Particuliers
Victoria referma la porte de son bureau et se tourna vers Théo et Balthazar. Ils regardaient ailleurs, visiblement gênés et un peu honteux. La jeune femme, nouvellement magister, les jaugea longuement du regard, agacée. Elle finit par frapper de toutes ses forces sur la porte et s'approcha de son frère : l'aura naturellement menaçante des Silverberg planait au-dessus d'elle, aussi visible que le nez au milieu du visage.
— Dans quel pétrin vous vous êtes encore fourrés ? Et ils sont où les deux autres ? Je dois aussi prévenir les paladins que, si on trouve deux types louches dans les égouts, c'est parfaitement normal ? Enfin, vous pensiez à quoi ?!
— C'est de la faute de Théo, répondit simplement Balthazar.
— Je veux pas le savoir ! Vous êtes tous les deux inconscients. Je suis à la tête de cette Église maintenant, je ne peux plus jouer les nourrices avec votre groupe.
Théo leva les yeux au ciel et poussa un soupir. Victoria vit rouge. Elle l'attrapa par l'oreille comme un enfant et le traîna sur une chaise en l'insultant, ne faisant pas attention à ses couinements de douleur lamentables. Balthazar réprima difficilement son élan de sarcasme, par peur de subir le même sort que lui. Le paladin, boudeur, se frotta le côté droite de la tête en marmonnant dans sa barbe. Le mage finit par intervenir, pour calmer la situation.
— Désolé, Victoria. Nous n'avons pas eu vraiment le choix. Shinddha a été enlevé, nous sommes à sa recherche et nous avons de bonnes raisons de croire que vos archives pourraient nous aider. Nous ne savions pas trop comment entrer sans alerter les gardes, donc on a… improvisé. Ça ne se reproduira plus, promis.
— Enlevé par qui ?
— C'est pour ça qu'on est là. On n'a qu'une piste et elle se base sur des légendes et des rumeurs paysannes.
— Qu'est-ce qu'il vous faut ?
— Il y a environ soixante à quatre-vingts ans, des dizaines de nains auraient disparu dans les alentours de Fort d'Acier. Grunlek pense à une opération inquisitoriale qui a mal tourné. Mais il se peut qu'un autre groupe les ait enlevés, provenant de l'est. On aurait voulu chercher des indices de la présence de l'un ou l'autre dans les archives de l'Église. Il se peut aussi que des non-humains aient disparu ici pendant cette période.
La jeune femme réfléchit quelques instants, contrariée par la demande. Le mage la supplia du regard. C'était leur seule piste.
— Je ne peux pas vous laisser entrer dans les archives, dit-elle à voix basse. La zone est trop sécurisée pour courir le risque de vous faire rentrer. En revanche, en tant que chef de l'ordre, j'ai l'autorisation de faire sortir des documents. Je ne vous garantis pas de trouver tout ce qu'il vous faut, mais je vais faire mon possible.
Balthazar lui aurait volontiers sauté au cou pour l'étouffer dans un câlin.
**********
Shin, recroquevillé au sol, cherchait en vain à calmer la douleur. Il avait repris conscience quelques minutes plus tôt à peine et cette sensation de brûlure ne s'était toujours pas évaporée. Il ne parvenait pas à se redresser, mais le sol froid lui faisait du bien. Doucement, il leva la tête pour observer son environnement.
La pièce dans laquelle il se trouvait enfermé était minuscule, étroite. Deux couchettes en bois étaient alignées l'une en face de l'autre sur deux murs en briques décrépis. Il n'y avait pas de fenêtre et il était seul. La seule source de lueur présente était cette bougie à moitié consumée, devant lui. La flamme vacillait, comme son espoir, et l'immobilité commençait à le rendre dingue.
— Renard ? appela-t-il d'une petite voix.
Il n'eut aucune réponse. L'adolescent avait disparu de son champ de vision, ce qui l'inquiéta. Il força sur ses bras et se mit en position assise. Même la porte ne laissait rien voir de l'extérieur. Il replia ses genoux contre lui, partagé entre peur et sentiment de vide. Couverts de sueur, ses membres tremblaient de manière incontrôlée sous le mal.
Il avait toujours détesté être enfermé. Avec les enfants, il avait eu une raison pour ne pas craquer. Mais seul… Habituellement, c'était à ce moment-là que ses compagnons débarquaient pour défoncer la porte et lui sauver la vie. Mais pas cette fois-ci. L'obscurité l'étouffait peu à peu et il aurait voulu disparaître.
Il poussa un grognement et essaya de se relever, sans succès. La douleur le rappela à l'ordre et il retomba lourdement au sol. Dehors, des pas retentirent. La porte s'ouvrit bientôt et un gamin fut jeté au sol, salement amoché. Renard ne chercha pas à bouger, il se recroquevilla sur lui-même en gémissant. Un détail marqua Shin. Ses cheveux avaient été rasés et ses bras rués de coups, très récemment.
Deux hommes entrèrent dans la cellule peu de temps après. L'estomac de Shin se tordit d'appréhension : c'était son tour. Deux bras le saisirent violemment et on le traîna à l'extérieur. Il souffrait et ne parvenait pas à tenir debout correctement, ce qui énerva les deux gorilles. Une pluie de coups lui tomba dessus alors qu'on l'attachait une nouvelle fois sur un siège. À moitié aveuglé par la forte luminosité et assommé par les coups, il sentit à peine le rasoir passer sur son crâne.
De longues mèches noires tombèrent au sol, tantôt arrachées avec force, tantôt coupées nettes. Le rasoir le coupa à plusieurs endroits, mais personne n'en avait rien à faire. C'était un protocole. Il devait être la vingtième personne qui passait sous leurs lames à en juger le tapis de cheveux qui recouvrait le sol. Ses plantes et ses supplications n'y changèrent rien.
Son supplice ne dura que quelques minutes. Puis on le ramena dans sa cellule et la porte se claqua sur lui. Plié en deux, le dos et les bras couverts de bleus et le crâne rasé, Shinddha Kory jura à voix basse qu'ils mourraient tous de sa main.
*********
Feuille progressait prudemment dans les allées bondées de Castelblanc. Son amie louve, nerveuse, ne la quittait pas d'une semelle, poussant de temps à autre de longs grognements à l'égard de piétons un peu trop proches. Les gens s'écartaient à son passage, apeurés par la présence de l'animal sauvage.
La fillette ne savait pas trop où elle allait. Elle se faufilait de ruelles en ruelles sans réel but. Sa main serrait compulsivement le collier de Shinddha et les larmes menaçaient de couler d'une seconde à l'autre. Et ce qui devait arriver arriva. Elle heurta une paire de jambes de plein fouet et tomba au sol.
Un homme en robe rouge, qui examinait un étalage avec attention, se retourna, surpris.
— Eden ?!
La louve redressa les oreilles et s'approcha de l'inconnu, en secouant la queue joyeusement. L'homme caressa la tête de la louve un instant, puis croisa le regard de Feuille, impressionnée. Balthazar s'accroupit à sa hauteur, en comprenant qu'elle avait peur. Les yeux de chat et les écailles ne devaient pas vraiment aider, mais il faisait son possible.
— Salut, toi. Tu es perdue ? Comment tu t'appelles ?
La fillette ne répondit pas, les yeux rivés sur la louve qui semblait connaître cet homme. L'animal poussa un couinement et la poussa vers lui du bout du museau, avec insistance. Elle finit par répondre.
— Feuille.
Balthazar réfléchit un moment, puis son regard s'illumina vivement.
— Tu viens de la forêt ? Je veux dire, du camp d'enfants. Où est-ce que tu étais ? Loup s'inquiète beaucoup à ton sujet.
Elle hésita un instant et retira le collier de son cou. Elle lui tendit. Balthazar récupéra l'objet et l'examina d'un coup d'œil. Son cœur rata un battement.
— Écoute-moi bien, dit le mage en posant une main sur son épaule. C'est très, très important. Où est-ce que tu as trouvé ça ?
— Shinddha, répondit-elle d'une petite voix.
— C'est mon ami. Tu sais où il est ?
Feuille se mit à trembler et des larmes coulèrent le long de ses joues. Balthazar souleva la petite et la serra contre lui.
— C'est rien, tout va bien. Tu vas venir avec moi, ça va aller. On va aller voir Théo, et ensuite, on verra. Eden, viens.
Le mage prit la petite dans ses bras et reprit la route de l'Église de la Lumière qu'il avait quittée quelques minutes plus tôt.
*********
Grunlek se reposait après une nouvelle journée de soins. Tous les enfants prenaient la voie de la guérison, c'était une bonne chose. Le camp avait repris une agitation plus ou moins normale. Plusieurs enfants revenaient de chasse, avec quelques lapins et un gros cerf. De jeunes femmes discutaient non loin de lui, gloussant de temps à autre, sous le regard protecteur de Loup, adossé contre un arbre à quelques mètres d'elle.
Ce gamin l'impressionnait. Il parvenait à gérer le moindre problème sans l'once d'une hésitation. Le nain aurait aimé avoir son assurance à son âge. Il aurait peut-être mieux assumé son trône aujourd'hui. Le Golem attrapa une pomme et croqua dedans. Depuis combien de temps n'avait-il pas eu un vrai repas ? L'envie de cuisiner pour tous ces enfants était très tentante, mais il ne pouvait pas se le permettre. Shinddha était prioritaire.
Alors qu'il réfléchissait, un mouvement attira son attention à l'entrée du camp. Des garçons couraient, visiblement effrayés. Une flèche se planta dans un arbre, proche de lui. Des cris commencèrent à résonner autour de lui, puis la panique gagna l'ensemble du groupe. Grunlek se redressa, sur ses gardes.
Trois hommes venaient de s'introduire dans le camp, armés. Ils attrapaient des enfants au hasard et les repoussaient sèchement quelques secondes plus tard. Le nain ne réfléchit pas plus. Il s'avança vers eux, prêt à frapper le premier qui oserait s'en prendre à ses protégés. Les assaillants ne parurent pas très impressionnés.
— Je t'avais bien dit qu'il en restait, lâcha l'un d'eux. Le patron va être content.
— Tais-toi, grogna un second. Il pourrait appeler Blanche-Neige en renfort. Chope-le.
Grunlek bondit sur le côté pour éviter le filet que lui lança l'un d'eux. Un deuxième le chargea, le nain envoya son poing mécanique le premier. Il le frappa durement dans l'abdomen et le propulsa sur plusieurs mètres. Il termina tristement sa course contre un rocher, où il se brisa la nuque.
— Je ne sais pas qui vous êtes, dit calmement le nain, je ne sais pas ce que vous voulez. Mais il n'y a pas besoin d'effusion de sang. On peut juste discuter.
— Ta gueule, Simplet, on ne t'a pas sonné.
L'homme tira une épée.
— On sait tous les deux que vous allez perdre, poursuivit Grunlek. Posez ça, avant de vous blesser.
L'autre n'écouta pas. Il se jeta sur lui en poussant un cri de guerre. Mais avant qu'il ne le touche, un gigantesque loup noir bondit de nulle part et le plaqua au sol. L'homme poussa un cri de terreur, en se débattant, alors que l'animal lui déchiquetait la carotide. Le canidé se jeta ensuite sur le dernier homme debout. Il le mit à terre immédiatement. Grunlek courut et s'interposa.
— Non ! Ne le tue pas ! On a besoin de lui vivant. S'il te plaît…
Ce regard. Il le reconnut immédiatement.
— … Loup ?!
L'animal se métamorphosa de nouveau, pour laisser place au jeune homme, les vêtements en lambeaux. L'adolescent tituba et tomba au sol, une main sur la tête. Grunlek se reconcentra sur l'individu. L'homme blond, d'une trentaine d'années, l'observait, terrifié. Ours et les chasseurs vinrent lui apporter leur soutien. Ils s'occupèrent de ligoter leur invité et de le traîner plus à l'intérieur du camp. Le nain put ensuite se rapprocher de l'adolescent, couvert de sang, heureusement pas le sien.
— Tu vas bien ? demanda-t-il en s'accroupissant près de lui.
— J'ai connu pire.
— Tu es un lycanthrope ?
— Non, un métamorphe. Je peux prendre l'apparence que je veux. Mais j'aime bien la forme du loup, c'est pour ça qu'on m'appelle comme ça. Je pense qu'ils sont venus pour moi. Je suis le seul non-humain qui reste ici. Avec vous. En tout cas, aucun doute là-dessus, ce sont eux qui ont attaqué le camp la fois passée.
— Ne t'inquiète pas, répondit Grunlek. On a un otage maintenant. Nous sommes à armes égales. On va le faire parler.
Loup se releva.
— Vous avez raison, Maître Nain. Il est temps qu'ils paient pour leurs crimes. Suivez-moi.
Il s'engagea vers le bâtiment au centre du camp, Grunlek sur les talons.