'exprimait à travers lui ? Icy aurait pu lui répondre. Icy aurait pu lui dire que tout allait bien et qu'il ne fallait pas s'inquiéter. La peur céda sa place à l'épuisement. Il n'y arrivait pas. Ses efforts étaient vains. À quoi bon lutter ?


Il sentit vaguement qu'on le détachait et qu'on le portait ailleurs. Il finit par fermer les yeux et se laisser aller. S'il devait mourir, autant que ce soit rapide. Il sombra.

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