Particuliers

Chapitre 9 : Toucher au but

2150 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 22/09/2025 10:04

Balthazar poussa la lourde porte du bureau de Victoria, Feuille dans les bras. Les deux paladins Silverberg relevèrent la tête des parchemins qu'ils exploraient jusque là. Théo jeta un coup d'œil méfiant à la gamine, puis au mage. Eden se glissa tranquillement dans la pièce et partit saluer le guerrier, la queue battant l'air, contente.


Le mage poussa quelques parchemins et installa la fillette sur le bureau, juste devant le paladin circonspect. Feuille le salua timidement de la main.


— Qu'est-ce que tu fais avec ça ? grogna le guerrier. Tu devais pas aller nous acheter à manger ? On a déjà un loup, on va pas adopter de gosse. Elle t'a fait les yeux doux et t'as craqué ? Comme d'habitude ?


— Mieux que ça. Feuille, ma puce, montre-lui ce que tu m'as montré.


La petite hésita un bref instant, puis détacha le collier de son cou et le tendit au paladin. Théo se redressa, brusquement intéressé.


— Shin s'en sépare jamais. Où t'as trouvé ça ?


— C'est Shin qui lui a donné, répondit Balthazar à sa place. Il l'a envoyé nous retrouver.


— Toute seule ? T'as quel âge ?


— Quatre ans, répondit fièrement la fillette.


Les deux aventuriers se lancèrent un regard inquiet. Victoria, un peu à l'écart, finit par s'approcher. Elle s'abaissa à la hauteur de la petite fille.


— C'est très important. Où Shinddha t'a donné ça ?


— Quand les méchants dormaient. Je m'étais détachée, Shin m'a dit de partir.


— Oui, mais où ?


— Dans la forêt, par là-bas.


Elle pointa le nord du doigt. Victoria réfléchit un instant.


— Sur la route, est-ce que tu as vu des buissons avec des baies ? Plein de baies, des groseilles, en général.


— Oui ! Renard en a attrapé plein !


La jeune femme se releva, satisfaite.


— Théo, tu connais l'allée des groseilles ? C'est un chemin sur plusieurs dizaines de kilomètres, bordés de groseilliers plantés par Kirov il y a des dizaines d'années pour célébrer la paix entre nos peuples. Sa position est stratégique. Il y a tellement de groseilliers que le sol est jonché de fruits. Peu de personnes s'y aventurent encore pendant cette saison. Si votre chariot est passé par là, vous trouverez forcément des traces.


— Il n'y a pas une minute à perdre, dans ce cas, lâcha Balthazar. Théo, fonce là-bas, prends Eden avec toi, elle a peut-être vu quelque chose. Je rentre au camp pour récupérer Grunlek et prévenir Loup.


— Loup ! cria joyeusement la fillette. Je veux Loup.


Balthazar se releva.


— Bien sûr, marmonna-t-il. Shin a vu les enfants en détresse, il a foncé les aider, tout fait sens maintenant…


— Je vais prendre la route, dit calmement Théo. Sœurette, à la pro…


— Attends une seconde ! Je viens avec toi, tu as piqué ma curiosité.


— Mais le Tribunal va…


— Ils sont assez grands pour se débrouiller deux jours sans moi. En avant. Maître mage, à plus tard.


Elle attrapa le jeune Silverberg, visiblement contrarié, et le traîna dans le couloir par la main, Eden sur les talons. Balthazar sourit à Feuille.


— Allez viens. On va rentrer à la maison. Tu es déjà monté sur un cheval ? Tu vas voir, ça va être chouette.


********


Grunlek laissa Loup installer leur « invité » dans les geôles du camp : une petite crevasse sur laquelle avait été fixée une grille en bois. L'adolescent reclaqua la porte et s'installa confortablement devant celle-ci. Le nain en fit de même. Par chance, Balthazar et Théo n'étaient pas là pour faire capoter l'interrogatoire. L'ingénieur allait enfin pouvoir faire les choses à sa manière.


— Voilà ce qui va se passer, lâcha Loup avant qu'il ne puisse dire un mot. On va te poser des questions et tu vas répondre. Si t'es pas assez coopérant, je te coupe un doigt. Si ça ne suffit pas, je t'en coupe un deuxième. T'en as dix, je te laisse imaginer la suite des opérations.


— Comment tu t'appelles ? demanda Grunlek, d'un ton qui trahissait sa désapprobation des méthodes de son allié.


L'homme se contenta de les regarder, sans répondre. Loup lui donna un violent coup au visage que le nain ne put empêcher, à son grand regret. Quand il se redressa, l'inconnu cracha un peu de sang au sol, en colère. Ses yeux sombres les fusillaient, mauvais.


— Je dirais rien, grogna-t-il.


— Ah ouais ? chantonna Loup, en levant de nouveau la main.


Grunlek arrêta son poing avec son bras métallique, à quelques centimètres du visage de l'homme.


— Loup, ça suffit. On n'a pas besoin d'une autre effusion de sang. Ne t'abaisse pas à son niveau.


— Mais…


— Laisse-moi faire, s'il te plaît.


L'adolescent fronça les sourcils, mécontent. Il finit néanmoins par se retirer dans le fond de la salle, circonspect. Il lui fit signe de continuer. Grunlek le remercia silencieusement du regard et se retourna vers leur otage. Il continuait de le dévisager, mauvais.


— Votre survie ne dépend pas de moi. Mais si vous acceptez de parler, je jure de plaider votre libération auprès de mes amis. Je vous conseille de coopérer. J'ai des amis nettement moins sympathiques qui arrivent, dont un paladin de la Lumière qui a reçu une formation en torture. Vous avez encore le choix de parler pacifiquement, ne laissez pas passer cette chance.


Une pointe d'hésitation passa brièvement dans le regard de l'inconnu. Toujours réticent, il paraissait cependant plus enclin à parlementer, ce qui rassura le nain. Il savait qu'il ne tirerait pas grand-chose de lui, mais pas grand-chose, c'était déjà beaucoup.


— Je veux une garantie, lâcha l'homme. Prouvez-moi que je peux vous faire confiance. Détachez-moi.


— Grunlek… menaça Loup.


— On va vous détacher, confirma le nain. Mais si vous tentez ne serait-ce qu'esquisser un geste vers la sortie, c'est mon poing mécanique qui parlera pour moi. La tête de votre ami a explosé comme une pastèque, je doute que vous souhaitiez terminer de la même manière.


Loup s'avança pour retirer les liens. Son visage trahissait son doute. Ses muscles, crispés, annonçaient également que leur assaillant n'avait aucune chance de quitter la cabane en vie. L'homme s'étira légèrement, souriant, puis redevint sérieux et froid.


— Quel est ton nom ? redemanda Grunlek, sur ses gardes.


— Thomas, répondit-il sur un ton détaché. Thomas Brok.


— Très bien Thomas. Dis-moi. Pourquoi tu t'en es pris à ces enfants ?


— Ordre du patron. Ils valent cher, j'ai une famille à nourrir et ils manqueront à personne.


— Et ton patron, c'est qui ? demanda Loup.


L'homme éclata de rire, nerveusement, à la surprise de ses deux interlocuteurs.


— Comme si j'allais vous le dire. Vous entendez ce que je vous dis ? J'ai une famille à nourrir. Si je vous dis qui il est, il va rappliquer et les tuer. Et moi aussi.


— Pourquoi avez-vous besoin d'enfants ? continua Grunlek, patiemment.


Brok soupira lourdement.


— J'en sais rien moi. Je sais qu'il y en a une partie qui finit comme esclaves, d'autres qui sont vendus aux Églises. Et le patron tient une collection de non-humains aussi. Il y en a qui disent que c'est un élevage. Il y en a qui sont tués aussi, pour récupérer leur sang… Mon travail, c'est de ramener les non-humains là-bas et de pas poser de questions.


— Et là-bas, c'est où ?


— Je peux pas vous le dire. Je suis pas suicidaire.


Grunlek sentit Loup s'agiter derrière lui. L'adolescent marmonnait à voix basse. Le nain reprit, toujours calme :


— Il y a quelques jours, une personne que je connais a été enlevée. Un demi-élémentaire à la peau bleue.


— Ah oui ! Myrtille ! Il nous a donné du fil à retordre, ce con. J'espère qu'ils vont l'égorger comme une truie.


— C'est mon ami, grogna Grunlek, plus menaçant. Et je peux vous garantir que si on ne le retrouve pas vivant et en bonne santé, tous les dieux de ce Cratère ne pourront garantir votre sécurité.


— Tu le reverras pas, tu sais. Les esclaves restent pas au camp plus d'un mois, et après ils sont vendus un peu partout. Ton copain, il va finir pendu à un arbre avec une poignée d'hérésies.


Il lâcha un rire mauvais.


— Et je pisserais sur son cadavre.


Le poing de Grunlek partit tout seul. L'homme vola sur plusieurs mètres et s'écrasa contre le mur, la poitrine défoncée par l'impact. Il continuait à rire, en hoquetant de douleur. Il cracha un peu de sang.


— Allez, tue-moi, t'en crèves d'envie. Prouve au monde que t'es qu'un putain de monstre.


— Grunlek, ça va aller ? demanda Loup, en posant une main sur son épaule.


— Oui ! Oui… Maintiens-le en vie. Balthazar ou Théo s'occupera de lui faire cracher l'information. En hurlant s'il le faut.


— C'est ça, casse-toi. Pendant que tu chouines, l'heure passe pour ton copain bleu.


Grunlek quitta la cabane sans se retourner. Loup se tourna vers l'homme. Il sortit les liens avec un sourire sadique et se rapprocha de son prisonnier.


— Tu crèveras quand je l'aurai décidé. Compte sur moi pour te faire souffrir aussi longtemps qu'il le faut.


*********


Shinddha somnolait contre le mur sale de sa cellule, Renard sur les genoux. L'adolescent tremblait de peur contre lui. Son corps, tout comme le sien, était taché de tâches violacées qui mettraient sans doute plusieurs semaines à disparaître. Le pauvre gosse, traumatisé, n'arrivait pas à se remettre du traitement brutal des individus.


La douleur produite par le liquide injecté plus tôt s'estompait. Pas parce qu'elle disparaissait, mais parce que le demi-élémentaire commençait à s'habituer à elle. De toute manière, le moindre mouvement devenait une torture bien plus forte que celle provoquée par la piqûre. Il faisait tout pour contenir le mal : Renard n'avait pas besoin de stress supplémentaire.


— Tout ira bien, gamin, tu verras. On va s'en sortir. Théo… Théo va venir. Il va leur exploser la tronche à coups de bouclier. Et Balthazar, il va les cramer. Ils sont plus loin, j'en suis sûr… Ils peuvent pas m'abandonner ici… Ils peuvent pas.


Sa voix tremblait involontairement. Plus le temps passé, plus ses suppliques devenaient incertaines. Au fond de lui, il n'y croyait plus non plus. Et puis quoi ? Même s'ils venaient par ici, que pourraient-ils faire ? S'il leur arrivait la même chose que lui, Shinddha ne se le pardonnerait pas.


La porte s'ouvrit brutalement. Un homme fut propulsé au sol, le crâne rasé, lui aussi. Il se redressa immédiatement et fonça vers la sortie en hurlant. La porte se referma devant lui. Il poussa un cri de colère en frappant de toutes ses forces dessus.


Renard se réveilla, inquiet. Shinddha posa une main rassurante sur son épaule, un peu crispé. Si ce fou devenait une menace, il n'hésiterait pas une seconde à faire barrage de son corps. L'inconnu insista encore quelques secondes, puis se laissa tomber au sol en sanglotant. Shinddha se figea. Son cœur venait de rater un battement.


Il se redressa lentement et avança à pas lourds vers lui. Le dos dénudé du nouvel arrivant avait récemment été roué de coups de fouet, à en juger par les traces de lanières anciennes et récentes. Shinddha posa une main sur son épaule.


L'homme sursauta violemment et fit volte-face. Il chercha à repousser la main avec l'énergie du désespoir, aveuglé par les larmes, la peur et la douleur.


— Calme-toi ! Calme-toi, cria Shinddha, en essayant de retenir ses coups. Regarde, c'est moi. C'est Shin.


Deux yeux noisette, bien trop tristes, se posèrent sur lui. Le visage balafré de l'individu était presque méconnaissable, mais ses yeux trahissaient toute sa détresse. Il tendit fébrilement une main vers le visage du demi-élémentaire. Il tremblait comme une feuille, semblant reprendre peu à peu pied dans la réalité.


— Sh… Shin, c'est vraiment toi ?


— C'est moi, répondit le demi-élémentaire, avec une pointe de tristesse dans la voix. Tout va bien, tu es en sécurité maintenant. Regarde-moi. Tout va bien.


Ses oreilles elfiques, sanguinolentes, avaient été taillées pour ressembler à des oreilles humaines. Mais c'était bien lui. Mani le Double plongea dans les bras du demi-élémentaire et éclata en longs sanglots, comme un enfant, sous le regard surpris de Renard, resté en retrait. Shin sentit les larmes lui monter aux yeux, mais il serra l'emprise sur son ami, trop heureux d'avoir enfin un élément physique auquel se rattacher.


— Par tous les dieux… Qu'est-ce qu'ils t'ont fait… chuchota le demi-élémentaire, les yeux rivés sur son dos blessé.

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